Les sciences humaines et la pensée occidentale. Tome IV.

Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec
(1969)
Les sciences humaines et la pensée occidentale
Tome IV
Les principes de la pensée
au siècle des lumières
Un document produit en version numérique par Diane Brunet, bénévole,
Diane Brunet, bénévole, guide, Musée de La Pulperie, Chicoutimi
Courriel: Brunet_diane@hotmail.com
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Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Cette édition électronique a été réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide retraitée du Musée de la Pulperie de Chicoutimi à partir de :
Georges Gusdorf
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IV. Les principes de la pensée au siècle des lumières.
Paris : Les Éditions Payot, 1971, 550 pp. Collection : Bibliothèque scientifique.
[Autorisation formelle le 2 février 2013 accordée par les ayant-droit de
l’auteur, par l’entremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de l’auteur,
de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
Courriels : Anne-Lise Volmer-Gusdorf : annelise.volmer@me.com
Michel Bergès :
michel.berges@free.fr
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Polices de caractères utilisée :
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Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.
Édition numérique réalisée le 29 septembre 2014 à Chicoutimi,
Ville de Saguenay, Québec.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
Un grand merci à la famille de Georges Gusdorf
pour sa confiance en nous et surtout pour nous accorder, le 2 février 2013, l’autorisation de diffuser en accès ouvert et gratuit à tous l’œuvre de cet éminent
épistémologue français.
Courriel :
Anne-Lise Volmer-Gusdorf : annelise.volmer@me.com
Un grand merci tout spécial à mon ami, le Professeur Michel Bergès, professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour toutes ses démarches auprès de la famille de l’auteur et
spécialement auprès de la fille de l’auteur, Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses démarches
auprès de la famille ont gagné le cœur des ayant-droit.
Courriel :
Michel Bergès : michel.berges@free.fr
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Avec toute notre reconnaissance,
Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur des Classiques des sciences sociales
Chicoutimi, le 29 septembre 2014.
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Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IV. Les principes de la pensée au siècle des lumières.
Paris : Les Éditions Payot, 1971, 550 pp. Collection : Bibliothèque
scientifique.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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DU MÊME AUTEUR
LES SCIENCES HUMAINES
ET LA PENSÉE OCCIDENTALE.
I.
DE L'HISTOIRE DES SCIENCES À L'HISTOIRE DE LA
PENSÉE, 1966.
II. LES ORIGINES DES SCIENCES HUMAINES, 1967.
III. LA RÉVOLUTION GALILÉENNE (Tome I, Tome II), 1969.
IV. LES PRINCIPES DE LA PENSÉE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES, 1971.
V. LA SCIENCE DE L'HOMME AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
(en préparation).
SIGNIFICATION HUMAINE DE LA LIBERTÉ, 1962
POURQUOI DES PROFESSEURS ?, 1963.
L'UNIVERSITÉ EN QUESTION, 1964.
CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS
LA DÉCOUVERTE DE SOI, 1948, épuisé.
L'EXPÉRIENCE HUMAINE DU SACRIFICE, 1948, épuisé.
TRAITÉ DE L'EXISTENCE MORALE, 1949, épuisé.
MÉMOIRE ET PERSONNE, 2 volumes, 1951, épuisé.
MYTHE ET MÉTAPHYSIQUE, Flammarion, 1953.
LA PAROLE, P.U.F., 1953.
TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE, 1956, épuisé.
SCIENCE ET FOI AU MILIEU DU XXe SIÈCLE, Société Centrale
d'Évangélisation, 1956.
LA VERTU DE FORCE, P.U.F., 1957.
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Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES, 1960, épuisé.
DIALOGUE AVEC LE MÉDECIN, Genève, Labor et Fides, 1962.
KIERKEGAARD, Introduction et choix de textes, Seghers, 1963.
LES SCIENCES DE L'HOMME SONT DES SCIENCES HUMAINES, Publication de la Faculté des Lettres, Strasbourg, 1967.
LA NEF DES FOUS, UNIVERSITÉ 1968, Presses de l'Université
Laval, Québec ; publié en France sous le titre : LA PENTECOTE
SANS L'ESPRIT SAINT, éditions M. Th. Génin, 1969.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Georges GUSDORF
Professeur à l'Université de Strasbourg
LES SCIENCES HUMAINES ET LA PENSÉE
OCCIDENTALE
IV
LES PRINCIPES
DE LA PENSÉE
AU
SIÈCLE DES LUMIÈRES
Paris : PAYOT,
1971, 5550 pp.
Collection : Bibliothèque scientifique.
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Table des matières
Quatrième de couverture
CONNAISSANCE ET MÉCONNAISSANCE DE L'AGE DES LUMIÈRES [17]
Y a-t-il une unité de sens de la pensée européenne au XVIIIe siècle ? Ambiguïté des mots et des idées. L'histoire de la pensée ne peut constituer un inventaire après décès. La vérité du XVIIIe siècle est une recherche de la vérité. L'obstacle rétrospectif de la Révolution française. Les limites de l'objectivité historique. Faguet : le XVIIIe siècle, ni chrétien, ni français. Dépassionner la connaissance du siècle des Lumières, surtout dans le domaine
français. De la littérature littéraire à la littérature d'idées. La philosophie
n'est plus dans la philosophie. Incertitude des frontières naturelles entre les
nations, entre les genres. La Weltliteratur (Goethe) comme marché commun
des idées européennes. Pour une compréhension internationale et interdisciplinaire. Inconnus et méconnus du XVIIIe siècle. Le XVIIIe siècle a inventé
les idées maîtresses du monde moderne, aujourd'hui fortement dévaluées.
L'usure des valeurs comme écran épistémologique.
PREMIÈRE PARTIE
L'ESPACE MENTAL DE L'EUROPE DES LUMIÈRES [35]
CHAPITRE I. NAISSANCE D'UNE EUROPE [37]
Le XVIIIe siècle est une époque de tranquillité après la fin des guerres de religion. Les motivations religieuses, toujours vivaces, n'interviennent plus
qu'en politique intérieure. Stabilité de l'équilibre européen. La guerre déshonorée, et limitée. Le thème de la paix perpétuelle. De la guerre dynastique à
la guerre révolutionnaire, renaissance de la guerre de religions. L'idée de la
république européenne, forme nouvelle de l'Occident. Le mythe européen
fournit une unité de rechange, après la dislocation religieuse et politique.
Les Européens gestionnaires de la planète Terre. L'Europe des valeurs
comme nouveau globus intellectualis. Le sens de l'universalité de la langue
française [ 47]
Critique du concept d'Ancien Régime. Les limites chronologiques du siècle
des Lumières varient d'un pays à l'autre. Limites longues et limites courtes.
Subdivisions de la période. Accélération de l'histoire culturelle dans la période axiale du siècle. Les despotes éclairés et le démarrage de l'Europe [8] à
partir de 1750. Centralisation, rationalisation, révolution. Persistance des
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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particularismes en dépit de l'unification culturelle : le cas de l'Allemagne, de
la Suisse, de l'Italie. Diversité dans l'unité [50]
CHAPITRE II : LA FRANCE [59]
La majeure partie de l'Europe a fait accueil aux Lumières dans leur version
française. Du Siècle de Louis le Grand au Siècle des Lumières. Anciens et
Modernes, de Charles Perrault à Voltaire. Louis XIV a imposé à l'Europe un
nouveau style culturel : « une révolution dans l'esprit humain » (Voltaire).
La culture a été l'endroit du Grand Siècle. La mort de Louis XIV apparaît
comme une grande espérance, espérance déçue. Pas de roi philosophe en
France. Survivance de l'absolutisme. Les Lumières, article d'exportation. La
persécution des idées nouvelles exaspère la protestation. La Révolution, retour du refoulé.
CHAPITRE III. L'ANGLETERRE [68]
Priorité d'honneur de l'Angleterre dans l'ordre des idées philosophiques,
scientifiques et religieuses. L'Ile au Trésor des valeurs modernes. Le pluralisme britannique et sa fécondité : coexistence pacifique et dialogue. Hume,
Gibbon et les athées de Paris. L'invention du régime parlementaire après la
révolution de 1688. Une politique empirique et désacralisée, un peuple à
l'âge adulte. Les penseurs continentaux n'ont pas d'expérience politique. Apparition d'une culture en Écosse. Le roman anglais, littérature bourgeoise et
moderne.
CHAPITRE IV : LES ALLEMAGNES [81]
L'archaïsme germanique. L'institution impériale, mythe régressif. Endettement de l'espace allemand : Kleinstaaterei. Vérité de tradition contre vérité
de raison. L'espace mental, nébuleuse non centrée. Mauvaise conscience
culturelle des Allemands éclairés : Frédéric II et Goethe. L'Aufklärung est
une réaction à la dispersion spirituelle. Géographie culturelle des Allemagnes. Protestantisme bourgeois et catholicisme baroque. Frédéric II intellectuel couronné. Valeur des universités : création et rôle de Halle (1694), rationaliste et piétiste, de Göttingen (1734), lieu propre de l'historiographie et
de la science politique libérale. Les Magazines et la Popularphilosophie.
CHAPITRE V : LE NORD ET LE MIDI [95]
Inégalité de développement entre le Nord et le Sud. L'obstacle du catholicisme. Le cas des Jésuites, mainteneurs de la Contre-Réforme et boucs
émissaires dans l'Europe catholique. La culture baroque opposée au réalisme
bourgeois, l'absolutisme au libéralisme. Nord et Midi selon Montesquieu,
selon Goethe ; théorie des climats et anthropologie différentielle. Gibbon et
le déclin de Rome. Les mentalités religieuses.
CHAPITRE VI : L’ITALIE [105]
L'Italie du XVIIIe siècle, réserve de valeurs et musée culturel. L'itinéraire
italien comme pèlerinage artistique. Dégradation du catholicisme italien se-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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lon le président de Brosses. Rome, pôle négatif de l'Europe des Lumières et
foyer de référence artistique. La mosaïque italienne : déclin de Venise, [9]
vitalité de Florence. L'illuminisme italien : Vico et la culture napolitaine, Filangieri. La vie intellectuelle à Milan : les frères Verri, Beccaria. Le mouvement de réforme.
CHAPITRE VII : LA PÉNINSULE IBÉRIQUE [114]
Vide culturel de l'Espagne au XVIIIe siècle. Centralisation monarchique et
hantise de la croisade. De la Reconquête à l'Inquisition, le règne de l'esprit
d'orthodoxie. Ilustracion et hétérodoxie ; les Lumières seront toujours d'importation. L'élite réformatrice et l'œuvre de Charles III. Les efforts de modernisation et les Sociétés économiques. La lutte contre l'inertie est vouée à
l'échec. L'expérience portugaise : l'œuvre du marquis de Pombal.
CHAPITRE VIII : L’EXPANSION DE L’OCCIDENT [124]
L’EXPANSION À L’EST: la Russie. L'ouverture vers l'Est de l'espace européen. La Moscovie devient la Russie. Le rôle de Pierre le Grand, premier
en date des souverains éclairés. Pierre Ier et Leibniz. Jugements de Montesquieu, Frédéric II, Rousseau, Voltaire. Catherine II, intellectuelle couronnée.
Idéalisme, réalisme et autocratie. Le Nakaz ou Instruction de 1767. L'or russe dans la vie intellectuelle française. Citoyenne du monde et impératrice de
la Sainte Russie, Catherine atteste l'éminente dignité des valeurs d'esprit.
[125]
LA POLOGNE. Elle appartient à la Romania traditionnelle, mais sa structure politique archaïque en fait l'homme malade de l'Europe au XVIIIe siècle.
La situation polonaise, expérience de pensée pour les théoriciens de la politique. Stanislas Auguste Poniatowski et la Pologne des Lumières. Stanislas
Lesczynski, roi en exil et philanthrope couronné [135]
L’EXPANSION À L’OUEST: les États-Unis d'Amérique. La nouvelle frontière englobe l'Extrême-Occident. Caractère projectif du Nouveau Monde,
seconde chance des hommes d'Occident. L'Amérique comme utopie et
comme champ d'expérience. L'insurrection des colonies anglaises d'Amérique est une crise de la conscience occidentale. L'exemple américain :
Raynal, Condorcet [139]
CONCLUSION : L’OCCIDENT ET LE RESTE [145]
Européocentrisme de la bonne conscience. L'Europe des Lumières se sent en
flèche dans le devenir de l'humanité. Dépassement de l'humanisme méditerranéen. Les limites de l'universalisme du droit naturel. Unité ou diversité de
l'humanité.
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DEUXIÈME PARTIE
L’INTELLIGIBILITÉ AU XVIIIe SIÈCLE[149]
CHAPITRE I : LE MODÈLE NEWTONIEN [151]
L'âge des Lumières prolonge et systématise la révolution galiléenne. Déclin
et renouvellement des absolus. La philosophie expérimentale n'est pas cartésienne mais newtonienne. La synthèse de Newton : une physique mathématique et corpusculaire ; positivisme méthodologique sur arrière-plan théologique. Les causes et les lois, le concept d'attraction. Dissociation du savoir
et de la foi, de Newton à Kant. Vers la [10] formalisation axiomatique du
savoir : d'Alembert et les éléments des sciences. Le retrait de Dieu, de Newton à Laplace ; vers la mort de Dieu en épistémologie [151]
La fascination newtonienne, en dépit des résistances romaines. Le nationalisme comme obstacle épistémologique. Le newtonien Maupertuis et le problème de la forme de la terre. Voltaire et la marquise du Châtelet. Les physiciens hollandais, diffuseurs du newtonianisme sur le continent : 'sGravesande, Musschenbrock. Popularité de la physique expérimentale. Vers la
géométrisation de l'univers. Résistances françaises : le retard de l'enseignement, de l'université et des Jésuites. Les cours privés : l'abbé Nollet. Les
écoles militaires et techniques [164]
CHAPITRE II. LA GÉNÉRALISATION DU PARADIGME NEWTONIEN
[180]
I. Les sciences de la nature. La fascination newtonienne s'exerce de proche
en proche en dehors de son lieu d'origine. L'intelligibilité physicomathématique doit faire autorité pour la totalité du savoir. Le recours à
l'imagination analogique ; l'évidence morale selon 'sGravesande. Généralisations abusives de l'attraction. Indétermination des frontières épistémologiques de la physique. La protestation de d'AIembert. Attraction et affinité en
chimie. Le newtonianisme de Buffon ; l'échelle des certitudes, de l'astronomie à l'anthropologie, de la science à la rhétorique. Lieux communs newtoniens : la sexualité, la médecine, la physiologie de Haller, la biologie de
Barthez [180]
II. Les sciences de l'homme. Le modèle newtonien permettra de combler le
retard épistémologique des nouvelles sciences de l'homme, ainsi prisonnières des schémas physico-mathématiques. La formalisation scientifique des
disciplines philosophiques par Christian Wolff. La réalité humaine soumise
à l'investigation expérimentale. La science des mœurs selon Duclos. L'Esprit
des Lois et la formalisation du droit ; le déterminisme du climat. Monisme
ou dualisme de l'intelligibilité chez Raynal, Hume, Turgot, les Physiocrates,
Adam Smith. Hume veut être le Newton de l'espace mental, Hartley celui de
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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la réalité humaine totale. Newtonianisme politique et social de Priestley,
Helvétius, Godwin, Bentham. Newtonianisme moral de Shaftesbury, Hutcheson ; l'esthétique de Henry Home, la grammaire générale de Beauzée. La
formalisation du devenir historique : Voltaire, Turgot, Condorcet ; les philosophies de l'histoire. Newtonianisme de Saint-Simon, de Fourier [193]
CHAPITRE III. MORT ET RÉSURRECTION DE LA MÉTAPHYSIQUE. [213]
I. Le XVIIIe SIÈCLE ET LA PHILOSOPHIE. Le siècle des « philosophes »
considéré comme une période creuse par les historiens de la philosophie.
Vaches grasses ou vaches maigres : le XVIIIe siècle a philosophé à sa manière. Déplacement du point d'application de la réflexion philosophique. La
philosophie n'est plus dans la philosophie, mais partout. Vulgarisation et
propagande. Situation du philosophe en France, en Allemagne, en Écosse
[213]
II. LA CENSURE CRITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE. Kant : rêves des
visionnaires et rêves des métaphysiciens. La restriction critique de la
connaissance selon Voltaire, Kant et Hume, dans la tradition de Locke. De
la métaphysique transcendante à la médecine de l'esprit. Le négativisme ontologique [11] comme conversion intellectuelle. Le précédent baconien du
repli dans les limites de la certitude expérimentale. Le positivisme à référence scientifique. La philosophie change de contenu. L'attitude de Fontenelle.
Vers une métaphysique de caractère scientifique, aboutissement de la révolution gali-léenne. Une philosophie sans transcendance et sans absolu. Ambiguïté de cette position : la physico-théologie de Newton. [219]
III. LA MÉTAPHYSIQUE COMME ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE
OU THÉORIE DE LA CONNAISSANCE. La métaphysique de Locke,
physique expérimentale de l’âme humaine. Une science de la portée et des
limites de l'esprit humain. Kant : « l'entendement se connaissant lui-même ».
Condillac : la métaphysique comme analyse des opérations de l'entendement. L'histoire de la pensée comme justification de la pensée. La méthode
génétique procède à partir d'un degré zéro de la connaissance. Le mythe du
premier homme selon Buffon et la parabole de la statue chez Condillac. Diderot et la décomposition de la pensée considérée comme une « anatomie
métaphysique ». Le premier homme de Balthasar Gracian et l'odyssée de la
conscience. Enfants sauvages et langage originaire. Esquisses d'une embryogénie de l'esprit humain. Rousseau : complémentarité de l'Émile et du
Contrat Social ; individu et communauté. [232]
IV. LA MÉTAPHYSIQUE COMME THÉORIE DES ÉLÉMENTS. La métaphysique comme axiomatisation du savoir, théorie générale de la science.
D'AIembert : pour une science des sciences et de la science. Métaphysique
et grammaire générale (Beauzée, Turgot). La métaphysique à l'Académie de
Berlin. Gnoséologie et axiologie. L'universalité rationnelle est un programme d'action [249]
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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V. SYSTÈME. Le mot appartient d'abord au vocabulaire de l'astronomie,
puis passe de la physique céleste à la physique terrestre, et désigne tout ordonnancement rigoureux de l'espace mental. Discrédit du système dans les
milieux scientifiques du XVIIIe siècle. Newton : hypothèses non fingo. Priorité aux faits sur les idées, à la pratique sur la théorie. Turgot : système abstrait à la langue bien faite, l'exemple de Lavoisier. Bon mausolée. Condillac : Traité des Systèmes ; du système et mauvais usage du système : Quesnay, Buffon. Le rôle de la conjecture et la querelle du génie. Causalité et finalité. Systema naturae et Chaîne des Êtres [257]
VI. DE LA THÉODICÉE À L’ANTHROPODICÉE. L'homme est le centre
du monde métaphysique et le créateur du monde culturel. La philosophie
expérimentale, recherche de la vérité de ce monde, en ce monde. Priorité de
l'anthropologie. Du droit divin au droit humain. De la raison triomphante à
une raison militante et constituante. Une philosophie populaire et utilitaire
[280]
TROISIÈME PARTIE
LES VALEURS DOMINANTES AU XVIIIe SIÈCLE [291]
CHAPITRE I: LUMIÈRES [293]
Ambiguïté et polyvalence du terme, qui désigne une profession de foi et une
philosophie de l'histoire, qui se différencie selon l'espace et selon le temps.
Aufklärung, Lumi, ilustracion. [12] La symbolique traditionnelle du clair et
de l'obscur. Loi du jour et passion de la nuit, du platonisme au christianisme.
De la lumière surnaturelle à la lumière naturelle. Des platoniciens de Cambridge à Bayle et à Kant. Aufkärung, Free-Thinking. Lumières et obscurantisme selon Voltaire. La dynamique des Lumières. Une sensibilité intellectuelle : primat de l'entendement. Le refoulement appelle un retour du refoulé.
CHAPITRE II : PROGRÈS [310]
La réalité humaine dans la perspective d'un développement temporel : historicité de l'existence et efficacité de l'entreprise humaine. Relâchement de la
contrainte ontologique. Retour éternel antique, histoire chrétienne du salut.
L'humanisme renaissant, conscience prise d'un démarrage culturel. L'idéologie progressive comme philosophie d'une histoire qui finit bien. L'ordre
culturel dissocié de l'ordre naturel. Ramus, Louis Le Roy, Bacon. Les tenants de la modernité se réfèrent aux conquêtes de la science et de la technique. Le thème du progrès chez les Virtuosi, chez Leibniz, Charles Perrault,
Hume, Turgot. L'histoire de l'humanité et la temporalisation de la chaîne des
êtres. Le progressive state comme conscience du présent. Un messianisme
du développement.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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CHAPITRE III : CIVILISATION [333]
Un concept global qui appréhende les faits dans une perspective de valeurs.
L'homme du XVIIIe siècle se met à vivre en situation de civilisation, c'est-àdire dans un univers culturel qu'il a lui-même créé. La croissance urbaine.
Le mot civilisation apparaît, en France et en Angleterre, dans le second tiers
du siècle et se diffuse rapidement. Kultur. L'idée de civilisation comme catégorie de la compréhension : Vico. D'abord variable temporelle d'une humanité unitaire, l'idée de civilisation se démultiplie. Civilisation comme valeur et civilisation comme fait.
CHAPITRE IV : HUMANITÉ [349]
L'alternative traditionnelle du divin et de l'humain cesse d'écraser l'immanence sous l'exigence de la transcendance. Le retrait de Dieu suscite une
nouvelle anthropologie et une nouvelle théologie. Atténuation ou effacement
du péché originel. Le jansénisme se convertit en libéralisme. L'existence
humaine devient centre de perspective. L'anthropocentrisme des Lumières
différent de l'humanisme renaissant. L'idée d'humanité, conglomérat de faits
et de valeurs, foyer d'une nouvelle foi. Ethnologues, missionnaires et prêtres
au service des hommes. Oberlin. De la chrétienté à l'humanité dans son extension plénière.
L'humanité comme cadre épistémologique et comme vertu. La notion nouvelle de Bienfaisance (abbé de Saint-Pierre) substituée à la charité traditionnelle. La notion nouvelle de Philanthropie (Fénelon). Le sens des mots patriote, patriotisme, cosmopolite et cosmopolitisme. Le temps des citoyens du
monde. Ces notions déterminent une nouvelle conscience culturelle de
l'homme dans l'univers [364]
CHAPITRE V. OPTIMISME JURIDIQUE ET ASSISTANCE PUBLIQUE [375]
Les sciences sociales et les nouvelles responsabilités de l'État. Le souverain
éclairé, moyen court vers une société [13] plus juste. Socialisation de l'existence. Codification et administration comme philanthropie militante. La
science de la législation axiomatisera la vie politique et sociale en vue d'un
salut terrestre et collectif. Le problème de la pauvreté ; assistance et hygiène
publiques. De la défense sociale à la philanthropie militante. Éducation nationale. Prisons et asiles.
CHAPITRE VI : TOLÉRANCE [387]
Le sens de la diversité humaine concrète. Avènement de l'enfant et de la
femme. La lutte pour l'égalité des droits entre confessions différentes. La
condition des protestants en France. Les Juifs parmi les nations. Le particularisme hébraïque. Amélioration du sort des Juifs en Allemagne. Moïse
Mendelssohn et l’Aufklärung juive. La question coloniale et la protestation
contre l'exploitation de l'homme par l'homme. La polémique sur l'esclavage.
L'anticolonialisme humanitaire de Raynal.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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CHAPITRE VII : LE MOUVEMENT MAÇONNIQUE [402]
Lumières et Maçonnerie. La rénovation de l'institution maçonnique au
XVIIIe siècle est un signe des temps. Les origines de la Maçonnerie anglaise
et la création de la Grande Loge d'Angleterre en 1717 ; les Constitutions de
1723. Une idéologie de la religion naturelle et libérale, à la fois laïque et
philanthropique. Vers une république universelle des hommes de bonne volonté : Lessing. La diffusion de la Maçonnerie en France. Le projet de dictionnaire de Ramsay. La Maçonnerie en Allemagne. Illuminisme et Maçonnerie. L'occultisme et ses confins.
CHAPITRE VIII : RÉVOLUTION [414]
Histoire du mot jusqu'au XVIIIe siècle. De l'idée d'une fatalité physique et
cyclique à l'idée d'une intelligibilité de rupture. Le droit d'initiative de
l'homme sur son destin. Les révolutions d'Amérique et de France donnent à
l'idée une actualité nouvelle. Nouvelle alliance de l'idée et du réel. Pourquoi
la Révolution a éclaté en France. Les intellectuels du XVIIIe siècle souhaitent une redistribution des rôles sociaux, mais ils n'ont pas voulu 1789. La
discordance entre les exigences et les institutions nourrit l'ambiance messianique en laquelle s'accomplit la disparition de la monarchie française. Une
nouvelle légitimité. Turgot : l'article Fondations. L'initiative révolutionnaire
efface tout pour tout recommencer.
CHAPITRE IX : UTILITÉ [428]
Le dialogue de Voltaire et de Pascal. Ce monde-ci a une valeur positive. Socialisation de la vertu. Réhabilitation du bonheur. Bien-être et technologie.
Le plus grand bonheur du plus grand nombre ; la poursuite du bonheur parmi les droits de l'homme, et les devoirs du gouvernement. Fénelon et
Louis XIV. Vers le Welfare State. Les penseurs du XVIIIe siècle et les réalités économiques ; Locke, Hume, Turgot. Vers une anthropologie économique. La critique du mercantilisme et l'apparition de l'économie libérale :
Adam Smith. Économie politique et valeurs bourgeoises.
CHAPITRE X : LUXE [444]
Le luxe aristocratique correspond au surplus de richesses des privilégiés.
Fénelon contre le luxe charismatique ; le mythe [14] de la frugalité en tant
que nostalgie anti-économique. Bayle détruit les mirages de Sparte et de
Rome. Le luxe bourgeois et l'exemple des Provinces Unies. Mandeville et le
nouvel homo oeconomicus dans le monde moderne. L'utilité sociale prend le
pas sur la morale individuelle. Relativisation de la richesse et de la frugalité.
De l'économie de la pénurie à l'économie de l'abondance. Vers une civilisation de la consommation : le point de vue de Voltaire et de Diderot. Beccaria : luxe d'ostentation et luxe de commodité. La critique régressive de
Rousseau. Une question mal posée, dans la confusion des données matérielles et des exigences morales.
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QUATRIÈME PARTIE
LA CONDITION DE L'INTELLECTUEL [463]
CHAPITRE I. LA CLASSE CULTURELLE DANS LA SOCIÉTÉ [466]
La culture imprimée est réservée à la minorité capable de lire. Prédominance
de l'analphabétisme. Les villes, îlots de haute densité intellectuelle. L'instruction primaire, goulot d'étranglement culturel. L'universalisme des Lumières ne concerne guère les masses. Malthusianisme pédagogique et stabilité sociale : Voltaire, Frédéric IL Helvétius et Condorcet pour l'instruction
universelle. La société traditionnelle et la littérature de colportage. La clientèle des collèges. La culture européenne n'intéresse dans chaque pays que
quelques milliers d'individus. Une élite où la bourgeoisie est prépondérante.
CHAPITRE II : RELIEF SOCIAL DE L'INTELLECTUEL [478]
Promotion de l'intellectuel dans la nouvelle société. Le rôle social de l'homme de lettres dont la fonction est de dégager le sens de la marche. L'exemple
anglais : les honneurs de Newton. Rémunérations pour services rendus. Les
écrivains et le pouvoir. Les fonds secrets de Catherine et le marché des cerveaux en Europe. Les activités culturelles reconnues d'utilité publique : Frédéric II. Une nouvelle cléricature. Débuts, hors de France, d'un dirigisme
culturel. Les intellectuels et le système de l'opinion publique.
CHAPITRE III. VOCATION DE L'INTELLECTUEL [490]
A la différence de l'écrivain traditionnel, l'intellectuel fait œuvre de critique
et de raison. Un type nouveau d'uomo universale. L'érudition remplacée par
le service de la vérité. Le philosophe selon l'Encyclopédie. Les publicistes,
les fonctionnaires. Les Français de l'étranger, exilés et réfugiés pour cause
de religion, affirmateurs de la liberté de conscience, informateurs et maîtres
à penser de l'Europe. Périodiques européens. Du ministère religieux au ministère de raison et d'humanité. Pasteurs, clergymen et abbés. Littérature
d'idées et sommes de pensées.
CHAPITRE IV. LE MÉTIER DES LETTRES [503]
La république des lettres, ensembles et sous-ensembles. La question d'argent. Les lettres comme second métier, ou comme premier. Places et pensions. Mais au XVIIIe siècle, le métier des lettres devient une profession libérale. Les nouveaux [15] riches de la littérature : Pope, Voltaire, les finances de l'Encyclopédie, Klopstock. La fin du mécénat. Développement du
marché du livre. Rôle des grands éditeurs. Les circuits parallèles : littérature
clandestine, littérature de contrebande. Réglementation administrative et statut de la propriété littéraire.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
18
CONCLUSION
L'AUTRE XVIIIe SIÈCLE
OU LE RETOUR DU REFOULÉ [517]
Le siècle des Lumières a eu ses rayons et ses ombres. Le contrôle totalitaire
de l'intellect méconnaît l'espace du dedans. La négation du mystère a ses objecteurs de conscience. L'introversion comme refuge : le sens intime selon
l'abbé de Lignac et d'Alembert. Le dualisme anthropologique et les deux
aliénations de l'intellect et du sentiment. Un nouveau christianisme, de Fénelon à Rousseau : quiétisme, piétisme, méthodisme. La protestation des âmes
sensibles : « romantique », « sentimental ». L'idylle, l'élégie, le roman et
l'amour. La libération du moi et la découverte de la vie privée. La vertu
d'originalité, l'enthousiasme, le génie : Rousseau, Hamann et la Série Noire
de Sade. L'ennui, le spleen ou l'absence de la valeur : de l'apathie à la passion. Sturm und Drang. Les hommes de désir.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
19
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IV. Les principes de la pensée au siècle des lumières.
QUATRIÈME DE COUVERTURE
Retour à la table des matières
C'est le XVIIIe siècle qui a inventé les idées et les valeurs constitutives de l'ordre mental jusqu'au milieu du XXe siècle. Les thèmes de la
Civilisation et du Progrès, de la Tolérance, de la Justice et de l'Universalité, des Droits de l'Homme, du droit au Bonheur et à la Paix, se sont
dégagés peu à peu des aspirations confuses de l'âge « philosophique ».
Seulement, ce que les hommes de ce temps concevaient dans l'enthousiasme, ce en quoi ils voyaient la promesse d'un avenir glorieux pour
l'humanité réconciliée, ne représente plus à nos yeux qu'une idéologie
usée par deux siècles d'expériences souvent décevantes.
Voltaire et Hume, Kant, les auteurs américains de la Déclaration
d'Indépendance comme les auteurs français de la Déclaration des
Droits de l'Homme avaient conscience de dévoiler un sens de la
condition humaine. Ils remettaient en question la tradition, luttaient
contre les évidences établies pour leur substituer des évidences nouvelles, fondées en raison et en justice ; ils annonçaient des vérités
scandaleuses, qui devaient mobiliser l'héroïsme des Insurgents et de
leurs compagnons d'armes venus de France, et s'imposer à l'Europe
stupéfaite en la personne des soldats de l'An II.
Les hommes du XXe siècle croient encore aux droits de l'homme et
du citoyen, mais leur croyance, nuancée d'un scepticisme résigné, n'a
plus grand-chose de commun avec la foi des premiers jours. Nous sa-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
20
vons que la « splendide aurore » de la Révolution française, que saluaient Hegel et Kant, a rapidement abouti à la Terreur, et que les soldats de l'An II ont fourni des cadres éprouvés aux armées napoléoniennes. Nous savons que les vieux mythes aristocratiques et autoritaires, les mythes de la race, du sang et du sol, n'ont pas été éliminés par
le jaillissement triomphal des Lumières, et qu'ils sont susceptibles de
redoutables récurrences. Nous savons que le développement technique
de la civilisation ne s'accompagne pas nécessairement d'un progrès
spirituel.
Les vérités du siècle des Lumières sont des vérités d'hier, qui ne se
portent pas très bien aujourd'hui. Il nous arrive, aux heures de doute,
de nous demander si elles sont des vérités vraies. Nos devanciers ne
sont pas responsables de nos désenchantements. Nous devons leur
rendre cette justice qu'ils ont, au péril de leur tranquillité et parfois de
leur vie, tenté de faire descendre leur vérité du ciel des idées sur la
terre des hommes. La pensée fut pour eux l'entreprise raisonnée d'une
conversion du monde à l'homme et à l'humanité. Cette foi dans la possibilité d'une transformation radicale de l'ordre des choses, si naïve
qu'elle puisse nous paraître dans le recul du temps, demeure au tribunal de l'histoire, l'honneur inaliénable du siècle des Lumières.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
21
[17]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IV. Les principes de la pensée au siècle des lumières.
CONNAISSANCE
ET MÉCONNAISSANCE
DE L’ÂGE DES LUMIÈRES
Retour à la table des matières
L'unité de sens de la pensée européenne au XVIIIe siècle demeure
une question contestée, en dépit de nombreuses études, d'ensemble ou
de détail, qui lui ont été consacrées. Les seules Studies on Voltaire
and the eighteenth century, dirigées par Besterman, et dont la publication fut entreprise après la Seconde Guerre mondiale, comptent à ce
jour soixante-dix volumes. La richesse et la variété de l'information
constituent une difficulté supplémentaire ; le siècle des Lumières,
mieux connu, n'en demeure pas moins mal connu. Il existe une école
d'excellents spécialistes de Rousseau ; mais ils ne semblent pas entretenir de relations suivies avec les praticiens de la Kantforschung ou de
la Goetheforschung. Un maître de l'histoire des idées politiques, appelé à traiter du Despotisme éclairé, avouait son embarras devant ce
thème traditionnel : « J'aurais souhaité traiter au cours de ce colloque
(...) le sujet suivant : Despotisme éclairé, théorie et pratique (...) Mais
les connaissances historiques me manquent pour parler sérieusement
de la politique de Frédéric II, de celle de Catherine II, ou encore du
Joséphisme. On peut en outre se demander s'il y a, au XVIIIe siècle,
une théorie du despotisme éclairé et je dois honnêtement répondre que
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
22
je n'en suis pas sûr. Pour la pratique, je devais donc avouer mon incompétence et, pour la théorie, confesser mon scepticisme 1. »
Cet aveu loyal souligne des difficultés qui tiennent non seulement
à la limitation des forces humaines, mais aussi à la persistance d'incertitudes fondamentales quant au fond du débat. Les mots-clefs, à propos desquels se réalisent les affrontements majeurs, ne sont pas définis avec précision, peut-être pour la raison qu'ils ne sont pas définissables d'une manière rigoureuse. Dérathé allègue un propos d'un autre
spécialiste éminent selon lequel « Dupuis et Cotonet furent moins embarrassés par le mot romantisme que ne l'est l'historien qui veut savoir
ce qu'on entend alors par despotisme » 2. [18] Le vocabulaire de la
pensée, la matière de son affirmation, demeure incertain. Comment la
connaissance historique pourrait-elle progresser aussi longtemps qu'elle est amenée à, ignorer ce que parler veut dire ?
Or, comme le disait Lucien Febvre, « l'histoire des mots modernes,
même si l'on se restreint à, une seule langue (et comment s'y résoudre ? car quoi de plus voyageur, quoi de plus sensible aux influences
qu'un mot ?), l'histoire des mots même les plus gorgés de valeur historique et humaine, est proprement impossible à connaître et à reconstituer, sinon au prix d'efforts disproportionnés avec le résultat » 3. Febvre donnait en exemple la langue de l'économie, langue récente pourtant, dont certains termes essentiels sont d'origine et de signification
mal connues, sinon inconnues : tels les mots prolétaire, capitaliste,
ingénieur... 4.
Mais, à supposer que soit tentée l'entreprise d'un vocabulaire historique 5, la détermination historique de la terminologie, au terme d'une
1
2
3
4
5
Robert Dérathé, Les Philosophes et le Despotisme, dans le recueil Utopie et
Institutions au XVIIIe siècle, Mouton, 1963, p. 57.
Albert Lortholary, Le mirage russe en France au XVIIIe siècle, Boivin,
1951, p. 35, cité ibid.
Lucien Febvre, Les mots et les choses en histoire économique, Annales
d'histoire économique et sociale, 1930, p. 233
Cf. dans le même numéro des Annales, l'article de Paul Harsin : De quand
date le mot « Industrie ?»
La Revue de Synthèse, octobre-décembre 1947, publiait une étude de Paul
Perrier, intitulée Les Révolutions, présentée comme un fragment d'une
Grammaire de l'Histoire dont l'auteur se proposait « de définir et de traiter
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
23
enquête exhaustive, que facilitera l'emploi des ordinateurs, ne suffirait
pas à écarter toute ambiguïté ; l'ambiguïté peut se trouver non pas au
niveau de la linguistique, mais au niveau de la pensée qui s'incarne
dans les mots. Lucien Febvre lui-même avait tenté une enquête relative à un autre mot clef du XVIIIe siècle, le mot de civilisation, « évolution d'un mot et d'un groupe d'idées », dans un recueil paru en 1930 6.
En dépit de la vaste culture et de la conscience de l'historien, l'enquête
devait être reprise par un de ses disciples, et enrichie d'éléments nouveaux 7, sans que l'on puisse considérer pour autant la question comme close. Un texte jusqu'à présent négligé peut fort bien modifier la
perspective historique. Seulement l'origine radicale d'un mot ne résout
pas les problèmes qui peuvent se poser dans l'ordre des idées. Le vocable est l'indicateur d'un groupe de valeurs ; il revêt la signification
d'un slogan ; il mobilise des sentiments complexes et parfois contraires. La civilisation est l'une des questions disputées du siècle des Lumières ; on peut tenter de décrire et de classer les différents sens, mais
on ne peut guère espérer les réduire à, l'unité. Les termes les plus féconds sont d'ordinaire les plus confus et leur fécondité est dans une
certaine mesure liée à leur confusion.
Il faut renoncer à, l'ambition d'un vocabulaire historique des mots
et des idées du XVIIIe siècle, qui permettrait une élucidation définitive
[19] des thèmes majeurs de l'époque : Nature, Liberté, Bonheur, Progrès, Justice, Humanité etc., etc. Ces mots ont permis à des esprits,
grands ou moins grands, de formuler leurs aspirations, de délivrer des
exigences parfois incompatibles et d'établir des communications qui
pouvaient aussi bien masquer des malentendus de l'auteur avec luimême ou avec ses contemporains. L'illusion serait de penser que l'historien puisse jamais aller plus loin que la recherche du sens, car les
maîtres mots d'une culture manifestent eux-mêmes le sens d'une recherche demeurée inaccomplie en son temps, et qui ne peut sans perversion trouver son accomplissement dans le temps de l'historien.
6
7
concrètement un certain nombre de phénomènes historiques importants »
(loc. cit., p. 145).
Première semaine internationale de Synthèse : Civilisation, le mot et Vidée,
Renaissance du Livre, 1930.
E. Benveniste, Civilisation : contribution à l'histoire d'un mot, dans Eventail
de l'Histoire vivante, Hommage à Lucien Febvre, t. I, A. Colin, 1953.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
24
Pour l'homme qui les élabore, comme pour celui qui les reprend à
son compte, les idées jalonnent un moment d'équilibre, une coïncidence de soi à, soi, dans le devenir d'une pensée où les haltes ne sont jamais que provisoires. De plus, chaque idée ne forme pas une unité en
elle-même, repliée dans un devenir qui lui serait propre ; elle s'inscrit
dans un contexte solidaire, qui met en cause de proche en proche la
totalité de l'espace mental. Les idées constituent des modes d'établissement dans la réalité ; elles conditionnent les démarches des individus concrets, auxquels elles fournissent des orientations et des justifications. Chacune d'entre elles ne peut revêtir la plénitude de son intelligibilité que par référence à l'ensemble d'une expérience humaine.
L'historien doit renoncer à, l'ambition de parvenir à constituer un
tableau exhaustif des réalités mentales du XVIIIe siècle, où chaque
pensée, exactement énoncée, figurerait à sa place parmi les autres, à,
la manière des timbres-poste alignés dans un album philatélique.
L'histoire de la pensée ne saurait être conçue à la manière d'un inventaire après décès, dressé par un officier ministériel impartial. Au moment où l'historien prétend constituer l'histoire, en déterminant son
sens d'une manière définitive, il se situe lui-même dans l'histoire ;
l'évocation d'une époque présente en réalité un dialogue entre deux
époques. Le recours au passé met en œuvre une préoccupation du présent. L'œuvre historique est un examen de conscience de l'historien.
L'histoire des faits, qui pourrait prétendre à une exactitude matérielle,
appelle en contrepartie une affirmation de valeurs, où interviennent
d'irréductibles partis pris.
Dans la discussion sur la notion de despotisme éclairé, Robert Dérathé évoquait un ouvrage « suggestif » de Lortholary, qui avait été
pour lui « une mine inépuisable de renseignements ». Cette reconnaissance de dette est suivie d'une remarque qui en précise la portée : « M.
Lortholary ne cache pas son antipathie à l'égard des philosophes. Nous
sommes peut-être tombés dans le défaut inverse, celui de la sympathie
systématique. Le lecteur soucieux d'objectivité aura intérêt à confronter les deux interprétations 8. » Une telle [20] mise en garde ne saurait
signifier que les deux historiens de tendance opposée ont eux-mêmes
manqué d'objectivité ; elle en appelle pourtant des deux objectivités
8
Robert Dérathé, op. cit., in Utopie et Institutions au XVIIIe siècle, Mouton,
1963, p. 57, en note.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
25
premières, présentées comme suspectes, à, l'objectivité troisième du
lecteur, pour arbitrer en dernier ressort un débat entre deux spécialistes, nécessairement beaucoup mieux informés que lui. Au surplus, il
serait absurde d'imaginer ce lecteur futur exempt par hypothèse des
préférences tendancieuses qui animaient ses devanciers, et capable de
formuler par ses propres moyens un jugement dernier plus définitif
que tous les diagnostics antécédents.
Le XVIIIe siècle, où se donnèrent libre cours l'esprit de critique et
de contestation, demeure lui-même une question contestée. La vérité
de ce temps apparaît de toute évidence comme une recherche de la
vérité. L'historien qui s'imaginerait pouvoir en dégager un sens unitaire et définitif attesterait par là même une incompréhension assez naïve.
Les grands chemins du XVIIIe siècle demeurent des chemins ouverts pour ceux qui, en quête de la vérité du XVIIIe siècle, ne sont pas
moins à la recherche de leur personnelle vérité. Lorsqu'il s'agit des
grandes époques de la pensée humaine, celui qui croirait parvenir à un
constat impersonnel et définitif aurait en réalité lâché la proie pour
l'ombre. L'historien lucide doit savoir qu'il poursuit l'ombre d'une ombre, dans un jeu de miroirs qui se reflètent indéfiniment l'un l'autre.
Cet obstacle épistémologique est particulièrement insurmontable
dans le cas du XVIIIe siècle, où la pensée se veut militante, ouvrière
d'un nouvel équilibre, attachée à remettre de l'ordre dans le désordre
établi. Entre les forces de tradition et les forces de novation, le combat
s'est poursuivi tout au long des âges qui ont suivi. Les œuvres des
penseurs français du XVIIIe siècle ont connu, pendant la première
moitié du XIXe, des rééditions nombreuses et d'énormes tirages. Ces
millions de volumes, publiés en un temps de réaction politique, n'intéressaient pas seulement des esprits curieux de littérature. La lecture de
Voltaire, de Diderot, de Rousseau, de d'Holbach, d'Helvétius, de
Condorcet et de leurs confrères revêtait la signification d'un acte de
non-conformité à l'égard des pouvoirs établis et des valeurs officiellement instituées. Le combat des Lumières continuait, affrontant des
convictions contradictoires, car le camp adverse ne manquait pas non
plus de champions. A la Sainte Alliance des souverains, fin de nonrecevoir opposée aux valeurs de l’Aufklärung, s'oppose la Sainte Alliance des peuples, la montée de la démocratie et du socialisme. L'affirmation du XVIIIe siècle demeure l'enjeu du XIXe, les partis antago-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
26
nistes revendiquent chacun pour soi la prérogative de définir le sens
de la marche de l'humanité.
L'actualité permanente du débat peut revêtir des significations différentes selon les lieux et selon les temps. Les valeurs du XVIIIe siècle ne pèsent pas aussi fortement sur la culture britannique contemporaine que sur l'espace mental des États-Unis d'Amérique dont [21] les
Pères Fondateurs s'inspiraient directement de l'idéologie des Lumières. L'Aufklärung a été incorporée à l'héritage germanique, en dépit
des réactions du romantisme ; au contraire, la pensée française du
XVIIIe siècle est demeurée longtemps un objet de passion et de scandale, dans la mesure où elle paraît avoir trouvé son accomplissement
avec la révolution de 1789, point d'origine d'une nouvelle tradition
politique et sociale. La Révolution demeure dans l'histoire un inoubliable précédent. Phénomène français, elle a étendu sa sphère d'influence au-delà des frontières ; elle s'est comprise elle-même comme
une remise en question du destin de l'humanité. À travers les malentendus et les détours de l'histoire, elle a suscité l'apparition d'une nouvelle Europe. Elle a donné au concept de révolution un ensemble de
significations neuves, revêtues d'une charge passionnelle, qui en ont
fait dans le monde une des catégories fondamentales de l'existence
sociale.
Pour beaucoup d'historiens, la date de 1789 marque la fin du
XVIIIe siècle, et ouvre une période transitoire, celle de la Révolution
européenne, qui sera elle-même suivie par la période des Restaurations. Mais, que le XVIIIe siècle européen s'achève ou non à la date
française de 1789, il semble absurde et pourtant quasi-inévitable de
déchiffrer ce siècle en commençant par la fin, comme si son intention
secrète se manifestait enfin le jour de la réunion des États Généraux à
Versailles, ou dans l'émeute qui devait aboutir, quelques semaines
plus tard, à la prise de la Bastille. Il semble difficile d'échapper à
l'emprise du sophisme post hoc ergo propter hoc. Bernard Groethuysen a publié sous le titre Philosophie de la Révolution française 9
une étude dont la majeure partie est consacrée aux penseurs du XVIIe
siècle, de Descartes et Pascal à Bayle, puis surtout à Montesquieu,
Diderot, Voltaire et Rousseau, considérés comme les inspirateurs de la
grande péripétie qui commence en 1789. Or, s'il est vrai que les révo9
Éditions N.R.F., 1956.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
27
lutionnaires avaient formé leur pensée à la lecture des maîtres du siècle des Lumières, il ne saurait être question d'attribuer à Montesquieu,
disparu en 1755, ou à Voltaire, mort en 1778, une responsabilité quelconque dans l'usage que les politiciens à venir devaient faire de certains thèmes prélevés dans leur œuvre. Le seigneur de la Brède, mainteneur des droits de l'aristocratie traditionnelle, et le châtelain de Ferney, nanti de 200 000 livres de revenu grâce à d'habiles spéculations,
n'auraient pas vu d'un bon œil les Sans-Culottes et la Terreur. Voltaire
donnait son approbation à la politique de Frédéric, Diderot conseillait
Catherine, et d'Holbach faisait confiance à Louis XVI. Si d'ailleurs on
appelle « philosophie de la révolution française » la pensée des éducateurs des révolutionnaires, il faudrait y incorporer les maîtres Jésuites,
Plutarque et Tacite, et encore Locke et Newton, Condillac, qu'on ne
mentionne pas d'ordinaire. La philosophie de la Révolution finirait par
se dissoudre dans la masse informe des prétendus « précurseurs »,
[22] lesquels, s'ils avaient la parole, pourraient objecter à bon droit
qu'ils n'avaient pas voulu cela.
Cette illusion rétrospective, qui interprète ce qui a précédé en fonction de ce qui a suivi, est plus difficile à éviter qu'on ne croit. Un historien aussi averti que Paul Hazard, évoquant les travaux des théologiens et exégètes luthériens allemands du XVIIIe siècle, s'étonne de
les voir s'engager dans la voie qui mènera aux audaces de la critique
biblique moderne : « Curieuse psychologie que celle de ces savants :
ils préparent de plus grandes audaces sans se l'avouer : ce sont leurs
successeurs qui verront clairement les résultats de leur travail, euxmêmes s'attachent encore à la tradition 10. » Hazard semble faire reproche à S. J. Baumgarten, à Ernesti, à Michaelis de n'avoir pas su ce
que devaient savoir leurs successeurs ; on voit mal comment ils auraient pu « avouer » des péchés qui n'étaient pas les leurs. Davantage
encore, on pressent ici, chez un historien formé dans le climat mental
du catholicisme, une conception étroite de l'orthodoxie et de la « tradition », qui hésite à admettre la liberté d'esprit relativement plus large
reconnue à, la pensée religieuse dans la sphère réformée. A supposer
que l'on ait le droit de faire entrer en ligne de compte la postérité, celle
d'Ernesti et de Michaelis ne se limite pas à Feuerbach ou D. F.
10
Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, de Montesquieu à
Lessing, Boivin, 1949, t. I, p. 91.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
28
Strauss ; elle inclut aussi la grande école exégétique allemande du
XIXe siècle, dont les méthodes et les découvertes ont fini par s'imposer, avec un bon siècle de retard, aux savants d'obédience romaine. On
peut enfin se demander si les « successeurs » « verront clairement les
résultats » des recherches de leurs « précurseurs ». Car si l'on adopte
cette logique, les successeurs doivent être à leur tour considérés comme des précurseurs, qui ne savent pas ce qu'ils font, et ainsi de suite.
L'obstacle épistémologique constitué par la Révolution française
paraît beaucoup plus difficilement surmontable encore que celui de
l'exégèse biblique. La Révolution, en laquelle s'achève et se consomme la pensée du siècle, ne pouvait laisser indifférent aucun des
contemporains ; liant et Hegel, Burke, Joseph de Maistre, Jefferson,
Thomas Paine et bien d'autres, sommés par l'événement, réagirent
chacun à sa façon ; l'Allemand et le Britannique, mais aussi l'Italien
ou l'Espagnol se sentaient directement concernés par les nouvelles de
Paris. Pendant tout le XIXe siècle, l'historiographie de la révolution
française se trouva partagée entre les tenants du pour et ceux du
contre. Aujourd'hui encore, le grand combat n'a pas pris fin, et l'historien, en dépit de son honnêteté intellectuelle, ne peut éviter de se trouver à la fois juge et partie dans le débat dont il retrace les péripéties.
On peut d'ailleurs se demander jusqu'à quel point serait fidèle, à supposer qu'elle fût possible, l'histoire non passionnelle d'un temps qui
fut éminemment passionné.
Rendre justice au XVIIIe siècle, ce serait le juger en lui-même, [23]
et non en projetant sur lui l'ombre rétrospective de ce qui a suivi. Aussi bien le siècle des Lumières ne s'achève pas avec la Terreur, mais se
prolonge avec la France de Bonaparte et l'Europe de Napoléon, où
s'accomplit une singulière transfiguration des valeurs révolutionnaires.
De même, ceux qui dénoncent dans le siècle de Voltaire un temps de
déchristianisation radicale oublient que Notre-Dame de Paris, si elle
fut le théâtre du culte de la Raison, mis en scène par les amis de Robespierre, abrita une dizaine d'années plus tard l'éblouissante parade
du sacre de l'Empereur par le pape de Rome. La constitution civile du
clergé, la persécution des prêtres réfractaires ont pour suite le Concordat, la restauration d'un catholicisme plus puissant que jamais, et la
fiction œcuménique d'une Sainte Alliance des souverains chrétiens
appelés à régir fraternellement l'Europe. La déchristianisation demeurait assez superficielle pour permettre un si spectaculaire retourne-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
29
ment. Au surplus, l'anticléricalisme des Lumières est un phénomène
français ou plus exactement catholique. Ce sont les souverains catholiques qui expulsent les Jésuites ; c'est le pape qui supprime la Compagnie. Les proscrits trouveront asile en Prusse et en Russie, dans une
autre Europe, qui est encore l'Europe.
Les limites d'une histoire de la pensée semblent fâcheusement
coïncider avec les limites de la pensée de l'historien. L'historiographie
du XVIIIe siècle, plus que celle d'autres périodes, paraît avoir souffert
des incompatibilités d'humeur. Émile Faguet commence son Dixhuitième siècle par les affirmations suivantes : « Quelque intéressant
qu'il soit à bien des égards, le XVIIIe siècle paraîtra, par ma faute
peut-être, peut-être par la nature des choses, singulièrement pâle entre
l'âge qui le précède et celui qui le suit. Il a vu un abaissement notable
du sens moral, qui, sans doute, ne pouvait guère aller sans un certain
abaissement de l'esprit littéraire et de l'esprit philosophique ; et, de
fait, il semble aussi inférieur, au point de vue philosophique, au siècle
de Descartes, de Pascal et de Malebranche, qu'il l'est, au point de vue
littéraire, d'une part au siècle de Bossuet et de Corneille, d'autre part
au siècle de Chateaubriand, de Lamartine et de Hugo 11»
La décadence caractéristique du siècle des Lumières, selon Faguet,
se comprend aisément : « Un homme né chrétien et français, dit La
Bruyère, se sent mal à l'aise dans les grands sujets. Le XVIIIe siècle
littéraire, qui s'est trouvé si à l'aise dans les grands sujets et les a traités si légèrement, n'a été ni chrétien ni français. Dès le commencement du XVIIIe siècle, l'extinction brusque de l'idée chrétienne, à partir du commencement du XVIIIe siècle, la diminution progressive de
l'idée de patrie, tels ont été les deux signes caractéristiques de l'âge qui
va de 1700 à 1790 12. » On ne peut manquer de s'étonner devant le
caractère sommaire de ces jugements. À l'affirmation [24] de Faguet :
« le XVIIIe siècle a, dès son point de départ, absolument perdu tout
esprit chrétien » 13, on peut opposer la remarque de l'auteur d'un ouvrage bien informé sur les polémiques religieuses de l'époque : « La
pensée de l'âge des Lumières, plus que celle de toute période également importante dans l'histoire moderne, a été surtout étudiée à partir
11
12
13
Émile Faguet, XVIIIe siècle, Boivin, s. d., Avant-Propos, pp. V-VI
Ibid.
Ibid. p. XII.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
30
d'ouvrages qui n'expriment qu'un côté de la question 14. » La suite des
temps devait montrer que le catholicisme demeurait vivace dans la
majeure partie du pays. Quant à l'éclipsé de l'idée de patrie au XVIIIe
siècle, elle mérite aussi plus ample examen ; le refoulement , si refoulement il y eut, fut suivi d'un vif retour du refoulé. La Révolution
française a vu s'affirmer un patriotisme d'un style neuf, dont la plupart
des pays d'Europe devaient très vite connaître les conséquences belliqueuses. De 1700 à, 1790, au surplus, se situe l'expansion de ce que le
diplomate italien Caraccioli appelait, d'une formule qui devait faire
fortune, 1' « Europe française » 15. Le cosmopolitisme, qui ne se limita nullement au domaine français, fut dans une large mesure la diffusion à l'échelle européenne d'un certain nationalisme français, qui
trouvait son image archétypale dans le mythe du siècle de Louis XIV.
Il est difficile, si l'on s'en tient à l'étude de la France seule, de rendre justice à un siècle qui a inventé l'idée européenne. Il est également
surprenant qu'un historien de la littérature comme Faguet prétende
juger une époque selon la seule norme de certaines valeurs religieuses
et politiques, comme si, à l'opposé de ce que soutenait Gide, la bonne
littérature devait être exclusivement l'expression de bons sentiments.
La question n'est pas de déprécier ou d'exalter le XVIIIe siècle, mais
de tenter de comprendre ce qu'il fut. Le Dix-Huitième siècle de Faguet
parut pour la première fois en 1890. Une vingtaine d'années plus tard,
Gustave Lanson, fondateur en France de l'histoire littéraire scientifique, et qui éprouvait pour le siècle des Lumières plus de sympathie
que son confrère, soulignait la nécessité d'élargir enfin « notre
connaissance encore si incomplète, et souvent plus sentimentale
qu'historique, du XVIIIe siècle (...) Il y a, pour un lettré, mieux à, faire, poursuivait-il, que de charger brillamment, à la hussarde, Voltaire,
Diderot et Rousseau, ou de donner des fantasias en leur honneur : c'est
de préparer avec patience et avec conscience les moyens de les comprendre, de comprendre ce que réellement ils furent, ce que réellement
ils firent. Leur vraie grandeur et leur vraie beauté ne nous apparaîtront
14
15
Robert R. Palmer, Catholics and Unbelievers in eighteenth century France,
Princeton University Press, 1939, p. 4.
Le marquis Caraccioli, ambassadeur de Naples à la cour de France, est l'auteur d'un essai intitulé : Paris le modèle des Nations, ou l'Europe française
(1776) ; cf. Louis Réau, L'Europe française au siècle des Lumières, 2e éd.
Albin Michel, 1951.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
31
que confusément tant que nous n'aurons pas une vue claire de ces médiocres, de ces oubliés qui les ont précédés, et du mouvement de cette
masse anonyme de laquelle ils se sont élevés ; alors seulement nous
pourrons séparer [25] en eux ce qu'ils ont reçu de ce qu'ils ont créé
(...) Alors seulement nous les aimerons ou nous les détesterons en sachant pourquoi » 16.
Au début du XXe siècle, une attitude de savoir impartial semble
encore impossible à l'historien du XVIIIe siècle. L'époque classique
est devenue plus vite et plus aisément matière d'histoire objective.
C'est en 1837, dans ses leçons de Lausanne, que Sainte-Beuve commence l'élaboration de son Port-Royal ; ce chef-d'œuvre de critique
compréhensive paraît de 1840 à 1860, et demeure encore, en dépit des
progrès de la connaissance historique, un texte fondamental. Il ne
semble pas que nous possédions, à l'heure actuelle, un ouvrage qui
soit pour le XVIIIe siècle ce que le Port-Royal de Sainte-Beuve est
pour le XVIIe. Cinquante ans après Lanson, un historien contemporain
affirme que le siècle des Lumières demeure « mal connu » : « Ayant
été d'abord connu et apprécié par son successeur immédiat, le XIXe
siècle, comme celui-ci peut l'être aujourd'hui par le XXe, écrit Pierre
Francastel, le XVIIIe siècle est actuellement en défaveur. Les jugements pour ainsi dire affectifs qu'on n'a cessé de porter sur lui n'ont
pas encore fait entièrement place à une appréciation historique. C'est
avec beaucoup de légèreté qu'on parle, trop souvent, d'une époque qui
fut, assurément, celle de la douceur de vivre, mais qui élabora également la plupart des idées dont nous vivons 17. »
Cette incertitude fondamentale affecte surtout le XVIIIe siècle tel
qu'on peut le voir de Paris. Les Anglo-Saxons disposent, en ce qui les
concerne, de l'ouvrage classique de Sir Leslie Stephen : History of
English thought in the eighteenth century, publié pour la première fois
en 1876, et qui continue à fournir un schéma d'ensemble pour la compréhension du domaine britannique. La relation de la conscience anglaise avec son XVIIIe siècle est moins tourmentée que la relation similaire qui peut s'établir dans le domaine français. Reste à savoir si la
16
17
Gustave Lanson, Questions diverses sur l'histoire de l'esprit philosophique
en France avant 1750, Revue d'Histoire littéraire de la France, 1912, p. 316.
Pierre Francastel, L'esthétique des Lumières, dans Utopie et institutions au
XVIIIe siècle, Mouton, 1963, p. 331.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
32
culture du siècle des Lumières peut être entièrement comprise selon
les normes de « l'Europe française ». Le XVIIIe siècle semble, en
France, l'apanage des historiens de la littérature, prisonniers d'une dimension linguistique donnée, et d'ailleurs appelés à faire prévaloir
dans leur jugement des valeurs esthétiques. Or il existe bien au XVIIIe
siècle des écrivains qui font métier de pure littérature, un Marivaux
par exemple, mais ce qui était le cas général à l'époque précédente
tend à devenir une manière d'exception. L'écriture, naguère fin en soi,
se subordonne désormais à des intérêts extrinsèques ; elle devient démonstration et recherche, propagande ou cri. Le dépérissement de la
poésie, écriture pure, en quête de la seule musicalité, est un autre signe de cette subordination du métier d'écrivain à des intentions nouvelles. Même la Henriade de Voltaire, sous le couvert d'un poème
épique, est une œuvre de propagande politique.
[26]
Ainsi la littérature littéraire de naguère devient une littérature
d'idées. Pour Montesquieu, pour Voltaire, pour Diderot et la majorité
de leurs confrères, comme d'ailleurs pour Pope et Addison ou pour
Lessing, le métier d'écrire prend le sens d'un combat pour la vérité. On
peut sans doute étudier les textes du point de vue de leur valeur formelle, mais si l'on s'en tient aux critères esthétiques, on adopte une
attitude qui ne correspond ni à l'exigence maîtresse de l'écrivain, ni
aux préoccupations des lecteurs, qui firent l'échec ou le succès de
l'œuvre. Sous peine de passer à côté de l'essentiel, l'historien de la littérature doit donc se laisser entraîner lui aussi dans le débat des idées,
auquel il participe sans parfois s'en rendre compte. Lanson, lorsqu'il
étudie des textes inédits de la propagande politique et anti-religieuse
au début du XVIIIe siècle, souligne que la grande masse de ces écrits
est dépourvue de toute valeur littéraire. Il a donc abandonné le terrain
de l'histoire de la littérature pour celui de l'histoire de la pensée.
Les écrivains français du XVIIIe siècle prétendaient être plus et
mieux que des hommes de plume. La plume ne représentait pour eux
qu'un moyen pour le service d'une pensée qui prétendait s'accomplir
au niveau de l'action. Le souci de la perfection du style passait après
l'exigence première d'une recherche et d'une affirmation de la vérité.
Le siècle des Lumières se présente lui-même comme un siècle philosophique, mais la tradition française lui impose des guillemets,
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
33
comme si la philosophie de ces « philosophes » n'était pas une philosophie à, part entière. De leur côté, les techniciens de la réflexion philosophique sans guillemets ne font pas grand cas des penseurs du
XVIIIe siècle, et les abandonnent volontiers aux basses œuvres de
leurs confrères spécialistes de la littérature.
L'ambiguïté fondamentale de la pensée des Lumières apparaît clairement dans la mesure où l'on peut juger qu'elle met de la philosophie
partout, et aussi qu'elle n'a pas eu une philosophie digne de ce nom. Il
semble que la philosophie ne se trouve plus dans la philosophie, et
qu'elle se soit glissée dans la littérature, moyennant quoi on se prépare
des déceptions si l'on recherche philosophie et littérature à leur emplacement traditionnel dans la culture de l'époque. On ne saurait pourtant
faire reproche au XVIIIe siècle d'être à la fois trop philosophe et pas
assez. C'est montrer qu'on ne l'a pas compris, c'est-à-dire qu'on ne lui
a pas rendu la justice à laquelle il a droit. On commence à comprendre
pourquoi l'espace mental du XVIIIe siècle peut apparaître à certains
égards comme un bien vacant.
L'historien de la littérature ne s'occupe que des textes, qui représentent une portion limitée des monuments d'une époque. La musique
lui échappe, les peintures et sculptures, l'architecture, mais aussi les
mœurs et les institutions, les événements politiques et l'ensemble des
éléments qui permettent de déterminer le genre de vie d'une époque.
L'écriture, miroir où se reflète la totalité du domaine humain, est aussi
un miroir déformant ; bien des aspects se dérobent aux [27] prises des
techniques propres à l'écrivain. Le monde reflété par l'écriture risque
d'être surtout le monde de ceux qui écrivent, ou du moins le monde tel
que le voient ceux qui font métier d'écrire, portion restreinte de l'humanité, affectée de caractères très particuliers.
Par ailleurs l'historien de la littérature française postule au départ
l'existence d'un objet épistémologique constitué par l'ensemble fermé
et fini des textes rédigés en français. Il peut y admettre les livres écrits
dans sa langue par des auteurs étrangers, par exemple ceux de Rousseau, citoyen de Genève ; il hésite pourtant à. prendre sous sa juridiction les œuvres complètes de Frédéric II, roi de Prusse, ou les mélanges de l'Académie de Berlin, ou encore l’Essai sur l'étude de la littérature (1762) du grand historien britannique Edward Gibbon. Si d'ailleurs Rousseau est admis dans le sanctuaire, ses confrères genevois et
romands ne le sont pas, ni non plus les écrivains des Pays-Bas d'ex-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
34
pression française. Un certain nombre d'auteurs et d'œuvres paraissent
ainsi voués à errer indéfiniment dans un no man’s land, pour autant
que les frontières de la littérature française ne coïncident pas avec les
limites de l'hexagone.
On pouvait parler au XVIIIe siècle d'une littérature française. Le
corps des ouvrages de l'âge classique s'organisait effectivement en une
littérature littéraire, répondant à des normes communes, et vouée au
service de certaines valeurs esthétiques. Cette fonction proprement
littéraire cesse de s'imposer à la masse des œuvres écrites au XVIIIe
siècle. Racine, Boileau, La Fontaine, Molière ont bien des successeurs, mais les auteurs que préoccupent seulement la forme écrite et la
perfection esthétique n'occupent plus le devant de la scène. Les grands
maîtres, et les moins grands, parmi les hommes de lettres du siècle des
Lumières n'écrivent pas pour le seul plaisir et pour la beauté de l'écriture. Presque tous, pour employer le jargon moderne, sont des écrivains « engagés ». Les débats et combats qu'ils mènent en français ne
trouvent pas leurs frontières naturelles dans les lignes de démarcation
linguistiques. Le bonheur et la nature, le progrès, la bienfaisance, les
catégories principales de la pensée représentent le patrimoine commun
de l'intelligence occidentale. Tout cela peut s'écrire en français, mais
aussi bien en anglais, en allemand de plus en plus, et même en espagnol, en italien ou en polonais. Il faut donc admettre l'existence d'un
espace mental ouvert et indivis, au sein duquel toute prétention à une
autonomie nationale ne peut avoir qu'une valeur très relative.
Goethe, né en 1749, et dans la pensée de qui s'accomplissent bon
nombre des espérances du siècle des Lumières, a, semble-t-il, affirmé
le premier l'existence d'une Weltliteratur, d'une littérature à l'échelle
du monde en laquelle viendraient communier toutes les littératures
particulières. Si la culture européenne, après la rupture de la communauté médiévale, avait été caractérisée, du XVe au XVIIe siècle, par un
mouvement général de nationalisation de la culture, le XVIIIe siècle
voit se réaliser un mouvement inverse d'internationalisation. Le Quattrocento italien, le siècle d'or espagnol, l'ère élisabéthaine, [28] l'âge
classique français ne s'étaient pas développés dans un splendide isolement, en dehors de toute influence étrangère. Néanmoins, ils peuvent être considérés comme des ensembles culturels doués d'une relative indépendance, et d'une originalité esthétique certaine. L'apparition
du thème de la Weltliteratur souligne la nécessité de subordonner les
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
35
provinces littéraires et artistiques à une instance d'intelligibilité, qui
assure la communication entre des domaines nationaux désormais en
situation d'interdépendance. Frédéric II, roi de Prusse, virtuose de la
raison d'État au profit des intérêts temporels de son pays, lit, pense et
écrit à peu près exclusivement en français ; c'est en français que se
réalise la majeure partie de l'activité de l'Académie royale de Prusse,
laquelle proposera comme sujet de concours en 1783 le thème de
l'universalité de la langue française. L'amour propre national peut se
réjouir de l'honneur fait à un idiome entre tous les autres ; mais le
point important est sans doute l'affirmation d'une universalité en valeur, qui transcende les particularismes linguistiques. Le français est
choisi, parce qu'il paraît posséder une vocation d'humanité : il doit
permettre à l'Occident d'exprimer l'unité de sa pensée.
L'unification de l'espace mental européen représente une difficulté
supplémentaire pour le spécialiste qui aborde le siècle des Lumières
selon la perspective de telle ou telle tradition nationale. Le beau livre
de Joseph Texte sur Jean-Jacques Rousseau et les Origines du Cosmopolitisme littéraire mettait en lumière, dès 1895, la nécessité de
situer les hommes et les œuvres en fonction des exigences de cette
discipline nouvelle qui a pris le nom de littérature comparée. Une sensibilité morale, esthétique et intellectuelle s'affirme de proche en proche à travers l'espace européen ; le réseau des influences et des chocs
en retour oblige l'historien à mettre en œuvre une compréhension internationale, s'il veut rendre à chacun ce qui lui est dû. Tel écrivain
qui, dans un compartiment linguistique donné, paraît d'une grande
originalité, peut n'être que l'imitateur servile d'un auteur étranger.
Le XVIIIe siècle voit s'affirmer une littérature européenne, à laquelle appartiennent Robinson Crusoé, les romans de Richardson et
les poèmes d'Ossian et de Young, Candide et l’Encyclopédie, mais
aussi la Dramaturgie de Hambourg et Werther, ainsi que le Traité des
Délits et des Peines, Émile et la Nouvelle Héloïse. Une fois reconnue
cette généralisation et internationalisation de la littérature, il devient
absurde de reprocher au XVIIIe siècle de n'avoir été ni « chrétien » ni
« français ». L'idée d'une littérature comparée, celle que Goethe entendait désigner par le concept de Weltliteratur, a pour conséquence
l'affirmité d'une réalité translinguistique de la littérature, ce qui pourrait bien apparaître comme une contradiction dans les termes. En dépit
de l'universalité reconnue par l'Académie de Berlin à. la langue fran-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
36
çaise, Robinson Crusoé demeure un chef-d'œuvre britannique et Werther un chef-d'œuvre allemand. Ce qui s'internationalise, c'est un sens
et une sensibilité ; la valeur [29] proprement littéraire d'une œuvre,
son chant profond, demeure irréductible aux efforts des traducteurs les
plus consciencieux. Ce résidu constituerait le patrimoine inaliénable
des spécialistes de la littérature non-comparée, dans ce qu'elle présente de plus incomparable. Cette réserve faite, il apparaît que le marché
commun de la littérature occidentale peut être revendiqué par une histoire de la pensée. Mais le domaine de celle-ci ne se limite pas à la
littérature considérée comme un des beaux arts. L'une des œuvres
maîtresses du XVIIIe siècle est un dictionnaire, l’Encyclopédie ; pas
plus que l’Almanach du Bonhomme Richard, l’Encyclopédie ne peut
être caractérisée du point de vue de la seule écriture ; elle est l'expression militante d'une certaine conception du monde et de la vie, par une
équipe de collaborateurs dont un bon nombre n'étaient que de médiocres écrivains. Pareillement Benjamin Franklin se préoccupait avant
tout d'éducation populaire, et non de perfection esthétique, lorsqu'il
donnait à l'Occident l'un des premiers messages de la sagesse américaine.
Sans doute faut-il ajouter au domaine littéraire l'ordre proprement
philosophique, bien que le XVIIIe siècle apparaisse à des esprits bien
informés comme une traversée du désert. Jugement hâtif sans doute,
pour l'époque de Berkeley et de Hume, d'Adam Smith, de Christian
Wolff et de Condillac ; il faudrait tenir compte aussi de ce vaste mouvement de pensée que fut l'école idéologique française ; la quasitotalité de l'œuvre de Kant, né en 1724, appartient au siècle des Lumières, dont elle systématise les affirmations essentielles lorsqu'elle se
présente elle-même comme une critique de toutes les affirmations
humaines. L'âge de Kant voit s'affirmer dans le domaine allemand une
extraordinaire floraison de philosophes. Dès 1734, c'est-à-dire au
moment où il publie ses Lettres Philosophiques, Voltaire compose un
Traité de métaphysique. On peut contester les prétentions de Voltaire ;
le fait est qu'il s'est voulu philosophe et métaphysicien ; le fait est qu'il
a tenu à composer tout seul son encyclopédie personnelle, sous la
forme d'un Dictionnaire philosophique, maintes fois réédité et augmenté.
L'historien de la philosophie risque néanmoins de ne donner qu'une
vue partielle et partiale du XVIIIe siècle, dans la mesure où il se trou-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
37
ve, par hypothèse, obligé de tenir compte seulement des œuvres et des
hommes qui réclament explicitement l'étiquette philosophique et procèdent selon les voies et moyens traditionnels de la discipline en question. On hésitera à classer dans le domaine philosophique le Système
de la nature de Linné et l’Histoire naturelle de Buffon, l’Esprit des
lois, l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations,
ou encore le Déclin et la chute de l’Empire romain, de Gibbon, ouvrages qui eurent en leur temps une importance capitale.
La difficulté est de trouver une dimension d'intelligibilité qui permette de rassembler selon une même perspective Pope et Lavoisier,
Newton et Boerhaave aussi bien que Linné et Moïse Mendelssohn.
Tous ces esprits, et bien d'autres, communient dans l'unité du [30] siècle des Lumières avec Swedenborg, Thomas Paine, Maupertuis et
Kant. Entre tant de pensées diverses, il n'est pas certain que l'on puisse
discerner un commun dénominateur. A en croire la chronologie, elles
appartiennent à, une même histoire, mais la question se pose de savoir
si elles peuvent relever de la compétence d'un même historien. Le siècle de l’Encyclopédie a nourri l'ambition d'un savoir total, consommant la prise en charge par l'homme des destins de l'humanité. L'histoire des lettres et des arts, l'histoire des mœurs et des institutions,
l'histoire des sciences physiques et humaines, morales et politiques,
l'histoire des religions, l'histoire de la philosophie découpent en secteurs isolés et indépendants une entreprise solidaire, dont le sens se
perd dès qu'on lui applique les présupposés restrictifs de la division du
travail intellectuel, ou de la désarticulation nationaliste de la république des esprits.
Seule une connaissance réellement interdisciplinaire peut rendre
justice à l'espérance de synthèse qui anime les meilleures têtes du
XVIIIe siècle. Si l'on s'en tient à, des recherches de caractère analytique et fragmentaire, on est conduit à relever et à, dénoncer des insuffisances, des contradictions et des incohérences dont le principe ne se
trouve pas dans l'objet étudié, mais dans l'esprit même de l'enquêteur.
Il faudrait être, pour juger Voltaire à, sa valeur réelle, non seulement
un critique littéraire, mais un spécialiste de l'histoire des sciences et de
l'histoire de l'historiographie, de l'histoire des religions, un spécialiste
de l'histoire des idées politiques et économiques, et aussi un philosophe à l'esprit assez large pour embrasser l'immense espace mental
dont Voltaire par un travail acharné s'était rendu maître.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
38
Un exemple pourrait être fourni par un personnage moins célèbre,
et pourtant fort original, le président de Brosses, qui vécut de 1709 à
1777. Il connaît quelque notoriété à cause d'un voyage qu'il fit en Italie en 1739, voyage dont il rédigea une relation circonstanciée à l'usage de ses amis. Les Lettres familières sur l'Italie, publiées après sa
mort, présentent le reportage d'un esprit vif, cultivé et libéral sur l'état
de la Péninsule au milieu du XVIIIe siècle. On y trouve aussi, à propos
des villes, des musées, des églises qu'il visite les éléments d'une critique d'art qui présente, à sa date, le plus grand intérêt. Mais le président de Brosses, membre du Parlement de Dijon, est aussi l'auteur, à
ses moments de loisir, d'une série d'œuvres, qui ne sont pas des chefsd'œuvre, mais qui présentent une valeur certaine dans des compartiments variés de la connaissance. De Brosses publie en 1756 une Histoire des navigations aux terres australes, dont l'illustre Bougainville
tirera profit pour la préparation de son expédition. En 1760 paraît le
traité Du culte des dieux fétiches, consacré à l'histoire des religions,
qui doit à cet ouvrage le mot nouveau « fétichisme », appelé à un bel
avenir, par exemple chez Auguste Comte et chez Marx. Le Traité de
la formation mécanique des langues (1765) s'inscrit dans le contexte
de la recherche linguistique, particulièrement active à ce moment-là.
Enfin l'année même de sa mort, en 1777, de Brosses [31] fait paraître
son Histoire du septième siècle de la République romaine, qui regroupe les recherches de toute sa vie sur Salluste. Le président de Brosses
demeure un méconnu, pour la simple raison que son historiographe
devrait posséder une culture aussi étendue que la sienne. Sans doute
ce qui était possible au XVIIIe siècle est-il impossible au XXe.
L'espace mental interdisciplinaire et international de l'âge des Lumières comporte bon nombre de lettrés et savants dont le nom revient
souvent mais qui demeurent dans une semi-clandestinité, faute d'avoir
trouvé un historien capable d'échapper à cette forme moderne d'obscurantisme que constitue la spécialisation. Il existe une étude sur le président de Brosses et l'Australie, et l'on peut concevoir d'autres études
sur de Brosses et le grand-duché de Toscane, ou les États pontificaux,
sur de Brosses et le Totémisme, sur de Brosses et Salluste ou encore
sur de Brosses et l'onomatopée. Mais l'addition même de ces recherches ne donnerait pas une vue d'ensemble du personnage, perpétuel
sous-entendu, ou perpétuel oublié.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
39
Certains des meilleurs esprits de ce temps demeurent difficilement
accessibles, soit parce que leurs œuvres, jamais rééditées, sont à peu
près introuvables, soit parce que nul historien digne de ce nom ne s'est
trouvé capable de reconstituer dans toute son envergure intellectuelle
et spirituelle un personnage qui ne se définit pas selon les normes en
vigueur aujourd'hui. Dans le domaine français, on trouve certes quelques études consacrées à l'abbé Du Bos, à l'abbé de Saint-Pierre et à,
l'abbé Raynal, semeurs d'idées, et autorités à travers l'Europe. Mais
ces études, souvent anciennes, sont loin de rendre justice à des hommes dont l'affirmation et le rayonnement mériteraient de retenir l'attention des lettrés. Il faudra attendre que s'achèvent des programmes
de rééditions massives pour que devienne accessible l'immense littérature philosophique de la période kantienne (aetas kantiana), que nulle
bibliothèque au monde ne pouvait se flatter de posséder. Et quand ces
centaines de volumes auront été publiés, il faudra d'abord les lire !
Quand, par ailleurs, sera-t-il possible de connaître vraiment des personnalités intellectuelles comme l'ethnologue Georg Forster, ou le
professeur Christoph Meiners, de Göttingen, qui jouèrent tous deux un
rôle dans la dernière génération de l’Aufklärung allemande ?
On objectera que les lacunes du savoir seront comblées grâce aux
progrès de la recherche. Dès à présent le XVIIIe siècle est un théâtre
d'opérations où s'affairent de nombreux spécialistes. Leurs études minutieuses rendront un jour possible la grande synthèse qui nous manquait jusqu'à présent. Autrement dit, l'accumulation de travaux dont
les auteurs ignorent ce que fut dans son essence l'Europe des Lumières
finira par fournir une connaissance satisfaisante de cette même Europe. Comme si des aveugles, en se mettant à plusieurs, pouvaient prétendre y voir plus clair. L'analyse, sous peine d'errer au hasard, présuppose une synthèse préalable. On ne peut étudier avec fruit le
XVIIIe siècle qu'en fonction d'une vue d'ensemble de cette [32] époque de l'esprit humain. Ces éléments fondamentaux peuvent être remis
en question ; leur signification en valeur est susceptible de subir de
sensibles mutations, mais l'histoire des faits demeure solidaire d'une
histoire des intentions et des valeurs. Ainsi que l'affirmait Michelet,
toute histoire est aussi une histoire de l'historien.
Si le siècle des Lumières est difficile à, comprendre, c'est qu'il
nous met en cause autrement que ne font, par exemple, le XIIe siècle
ou le IIIe siècle avant Jésus-Christ, ou même l'époque de la révolution
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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galiléenne. C'est le XVIIIe siècle qui a inventé les idées et les valeurs
constitutives de l'ordre mental jusqu'au milieu du XXe siècle. Les thèmes de la Civilisation et du Progrès, de la Tolérance, delà Justice et de
l'Universalité, des Droits de l'Homme, du droit au Bonheur et à la Paix
se sont dégagés peu à, peu des aspirations confuses de l'âge « philosophique ». Seulement, ce que les hommes de ce temps concevaient
dans l'enthousiasme, ce en quoi ils voyaient la promesse d'un avenir
glorieux pour l'humanité réconciliée, ne représente plus à nos yeux
qu'une idéologie usée par deux siècles d'expériences souvent décevantes.
Voltaire et Hume, Kant, lorsqu'il rédigeait son essai Was ist Aufklärung ?, les auteurs américains de la Déclaration d'Indépendance
comme les auteurs français de la Déclaration des Droits de l'Homme
avaient conscience de dévoiler un sens de la condition humaine. Ils
remettaient en question la tradition, luttaient contre les évidences établies pour leur substituer des évidences nouvelles, fondées en raison et
en justice ; ils annonçaient des vérités scandaleuses, qui devaient mobiliser l'héroïsme des Insurgents et de leurs compagnons d'armes venus de France, et s'imposer plus tard à l'Europe stupéfaite en la personne des soldats de l'An II Les hommes du XXe siècle croient encore
aux droits de l'homme et du citoyen, mais leur croyance, nuancée d'un
scepticisme résigné, n'a plus grand-chose de commun avec la foi des
premiers jours. Nous savons que les droits de l'homme ne sont pas de
ce monde. Nous savons que la « splendide aurore » de la Révolution
française, que saluaient Hegel et Kant, a rapidement abouti à la Terreur, et que les soldats de l'An II ont fourni des cadres éprouvés aux
armées napoléoniennes. Nous savons que les vieux mythes aristocratiques et autoritaires, les mythes de la race, du sang et du sol, n'ont pas
été éliminés par le jaillissement triomphal des Lumières, et qu'ils sont
susceptibles de redoutables récurrences. Nous savons que le développement technique de la civilisation ne s'accompagne pas nécessairement d'un progrès spirituel. L'histoire de l'humanité pose plus de problèmes qu'elle n'en résout.
Les vérités du siècle des Lumières sont des vérités d'hier, qui ne se
portent pas très bien aujourd'hui. Il nous arrive, aux heures de doute,
de nous demander si elles sont des vérités vraies. Cette usure des absolus de naguère suscite en nous une mauvaise conscience, qui se pro-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
41
jette volontiers en récriminations contre des idéologues, victimes de
leurs illusions.
Nos devanciers ne sont pas responsables de nos désenchantements.
[33] Nous devons leur rendre cette justice qu'ils ont, au péril de leur
tranquillité et parfois de leur vie, tenté de faire descendre leur vérité
du ciel des idées sur la terre des hommes. La pensée ne fut pas pour
eux l’acte pur d'une délectation solitaire, mais l'entreprise raisonnée d
une conversion du monde à l'homme et à l'humanité. Cette foi dans la
possibilité d'une transformation radicale de l'ordre des choses si naïve
qu'elle puisse nous paraître dans le recul du temps, demeure au tribunal de l'histoire l'honneur inaliénable du siècle des Lumières
[34]
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
[35]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IV. Les principes de la pensée au siècle des lumières.
Première partie
L’espace mental de
l’Europe des lumières
Retour à la table des matières
[36]
42
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
43
[37]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre I
NAISSANCE D’UNE EUROPE
Retour à la table des matières
L'espace-temps de la culture occidentale au XVIIIe siècle apparaît
caractérisé par une relative stabilité politique et une relative homogénéité intellectuelle. En attendant la remise en question de la Révolution, crise apocalyptique de l'Europe traditionnelle, les peuples d'Occident ont joui d'une longue période de tranquillité, cependant que les
configurations géopolitiques ne subissaient pas de changements notables, sauf à l'Est, où l'État polonais, dans le dernier-tiers du siècle, traverse les premières phases de ses longues tribulations.
Les guerres de religion, qui ont embrasé l'Europe pendant un siècle
et demi, sont achevées. On peut considérer la terrible guerre de Trente
Ans (1618-1648) comme la dernière de ces luttes intestines. La glorious Revolution anglaise de 1688 se justifie par la volonté d'éviter au
pays l'opprobre d'un roi catholique, mais cette « révolution », modérée
dans son déroulement et dans ses effets, correspond à un changement
de souverain en vue d'affermir un mode de souveraineté conforme aux
aspirations des classes dirigeantes. En France, la dernière mesure de
guerre religieuse a été la Révocation de l'Édit de Nantes (1685) ;
scandale européen, la Révocation demeure une plaie ouverte au flanc
de la France des Lumières. La résistance opiniâtre des persécutés, ai-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
44
dée par la propagande des philosophes, finira par arracher, avec l'édit
de tolérance en 1788, la révocation à peu près complète de la Révocation. Tout se passe comme si les restrictions à la liberté de conscience,
ou du moins au libre exercice de la religion, qui subsistent un peu partout en Europe, relevaient désormais du statut des États, mais ne pouvaient constituer des motifs avouables d'intervention armée dans le
domaine de la politique extérieure.
C'est un fait pourtant que les Juifs, à quelques rares exceptions
près, ne jouissent pas d'une existence à, part entière dans l'Europe du
XVIIIe siècle ; encore faut-il ajouter que, repliés sur eux-mêmes, ils ne
revendiquent guère, avant la fin du XVIIIe siècle, l'égalité des droits et
des devoirs avec les autres habitants des pays où ils sont établis. Si les
protestants n'ont pas de statut légal en France, les catholiques et même
les dissidents, tous ceux qui ne pratiquent pas la religion du Roi, demeurent en Angleterre des suspects, en condition [38] d'infériorité à,
divers égards. Dans les pays catholiques du sud de l'Europe, d'où le
protestantisme a été radicalement extirpé, il n'y a, en fait de réformés,
que des étrangers.
Le prussien Johann Joachim Winckelmann, luthérien et pauvre,
passionné de l'art antique, abjure son hérésie grâce aux bons offices du
nonce pontifical à la cour de Dresde, le 11 juin 1754. Le fondateur de
l'histoire moderne de l'art se procure ainsi les moyens de vivre en paix
et de travailler dans cette Italie antique, sa patrie spirituelle. De même,
au mois d'août 1762, Jean-Jacques Rousseau, européen proscrit de
France, et réfugié à Motiers, sollicite et obtient du pasteur de Montmollin sa réintégration dans la communion réformée. Celui qui revendique le titre de citoyen de Genève ne peut demeurer un catholique,
infidèle à la foi de ses pères. Le théologien dissident et chimiste Joseph Priestley, l'un des inventeurs de l'oxygène, doit chercher refuge
aux États-Unis en 1794, après avoir vu sa maison, son église et son
laboratoire pillés et incendiés, à Birmingham, le 14 juillet 1791, par
une populace surexcitée, qui manifestait, en ce jour anniversaire des
révolutions de France, son attachement à l'Église et au Roi.
Ces indications attestent la persistance des motivations religieuses
en plein siècle des Lumières. Le fait nouveau est que désormais ces
mouvements divers demeurent limités à l'usage interne. Le temps des
croisades est fini ; la passion religieuse ne suffit plus à justifier une
guerre. Le partage des États entre les diverses obédiences chrétiennes
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
45
a abouti à une stabilité de fait que les puissances politiques ne songent
plus à remettre en question. Les églises de la Réforme sont des églises
nationales et, dans la sphère d'influence romaine, les souverains n'admettent plus que la raison d'église puisse aucunement s'imposer à la
raison d'État. L'anticléricalisme de Joseph II est aussi résolu que celui
de Frédéric II, et d'ailleurs plus entreprenant, dans la mesure où il affronte une église instituée beaucoup plus puissante. En Espagne même
et au Portugal, la sainte Inquisition se heurte, de la part du pouvoir, à
des résistances de plus en plus énergiques.
Deux au moins des guerres du XVIIIe siècle sont des guerres de
« Succession » : succession d'Espagne (1702-1713) et succession
d'Autriche (1740-1748). Il s'agit d'affaires de famille, à propos d'héritages contestés : la volonté de stabilité, le sens de la conservation
l'emportent sur l'intention de bouleverser les frontières traditionnelles.
Les traités aboutissent à de nouvelles répartitions qui modifient l'attribution de certains territoires d'Italie ou de l'Empire à telle ou telle
souveraineté dynastique, sans pour autant bouleverser les frontières et
les institutions établies. Les ambitions de Frédéric II auront un caractère résolument différent ; elles visent à un agrandissement de l'État
prussien. Du moins peut-on relever que Frédéric, se détournant de
l'Europe traditionnelle, se préoccupe surtout des marches de l'Est ;
cette conversion géopolitique paraît, à première vue, respecter les
données acquises de l'équilibre européen.
Ces guerres, au surplus, bien qu'elles n'aient pas été à proprement
[39] parler des guerres en dentelles, n'ont pas revêtu le caractère totalitaire qu'avait présenté la guerre de Trente Ans. Sans doute la Prusse at-elle durement payé le tribut des ambitions de son maître ; l'Autriche
elle-même a connu des difficultés majeures. Mais la guerre fut pour
l'Angleterre un investissement financier ; la France de Louis XV et de
Louis XVI eut moins à souffrir de la politique étrangère de ses rois
que la France de Louis XIV ; pour la monarchie espagnole également,
les opérations militaires demeuraient un article d'exportation. La plus
grande partie de l'Europe put se consacrer aux arts et techniques de la
paix, caractéristiques de l'âge des Lumières. De passage à Modène en
1739, le président de Brosses déplore que le souverain de ce duché
consacre une bonne partie de ses ressources à l'entretien d'une petite
armée, plutôt que de l'utiliser en des entreprises utiles. Par ailleurs, le
récit que fait Goethe, dans son autobiographie, de l'occupation de la
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
46
ville impériale de Francfort, par les troupes françaises en 1759, au
cours de la guerre de Sept Ans, atteste, à l'égard de l'ennemi, une
courtoisie et une civilité qui contrastent avec les usages modernes en
la matière 18. La destruction systématique du Palatinat par les armées
de Louis XIV en 1688 apparaît comme un crime de guerre inadmissible et d'ailleurs sans effet utile.
L'année même où les Français occupent Francfort, en 1759, Voltaire, au chapitre III de Candide, décrit la grande bataille entre le roi des
Bulgares et le roi des Abares. « Rien n'était si beau, si céleste, si brillant, si bien ordonné que ces deux armées. Les trompettes, les fifres,
les hautbois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle
qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu
près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du
meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort
de quelques milliers d'hommes (...) Candide, qui tremblait comme un
philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque... » Ce texte d'un familier de Frédéric II, dans un petit livre qui
eut bientôt fait le tour de l'Europe, atteste que pour un esprit éclairé la
guerre ne peut être qu'une passion inutile et contre nature.
Ces guerres ne sont pas des guerres nationales. Elles résultent de
combinaisons dynastiques et diplomatiques, et tendent à substituer à
l'équilibre établi un nouvel équilibre assez peu différent du précédent,
moyennant quelques prises de bénéfice pour l'un ou pour l'autre. Jusqu'à la révolte américaine, et surtout jusqu'à la Révolution française,
la guerre est l'affaire des gouvernements ; elle n'engage que fort peu
les peuples. Elle est mise en œuvre par des techniciens spécialisés en
nombre relativement restreint, ce qui limite les dégâts. Les résultats
sont acquis aux moindres frais. C'est ainsi que la France perd son empire des Indes à la bataille de Plassey ; le général Clive, qui commande les forces anglaises, dispose de 3000 hommes dont 900 européens ;
[40] les pertes s'élèvent à, 20 tués. Et William Pitt estime que la
conquête du Canada français, acquise devant Québec au prix d'un
combat de quelques minutes, n'a pas coûté plus de 1 500 livres à la
18
Cf. Goethe, Poésie et Vérité, Première partie, Livre III.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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couronne britannique 19. Il convient d'ajouter que l'opinion française
n'accorde pas grand intérêt aux possessions d'outre-mer, et qu'aux
yeux de l'élite, les colonies coûtent plus cher qu'elles ne rapportent, si
bien que l'on peut accepter d'un cœur léger le renoncement aux terres
lointaines. Lorsque, une vingtaine d'années plus tard, la France prendra sa revanche en appuyant efficacement la guerre d'Indépendance
des colonies anglaises d'Amérique, le corps expéditionnaire commandé par Rochambeau comprend environ 7 000 hommes, ce qui ne représente pas grand-chose pour un pays qui compte 25 millions d'habitants.
Il nous est difficile de nous identifier à, une époque où le métier
des armes n'était pas le second métier de chaque citoyen, mais l'apanage exclusif de techniciens, jouissant d'un crédit médiocre auprès de
l'opinion générale. Nul ne se sent obligé en conscience de soutenir la
cause officiellement défendue par son gouvernement. Burke, Adam
Smith prennent parti pour les Insurgents des États-Unis, révoltés
contre l'Angleterre au nom des privilèges sacrés de la nation britannique. Même inévitable, la guerre demeure un mal, et, dans le meilleur
des cas, un instrument au service de la paix qui doit suivre. L'établissement d'une paix perpétuelle préoccupe bon nombre des meilleurs
esprits de ce temps : l'abbé de Saint-Pierre, Rousseau et Kant, Stanislas Leszczynski parmi d'autres. On trouve chez Kant l'idée que le rétablissement de la paix à venir doit servir de norme pour la conduite
de la guerre. « Aucun État en guerre avec un autre ne doit se permettre
des hostilités de nature à, rendre impossible la confiance réciproque
lors de la paix future... » 20. La guerre n'est pas une fin en soi ; ce qui
est la meilleure réponse au trop fameux axiome germanique : Krieg ist
Krieg. C'est la paix qui importe, et non la guerre ; dans la guerre même, la paix importe plus que la guerre.
Goethe datait du jour de Valmy une nouvelle période dans l'histoire de l'humanité. À Valmy, pour la première fois, s'affrontaient les
armées traditionnelles et la nouvelle armée révolutionnaire de la levée
en masse. D'un côté, les contingents de spécialistes des armées coali19
20
Indications fournies par Frank E. Manuel, The Age of Reason, Ithaca, New
York, Cornell University Press, 1966, p. 129.
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle (1795) ; première section, article 6 ; trad. Gibelin, Vrin, 1948, pp. 8-9
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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sées, objets de la constante sollicitude des souverains, et sources de
dépenses considérables. Les mercenaires, recrutés et entretenus à, prix
d'or, rompus aux manœuvres classiques, se heurtaient à des novices,
mal armés et sans grande formation préalable, forts surtout de leur
audace patriotique. La partie n'était pas égale, car les grenadiers prussiens valaient trop cher ; ils étaient irremplaçables, alors que les volontaires français, s'ils venaient à tomber, seraient facilement remplacés par des recrues dont la formation et l'armement ne poseraient [41]
pas plus de problèmes que ceux de leurs prédécesseurs. Sagement, les
généraux coalisés préfèrent ne pas se hasarder en un combat douteux ;
la victoire elle-même, qui n'était pas assurée, ne garantissait nullement
l'avenir, dans le cas de ces soldats-citoyens, dont le cri de ralliement
était : « Vive la nation. » Il n'y a pas eu à Valmy, de bataille à, proprement parler, mais la confrontation de deux manières de concevoir
la guerre, exprimant elles-mêmes deux âges de l'humanité.
La guerre révolutionnaire n'est plus un Kriegspiel entre des chefs
pratiquant les uns et les autres les mêmes règles du jeu, qui s'apprennent dans les Écoles Militaires de l'Europe ; elle se présente comme la
forme moderne des guerres de religion. Les baïonnettes ne servent
plus des intérêts, elles sont messagères de certaines idées qui prétendent transformer le monde. Les philosophes du siècle des Lumières
entraient volontiers en dialogue avec les souverains absolus, auxquels
ils faisaient confiance pour promouvoir le règne de la raison sur la
terre des hommes. Les missionnaires bottés de la nation française ne
voient plus en ces souverains que des tyrans promis au cercueil. La
grande espérance d'une conscience unitaire réunissant, en dehors de
toute distinction de frontière, l'élite européenne de la bonne volonté a
fait place à une rupture irrémédiable entre les tenants du progrès, de la
justice sociale, et les réactionnaires acharnés à maintenir les valeurs
injustes et périmées de l'Ancien Régime détesté.
L'espace mental de l'Europe depuis 1789 n'a pas cessé de subir les
effets de cette tension manichéenne qui s'affirmait sur la ligne de bataille de Valmy. La nouvelle guerre de religion, chaude ou froide, oppose les nations les unes contre les autres, et les divise contre ellesmêmes. Le XVIIIe siècle fut une période d'équilibre, où s'affirmait la
grande espérance d'une communauté des valeurs entre les hommes de
bonne volonté. Cela s'appelait l'Europe.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Voltaire écrit, au début de son Siècle de Louis XIV : « Il y avait déjà, longtemps qu'on pouvait regarder l'Europe chrétienne, à la Russie
près, comme une espèce de grande république, partagée en plusieurs
États, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là, populaires, mais tous correspondant les uns avec les
autres ; tous ayant un même fonds de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde. C'est par ces principes que les nations européennes ne font point esclaves leurs prisonniers, qu'elles respectent les ambassadeurs de leurs ennemis, qu'elles
conviennent ensemble de la prééminence et de quelques droits de certains princes, comme de l'empereur, des rois, et des autres moindres
potentats, et qu'elles s'accordent surtout dans la sage politique de tenir
entre elles, autant qu'elles peuvent, une balance égale de pouvoir, employant sans cesse les négociations, et entretenant les unes chez les
autres des ambassadeurs ou des espions moins honorables, qui peuvent avertir toutes les cours des desseins d'une seule, donner k la fois
l'alarme à l'Europe, et garantir les plus faibles [42] des invasions que
le plus fort est toujours prêt d'entreprendre 21. » L'espace de l'Europe
politique est régi selon les principes galiléens de l'équilibre des puissances, codifié dès le XVIIe siècle par les maîtres du droit des gens,
Althusius, Grotius, en attendant Pufendorf et Burlamaqui ou Vattel.
« A partir de 1680, observe Duroselle, l'Europe est partout » ; le préambule du traité d'alliance de 1701 entre la France et l'Espagne souligne que « rien ne peut contribuer davantage au maintien du repos de
l'Europe ». Et lorsque s'unissent, dans le camp opposé, en 1703, la
Grande-Bretagne, les Provinces Unies et le Portugal, c'est afin de définir « un fondement solide de la paix et de la tranquillité de l'Europe » 22. Les oppositions se contentent d'affirmer une diversité dans
l'unité : « L'Europe est un cadre. Il y a des traits communs à l'Europe,
des divergences au sein de l'Europe, des intérêts communs à l'Europe,
une « paix de l'Europe ». Dans un siècle où les luttes se poursuivent,
où le nationalisme naissant va les envenimer, il reste que tout le monde, cosmopolites et nationaux, princes et intellectuels, se sent euro-
21
22
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, chap. II, au début
J. B. Duroselle, L'idée d'Europe dans l'histoire, Denoël, 1965, p. 105.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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péen. De plus en plus, on va se poser par rapport à ce qui n'est pas
l'Europe... 23 »
Cette affirmation de l'Europe comme un mode original pour le regroupement des puissances occidentales est un signe des temps,
consacrant l'effacement des mythes traditionnels. Jusqu'à la dislocation de la Réforme, l'Occident avait pris conscience de soi à l'intérieur
du cadre normatif de l’Imperium Romanum, prolongé par le schéma
eschatologique de la Romania chrétienne. La communion de foi définit une intelligibilité de référence pour tous ceux qui se réclament
d'une même vocation au salut. Le thème de la translatio imperii permet au pape de Rome de revendiquer le pouvoir suprême qui lui a été
légué par le testament de Constantin. A la prétention pontificale s'oppose celle de l'Empereur du Saint Empire romain germanique, lequel
se veut souverain d'Occident selon l'héritage de Charlemagne. La
contestation pour la suprématie présuppose une perception commune
de l'espace chrétien, en laquelle s'affirme l'unité spirituelle du Moyen
Age.
Le mythe pontifical est ruiné par la Réformation, qui cantonne l'autorité de Rome dans une aire géographique limitée en fait et en droit.
Le mythe impérial se heurte de son côté au défi des grandes monarchies : le roi de France, le roi d'Angleterre se prétendent empereurs en
leur royaume. L'espace impérial subit d'ailleurs le contrecoup des divisions religieuses. Les traités de Westphalie (1648) consomment
l'échec des prétentions de la maison de Habsbourg, dont l'autorité effective se trouve maintenue dans une portion géographiquement restreinte des Allemagnes. La fiction du Saint Empire subsiste, mais elle
ne constitue désormais, jusqu'à l'intervention brutale de Napoléon Ier,
qu'un ornement périmé dans la titulature de l'Empereur d'Autriche.
[43]
Il n'existe plus en Occident d'unité religieuse ni d'unité politique.
On pourra rêver d'un retour à la communauté de foi, par la réunion des
églises, selon le vœu de Leibniz ; on pourra former des projets en vue
d'une unification politique. Mais, en attendant de tels futurs problématiques, il faut bien s'accommoder du monde comme il va. Or il apparaît que l'Occident ne se réduit pas à cette mosaïque d'oppositions ir23
Ibid, p. 106.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
51
réductibles que figurent les cartes des souverainetés territoriales et des
obédiences ecclésiastiques. Qu'ils le veuillent ou non, les Européens
sont liés par une solidarité plus forte que toutes leurs oppositions.
L'état présent de l'Occident est l'aboutissement d'un destin commun. Là même où elle a rompu avec le passé, la situation actuelle ne
peut se comprendre qu'en fonction de ce passé, qui contient le secret
de ses étymologies spirituelles. Voltaire, historien de l'Occident selon
la norme des Lumières, présente dans l’Essai sur les Mœurs (1756),
une histoire de la culture européenne, qui survole les vicissitudes des
frontières politiques. Selon la formule de l'historien britannique Robertson, « quiconque veut écrire l'histoire de l'un des grands États de
l'Europe pendant les deux derniers siècles est obligé d'écrire l'histoire
des deux derniers siècles » 24. Cette solidarité organique exprime une
communauté de destin. L'Europe s'est arrachée par ses propres forces
aux siècles obscurs du Moyen Age ; l'histoire digne d'intérêt, après le
long sommeil médiéval, commence seulement « vers la fin du XVe
siècle », avec les inventions et découvertes qui font des Occidentaux
les fondateurs d'un nouvel âge de la civilisation. « L'Amérique est découverte ; on subjugue un nouveau monde, et le nôtre est presque tout
changé ; l'Europe chrétienne devient une espèce de république immense, où la balance du pouvoir est établie mieux qu'elle ne le fut en
Grèce. Une correspondance perpétuelle en lie toutes les parties, malgré les guerres que l'ambition des rois suscite, et même malgré les
guerres de religion, encore plus destructrices 25 »
Le thème de la « république » européenne est un lieu commun du
XVIIIe siècle. Selon Montesquieu, l'Europe est un « état composé de
plusieurs provinces 26 » et d'Argenson croit pouvoir constater que
« l'Europe est devenue une sorte de république fédérative 27 ». Dételles formules n'impliquent nullement l'existence, ni même l'espérance,
d'un État supranational ; elles prennent acte d'une interaction entre les
pouvoirs établis, qui met en œuvre une réelle solidarité. Car les Euro24
25
26
27
Cité dans René Pomeau, L'Europe des Lumières, Stock, 1966, p. 199.
Voltaire, Fragments sur l'Histoire moderne, article XI ; Œuvres, éd. Furne
1846, t. V, pp. 241-242.
Cité dans Pomeau, loc. cit
D'Argenson, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres,
t. XXVIII, 1755, p.639.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
52
péens ne sont pas seulement les héritiers d'un passé commun ; ils se
partagent la responsabilité de gérer la planète Terre, dont ils ont opéré
le rassemblement. Ils ont été les artisans d'une situation géopolitique à
laquelle ils ne peuvent faire face que par une mobilisation de toutes
leurs énergies. Parce que l'Europe est devenue semblable au [44]
géant Atlas qui porte la terre sur ses épaules, elle ne peut plus se désunir au-delà d'une certaine limite, sous peine d'être écrasée par ses
conquêtes.
Le rédacteur de l'article Europe de l’Encyclopédie observe :
« L'Europe est la plus petite partie du monde, mais, comme le remarque l'auteur de l’Esprit des Lois, elle est parvenue à un si haut degré
de puissance que l'histoire n'a rien à lui comparer là-dessus, si l'on
compare l'immensité des dépenses, la grandeur des engagements, le
nombre des troupes et la continuité de leur entretien (...). D'ailleurs, il
importe peu que l'Europe soit la plus petite partie du monde par
l'étendue de son terrain, puisqu'elle est la plus considérable de toutes
par son commerce, par sa navigation, par sa fertilité, par les lumières
et l'industrie de ses peuples, par la connaissance des arts, des sciences,
des métiers, et, ce qui est le plus important, par le christianisme, dont
la morale bienfaisante ne tend qu'au bonheur de la société. Nous devons à cette religion dans le gouvernement un certain droit politique et
dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez reconnaître... 28. »
L'Europe est caractérisée par son potentiel économique et ensemble par son potentiel culturel. L'unité européenne, en dépit des conflits
d'intérêts économiques ou stratégiques, s'exprime sous la forme d'un
patrimoine de pensées qui circulent à travers l'espace occidental. Les
Nuits de Young, les poèmes d'Ossian, le petit traité de Beccaria et
l'énorme Encyclopédie, Paméla, Candide, Werther et la Julie appartiennent au bien commun de l'internationale culturelle dont la zone
d'influence s'étend de Pétersbourg à Naples et à Palerme, en passant
par Stockholm, Varsovie, Edimbourg, Lausanne et Lisbonne... Les
académies des capitales et des petites villes, les sociétés économiques,
les loges maçonniques, les salons, les cafés couvrent l'Europe d'un
réseau de points stratégiques, de citadelles et d'avant-postes, où les
28
Article rédigé par le chevalier de Jaucourt, factotum de l’Encyclopédie, à
partir d’un article du Dictionnaire de Bruizen de la Martinière, paru en 1740.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
53
mots de passe sont les mêmes, manifestant une commune espérance.
Livres et brochures, journaux et revues, par leur circulation incessante, assurent la cohésion de l'ensemble. Les titres de périodiques comme l’Europe savante, Bibliothèque raisonnée des Savants de l'Europe,
Histoire littéraire de l’Europe, Europa letteraria, Correo general historico, literario, economico de l’Europa 29... attestent que l'Europe
est, plus qu'un état d'esprit, une réalité de la géopolitique culturelle.
Les écrits, les pensées et les hommes bénéficient au XVIIIe siècle
de facilités de circulation accrues. Nombreux sont les Français de
Londres, et fort brillants les Anglais de Paris ; les jeunes filles espagnoles de bonne famille font leurs études dans des institutions du SudOuest de la France, tandis que certains des meilleurs artisans et ouvriers de la Péninsule vont perfectionner leur habileté technique audelà des Pyrénées. Les Provinces Unies de Hollande et la Suisse sont
des relais de la [45] vie intellectuelle internationale. L'université de
Göttingen, fondée en 1734, rayonne bien au-delà des frontières du
domaine hanovrien, et le cercle de Frédéric à Berlin n'est ni étroitement prussien, ni en majorité allemand.
Le thème de l'Europe correspond à la reconnaissance par les uns et
les autres d'un espace mental ouvert qui contraste avec la restriction
des horizons politiques. Se sentir européen, c'est reconnaître que chacune des parties de l'Europe, en dépit des trésors de sa tradition propre, ne peut prétendre à l'autonomie culturelle. Les Italiens, les Français, les Anglais et plus encore les Allemands sont prêts à admettre la
nécessité d'emprunter à l'étranger des éléments de leur vie spirituelle.
Les idées n'ont pas de patrie ; les idées sont vraies ou fausses, valables
ou non, indépendamment de la nationalité de ceux qui les formulent.
L'expression française « les Lumières », parce qu'elle affirme la pluralité des sources, est à cet égard peut-être plus significative que les
formules correspondantes dans les autres langues.
Il nous est difficile de retrouver le sens de cette conscience européenne propre au XVIIIe siècle. Nous ne la ressaisissons que dans la
perspective rétrospective du nationalisme et du romantisme révolutionnaires, qui sont venus consacrer l'échec et le démembrement de
l'Europe des Lumières. Ce que les Allemands ont appelé le Sturm und
29
Titres cités, parmi d'autres, dans Duhoselle, Vidée d'Europe dans l'histoire,
op. cit., p. 106.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
54
Drang représente, au sein des cultures départementales de l'espace
européen, une réaction séparatiste, l'affirmation de particularismes
culturels qui exaltent les valeurs de singularité contre les valeurs
d'universalité. La vérité telle qu'on la confesse au XVIIIe siècle est une
vérité avec, et non pas une vérité contre. Montesquieu enseigne qu'il
faut « être vrai, même sur sa patrie. Tout citoyen est obligé de mourir
pour sa patrie ; personne n'est obligé de mentir pour elle » 30. Il ne
faut pas se laisser tromper par le vocabulaire apparemment moderne
de cette formule ; l'arrière-plan de référence est celui du civisme antique. Montesquieu souligne qu'à ses yeux le service à la vérité doit
compter avant la discipline nationale. L'égoïsme sacré qui fait passer
avant tout l'intérêt du pays, selon l'exigence du principe anglo-saxon :
right or wrong, my country, serait aux yeux de Montesquieu une forme de haute trahison intellectuelle. Évoquant son œuvre, lui-même
s'affirmait exempt de tout présupposé nationaliste : « dans tout ceci, je
n'ai prétendu louer ni blâmer notre nation. Quand j'agis, je suis citoyen ; mais lorsque j'écris, je suis homme, et je regarde tous les peuples de l'Europe avec la même impartialité que les différents peuples
de l'île de Madagascar » 31.
Cette perspective supranationale permet de considérer en dehors du
préjugé patriotique la question de l'universalité de la langue française.
S'il existe une conscience européenne au sein de laquelle communient
les particularismes nationaux, cette conscience doit mettre en œuvre
un instrument de communication approprié. Le latin, langue sacrée de
[46] l'Église, avait assuré l'unité de la Romania médiévale et chrétienne. L'humanisme renaissant avait maintenu cette fonction unitaire du
latin, en dépit du défi de la Réforme, grâce à la fiction du cicéronianisme, expression des nouvelles valeurs esthétiques. Le latin alourdi
de la scolastique avait cédé la place au latin des collèges, paré d'élégances nouvelles et propagé au-delà, même des limites de la catholicité par la culture des Jésuites et de leurs imitateurs.
Mais l'âge des Lumières correspond à l'affirmation de valeurs qui
rompent délibérément avec le patrimoine désuet de la culture classique. Le latin des collèges est un mauvais messager pour les certitudes,
30
31
Montesquieu, Mes Pensées, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p.
1415.
Ibid., p. 997.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
55
pour les espérances d'un siècle résolument tourné vers l'avenir. Le vocabulaire latin ne possède pas les mots, surtout il ne possède pas les
idées appropriées aux nouvelles certitudes. La translatio studii, aux
origines du nouveau globus intellectualis, exige l'adoption d'un nouveau moyen de communication.
Ce Nouveau Monde intellectuel, Bacon, son prophète, le décrivait
encore en latin. L'idiome de Shakespeare, en dépit de sa richesse
concrète, demeure prisonnier de son particularisme. Le théâtre de
Shakespeare ne connaîtra une expansion européenne qu'avec un siècle
et demi de retard. Au contraire l'Académie française, créée dès 1635
par le cardinal de Richelieu, rassembleur d'une France de plus en plus
centralisée, entreprend une œuvre de clarification exemplaire et d'élaboration du langage. Commencée dès 1638, sous l'impulsion de Vaugelas et de Chapelain, la grande œuvre du Dictionnaire de
l’Académie, au bout de plus d'un demi-siècle de travail collectif, trouvera son accomplissement en 1694, avec la publication de la première
édition de ce code du bon usage. Il y avait eu des académies littéraires
en Italie, avant celle de Paris ; il y eut également, dans l'Allemagne du
XVIIe siècle, des sociétés de langue, mais aucune de ces institutions
ne pouvait rivaliser de prestige et d'efficacité avec la société parisienne, qui bénéficiait du soutien actif de la puissante monarchie française. L'Angleterre devra attendre jusqu'en 1747-1755 la publication du
grand Dictionnaire de la langue anglaise du docteur Samuel Johnson,
œuvre admirable d'un isolé. Au surplus, la mise au point de l'instrument linguistique français coïncide avec la floraison littéraire de l'école classique.
La langue française a bénéficié au XVIIIe siècle de l'extraordinaire
prestige qui rayonne de la personne de Louis XIV et de la cour de
Versailles, donnant à la culture française la valeur d'un archétype à
travers l'Occident. Montesquieu, voyageant à travers les Allemagnes
dans les années 1728-1729, observe : « Versailles a ruiné tous les
princes d'Allemagne, qui ne peuvent résister à la moindre somme
d'argent. Qui aurait dit que le feu roi eût établi la puissance de la
France en bâtissant Versailles et Marly ? 32 » Le règne de Louis XIV
s'achève en désastre économique et militaire ; mais, sur le terrain
32
Montesquieu, Voyage de Gratz à la Haye (1728-1729), Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 858.
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culturel, l'étonnante [47] personnalité du maître d'œuvre et du metteur
en scène de Versailles a remporté une victoire dont les effets s'imposeront longtemps à une Europe fascinée.
Le modèle de Versailles n'est pas seulement un prototype architectural, un ensemble de palais et de jardins ; il se complète par l'ensemble des artistes de toute espèce, mobilisés pour la décoration et
l'ameublement de ce décor ; il comprend aussi les écrivains, poètes et
dramaturges qui se consacrèrent à l'animation du paysage. Versailles
présente un ensemble complet de valeurs culturelles, et aussi un style
de vie. L'Europe française est l'héritage de Louis XIV ; cet héritage n'a
été rendu possible que par l'échec de l'impérialisme du Grand Roi.
C'est parce que la France n'est pas parvenue à. dominer politiquement
l'Europe que l'Europe lettrée a pu reconnaître un moment la précellence de la langue française sans s'estimer pour autant en situation d'infériorité.
Dès 1718, l'abbé Du Bos, dans ses Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture, constate cette prédominance du français en tant
qu'instrument international de communication. Elle est due, selon lui,
à la valeur exemplaire des œuvres de l'école classique française. Nos
livres « ont contribué à donner à la langue dans laquelle ils sont écrits
un si grand cours qu'elle a presque ôté à la langue latine l'avantage
d'être cette langue que les nations apprennent par une convention tacite pour se pouvoir entendre. On peut dire aujourd'hui de la langue
française ce que Cicéron disait de la langue grecque : Graeca leguntur
in omnibus fere gentibus, Latina suis finibus exiguis sane continentur... 33 » Le français est parlé par l'élite des divers pays d'Europe,
tandis que les idiomes nationaux ne dépassent pas les frontières de
leurs pays d'origine.
Telle est la thèse soutenue par le diplomate italien Caraccioli dans
son essai : Paris, le modèle des nations ou l'Europe française, paru en
1776, où il reconnaît à la France la prééminence culturelle qui avait
été celle de l'Italie de la Renaissance. Dès 1685 d'ailleurs, Bayle, réfugié en Hollande où il publie dans sa langue maternelle les Nouvelles
de la République des Lettres, Bayle, français sans la France et prince
de l'intelligentsia européenne, souligne que « la langue française est
33
Du Bos, Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture (1718), nouvelle édition, Utecht, 1732, t. II, 2e partie, p. 238.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
57
désormais le point de communication de tous les peuples de l'Europe » 34. Au début du XVIIIe siècle, le latin, jusque-là instrument des
relations diplomatiques, perd le privilège qui lui restait de la Romania
médiévale. Les traités de Westphalie sont encore en latin ; mais les
chancelleries les plus traditionalistes, celles du Saint-Siège et de la
cour de Vienne, finiront par abandonner l'antique usage. Le traité de
Rastatt (1714) est rédigé en français, et peu à peu les diplomates adopteront par consentement mutuel un idiome mieux adapté aux exigences techniques de la négociation. L'abbé Du Bos note, dès 1718 :
« Lorsqu'un ministre allemand va [48] traiter d'affaires avec un ministre anglais ou un ministre hollandais, il n'est pas question quelle langue ils emploieront dans leur conférence. La chose est convenue depuis longtemps. Ils parlent français... 35. »
Le point important n'est pas que tel ou tel idiome ait pris le pas sur
les autres ; c'est qu'une conscience unitaire ait suscité le choix d'une
langue unitaire. Le XVIIIe siècle n'avait pas cessé de rêver à la création de la langue universelle, constituée de toutes pièces selon les
normes de la raison. Cette entreprise d'une linguistique de l'entendement pur s'était soldée par un échec 36. Le XVIIIe siècle, sans renoncer
à la poursuite de l'utopie, s'affirme plus réaliste, en adoptant pour
l'usage international la langue qui jouit en fait de la diffusion la plus
large.
L'« universalité de la langue française » doit être interprétée comme le résultat d'une exigence d'universalité caractéristique du siècle
des Lumières. Le jeune Edward Gibbon, après un long séjour à Lausanne, publie en 1762, à Londres, son petit Essai sur l’étude de la littérature, précédé d'une Épître à l'auteur, due à un ami suisse de Gibbon ; il s'agit de justifier l'initiative d'un Britannique adoptant en pleine guerre de Sept Ans la langue des adversaires de son pays : « Vous
êtes Anglais, et vous choisissez la langue de vos ennemis 37. » Il n'y a
là rien de scandaleux ; bien au contraire, il faut voir dans cette initiati34
35
36
37
Cité dans Louis Réau, L'Europe française au siècle des Lumières, 2e édition,
Albin Michel 1951, où l'on trouvera un abondant dossier de la question.
Du Bos, op. cit., ibid.
Cf. notre Révolution galiléenne, Payot 1969, t. II, pp. 333-346.
Edouard Gibbon, Essai sur l'étude de la Littérature, Londres 1762, p.
XXVII.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
58
ve une victoire du bon sens sur la passion nationaliste. « Toute langue
qui se suffit est bornée ; (...) semblables à ces lacs dont les eaux s'épurent et s'éclaircissent par le mélange et l'agitation de celles qu'ils reçoivent des fleuves voisins, les langues modernes ne demeurent vivantes que par leur communication et si j'osais dire, par leur choc réciproque 38. »
Le citoyen vaudois plaide contre la tentation du splendide isolement linguistique : « Que si, dans vos climats, si heureusement isolés,
quelques personnes, jalouses de l'universalité que le Français s'est acquise sur le continent, se plaignent que vous rompez la dernière digue
qui s'oppose à l'inondation, qu'elles me permettent de ne pas regarder
comme un grand malheur qu'une langue commune lie de plus en plus
les États de l'Europe, facilite les conférences des ministres, prévienne
les longueurs des négociations et les équivoques des traités, fasse souhaiter la paix et la rende plus durable et plus chère. Le premier pas
qu'on doive accomplir pour s'accorder, c'est travailler à
dre 39. » Loin d'être blâmable, l'initiative du jeune Gibbon acquiert
une signification exemplaire : « Au milieu des succès de vos armes,
vous avez honoré les lettres de vos ennemis. Ce dernier triomphe est
le plus noble. Puisse-t-il devenir général et réciproque, et le temps venir où les divers peuples, membres [49] épars d'une même famille,
s'élevant au-dessus des distinctions partiales d'Anglais, de Français,
d'Allemand et de Russe, mériteront le titre d'hommes 40. »
Au soir de sa vie, alors que l'Europe est ébranlée par les premiers
mouvements de la Révolution française, Gibbon est devenu l'auteur
glorieux et déjà classique de l’History of the Decline and Fall of the
Roman Empire, publiée de 1776 à 1788. Dans sa résidence de Lausanne, l'historien philosophe, rédigeant son autobiographie, tient à justifier à nouveau le recours à la langue française pour l'Essai de sa jeunesse. Il rappelle que les Latins de la plus belle époque, et Cicéron luimême, n'hésitaient pas à s'exprimer en grec, sans encourir l'accusation
de haute trahison intellectuelle : « Dans les temps modernes, la langue
française a été aidée dans sa diffusion par le mérite de ses écrivains, la
sociabilité de son peuple, l'influence de la monarchie et le bannisse38
39
40
Ibid., pp. XXVII- XXVIII.
Ibid., pp. XLV-XLVII.
Pp. XLVII-XLVIII.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
59
ment des protestants. De nombreux étrangers ont profité de la possibilité de s'adresser à l'Europe dans ce dialecte commun ; l'Allemagne
peut s'appuyer sur l'autorité de Leibniz et de Frédéric, le premier de
ses philosophes et le plus grand de ses rois... 41. »
Gibbon mourra peu après, en 1794, au moment où l'esprit de
conquête qui anime les gouvernements issus de la Révolution suscite
l'affirmation d'une Europe des nations qui se substituera à l'Europe des
Lumières. Le discours de Rivarol De l’universalité de la langue française, couronné par l'Académie de Berlin en 1784, n'a déjà plus qu'une
valeur rétrospective dans le domaine allemand, enfiévré par les revendications exaltées du Sturrn und Drang. Les jeunes romantiques refuseront la communauté linguistique ; chaque nation doit rechercher
dans l'exclusivisme de sa propre langue une ressource contre l'aliénation de sa vocation essentielle. L'Europe de la raison a fait faillite ;
elle a sombré dans la tourmente des guerres révolutionnaires. Le jeune
Novalis rédige en 1799 un essai intitulé La Chrétienté ou l’Europe
(Die Christenheit oder Europa) ; le Moyen Age retrouvé fournit une
nouvelle espérance à ceux qui sont appelés à vivre parmi les décombres de la république intellectuelle des citoyens du monde. « C'était
une belle et brillante époque que celle où l'Europe était une terre chrétienne, où une seule et unique chrétienté habitait ce continent humainement articulé ; un seul grand intérêt commun unissait les provinces
les plus éloignées de ce vaste empire spirituel... 42 » Luthérien et piétiste, Novalis exprime la nostalgie de cette communion de foi dont le
prestige s'affirme dans l'échec définitif de la communauté des esprits.
L'Europe moderne ne parlera pas la même langue ; la paix perpétuelle,
telle que la rêvaient l'abbé de Saint-Pierre et Kant, n'est qu'une utopie,
dont l'effacement laisse le champ libre à la guerre perpétuelle.
[50]
En dépit de leur proximité temporelle, Gibbon et Novalis sont séparés par la ligne de démarcation entre deux âges de l'histoire. L'espérance des Lumières n'a d'ailleurs pas disparu sans retour aux environs
de l'an 1800 ; elle se trouve dès lors intégrée au patrimoine culturel de
41
42
Edward Gibbon, Memoirs of my life, p.p. G. A. Bonnard, London, Nelson,
1966, p. 106.
Novalis, La chrétienté ou l'Europe, début ; dans Novalis, Petits écrits, éd.
G. Bianquis, Aubier, 1947, p. 133.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
60
l'humanité, et connaîtra des récurrences, toutes les fois que des hommes de bonne volonté tenteront de mettre en échec les forces de dissociation à l'œuvre dans le domaine occidental.
L'Europe des Lumières est le foyer imaginaire vers lequel convergent, à travers l'Occident, les aspirations d'un certain nombre de penseurs, d'hommes politiques, d'artistes, par ailleurs fort différents entre
eux. Pour comprendre cette Europe telle qu'elle fut, il importe de faire
abstraction de la tourmente dans laquelle son ordre propre s'est effondré. Pierre Chaunu observe avec juste raison : « La Révolution française d'une part, la révolution industrielle (...) d'autre part, ont contribué à aliéner puis à démanteler l'Europe classique. Dans cette perspective, la modernité tout entière est devenue un Ancien Régime. » Cette
formule est aussi fausse que celle de Moyen Age, employée, elle aussi, souvent sans discrimination. « Toute historiographie qui accepte la
notion d'Ancien Régime, dit encore Chaunu, s'installe délibérément
dans l'anachronisme. Un continuum, ressenti par quatre générations
qui l'ont vécu, a été brisé 43. » Il faut se méfier des expressions reçues,
dont la commodité dissimule souvent l'inexactitude ; car, comme l'expression « Moyen Age », l'expression « Ancien Régime » implique
une nuance péjorative. Chaunu préfère parler d'un âge classique :
« l'Europe classique, c'est, à l'intérieur d'un cadre économique, social
et politique, tout pénétré encore d'une empreinte plusieurs fois séculaire, l'émergence des structures mentales de la future civilisation planétaire » 44.
Un tel jugement souligne le fait que, lorsqu'on parle d'un ancien
régime, on entend par là une situation sociale, économique et politique, remise en question à la fin du XVIIIe siècle. Mais, en tant que
système de pensée, l'apport des Lumières n'a pas été brusquement
aboli ; il n'a pas cessé de manifester son actualité dans certaines des
idéologies du XIXe et du XXe siècle. Une fois disparu le système des
institutions traditionnelles, les exigences mentales du siècle des Lumières ont continué à se faire sentir. Il serait absurde de définir les
43
44
Pierre Chaunu, La civilisation de l'Europe classique, Arthaud 1966, p. 20.
Ibid., p. 21.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
61
Lumières comme un « ancien régime » de la pensée. Par ailleurs, la
formule « ancien régime », employée pour décrire certains aspects de
l'histoire française, ne saurait s'appliquer aux pays qui n'ont pas
éprouvé au même degré la coupure de la Révolution. Le « régime »
anglais d'après 1789 n'est pas radicalement différent du « régime »
antérieur ; et même les pays qui ont subi plus ou moins directement le
contrecoup des révolutions de Paris [51] n'ont pas connu, dans leur vie
nationale, une complète discontinuité entre 1789 et 1815. L'Autriche,
l'Italie, l'Espagne, la Prusse ont retrouvé, après la chute de Napoléon,
la suite d'une histoire à peu près fidèle à sa tradition antérieure, plutôt
renforcée et alourdie par l'événement. La Parme de Fabrice del Dongo
paraît plus marquée de traits d' « ancien régime » que celle qui faisait
de Condillac le précepteur du prince héritier.
Si l'on considère l'Europe et non la France seule, il n'est pas possible de soutenir que l'Ancien Régime a disparu en 1789 ; il s'est maintenu bien au-delà, de manière inégale selon les régions géographiques
et politiques. Sa durée, dans certaines parties de l'Europe, s'étend jusqu'à la fin du XIXe siècle, et peut-être jusqu'à 1914. En France même,
le genre de vie et la mentalité d'Ancien Régime se sont perpétués dans
certaines provinces longtemps après 1789 ou 1815. L'insuffisance du
concept d'ancien régime apparaîtrait clairement si l'on tentait de définir le « régime nouveau » censé s'opposer au régime périmé. On apercevrait alors que les critères de la novation sont fort difficiles à préciser, qu'ils varient d'un pays à l'autre. Sans doute se trouverait-on, au
bout du compte, conduit à la définir par les idées et les institutions
démocratiques modernes, et par les transformations de l'existence résultant de la civilisation industrielle dans l'Europe contemporaine. En
tant que prolongement d'une longue histoire, le XVIIIe siècle ne mérite donc pas d'être caractérisé comme le siècle par excellence de l'Ancien Régime, puisque ce régime s'est établi bien avant 1700 et qu'il
s'est maintenu bien après 1800 45.
L'usage français place le point de départ historique du XVIIIe siècle en 1715, date de la mort de Louis XIV, qui ouvre une nouvelle ère
45
Pour plus de détails sur ce point, cf. Pierre Goubert, L'Ancien Régime, Colin,
1969. On pourra se reporter aussi à Pierre Mandrou, Introduction à la France moderne, Albin Michel, 1961 ; du même auteur La France aux XVIIe et
XVIIIe siècles, P.U.F. 1967.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
62
politique et culturelle. Du point de vue européen, ce moment est approximativement celui où prend fin la guerre de Succession d'Espagne, commencée en 1702 et qui s'achève avec les traités d'Utrecht
(1713) et de Rastatt (1714) ; l'idéal diplomatique de l'équilibre européen s'incarne dans les faits, assurant à l'Europe vingt-cinq années de
paix, jusqu'à la crise de la Succession d'Autriche (1740-1748), ellemême bientôt suivie par la guerre de Sept Ans (1756-1763). Cette
pause d'un quart de siècle constitue pour les arts de la paix un répit
précieux. Les ressources inutilement gaspillées en opérations militaires peuvent être consacrées à des entreprises utiles.
Si la date de 1715 correspond à une césure importante dans l'histoire politique de la France et dans la vie internationale, elle n'a pas la
même importance en Angleterre, bien qu'elle corresponde là aussi à la
mort de la reine Anne (1714), et à l'avènement de la dynastie de Hanovre, en la personne de George Ier. Ainsi se trouve consolidé un bloc
protestant étendu de l'Allemagne aux îles britanniques et englobant la
petite et riche Hollande, alliée à la puissance anglaise. [52] En dépit
de cette péripétie, il est permis de reporter plus tôt l'origine de l'Angleterre du XVIIIe siècle. C'est en 1688 que la glorious revolution aboutit
à un nouveau contrat politique entre la nation et le souverain ; Guillaume III, roi par la volonté du Parlement, souscrit au Bill of rights, à
la Déclaration des droits, charte d'un régime libéral et parlementaire,
qui sera l'un des pôles de la réflexion politique européenne au XVIIIe
siècle. De la même époque datent certaines œuvres décisives pour la
vie intellectuelle du xvme siècle : les Philosophiae naturalis principia
mathematica de Newton (1687), et les écrits de Locke, maître à penser
de la glorious révolution de 1688 : Essai sur le gouvernement civil,
Lettre sur la Tolérance (1689), Essai sur l’entendement humain
(1690). Ces textes définissent l'espace mental du siècle des Lumières ;
il convient d'y ajouter le grand Dictionnaire historique et critique du
Français réfugié en Hollande Pierre Bayle (1697), l'un des ouvrages
les plus lus au XVIIIe siècle ; les Aventures de Télémaque de Fénelon
(1699) et les Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de
l'homme et l’origine du mal de l'Allemand Leibniz (1710). La publication rapprochée de ces maîtres livres définit un point fort de l'histoire
intellectuelle ; un temps mort suivra. Il faudra attendre le milieu du
siècle pour retrouver une pareille densité de la production dans l'ordre
de la pensée. Paul Hazard datait de la période 1680-1715 ce qu'il a
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
63
appelé la crise de la conscience européenne. Cette « crise » se situe
donc dans la seconde partie du règne de Louis XIV ; elle représente
un commencement beaucoup plus qu'une fin. Il est donc préférable de
reporter le point de départ du siècle des Lumières en deçà de 1715 et
même de 1700.
La France et l'Angleterre, auxquelles on peut ajouter les ProvincesUnies et certaines régions de la Suisse, sont les régions les plus avancées intellectuellement et politiquement du domaine européen. D'autres régions, telles l'Italie et l'Espagne, ne connaissent pas, dans la période qui nous intéresse, de péripétie comparable. Dans le domaine
germanique, le fait important est l'affirmation de la puissance prussienne. La date symbolique est ici celle de 1700, où l'Électeur de
Brandebourg Frédéric III, à la faveur des complexités de la situation
de l'Empire, trouve la possibilité de se faire reconnaître le titre de roi
de Prusse. Symboliquement encore, en la même année 1700, les efforts persévérants de Leibniz aboutissent à la constitution de la Société des Sciences de Berlin. Mais la nouvelle Académie, en dépit de ses
espérances inaugurales, ne connaîtra un rayonnement européen
qu'avec l'avènement du jeune roi Frédéric II, en 1740. Le XVIIIe siècle a donc commencé avant l'heure. La date de son achèvement suscite
aussi des difficultés. Pour la commodité de l'histoire politique, diplomatique et militaire, les spécialistes choisissent souvent 1789 comme
la fin d'une ère, et le début d'une époque révolutionnaire, qui va ébranler l'ordre européen. Mais les raisons qui dictent le choix des directeurs des collections historiques ne s'imposent pas nécessairement à
l'historien de la pensée et de la [53] culture. Resserré entre les limites
courtes de 1715 et de 1789, le XVIIIe siècle est privé de ses origines
aussi bien que de ses accomplissements. La Révolution française, bien
loin de vouloir la rupture avec l'âge des Lumières, se conçoit ellemême comme l'entreprise d'une transformation du monde selon l'exigence des Lumières. Les idéologies réformatrices du XVIIIe siècle ne
se font révolutionnaires que dans la mesure où elles se heurtent, en
France, à l'insurmontable résistance de l'ordre établi.
La Révolution française n'est d'ailleurs pas la première occasion où
l'idéologie des Lumières affirme sa volonté de s'imposer par la force à
l'histoire. La Déclaration des Droits de Virginie, 1er juin 1776, puis la
Déclaration d'Indépendance du 4 juillet, se réclament de ces droits de
l'homme qui seront le sommaire de la loi révolutionnaire. La guerre
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
64
d'Indépendance, entreprise par les colonies anglaises révoltées contre
leur métropole, ne peut être réduite à la signification d'un conflit local,
les colons refusant l'arbitraire des taxations anglaises, et la France
humiliée cherchant à prendre sa revanche sur ses vainqueurs d'hier.
Les chefs des Insurgents ainsi que leurs amis Français sont conscients
de servir une cause qui, par delà son point d'application géographique,
intéresse l'ensemble de l'humanité. Des hommes comme Burke et
Adam Smith donneront raison à leurs concitoyens révoltés, contre le
gouvernement de leur pays, parce que la cause des Insurgents est celle
de la vérité politique et philosophique. Quant aux Français mêlés à
l'événement, ils retrouveront quelques années plus tard, face aux troubles de France, une attitude analogue à celle qui avait fait d'eux des
combattants de la cause américaine.
L'ère des révolutions commence dès 1776. Et s'il est vrai qu'une
révolution est une idée qui a trouvé des baïonnettes, l'âge des Lumières trouve son prolongement naturel dans l'âge des révolutions. La
Révolution française a d'ailleurs eu ses doctrinaires en la personne des
Idéologues, floraison brillante de grands esprits, en lesquels on doit
reconnaître la dernière génération du siècle de l’Encyclopédie. Suspects à Napoléon, poursuivis d'une haine tenace par les penseurs officiels du XIXe siècle français, les Idéologues ont maintenu, bien audelà de 1789 ou de 1800, la grande espérance d'une prise en charge du
domaine humain par une pensée éclairée, au service de la justice et de
la vérité.
Une juste appréciation du siècle des Lumières devra donc préférer
les limites longues aux limites courtes, afin de donner son ampleur à
cette aventure de la conscience occidentale. Mais la durée chronologique est elle-même divisée, dans son développement, en une série de
phases qui présentent des caractères originaux. Le premier de ces
moments correspond à la « crise de la conscience européenne », caractérisée par une haute tension intellectuelle ; l'espace mental des Lumières est dès lors défini dans ses caractères propres et ses valeurs
neuves. Puis vient une période de répit relatif ; jusqu'au milieu du siècle, on assiste à une lente diffusion de cette attitude spirituelle. [54]
C'est en Angleterre, avec la querelle du déisme et l'affirmation de la
nouvelle orientation en matière de philosophie que se situent les principaux événements culturels ; Mandeville, Shaftesbury, Pope, Bolingbroke et le jeune Hume sont les semeurs d'idées qui se propagent à
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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travers l'Europe, contribuant à créer une nouvelle sensibilité intellectuelle, cependant que s'imposent aussi les romans anglais et les jardins
à l'anglaise. En Allemagne, la première moitié du siècle voit triompher
la synthèse rationaliste de Christian Wolff, pesant ordonnateur d'un
univers du discours soumis au principe de l'universelle intelligibilité.
En France, la mort de Louis XIV se traduit par un dégel qui révèle de
quel poids pesait sur le pays le vieillard de Versailles. La rage de vivre, caractéristique de la Régence, est un phénomène de compensation
qui trouve son prolongement dans la fièvre politique de la polysynodie
et la fièvre économique du système de Law. Mais ces symptômes, de
courte durée, ne concernent pas l'ordre intellectuel. Le siècle de
Louis XIV représente à cet égard une réussite telle que sa fin est suivie d'un passage à vide. « Si le XVIIe siècle se prolonge par une sorte
de vitalité posthume, dans les premières années du XVIIIe, écrit Joseph Texte, l'esprit nouveau ne s'affirme encore dans aucune œuvre
décisive 46. » Fontenelle, appelé à une longue vie, assure la liaison
entre les deux âges. Buffon naît seulement en 1707, Rousseau en
1712, Diderot en 1713 et d'Alembert en 1715. Les premières œuvres
annonciatrices de l'esprit nouveau sont les Lettres Persanes de Montesquieu, parues en 1721, et les Lettres anglaises ou Lettres philosophiques de Voltaire, qui datent de 1734.
Ainsi la première moitié du siècle, sans être un temps mort, apparaît comme une période de fermentation préparatoire. Le triomphe
européen des Lumières s'affirme dans la période axiale, avec une série
d'œuvres décisives appelées à retentir à travers l'Occident. L'Esprit
des Lois, de Montesquieu, paraît en 1748 ; 1' Histoire naturelle de
Buffon commence à paraître en 1749, et les premiers volumes de
l'Encyclopédie sortent en 1751, en même temps que le Siècle de
Louis XIV, de Voltaire. Le Discours de Rousseau Sur les Sciences et
les Arts est de 1750 ; le Discours Sur l'origine de l'Inégalité, de 1754.
L'Essai sur les Mœurs de Voltaire viendra peu après, en 1756. En
même temps voient le jour les travaux de Condillac et de Diderot.
Cette flambée d'œuvres françaises correspond à une prise de conscience qui va renouveler le ciel des idées sur toute l'étendue du continent. Évoquant ce moment, un mémorialiste observe : « On entrait
46
Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme
littéraire, Hachette, 1895, p. 96.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
66
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : dans la première s'étaient
préparés sans bruit, et dans la seconde se développaient déjà avec
éclat, avec beaucoup de présages glorieux et quelques-uns d'alarmants, des talents, des principes et des systèmes qui, en bien ou en
mal, devaient tout changer sur la terre 47. » D'Alembert, lui-même
[55] un des artisans de ce changement, place en tête de son Essai sur
les éléments de philosophie (1759) un « Tableau de l'esprit humain au
milieu du XVIIIe siècle », qui commence par cette remarque : « Il
semble que depuis environ trois cents ans la nature ait destiné le milieu de chaque siècle à être l'époque d'une révolution dans l'esprit humain 48. » Le milieu du XVe siècle est marqué par la prise de Constantinople et ses conséquences culturelles ; le XVIe siècle voit se produire
l'explosion de la Réformation, et c'est au milieu du XVIIe siècle aussi
que s'affirme le rationalisme cartésien. « Pour peu qu'on considère
avec des yeux attentifs le milieu du siècle où nous vivons, poursuit
d'Alembert, les événements qui nous occupent, ou du moins qui nous
agitent, nos mœurs, nos ouvrages et jusqu'à nos entretiens, on aperçoit
sans peine qu'il s'est fait à plusieurs égards un changement bien remarquable dans nos idées, changement qui par sa rapidité semble nous
en promettre un plus grand encore 49. »
Ce témoignage met en évidence la brusque accélération de l'histoire culturelle. Un seuil critique a été atteint ; en quelques années, les
idées et les significations qui traînaient dans l'espace mental vont se
condenser, et s'imposer avec une actualité accrue à la conscience universelle. De plus, dans la situation qui se crée, la pensée théorique
tend à s'incarner dans la réalité concrète des hommes et des institutions. L'utopie, méditation gratuite d'un irresponsable, cède la place à
une volonté de gouvernement. Au moment où se formulent les synthèses majeures du siècle, un certain nombre de souverains entreprennent
de donner dans leurs États le pouvoir à la raison.
Cette tentative pour faire déboucher la réflexion dans l'action, pour
établir la raison sur la terre des hommes, caractérise la phase la plus
47
48
49
D. J. Garat, Mémoires historiques sur la vie de M. Suard, sur ses écrits et
sur le XVIII' siècle, t. I ; 1820, pp. 75-76.
D'Alembert, Essai sur les Éléments de Philosophie (1759), Hildesheim,
Olms, 1965, p. 7.
Ibid., p. 8.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
67
significative du siècle, celle qu'on pourrait appeler l'âge des Lumières
par excellence. La formule « despotisme éclairé », souvent employée
par les historiens pour désigner le temps qui s'écoule depuis 1750 environ jusqu'au début de la Révolution française, présente l'inconvénient de proposer une contradiction dans les termes, car un despote ne
saurait, par définition, posséder la lumière. Il y a eu néanmoins un
temps où les rois ont voulu gouverner avec l'amitié et l'approbation
des philosophes, tel Frédéric II, auquel Voltaire écrivait en l'appelant
« Votre Humanité », tels aussi Joseph II et Catherine II, qui se proposent de faire de la réflexion philosophique un moyen de gouvernement, et consacrent leur règne à l'amélioration du sort de leurs peuples. Toute l'Europe suit, plus ou moins, leur exemple. Le faible
Louis XVI tente un moment une expérience Turgot, et confie les responsabilités du pouvoir à un encyclopédiste apparenté aux physiocrates. En Suède, dans le royaume de Naples, en Espagne, au Portugal,
en Pologne, ce sont les souverains qui prennent l'initiative d'une transformation plus ou moins radicale des institutions, au service [56]
d'une conception plus humaine de la condition humaine. L'initiative
des réformes vient d'en haut. C'est le pouvoir qui entreprend de modifier l'ordre établi, le plus souvent sans y être contraint par la pression
d'une opinion publique, encore inerte dans la plupart des cas. Joseph
II, Catherine II, ainsi que les souverains et les ministres réformateurs
un peu partout, se heurteront à la résistance des privilégiés, sans guère
obtenir l'approbation des masses, passives et incompréhensives. La
volonté d'un changement politique doit pourtant être interprétée comme un des aspects du take off de l'Europe moderne, de la rupture des
traditions et du genre de vie sous l'impulsion de la naissante révolution économique et technique.
Les souverains, qui voulaient changer la vie, parviendront tout au
plus à transformer l'administration dans le sens de la centralisation et
de la rationalisation. La grande peur internationale suscitée par la révolution de France étouffera bientôt les velléités de libéralisme et
d'humanité affirmées un peu partout. Le despotisme éclairé, qui n'était
pas despotique, a laissé en héritage à l'Europe moderne le despotisme
bureaucratique, qui n'est pas éclairé. L'expérience du réformisme monarchique se solde par un échec ; elle est tournée ou devancée par
l'expérience révolutionnaire. À l'initiative venue d'en haut, qui se
heurte aux forces d'inertie des pouvoirs intermédiaires et à l'apathie
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
68
des masses, s'oppose l'initiative venue d'en bas, qui recourt à la violence pour détruire un ordre fondé en tradition seulement, et non en
raison.
La révolution apparaît comme la limite à laquelle aboutit l'exigence des Lumières, portée à son plus haut degré d'exaspération. L'art de
gouverner selon les voies institutionnelles est une longue patience ; la
révolution lui oppose la flambée d'une impatience totalitaire, qui prétend donner le pouvoir à la justice et à la vérité, par la grâce d'un sursaut dont l'efficacité se veut eschatologique. Le rayonnement des Lumières, déployé sur l'Occident, culmine ainsi en un embrasement général. La Révolution des peuples échouera, comme avait échoué la
Réforme des rois. Mais de ces expériences naîtra un monde nouveau ;
surtout, la mémoire collective des gouvernants et des gouvernés
conservera le souvenir des expériences du siècle des Lumières, comme autant de précédents propres à orienter la conduite de ceux qui ont
charge de diriger les États ou de mener les peuples. L'Europe réactionnaire de la Sainte-Alliance et l'Europe libérale ou socialiste des
opposants s'inspirent chacune à sa manière des grandes leçons de l'âge
des Lumières.
Cette chronologie des Lumières doit être complétée par une géographie culturelle. Car l'Europe nouvelle rassemble sans distinction de
frontières un nombre assez important d'esprits occidentaux autour de
certaines idées communes. Mais la constitution d'un ordre de référence pour la pensée n'empêche nullement la persistance des particularismes culturels, liés à la diversité des régimes politiques et des traditions spirituelles. Les idées circulent de Pétersbourg à Naples et de
Vienne à Londres ; ce sont les mêmes idées, dans la mesure [57] où
elles présentent aux hommes de partout des foyers intelligibles de référence ; mais les hommes de partout ne sont pas des hommes de nulle
part. Si l'on met à part certains Européens exemplaires comme le prince de Ligne ou le prince Eugène, qui signait « Eugenio von Savoie »,
revendiquant ainsi des appartenances italiennes, françaises et germaniques, le cas général est celui d'individus enracinés dans leur terroir,
pour lesquels l'Europe représente un point d'arrivée, non un point de
départ.
L'Europe de la pensée ne doit pas être présentée comme un no
man’s land où chacun pénétrerait après avoir symboliquement renoncé aux caractéristiques liées à son identité nationale. Les contextes
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
69
mentaux varient d'une région à l'autre. Voltaire incarne, en dépit de
ses absences forcées, la quintessence de l'esprit parisien. Hume reste
un Britannique, et plus exactement un Écossais, à qui il arrive de se
sentir plus à l'aise à Paris qu'à Londres. Floridablanca et Jovellanos,
libéraux, demeurent des Espagnols fortement imprégnés par le climat
mental de la Péninsule, cependant que Stanislas Auguste Poniatowski,
quelle que soit l'idéologie dont il se réclame, réagit en Polonais. Vico,
prophète de la philosophie de l'histoire, demeure un homme de Naples
dont les évidences premières ne peuvent être assimilées à celles d'un
Lessing ou d'un Herder. L'historien, obligé par les convenances à parler d'eux dans un même chapitre, néglige certaines des conditions fondamentales de leurs réflexions respectives.
Michelet fit précéder son Histoire de France d'un tableau géographique évoquant, région par région, le paysage physique et humain de
chacun des terroirs que fédère la nation française. Robert Minder intitulait Allemagnes et Allemands une analyse différentielle des sensibilités intellectuelles qui s'affirment dans le déploiement de l'espace germanique. « Derrière la notion de la Saxe, de la Westphalie, de la
Souabe, telles que les définit le géographe par exemple, écrivait-il,
nous essaierons d'atteindre autre chose qui n'existe et ne peut exister
que dans la tête d'un Allemand (en tant qu'habitant d'un pays déterminé, non en tant qu'Allemand) : l’image affective ; à la fois intense et
diffuse, qu'un homme porte en lui de sa patrie 50. » Un tel « ensemble
de données affectives communes » 51 constitue, pour chaque individu
particulier, un résidu irréductible. « D'Annunzio a pu chanter la France, et Barrés être un amoureux de Venise : ils n'en restent pas moins,
en dépit d'affinités certaines, l'un essentiellement Italien, l'autre Français. Et si Goethe — éveillé tout jeune à l'amour de l'Italie par les magnifiques gravures qui ornaient l'escalier de la maison paternelle et par
les propres récits de son père — a considéré plus tard son séjour dans
ce pays comme le moment le plus heureux de sa vie, il ne s'en est pas
moins trouvé, à Rome, artiste allemand, écrivant en allemand pour un
public auquel l'unissaient non seulement les liens de la langue, mais
50
51
Robert Minder, Allemagnes et Allemands, t. I, éditions du Seuil, 1948, p. 13.
Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
70
encore ceux plus profonds, plus indestructibles, [58] des mêmes expériences ancestrales, des mêmes réactions nationales 52. »
Le cas de l'Allemagne n'a rien d'exceptionnel. Un petit pays comme la Suisse défie toute compréhension unitaire dans le domaine
culturel. La diversité irréductible des langues exprime une diversité
des mentalités ; la sensibilité intellectuelle n'est pas la même en pays
romand et en pays germanique, à Zurich ou dans les Vieux Cantons,
ou encore dans le Tessin, au parler italien. L'unité mentale helvétique,
qui est un fait, s'établit par delà le défi des particularismes régionaux.
La Suisse existe ; elle est un des foyers de l'Europe, en dépit de sa diversité intrinsèque, et peut-être à cause de cette diversité, qui fait d'elle une terre d'accueil et de refuge pour les idées des hommes de tous
les pays d'alentour.
Pareillement, la culture italienne se dissocie, dès qu'on l'approche,
en une mosaïque de territoires qui ont sauvegardé à travers l'histoire,
et jusqu'à nos jours, leur originalité propre en matière de sensibilité
esthétique et intellectuelle. L'unité italienne, réalisée tardivement au
XIXe siècle, si elle a constitué un corps politique, n'a pas supprimé les
disparités intrinsèques et les tensions qui différencient, et parfois opposent, Turin et Milan, Venise et Florence, ou encore Rome, Naples et
Palerme. Même les vieux pays, qui ont connu avant les autres l'organisation centralisée de l'État, n'ont jamais effacé de leur territoire, heureusement, ces tendances centrifuges qui donnent à penser que le
Royaume Uni n'est pas exempt des tentations particularistes. Continuateurs de l'œuvre de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV, les
Montagnards ont fait prévaloir en France l'hégémonie de Paris sur un
pays dont les départements étaient aussi interchangeables que les citoyens. Mais cette homogénéité géométrique n'a pu être établie qu'au
prix de la Terreur qui a écrasé le fédéralisme girondin. Napoléon a
parachevé l'œuvre de la Convention sans parvenir à étouffer les voix
intérieures de la diversité française.
La pensée européenne ne peut être présentée comme l'expression
harmonieuse d'une Europe unitaire, voix unique d'un seul corps. L'Europe qui se cherche à l'âge des Lumières, comme elle se cherche encore aujourd'hui, demeure une Europe en intention et en vocation ; elle
doit d'abord, pour se joindre, nier les restrictions territoriales qui défi52
Ibid, p. 14.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
71
nissent ses conditions de départ. L'Europe culturelle se présente comme l'association d'êtres nationaux eux-mêmes dissociés. Pour être ainsi la résultante d'aspirations intrinsèquement différentes, cette volonté
culturelle n'en a pas moins sa personnalité propre, et son indéniable
grandeur. Encore faut-il apprendre à identifier les voix originales qui
composent le concert européen. Du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest,
les conditions d'existence spirituelle varient d'une région à l'autre ; la
compréhension des contextes régionaux apporte une lumière indispensable à la reconstitution de l'espace mental.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
72
[59]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre II
LA FRANCE
Retour à la table des matières
Le commissaire de l'Inquisition à Cadix, dans un rapport de 1776,
souligne le médiocre effet des efforts de la censure dans l'une des
principales places du commerce espagnol : « On continue à vendre
des livres interdits dans les librairies françaises de la ville ; on en
trouve d'autres dans les boutiques espagnoles. Toute la ville en est
pleine... 53 » Cet aveu d'impuissance de la sainte Inquisition devant la
marée des ouvrages condamnés qui inonde l'intelligentsia ibérique
atteste la prédominance de la pensée française en Europe à partir du
milieu du XVIIIe siècle. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, l'Encyclopédie bientôt relayée par l’Encyclopédie méthodique lancée par Panckoucke, l’Ami des Hommes du marquis de Mirabeau sont accueillis
comme la révélation d'un nouvel ordre de la pensée. « Il n'est pas jusqu'à l'Histoire philosophique des Indes — si violemment hostile, et
même injurieuse pour l'Espagne et son œuvre américaine — qui ne
53
Cité dans Marcelin Desfourneaux, Tradition et Lumières dans le « Despotismo ilustrado », in Utopie et Institutions au XVIII e siècle, Mouton, 1963,
p. 23.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
73
soit traduite, au prix de quelques retouches, par le duc d'Almodovar,
ancien ambassadeur d'Espagne à Lisbonne et à Londres 54. »
Si les livres français sont traduits en espagnol, en italien, en allemand et en anglais, ils sont également publiés ou contrefaits dans leur
langue originale en Suisse, à Kehl, à Deux Ponts, en Hollande et ailleurs. L'Europe française est peut-être un mythe, mais il est vrai
qu'une bonne partie de l'Europe a fait accueil aux Lumières dans leur
version française. Il serait impossible d'écrire l'histoire de l'intelligence européenne non seulement en Espagne, mais au Portugal, en Russie, en Pologne, en Prusse et ailleurs, si l'on supprimait par la pensée
les œuvres maîtresses des philosophes français, et leur influence sur
les publics locaux. Dans la mesure où l'apport français à la culture des
Lumières peut revendiquer une prépondérance au moins relative, il
semble que la géographie mentale du XVIIIe siècle doit commencer
par l'étude des singularités de la situation intellectuelle en France.
À la fin du XVIIe siècle, le pays le plus avancé d'Europe dans l'ordre de la réflexion philosophique et politique n'est pas la France, mais
l'Angleterre, qui, grâce aux efforts de la Société Royale de Londres et
au génie de Newton, détient également le leadership scientifique. [60]
Mais cette avance intellectuelle est la suite, et peut-être le résultat,
d'une longue série de troubles civils qui ont déchiré les îles Britanniques. La puissance anglaise, dans l'ordre économique et diplomatique
date seulement du XVIIIe siècle ; elle s'affirmera lorsque les énergies
britanniques, au lieu de se déchirer mutuellement, partiront ensemble
à la conquête du monde.
Au contraire, la France, dans la seconde moitié du XVIIe siècle,
donne au reste de l'Europe l'exemple prestigieux d'une synthèse politique et culturelle, patiemment élaborée par le pouvoir monarchique. La
construction administrative s'appuie sur une démographie puissante,
qui fait de la France, et de loin, le pays le plus peuplé d'Europe. Le
royaume comptait, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, une
vingtaine de millions d'habitants, près de 40 au kilomètre carré. Ce
chiffre devait s'élever sensiblement après le milieu du siècle pour atteindre 25 ou 26 millions au moment de la Révolution française ; cette
poussée démographique expliquerait le dynamisme des armées révolutionnaires, issues de la levée en masse. Vers 1750, la population
54
Ibid., p. 238.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
74
globale de l'Europe aurait été seulement de 67 à 68 millions d'hommes. Aux environs de 1700, « l'Angleterre comptait entre 5 et 6 millions d'habitants, l'Espagne entre 6 et 8, l'ensemble des possessions
des Habsbourg de Vienne peut-être 8 » 55. Seule la Russie est plus
peuplée que la France, mais la masse de ses peuples, dispersés sur
d'immenses étendues, en état de sous-développement et de souséquipement par rapport aux pays d'Occident, n'exerce pas de pression
sensible sur la culture européenne.
L'exemple de la Russie prouve que la population n'est pas tout. Le
poids de la France, transcendant les données démographiques, est lié à
l'œuvre exemplaire de la monarchie et à la synthèse française de la
culture classique. C'est en 1687 que la lecture par Charles Perrault, à
l'Académie française, de son poème : Le Siècle de Louis le Grand déclenche la polémique connue sous le nom de « Querelle des Anciens
et des Modernes ». Dès 1687, c'est-à-dire à peu près exactement au
milieu du règne personnel de Louis XIV, un contemporain, qui est
aussi un courtisan, estime que le Roi Soleil a marqué son siècle d'une
empreinte ineffaçable. Louis XIV vivra encore près de trente ans ; cette longévité sera un autre élément en faveur de son entreprise, dont il
reste jusqu'à la fin le souverain maître d'œuvre. La vieillesse du monarque verra s'affirmer l'échec militaire, diplomatique et économique.
Mais cet échec même dans le domaine international servira le prestige
culturel de la France ; on l'admirera d'autant plus librement que l'on
n'aura plus à la redouter.
Le modèle français du Siècle de Louis XIV a été la première version de cette grande espérance qui devait s'affirmer dans le thème de
l’âge des Lumières. Charles Perrault retrouvait, dans son poème, le
schéma d'une philosophie de l'histoire culturelle de l'humanité qui distingue dans le cours des temps, des siècles d'or, des années jubilaires,
[61] où se consomme une réussite exceptionnelle, en attendant la décadence qui suivra. Pensée fort ancienne, liée à la canonisation des
auteurs classiques pour l'enseignement. Le mythe pédagogique des
âges d'or culturels distingue des époques fécondes en chefs-d'œuvre,
sur lesquels est appelée à se concentrer l'attention des maîtres et des
élèves. Périclès à Athènes, Auguste à Rome figurent les centres de
brillantes constellations culturelles ; des artistes, des écrivains de gé55
Pierre Goubert, L'Ancien Régime, A. Colin, 1969, pp. 37-38.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
75
nie semblent avoir été suscités par le mérite propre des grands nommes politiques. La remise en honneur de la culture antique par la Renaissance pose la question de savoir si l'humanisme classique est
condamné à regarder en arrière, sous le coup d'une invincible nostalgie, ou si l'homme des temps nouveaux, libéré des contraintes médiévales, peut prétendre réaliser à son tour des œuvres exemplaires. À
cette interrogation, la Renaissance donnait une première réponse : les
peintres et les sculpteurs, les architectes, les poètes de l'Italie renaissante fondent une nouvelle tradition qui s'impose, dans sa validité
exemplaire, aux initiatives créatrices de l'Occident.
Charles Perrault revendique pour la France de Louis XIV l'honneur
d'avoir défini un nouveau prototype culturel ; les chefs-d'œuvre de
l'école française de 1660 semblent, dès 1687, constituer un patrimoine
d'une richesse comparable à l'héritage des périodes les plus heureuses
de l'histoire. La dispute des Anciens et des Modernes oppose les tenants du passé à ceux qui estiment que les accomplissements du présent apportent un honneur au moins égal à l'esprit humain. Les Modernes peuvent rivaliser avec les Anciens dans le domaine des lettres
et des arts ; ils l'emportent sans discussion en ce qui concerne l'avancement des sciences. Le thème d'un nouveau départ de la civilisation
en Occident se trouve déjà formulé dans l'œuvre de Bacon. Le poème
de Charles Perrault reprend l'affirmation fondamentale du philosophe
anglais. Mais ce qui n'était chez lui qu'un acte de foi dans l'avenir devient, chez l'académicien français, un inventaire des résultats acquis.
Le XVIIe siècle finissant peut, en toute bonne conscience, déposer son
bilan devant le tribunal de l'histoire. Charles Perrault développe son
argumentation dans le Parallèle des Anciens et des Modernes en ce
qui concerne les arts et les sciences, publié à partir de 1688, et dans le
catalogue des Hommes illustres qui ont paru en France pendant le
XVIIe siècle (1701).
Aux yeux mêmes des contemporains la France propose à l'Europe
les éléments d'un nouveau classicisme. Perrault reconnaît qu'il existe
en Angleterre aussi des savants, des revues scientifiques et une académie des Sciences dont les mérites ne sont pas inférieurs à ceux des
institutions françaises correspondantes, mais la prépondérance française en matière de littérature et d'art lui permet de placer la situation
culturelle dans son ensemble sous le patronage de « Louis le Grand ».
Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, ne fera que reprendre, au mi-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
76
lieu du XVIIIe siècle, la formule de son devancier, tout en établissant
une continuité de signification entre le règne de Louis XIV et l'âge des
Lumières qui l'a suivi.
[62]
« On veut essayer de peindre à la postérité non pas les actions d'un
seul homme, mais l'esprit des hommes dans le siècle le plus éclairé
qui fut jamais » 56, déclare Voltaire, en présentant son entreprise historique. L'épithète « éclairé » s'applique non pas au XVIIIe siècle,
mais déjà, par anticipation, au XVIIe comme si les Lumières s'y
étaient déjà affirmées. Au jugement de Voltaire, et de bon nombre des
meilleurs esprits de son temps, c'est le XVIIe siècle français qui doit
être reconnu comme le « grand siècle », le siècle par excellence de la
culture moderne.
Voltaire énumère les « quatre âges heureux (...) où les arts ont été
perfectionnés et qui, servant d'époque à la grandeur de l'esprit humain,
sont l'exemple de la postérité » 57. Le premier est celui de Philippe et
d'Alexandre, et encore de Périclès ; le second est celui de César et
d'Auguste. Puis, après la longue interruption de la « barbarie » médiévale, vient l'éclosion renaissante : « c'était le temps delà gloire de l'Italie », mais cette gloire ne put pas s'étendre à l'Europe entière. « Le 4e
siècle est celui qu'on nomme le siècle de Louis XIV, et c'est peut-être
celui des quatre qui approche le plus de la perfection. Enrichi des découvertes des trois autres, il a plus fait en certains genres que les trois
ensembles. Tous les arts, à la vérité, n'ont point été poussés plus loin
que sous les Médicis, sous les Auguste et sous les Alexandre ; mais la
raison humaine s'est perfectionnée. La saine philosophie n'a été
connue que dans ce temps ; et il est vrai de dire qu'à commencer depuis les dernières années du cardinal de Richelieu jusqu'à celles qui
ont suivi la mort de Louis XIV, il s'est fait dans nos arts, dans nos esprits, dans nos mœurs, comme dans notre gouvernement, une révolution générale qui doit servir de marque éternelle à la véritable gloire
de notre patrie. Cette heureuse influence ne s'est même pas arrêtée en
France ; elle s'est étendue en Angleterre ; (...) elle a porté ce goût en
Allemagne, les sciences en Russie ; elle a même ranimé l'Italie qui
56
57
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV (1751), chap. I, Introduction ; Œuvres, Lahure-Hachette, 1859, t. VIII, p. 493.
Ibid., p. 494.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
77
languissait et l'Europe a dû sa politesse et l'esprit de société à la cour
de Louis XIV 58. »
L'admiration de Voltaire pour Louis XIV, roi absolu, despote intolérant, dont la politique intérieure et extérieure abonde en fautes ruineuses pour le pays, a de quoi surprendre. Ce jugement sans nuance
s'accompagne, pour toutes sortes de raisons, de considérables restrictions mentales. Le point capital pour Voltaire, qui semble retrouver les
jugements de Fontenelle, est sans doute l'idée que « la raison humaine
en général s'est perfectionnée ». Le mot de « révolution » employé
pour caractériser ce progrès atteste que, pour Voltaire, le temps des
Lumières est bien antérieur au XVIIIe siècle : « le siècle que j'appelle
de Louis XIV, dit-il, (...) commence à peu près à l'établissement de
l'Académie française » 59, événement qui remonte à [63] 1635, c'est-àdire avant même la naissance du Grand Roi (1638). Un nouveau climat mental a été créé, si bien que l'auteur du Siècle de Louis XIV découvre une continuité entre les initiatives culturelles du XVIIe siècle et
l'entreprise de l’Encyclopédie, bilan de l'âge des Lumières : « le siècle
passé, écrit-il encore, a mis celui où nous sommes en état de rassembler dans un corps, et de transmettre à la postérité le dépôt de toutes
les sciences et de tous les arts, tous poussés aussi loin que l'industrie
humaine a pu aller ; et c'est à quoi a travaillé une société de savants
remplis d'esprits et de lumières. Cet ouvrage immense et immortel (...)
a été commencé par messieurs d'Alembert et Diderot » 60.
Il peut paraître singulier que l’Encyclopédie soit présentée comme
l'accomplissement de l'œuvre culturelle de Louis XIV. On ne peut
pourtant imaginer que Voltaire ait simplement cédé au désir de faire
un peu de propagande pour la grande machine de guerre, lancée par
l'équipe des philosophes au moment où il publie son ouvrage historique. Toutes réserves faites sur les complicités et les prudences indispensables, il faut admettre que les artisans français des Lumières se
sentent les héritiers, et les continuateurs, d'un nouveau cours de la
culture, souverainement affirmé dans la floraison du classicisme fran58
59
60
Ibid., pp. 494-495.
P. 495.
Siècle de Louis XIV, Liste raisonnée des enfants de Louis XIV, des princes
de la maison de France de son temps, des souverains contemporains, des
maréchaux de France, des ministres, de la plupart des écrivains et des artistes qui ont fleuri dans ce siècle, fin op. cit., p. 493.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
78
çais. Néfaste en politique, l'œuvre de Louis XIV est sauvée par la détermination d'un style de vie et de pensée qui s'est imposé à l'Europe
moderne.
Dans le corps de son ouvrage, Voltaire accorde d'ailleurs une importance relativement considérable aux campagnes militaires, aux victoires et défaites. Il souligne le caractère inhumain des persécutions
contre les Réformés. Ces ombres au tableau ne l'empêchent pas de
réaffirmer que « ce siècle heureux (...) vit naître une révolution dans
l'esprit humain » 61, ce qui paraît être le point essentiel. « Tous les
genres de science et de littérature ont été épuisés dans ce siècle, dit-il
encore ; et tant d'écrivains ont étendu les lumières de l'esprit humain
que ceux qui, en d'autres temps, auraient passé pour des prodiges, ont
été confondus dans la foule 62. » La précellence française n'est pourtant pas universelle : « La saine philosophie ne fit pas en France d'aussi grands progrès qu'en Angleterre et à Florence ; et si l'Académie des
Sciences rendit des services à l'esprit humain, elle ne mit pas la France
au-dessus des autres nations. Toutes les grandes inventions et les
grandes vérités vinrent d'ailleurs 63. » Le même Voltaire qui revendique une priorité d'honneur pour le classicisme français n'hésite pas à
reconnaître que « la raison humaine (...) est née dans ce siècle en Angleterre » 64. L'auteur du Siècle de Louis XIV a rapporté d'outreManche l'enseignement des Lettres philosophiques ou Lettres [64]
anglaises (1734), où il donne en exemple à son pays les Lumières britanniques en matière de science, de philosophie, de politique et de religion.
Dès lors, on est en droit de se demander quel fut, aux yeux de Voltaire, l'apport irremplaçable du Siècle de Louis XIV. Après avoir souligné que les « inventions » et les « vérités » vinrent d'ailleurs, Voltaire
ajoute : « mais, dans l'éloquence, dans la poésie, dans la littérature,
dans les livres de morale et d'agrément, les Français furent les législateurs de l'Europe » 65. Ainsi la place d'honneur attribuée à la France de
Louis XIV semble se justifier en fin de compte par l'abondance de la
61
62
63
64
65
Op. cit., chap. XXXI, éd. citée, t. IX, p. 191.
Ibid., p. 194.
Chap. XXXII, p. 195.
Dictionnaire philosophique, article Newton et Descartes.
Siècle de Louis XIV, chap. XXXII, p. 195.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
79
production littéraire, correspondant à la formation d'un public suffisamment étendu : « parmi cette multitude de médiocres écrits, mal
devenu nécessaire dans une ville immense, opulente et oisive (...), il se
trouve de temps en temps d'excellents ouvrages, ou d'histoire ou de
réflexions ou de cette littérature légère qui délasse toutes sortes d'esprits. La nation française est de toutes les nations celle qui a produit le
plus de ces ouvrages. Sa langue est devenue la langue de
pe 66... »
Publié d'abord à Berlin, où Voltaire est l'invité de Frédéric II, le
Siècle de Louis XIV est peut-être l'œuvre d'un suspect, désireux de
rentrer en grâce auprès des autorités de son propre pays. Mais par delà
certaines concessions à l'esprit courtisan, l'ouvrage demeure un examen de conscience européen, par un témoin qui ne peut se permettre
de déformer la vérité sans s'exposer à de justes critiques. Toutes corrections faites, l'œuvre exemplaire de Louis XIV a surtout consisté à
faire des belles lettres et des arts une affaire d'État. Le souverain français a pris en régie cette partie de l'activité nationale, imitant, avec les
moyens d'une puissante monarchie, l'exemple des princes italiens de
la Renaissance. En dépit de ses insuffisances et de ses erreurs,
Louis XIV a réalisé en France une œuvre d'éducation nationale, en
créant un public doué d'une sensibilité esthétique et intellectuelle, qui
n'a pas son pareil en Occident.
L'éloge par Voltaire du Siècle de Louis XIV, si paradoxal qu'il
puisse paraître, n'est pas sans fondement. « Nous avons assez insinué
dans tout le cours de cette histoire que les désastres publics dont elle
est composée, et qui se succèdent les uns aux autres presque sans relâche, sont à la longue effacés des registres des temps. Les détails et les
ressorts de la politique tombent dans l'oubli ; les bonnes lois, les instituts, les monuments produits par les sciences et par les arts subsistent
à jamais 67. » Ces quelques lignes noyées dans la masse de l'œuvre en
donnent le sens. Voltaire a voulu présenter au monde « un tableau fidèle des progrès de l'esprit humain chez les Français dans ce siècle qui
commença au temps du cardinal de Richelieu, et qui finit de nos jours.
Il sera difficile qu'il soit surpassé, et s'il l'est en [65] quelques genres,
66
67
Ibid., p. 206.
Chap. XXXIV, pp. 209-210.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
80
il restera le modèle des âges encore plus fortunés qu'il aura fait naître » 68.
Il y a donc, dans le domaine français, une articulation entre le siècle de Louis XIV et l'âge des Lumières, bien que le souverain de Versailles ne puisse nullement passer pour un monarque éclairé. En mettant la littérature, les arts et les sciences à l'ordre du jour, sous la protection et la surveillance du pouvoir, le roi ne songeait qu'à développer
des attributs de sa propre grandeur. Mais il a ainsi lancé un mouvement qui ne devait trouver sa véritable portée qu'après qu'il aurait luimême disparu. On peut donner en exemple la création par Colbert, dès
1663, d'une commission de quatre membres destinée à mettre au point
les inscriptions et devises destinées aux constructions royales et aux
médailles commémoratives. Ce groupe, qui aurait reçu de Mme de
Montespan le nom de « Petite Académie », avait donc pour tâche de
travailler à la propagande monarchique. Étroitement surveillés par les
pouvoirs publics, les « académiciens » en question se consacrèrent à
ce programme restreint jusqu'aux dernières années du XVIIe siècle.
Avant même la fin de Louis XIV, une réforme, approuvée en 1713, et
mise en application en 1716, transforma la « Petite Académie » en une
Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres, composée de 40
membres et qui devint dès lors le centre de la recherche philosophique
et érudite 69. Cette conversion d'une tâche courtisanesque à la libre
entreprise historique et critique dotait la France d'un sénat de l'érudition, sans exemple dans les pays étrangers. Colbert et Louis XIV
n'avaient pas voulu cela, mais c'est leur initiative qui avait rendu la
nouvelle institution possible.
La mort de Louis XIV fut ressentie en France comme une libération. Massillon, dans son oraison funèbre du roi défunt, n'a pas, pour
caractériser le « siècle de Louis XIV », les mêmes accents que Voltaire : « Mais hélas ! triste souvenir de nos victoires, que nous rappelezvous ? (...) un siècle entier d'horreur et de carnage (...), nos campagnes
désertes, et au lieu des trésors qu'elles renferment dans leur sein, n'offrant plus que des ronces (...), les arts à la fin sans émulation, le commerce languissant... » Le prédicateur dénonce les fastes stériles de la
68
69
Chap. XXXIII p. 209.
Cf. Alfred Maury, L'ancienne Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2e
éd., 1864.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
81
cour royale : « La simplicité des anciennes mœurs changea (...) Le
luxe, toujours précurseur de l'indigence, en corrompant les mœurs,
trahit la source de nos biens ; les arts, en flattant la curiosité, ont enfanté la mollesse 70. » Ce procès fait à Louis XIV reprend une argumentation qui se trouvait dans les écrits privés de Fénelon et aussi,
sous les espèces de la fiction romanesque, dans le Télémaque, paru en
1699. Les contemporains du Grand Siècle voyaient de plus près que
Voltaire l'« envers du Grand Siècle ». La Bruyère, Vauban, SaintSimon [66] ont exprimé la protestation de la conscience contre les excès de l'absolutisme monarchique.
La disparition du vieillard de Versailles, après plus d'un demisiècle d'autocratie, marque pour la France la fin d'une longue attente ;
elle annonce une grande espérance. On peut considérer comme symbolique l'acte du Parlement de Paris, une dizaine de jours après la
mort du roi, annulant son testament. Ce geste de rupture signifie que
la France veut tenter sa chance selon des formules inédites. Cette
brusque décompression s'affirme dans l'expérience de décentralisation
du pouvoir que réalise le système de la Polysynodie, mis au point par
certaines des meilleures têtes du royaume. Dans l'ordre économique,
pour échapper au marasme, le nouveau pouvoir confie à Law la direction d'une expérience financière qui suscite un engouement général.
Mais les espérances d'un new deal, seront rapidement déçues. La
Polysynodie, qui devait limiter l'absolutisme, s'avère impraticable ;
quant au système de Law, il aboutit à une faillite sans précédent. Les
réalités politiques et économiques se dérobent aux prises d'une intelligence par trop chimérique. Le pouvoir se méfiera désormais des philosophes et de leurs projets ; la France sera gouvernée par des politiciens sans illusions, soucieux de remédier à des situations difficiles
tout en maintenant la prééminence du despotisme royal. Il y aura des
rois philosophes un peu partout en Europe, en Prusse, en Pologne, en
Espagne, en Russie, et même en Lorraine ; mais aucun philosophe ne
montera sur le trône de France.
Louis XV régnera de 1715 à 1774 ; ce règne presque aussi long
que celui de Louis XIV est une malchance pour le pays, car le pouvoir
70
Massillon, Oraison funèbre de Louis XIV ; dans Albert Cherel, De Télémaque à Candide ; Histoire de la littérature française, sous la direction de J.
Calvet, t. VI, de Gigord, 1933, p. 161.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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vieillit avec celui qui le détient, et se sclérose. Le roi n'était pas un
méchant homme ; sa bonne volonté ne fait pas de doute, mais plutôt sa
volonté. Sa mollesse et son scepticisme vite désabusé l'empêchent de
considérer les devoirs de sa charge avec l'esprit de civisme et les intentions humanitaires chères aux philosophes. En 1774, au moment où
les Lumières se trouvent au pouvoir partout en Europe, le jeune
Louis XVI semble offrir à la France une chance de renouveau ; quelques années auparavant, le nouveau souverain avait imprimé de ses
propres mains un choix de maximes politiques extraites du Télémaque. De hautes responsabilités gouvernementales sont confiées à Turgot, encyclopédiste, économiste apparenté aux Physiocrates, et excellent administrateur. Mais l'expérience Turgot dure à peine deux ans.
Le ministre est congédié dès le milieu de 1776, et les réformes libérales qu'il avait accomplies sont abolies. Minée du dedans par les difficultés financières, la France ne parvient pas à échapper à ses contradictions. La crise suscite le recours à la convocation d'États Généraux,
institution en sommeil depuis très longtemps. Cette mesure revêt la
forme d'un véritable appel à la nation ; éveillée par le choc, une opinion publique s'affirme, radicalement opposée aux institutions existantes, qui paraissent la seule source du désordre dont souffre le pays.
Cette prise de conscience aboutit très vite à la [67] Révolution ; la
monarchie de droit divin n'est plus qu'une fiction qui s'effondre d'un
seul coup devant la révélation d'une volonté générale façonnée par les
idéologies nouvelles.
Ce cours des choses n'a rien de surprenant. Si la monarchie absolue
a cédé, en France et non ailleurs, c'est parce qu'elle a résisté, en France plus qu'ailleurs, aux idées nouvelles, qui étaient pourtant, en bonne
part, des idées françaises. La Révolution s'était faite dans les esprits
bien avant de triompher dans la rue. Le recours à l'insurrection s'impose, dans la mesure où il est impossible d'agir par d'autres voies sur
le pouvoir. Diderot conseille Catherine de Russie, lui fournit des idées
et des projets de toute espèce, Voltaire est l'hôte d'honneur de Frédéric
de Prusse, Rousseau fait des plans pour le gouvernement de la Pologne ou de la Corse, l'Encyclopédie est reçue avec respect dans les pays
du Sud de l'Europe. En France même, ces consulteurs internationaux
sont des suspects, voués à la censure, à la persécution, à l'exil et à la
prison.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
83
Les Lumières sont, pour les penseurs français, un article d'exportation. Il y a un public national, mais cette consommation intérieure ne
se fait qu'à, titre privé ; les autorités ne voient dans cette fermentation
intellectuelle que les symptômes d'une libre pensée dangereuse pour le
trône et l'autel. La répression contre l'esprit nouveau implique un tel
aveuglement que les autorités chargées de l'appliquer en viennent à
douter de la justice de leur cause, et se font souvent complices, activement ou passivement, du mouvement qu'elles devaient poursuivre.
Mme de Pompadour protège l'entreprise de l’Encyclopédie à la cour
de Versailles, et Malesherbes, directeur de la librairie à partir de 1750,
chargé de la répression de la pensée subversive, est lui-même un ami
de cette pensée. Voltaire, Diderot, Rousseau et leurs confrères, honnis
par les autorités ecclésiastiques, poursuivis par la police et soumis à
toutes sortes de brimades, comptent des amis et des protecteurs dans
la plus haute aristocratie du royaume.
Le statut des Lumières en France est donc particulièrement ambigu. Loin d'être reconnues d'utilité publique, elles sont officiellement
considérées comme un danger public, tout en bénéficiant de complicités nombreuses dans l'opinion générale. C'est pourquoi, dans la mesure où elle est exposée à la répression, la pensée des philosophes français sera volontiers agressive. A Paris, la pensée libre est une pensée
contre ; vu de Paris, le XVIIIe siècle est l'âge de la critique systématique de l'Église et du Pouvoir, l'âge de la lutte contre l'intolérance et
l'arbitraire. Impossible, ou à peu près, sous Louis XIV, dont l'autorité
était réellement absolue, la dénonciation du despotisme se fait d'autant
plus violente que le despotisme s'affaiblit. Au temps du Grand Roi,
Versailles est la capitale du royaume ; sous Louis XV, Paris redevient
le centre de la vie française. C'est là, dans les salons, dans les cafés
que s'élabore une opinion publique indépendante, et capable de défier
toutes les autorités établies.
À Londres, à Berlin, à Weimar, à Edimbourg, à Varsovie, à Genève ou à Zurich, à Naples, Madrid et Lisbonne, l'éveil de l'intelligence
[68] critique ne se heurte pas à une fin de non-recevoir de la part des
autorités en place. Les souverains, les universités, loin de prendre parti contre l'esprit nouveau, comprennent la nécessité d'entrer en dialogue avec lui. L'affirmation des Lumières ne revêtira donc pas le caractère d'exaspération qu'elle présente souvent en France. L'anticléricalisme de Voltaire, le matérialisme militant d'Helvétius, de d'Holbach
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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et de leurs émules sont l'expression, ou la contrepartie, d'une situation
française et catholique. Le cri de guerre français « écrasons l'infâme »
est intraduisible en anglais ou en allemand. L'obstacle est aussi un
tremplin ; ce sont les résistances rencontrées qui font rebondir les
énergies en quête de renouveau. C'est parce que le régime officiel de
la France refuse toute réforme réelle que la France sera la patrie de la
Révolution. L'universalité des idées françaises au XVIIIe siècle est
liée pour une part à l'opposition qu'elles rencontrent sur le territoire
national. Si les philosophes avaient été écoutés par les autorités de
leur pays, ils auraient été moins avides de débouchés extérieurs ; l'accent de leur propagande en aurait été changé. Sans doute aussi le
XVIIIe siècle français ne se serait-il pas achevé dans l'apocalypse révolutionnaire. La culture française semble avoir gardé de cette époque
le caractère particulier que la liberté d'esprit ne peut s'affirmer que
dans l'opposition.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
85
[68]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre III
L’ANGLETERRE
Retour à la table des matières
La France a donné à la culture européenne du XVIIIe siècle le
moyen de communication d'une langue unitaire ; elle a fait lire un peu
partout les œuvres consacrées par ses écrivains au service de la raison
militante. Mais les Français qui pensent sont disposés à, reconnaître
une priorité d'honneur à l'apport anglais dans le développement des
Lumières. Le domaine proprement français serait celui des belles lettres et du goût artistique ; la pensée moderne tire d'ailleurs ses origines. « La France a pu produire des Descartes, des Malebranche, écrit
Frédéric II à, Voltaire, mais ni des Leibniz, ni des Locke, ni des Newton. En revanche, pour le goût, vous surpassez toutes les autres nations ; et je me rangerai sous vos étendards quant à ce qui regarde la
finesse du discernement, et le choix judicieux et scrupuleux des [69]
véritables beautés de celles qui n'en ont que l'apparence. C'est une
grande avance pour les belles lettres, mais ce n'est pas tout 71. »
Voltaire, dans ses Lettres philosophiques ou Lettres anglaises
(1734), défend la thèse que la vérité, interdite de séjour en France, est
71
Frédéric II, Lettre à Voltaire, 12 mai 1760, dans Lanson, Choix de lettres du
XVIIIe siècle. Hachette, p. 483.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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reconnue de plein droit en Angleterre. Nous aurions intérêt à suivre
l'exemple britannique dans le domaine de la tolérance religieuse, dans
celui de la recherche scientifique, et même dans l'ordre de la création
littéraire. Dans le chapitre de son essai consacré aux débuts de la vaccination, Voltaire conclut en ces termes : « Un évêque de Worcester a
depuis peu prêché à Londres l'inoculation ; il a démontré en citoyen
combien cette pratique avait conservé de sujets à l'État ; il l'a recommandée en pasteur charitable. On prêcherait à Paris contre cette invention salutaire, comme on a écrit vingt ans contre les expériences de
Newton : tout prouve que les Anglais sont plus philosophes et plus
hardis que nous. Il faut bien du temps pour qu'une certaine raison et
un certain courage d'esprit franchissent le Pas de Calais 72. »
L'exil de Voltaire en Angleterre a été pour lui un pèlerinage aux
sources. La pensée anglaise domine une période à laquelle elle a donné ceux qui furent ses grands inspirateurs : Bacon, sous l'invocation
duquel se place l'entreprise de l’Encyclopédie, Newton, dont le génie a
défini un régime d'universelle intelligibilité, et Locke, théoricien du
libéralisme politique et religieux. L'opinion de Voltaire est corroborée
par celle d'un autre maître à penser de l'Europe française, Montesquieu, selon lequel « l'Angleterre est à présent le plus libre pays qui
soit au monde, je n'en excepte aucune république ; j'appelle libre parce
que le prince n'a le pouvoir de faire aucun tort imaginable à qui que ce
soit, par la raison que son pouvoir est contrôlé et borné par un acte » 73... On lit dans l'Esprit des Lois que le peuple anglais « est le
peuple du monde qui a le mieux su se prévaloir à, la fois de ces trois
grandes choses : la religion, le commerce et la liberté » 74. On connaît
la fière devise que les patriotes français de 1792 affichaient à la frontière : « Ici commence le pays de la liberté. » Pour Montesquieu et
pour Voltaire, qui sont allés s'informer sur les lieux, le pays de la liberté se situe de l'autre côté de la Manche.
L'espace mental anglais apparaît aux continentaux, à bien des
égards, comme une île aux trésors, où les valeurs essentielles ont
72
73
74
Voltaire, Lettres philosophiques (1734), XI : Sur l'insertion de la petite vérole ; éd. G. Lanson, 2° éd., Didier, 1964, t. I, p. 136.
Montesquieu, Notes sur l'Angleterre (1728-1730) ; Œuvres, Bibliothèque de
la Pléiade, t. I, p. 884.
Esprit des lois, livre XX, chap. 7.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
87
trouvé refuge. Ce prestige moral et intellectuel se double d'une prééminence politique. Si le génie autocratique de Louis XIV a dominé le
Grand Siècle français, le XVIIIe siècle voit s'affirmer sur mer et sur
terre, et surtout dans les combinaisons de la diplomatie, la prépondérance anglaise. La nation britannique, en dépit de sa population inférieure à 10 millions d'habitants, pèse d'un poids décisif sur le devenir
de [70] l'Occident. Riche et active, l'Angleterre devance le reste de
l'Europe, sur le chemin de la révolution agronomique et de la révolution technique et industrielle. À la fin du XVIIIe siècle encore, et jusqu'à Waterloo, l'Angleterre, à l'abri de son insularité, sera le réduit de
la défense européenne contre la terrible menace de l'impérialisme napoléonien, devant lequel elle ne s'inclinera jamais. Par ses forces morales aussi bien que par ses ressources financières, elle tiendra en
échec et elle finira par briser les entreprises de la « grande nation ».
L'essor anglais est lié aux conditions politiques particulières qui
ont donné à ce pays une expérience et un statut uniques en Europe,
ainsi que le remarque Montesquieu. L'État français, depuis Henri IV, a
trouvé sa voie dans l'affermissement d'une légitimité monarchique de
droit divin, qui ne sera plus remise en question, du moins publiquement et à l'intérieur du royaume. Les récriminations des monarchomaques calvinistes et les protestations de Bayle sont le fait de mauvais
sujets, infidèles à la foi et au roi ; l'orthodoxie politique et religieuse
s'affirme avec la tranquille assurance de Bossuet, négateur impitoyable de toute liberté de penser. C'est pourquoi, dans le domaine français, tout non-conformiste est un suspect ; les Lumières ne peuvent
briller que sous le boisseau du pouvoir absolu, aux risques et périls
des intéressés. La libre pensée est une pensée clandestine : elle circule
en manuscrit ; elle s'imprime sous de faux noms ; éditée à l'étranger,
elle fait l'objet d'une contrebande active, qui ne va pas sans de réels
dangers.
La destinée de l'Angleterre a été différente. Au moment de la Réformation, Henri VIII finit par se prononcer en faveur d'une voie anglaise en matière de christianisme, conforme à une tradition britannique de particularisme religieux. Cette nationalisation de l'Église suscite la réaction de ceux qui veulent demeurer fidèles à, Rome. Les implications du politique et du religieux engagent le pays dans une suite
de dissensions, de révolutions et de guerres civiles, qui dureront plus
d'un siècle et demi. Trois camps au moins se disputent le pouvoir et
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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tenteront tour à tour l'expérience du gouvernement : les papistes, fidèles à Rome, et tenants, en politique, du droit divin des rois ; les anglicans qui, se réclamant d'une sorte de vocation nationale dans l'ordre
religieux, présupposent le consentement universel de la nation en faveur de l'Église et du Roi, et enfin les calvinistes, les presbytériens,
particulièrement puissants en Écosse, partisans d'un certain style de
démocratie religieuse, qui s'imposera avec la République de Cromwell.
L'originalité de la formule anglaise est qu'aucun des trois camps en
présence ne parviendra à, éliminer les deux autres d'une manière définitive. L'Église d'Angleterre l'emportera à la longue, mais il y aura
toujours des catholiques. Suspects toujours, persécutés parfois, ils
demeurent un parti non négligeable, fidèle à la dynastie en exil des
Stuarts. C'est seulement en 1746, à la bataille de Culloden, que le
danger papiste, en la personne du Prétendant Charles-Édouard, sera
définitivement vaincu. Quant aux non-conformistes d'inspiration [71]
calvinienne, ils demeurent nombreux et actifs dans la vie nationale ;
hors môme du royaume, ils iront coloniser la Nouvelle-Angleterre et
la Pennsylvanie. Guillaume d'Orange, appelé à régner par la révolution de 1688, est de formation calviniste ; quant à l'Électeur de Hanovre, choisi en 1714 pour succéder à la reine Anne sous le nom de
George Ier, c'est un luthérien dont les rapports avec l'anglicanisme ne
soulèvent pas de difficultés doctrinales.
Ces indications suffisent pour caractériser un climat politicoreligieux où le pluralisme de fait empêche la dominance de l'esprit
d'orthodoxie. Si l'on veut éviter l'exaspération de la guerre civile, il
faut, pour gouverner l'Angleterre, négocier des compromis, c'est-àdire substituer au monolithisme du droit divin, qui anéantit toute divergence, le pluralisme qui respecte la polyvalence de la vérité. « S'il
n'y avait en Angleterre qu'une religion, écrit Voltaire, son despotisme
serait à craindre ; s'il n'y en avait que deux, elles se couperaient la
gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses 75. »
La coexistence pacifique est l'école du dialogue, de la critique honnête
où chacun, écoutant l'autre sans abdiquer sa propre opinion, ne se croit
pas obligé de vouloir la mort de l'autre pour faire prévaloir son point
de vue. Les Lettres philosophiques s'ouvrent par un hommage aux
75
Lettres philosophiques, VI, Sur les Presbytériens ; éd. citée, t. I, p. 74.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Quakers en lesquels Voltaire, et après lui le XVIIIe siècle français,
révèrent des objecteurs de conscience, des pacifistes philanthropes,
honneur du genre humain. Le plus célèbre poète anglais du début du
siècle, Pope, est un catholique romain, qui d'ailleurs professe le déisme. L'illustre Newton est un unitarien, un arien, un socinien, qui met
en question la divinité du Christ, ce qui ne l'a pas empêché d'être honoré dans son pays comme un héros national.
Les Lumières, en France, s'affirment contre les pouvoirs, elles présentent en Angleterre le caractère de se développer au sein même de
l'ordre politique ou religieux. L'église d'Angleterre, bien loin d'exclure
ceux qui pensent librement, comprend dans son sein des tendances
très diverses ; dès lors les grands débats, comme celui du déisme dans
la première moitié du siècle, ne mettent pas en présence d'une manière
quasi-manichéenne l'église et ses adversaires ; ils opposent certains
hommes d'église à d'autres hommes d'église. Il peut arriver qu'un clergyman soit obligé de quitter l'église établie ; mais il trouvera une autre
église disposée à l'accueillir. En l'absence d'une Inquisition prononçant en dernier ressort le jugement de Dieu sur les hommes, les passions ne peuvent prendre un développement excessif. Les Anglais sont
les témoins étonnés et quelque peu choqués des combats que se livrent
en France cléricaux et anticléricaux.
Selon le témoignage de Diderot, « la première fois que M. Hume
se trouva à la table du baron (d'Holbach), il était assis à côté de lui. Je
ne sais à quel propos le philosophe anglais s'avisa de dire au baron
qu'il ne croyait pas aux athées, qu'il n'en avait jamais vu. Le baron lui
dit : « Comptez combien nous sommes ici. » Nous étions [72] dixhuit. Le baron ajouta : « Il n'est pas malheureux de pouvoir vous en
montrer quinze du premier coup : les autres ne savent qu'en
ser 76. » Hume passe pour un maître de scepticisme en matière de religion ; la critique développée dans ses Dialogues sur la religion naturelle ne laisse pas subsister grand-chose des fondements de la religion
traditionnelle. Néanmoins Hume ne se croit pas obligé de manger du
curé à chaque repas ; il compte parmi ses amis de respectables ecclésiastiques d'Edimbourg et son scepticisme même l'empêche de comprendre l'athéisme radical et militant qui se développe en France. Vers
76
Diderot, Lettre à Sophie, 6 octobre 1765 ; Lettres à Sophie Volland, éd. Babelon, 2e éd. 1938, N. R. F., t. II, p. 77.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
90
le même temps, un autre visiteur anglais des salons de Paris, Edouard
Gibbon, se dit scandalisé par l'anticléricalisme français. « Je ne pouvais approuver le zèle intolérant des philosophes et des Encyclopédistes, amis de d'Holbach et d'Helvétius. Ils se moquaient du scepticisme
de Hume, prêchaient les articles de foi de l'athéisme avec une bigoterie de théologiens écrasant tous les croyants sous le ridicule et le mépris 77. »
Gibbon, qui n'est pas croyant, respecte la croyance des croyants ; il
se sent étranger au climat de l'anticléricalisme français, tout de même
que l'ironiste Voltaire ne parvient pas à comprendre l'humour britannique. « Dans ce pays qui paraît si étrange à une partie de l'Europe, on
n'a point trouvé trop étrange que le révérend Swift, doyen d'une cathédrale, se soit moqué, dans son Conte du Tonneau, du catholicisme,
du luthéranisme et du calvinisme : il dit pour ses raisons qu'il n'a pas
touché au christianisme. Il prétend avoir respecté le père en donnant
cent coups de fouet aux trois enfants ; des gens difficiles ont cru que
les verges étaient si longues qu'elles allaient jusqu'au père... 78 » Voltaire ne peut saisir le sens de l'art subtil de Swift, qui sans cesse se remet en question lui-même, et sait parfaitement jusqu'à quel point il lui
est possible d'aller trop loin.
Après avoir publié les premiers volumes de son Tristram Shandy,
Sterne, humoriste et clergyman, dut entreprendre un voyage en France
pour raison de santé, vers 1760. À son passage à. Paris, il eut l'occasion de prêcher un sermon dans la chapelle de l'ambassadeur d'Angleterre, devant un auditoire qui comprenait, entre autres, Diderot, d'Holbach et l'inévitable Écossais de Paris, David Hume. La prédication fut
nourrie d'allusions piquantes à cette situation peu ordinaire ; le jeu
continua, entre Sterne et Hume, pendant le dîner qui suivit : « David,
raconte Sterne, avait envie de s'amuser un peu du ministre que je suis ;
le ministre en retour avait envie de s'amuser un peu du sceptique.
Nous nous moquâmes l'un de l'autre, et la société se moqua de nous
deux 79. »
77
78
79
Edward Gibbon, Memoirs of my life, éd. G. A. BONNARD. London, Nelson, 1966, p. 127.
Voltaire, Lettres philosophiques, XXII, éd. citée, t. II, p. 136.
Cité dans Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Hachette, 1895, p. 341.
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91
Cette anecdote révèle assez bien le caractère particulier du climat
[73] britannique. Sterne et Hume, le prêtre et l'infidèle, possèdent chacun leurs convictions propres ; mais ils ne s'affrontent pas avec l'intention de mener une croisade qui doit aboutir à l'anéantissement de l'interlocuteur. L'humour présuppose le respect d'autrui, et même l'amitié ; alors que l'ironie, en terre française, se nourrit souvent d'intentions meurtrières. Il en est de la politique comme de la religion : l'opposition n'est pas considérée comme un acte contre nature ; elle s'inscrit dans le développement normal de la vie politique. Dès lors, au lieu
de se durcir, de céder aux tentations de l'extrémisme, elle doit se faire
mesurée, positive. L'espérance du pouvoir ne lui est pas interdite ; elle
doit attester aux yeux de tous qu'elle est capable de l'exercer.
L'Angleterre du XVIIIe siècle invente le régime parlementaire moderne, appelé à régner sur l'Occident. Ce qu'on a appelé l'anglomanie
de Montesquieu n'est pas autre chose que la prise de conscience d'une
situation qui permet au régime britannique d'être en avance d'un bon
siècle sur le reste de l'Europe. Le système en vigueur dans les cantons
suisses, cher au cœur de Rousseau, ou dans les Provinces de Hollande
ne convient qu'à des espaces politiques restreints, où peut prévaloir
une démocratie plus ou moins directe. L'Angleterre est une grande
nation, dont la puissance s'affirme sur la face de la terre dans le temps
même où elle se dote d'un régime parlementaire, complètement différent des formules d'absolutisme en vigueur sur le continent. En dépit
de ses défauts, le parlementarisme britannique représente un nouveau
monde politique, la forme même du monde futur.
La révolution de 1688 survient comme une fin de non-recevoir opposée à l'entreprise du roi catholique Jacques II pour faire prévaloir
l'absolutisme monarchique, avec l'appui de Rome et de la France de
Louis XIV. Contre cette tentative, soutenue par une partie de l'aristocratie, se dressa une autre partie de l'aristocratie. Le résultat fut « de
rendre à jamais inconcevable l'idée de la réunion avec Rome et la
théorie selon laquelle le trône pourrait être établi sur un fondement
autre que le consentement du Parlement. Car personne ne pouvait dire
que Guillaume d'Orange régnait en vertu du droit divin » 80. L'élimination de Jacques II créait, par ailleurs, un vide constitutionnel, qu'il
80
Harold J. Laski, Political thought in England, Locke to Bentham, London,
Oxford Uniyersity Press (1920), réédition de 1961, p. 20.
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importait de combler par l'invention d'un nouveau système de transmission et d'exercice du pouvoir. La formule fut mise au point grâce
au Bill of Rights de 1689 et à l’Act of settlement de 1701. Derrière ces
actes officiels s'affirme l'influence de Locke qui, dans son exil de Hollande, avait eu le loisir de méditer la théorie d'un pouvoir politique
fondé en raison, exposée dans ses Deux Traités du Gouvernement
(1690).
L'originalité de Locke prend tout son relief si on l'oppose à Bossuet, mainteneur du droit divin des rois ; entre les deux hommes, la
distance est celle d'un âge mental. L'évêque catholique définit une
monarchie sacramentelle, dont le titulaire ne doit de comptes qu'à
Dieu. [74] L'ami des arminiens de Hollande « voyait dans la conquête
de la liberté le problème fondamental de l'État ; il s'efforçait de définir
ce problème en termes de bonheur individuel » 81. L'État n'est qu'un
agrégat d'individus, entre lesquels toute décision doit être prise à la
majorité des voix. L'individualisme religieux trouve son prolongement
naturel dans un individualisme politique, soucieux de respecter les
droits inaliénables des êtres raisonnables. « Le grand débat inauguré
par la Réformation se trouva clos une fois que Locke eut défini la base
intelligible d'un gouvernement parlementaire 82. » La Couronne se
trouve subordonnée au Parlement qui, votant le budget annuel, dispose de pouvoirs discrétionnaires en ce qui concerne les finances et l'armée, c'est-à-dire la politique extérieure. Le droit de pétition est reconnu aux citoyens ; les juges sont indépendants du pouvoir politique, et
les membres du gouvernement doivent répondre de leur gestion.
Appelé à régner par le Parlement, le roi Guillaume doit accepter
ses conditions, et ses successeurs ne pourront pas les remettre en question. « Une fois que les fondements du droit divin eurent été détruits
par Locke, il n'y eut plus de matière pour des controverses passionnées. La théorie du contrat social ne produisit jamais en Angleterre
l'enthousiasme qu'elle suscita en France, pour la simple raison que
l'objectif principal de Rousseau et de ses disciples avait déjà été atteint
par d'autres moyens (...). Les dogmes fondamentaux ne furent pas réexaminés jusqu'à la Révolution française... 83 » Guillaume d'Orange et
81
82
83
Ibid., p. 24.
P. 14.
Ibid., p. 9.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
93
George de Hanovre, souverains importés, étrangers dans leur royaume, étaient conduits à laisser les ministres gouverner en leur nom.
C'est seulement à l'avènement de George III, en 1760, que le roi d'Angleterre fut vraiment un roi anglais et non plus seulement une sorte
d'Électeur de Hanovre en service extérieur.
En l'absence d'un souverain capable d'imposer sa volonté et désireux de le faire, le système politique de l'Angleterre moderne fut mis
au point grâce à la pratique des hommes politiques et des hommes
d'État : Bolingbroke, Robert Walpole, William Pitt feront fonctionner
un régime parlementaire unique en Europe. Le roi d'Angleterre ne
saurait affirmer : « L'État, c'est moi. » C'est sous le gouvernement de
Walpole que le cabinet ministériel prend décidément la responsabilité
de la gestion des affaires, sous la direction d'un Premier ministre ; il
apparaît à l'usage que le travail du Cabinet est facilité lorsque ses
membres appartiennent à une même tendance politique, au lieu d'être
choisis sans distinction d'opinion. Dès lors, la vie politique anglaise se
trouve régie par l'alternative et l'alternance des deux partis, dont l'un
demeure dans l'opposition lorsque l'autre est au pouvoir. Le dialogue
entre le whig Robert Walpole, qui gouverne jusqu'en 1742, et le tory
Bolingbroke n'exclut pas la polémique et la passion ; mais Bolingbroke, s'il incarne la tendance conservatrice, [75] n'est nullement partisan
du droit divin des rois. Au soir de sa vie, dans son Idée d'un roi patriote (Idea of a patriot king, 1744), s'il s'efforce de défendre les prérogatives royales, diminuées à l'excès par le régime whig, il ne prétend nullement restaurer, au détriment de la liberté du peuple, l'absolutisme incarné en la personne de Louis XIV 84.
Dans la pratique, la vie politique de l'Angleterre ne fut nullement
exemplaire. Ni Bolingbroke, ni Walpole ne peuvent passer pour des
modèles de vertu. L'arrivée au pouvoir de George Ier, en 1714, inaugure « une période de stagnation politique qui dura près d'un demisiècle. Le pays prospérait et s'enrichissait. Les moissons étaient abondantes et les villes commençaient à se développer (...). Les classes dirigeantes jouissaient du pouvoir qu'elles avaient acquis à la faveur de
la Révolution ; elles se contentaient de conserver ce qu'elles avaient
gagné. Elles ne se montraient pas activement oppressives, mais elles
84
Sir Leslie Stephen, History of English Thought in the 18th Century (1876),
4th édition, London, John Murray, 1927, vol. II, p. 176.
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ne réalisaient pas de réformes. Leur principal mérite était de laisser
courir les choses » 85. Robert Walpole a pour principe de gouvernement : quieta non movere. « Walpole ne trouva personne pour exposer
ses doctrines politiques, quelles qu'elles pussent être, car la meilleure
manière de présenter ces doctrines était de garder le silence 86. »
L'Angleterre du XVIIIe siècle se reflète dans les gravures du Mariage à la Mode de Hogarth (1697-1764) : un pays où les classes dirigeantes donnent trop souvent l'exemple de l'immoralité et de la corruption. La vertu, principe du gouvernement démocratique selon Montesquieu, n'y est guère en honneur. Mais cette même époque est celle
du sursaut spirituel du méthodisme, suscité par Wesley (1703-1791)
dans les masses populaires. L'essentiel est pourtant, dans le domaine
politique, l'exemple donné par l'Angleterre d'une complète désacralisation de l'ordre gouvernemental. Les hommes d'État anglais mettent
en œuvre un réalisme empirique dans la gestion des affaires courantes ; la critique fait partie du système, soit au Parlement, soit dans
l'opinion publique, auprès de laquelle l'opposition discute pied à pied
les mesures prises par le gouvernement. Le système des partis permet
au pays de compter sur une hypothèse de rechange au cas où le cabinet en fonctions serait obligé de céder la place. Le roi peut intervenir
dans le jeu politique, mais son influence ne saurait revêtir le caractère
arbitraire et despotique qu'elle présente ailleurs.
Fénelon dépeint, dans le Télémaque, Idoménée, roi de Salente, en
lequel on retrouve bon nombre de traits propres à Louis XIV. Le sage
Mentor, résumant les enseignements que l'archevêque de Cambrai
donnait au duc de Bourgogne, s'efforce de ramener à de meilleurs sentiments ce potentat trop imbu de sa propre gloire : « Souvenez-vous,
lui dit-il, que les pays où la domination du souverain est plus absolue
sont ceux où les souverains sont moins puissants. Ils prennent, ils ruinent tout, ils possèdent seuls tout l'État, mais aussi tout [76] l'État languit, les campagnes sont en friche et presque désertes, les villes diminuent chaque jour, le commerce tarit. Le roi, qui ne peut être roi tout
seul, et qui n'est grand que par ses peuples, s'anéantit lui-même peu à
peu par l'anéantissement insensible des peuples dont il tire ses riches-
85
86
Ibid., p. 167.
P. 168.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
95
ses et sa puissance 87... » Le procès fénelonien du despotisme fait ressortir, par contraste, l'originalité de l'espace britannique dans l'ordre
politique ; il donne la clef de la croissance nationale et internationale
de l'Angleterre au siècle des Lumières.
L'exemple anglais est celui d'un peuple parvenu à l'âge adulte. En
France, le pouvoir monarchique maintient la nation en tutelle, recule
devant les indispensables réformes et considère toute critique comme
un crime de haute trahison. Dans les pays où la monarchie en place
finira par céder à la sollicitation de l'esprit nouveau, en Prusse, en Autriche et dans certaines régions méridionales, les réformes se feront
par voie d'autorité. Une autocratie qui se réforme elle-même vaut
mieux qu'une autocratie qui persévère dans son être jusqu'au suicide.
Mais on comprend l'anglomanie des esprits éclairés du continent, sensibles à l'originalité du système britannique : « champions d'un pouvoir judiciaire indépendant de l'exécutif, portant aux nues une presse
qui leur apparaissait libre et non-censurée, ils célébraient avec orgueil
le contrôle démocratique des deniers publics, et un pouvoir parlementaire régulier qui freinait résolument les initiatives irrépressibles de
l'exécutif » 88.
Lorsque les penseurs européens, et singulièrement les Français,
s'aventurent dans le domaine politique, ils le font en hommes qui n'ont
pas l'expérience du pouvoir, et qui, par hypothèse, ne feront jamais
une telle expérience. Montesquieu et Rousseau, Voltaire, Diderot et
leurs émules sont des irresponsables, condamnés à demeurer dans
l'abstrait. Ils sont réduits à formuler des hypothèses, à mettre au point
des projets qui présentent toujours un caractère utopique ; le contrôle
de la réalité leur est refusé, en vertu de la séparation persistante entre
la pensée et l'État. Fénelon rêve jusqu'à sa mort d'être le Mentor d'un
Télémaque-duc de Bourgogne succédant enfin à l'intraitable Idoménée. Le sage docteur Quesnay tente d'imposer sa politique économique au sceptique Louis XV, grâce aux bons offices de Mme de Pompadour, sa patiente, tout comme Fénelon a pu espérer un moment influencer Louis XIV, grâce à Mme de Maintenon, sa pénitente. En
1776 encore, le baron d'Holbach propose au jeune roi Louis XVI son
87
88
Fénelon, Télémaque, livre XII, in fine.
Léo Gershoy, L'Europe des princes éclairés, trad. Fleury, Fayard, 1966, p.
66.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
96
Éthocratie comme un programme complet de réorganisation de l'État.
Après d'autres, le baron n'hésite pas à affirmer que « le despotisme
serait le meilleur des gouvernements si l'on pouvait se promettre qu'il
fût toujours exercé par des Titus, des Trajan, des Antonin » 89... Mais
le despote, même éclairé, fait passer la raison d'État avant la raison
tout court.
[77]
C'est pourquoi l'Angleterre demeure pour les penseurs du siècle
des Lumières l'Ile au Trésor de la pensée politique, où peut se réaliser
l'heureuse entente entre l'idée et l'événement. La maturité britannique
est liée à l'affirmation d'une classe politique consciente de ses intérêts
et de ses responsabilités, plus nombreuse que dans les pays du continent. Le débat entre les whigs et les tories pour la conquête et l'exercice du pouvoir traduit au niveau de la vie publique le développement
économique de la nation. Commerçants et banquiers, armateurs et colons d'outre-mer, industriels composent un groupe de pression de plus
en plus puissant, désireux d'infléchir la politique gouvernementale de
manière à accroître ses profits ; l'aristocratie traditionnelle défend ses
propres positions, liées à la grande propriété foncière, en pleine croissance elle aussi, grâce à l'introduction des nouvelles techniques de
culture, et au remembrement des terres, en vertu des lois de clôture et
de la répartition des espaces communaux.
La réalité politique anglaise correspond à l'affirmation d'une classe
de gouvernement en prise directe avec l'expansion économique. Dans
le reste de l'Europe, la noblesse est constituée par des possédants qui,
dans la plupart des cas, se contentent des bénéfices que leur valent
leurs privilèges. Le monde intellectuel se compose surtout de membres des professions libérales, magistrats, professeurs, ecclésiastiques,
éloignés eux aussi des réalités concrètes. Même en France, où l'on
connaît pourtant une certaine expansion économique, le monde des
affaires n'est pas aussi nombreux ni aussi puissant qu'en Angleterre ; il
ne peut prétendre influencer directement la gestion du pays. L'école
française de science économique, celle des Physiocrates, ne prend en
considération que la production agricole ; d'une manière significative,
elle considère l'activité commerciale et industrielle comme « stérile ».
89
Dans Pierre Naville, D'Holbach et la philosophie scientifique au XVIIIe siècle, nouvelle édition, N.R.F., 1967, p. 400.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
97
Pour les Anglais, au contraire, l'expansion maritime et coloniale devient un élément dominant de la politique internationale. Cette orientation apparaît dès les traités qui mettent fin à la guerre de succession
d'Espagne (Utrecht, 1713, et Rastatt, 1714). L'Angleterre s'assure la
possession de Gibraltar et de Minorque ; elle obtient des positions privilégiées pour le commerce avec l'Amérique espagnole, s'installe dans
de nouvelles positions aux Antilles, dans la baie d'Hudson, à TerreNeuve. Pendant deux siècles, la marine anglaise régnera sur toutes les
mers du globe ; la concurrence française sera éliminée sans grande
difficulté du Canada et des Indes, à l'issue de la guerre de Sept Ans, en
1763. Il faudra parler désormais d'un monde britannique, d'une expansion mondiale de l'Empire, dont la solidarité ne sera pas vraiment
rompue par l'indépendance des colonies d'Amérique, ou du moins
d'une partie d'entre elles. Cette présence de l'outre-mer frappe les
étrangers de passage, tel Montesquieu, témoin du développement britannique : « Il n'est pas étonnant que Londres s'augmente : elle est capitale des trois royaumes et de tous les établissements des Anglais aux
deux Indes 90. »
[78]
Si l'Angleterre parvient ainsi à une position privilégiée dans la stratégie politique et économique de l'Occident, elle semble, en ce qui
concerne le domaine culturel, se reposer, au cours du XVIIIe siècle,
sur les lauriers de Locke et de Newton, qui n'ont pas de successeurs
dignes d'eux. Vers le milieu du XVIIIe siècle, ce sont les « philosophes » français qui incarneront la conscience de l'Europe. Les universités anglaises traditionnelles, Oxford et Cambridge, traversent une
phase de stagnation. Le renouveau, en terre britannique, viendra de la
petite Ecosse, jalouse de son particularisme, fidèle au calvinisme
presbytérien, et qui conserve quelque sympathie nostalgique pour la
dynastie des Stuarts, en dépit de son papisme.
L'Écosse, jusque-là demeurée provinciale et traditionaliste, connaît
au XVIIIe siècle un brusque et remarquable essor, aussi bien dans l'ordre économique et démographique qu'en matière de vie intellectuelle.
Dès le début du XVIIIe siècle, l'Écosse compte dans ses cinq universités 1 500 étudiants, autant que Oxford et Cambridge réunies, alors que
la population écossaise : un million d'habitants, est cinq fois moindre
90
Montesquieu, Mes Pensées ; Œuvres, Pléiade, t. I, p.1401.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
98
que celle de l'Angleterre. Cette province pédagogique va développer
une brillante culture de professeurs, philosophes, médecins et juristes,
qui feront rayonner à travers l'Europe le prestige de l'école écossaise.
La même chaire de philosophie morale, à l'université de Glasgow, aura pour titulaires Francis Hutcheson de 1729 à 1746, puis Adam Smith
de 1752 à 1764 et Thomas Reid de 1764 à 1796. L'université d'Edimbourg, si elle écarte la candidature de l'Écossais Hume, suspect de
scepticisme, à sa chaire de philosophie morale, bénéficie, de 1760 à
1785, de l'enseignement d'Adam Ferguson, qui publie, en 1767, son
History of civil society. Il faut ajouter à ces noms ceux de l'historien
William Robertson, des anthropologistes Henry Home et Monboddo.
Beaucoup de grands noms pour un petit pays 91.
L'école écossaise défend des valeurs de bon sens et d'utilité, en se
fondant sur les exigences de la conscience commune. Son caractère le
plus original est la liaison qu'elle établit entre la réflexion philosophique ou psychologique et le domaine historique, économique et social,
ainsi qu'on le voit clairement dans le cas de Hume ou d'Adam Smith,
les plus illustres représentants de l'école. L'homme ne doit pas être
considéré abstraitement, mais dans le contexte social de son temps et
des institutions qui déterminent son comportement. La science de
l'homme présuppose ainsi une vaste investigation, qui va de l'histoire
naturelle à l'histoire politique et sociale, considérées dans toutes leurs
implications concrètes.
Si l'Angleterre du XVIIIe siècle ne possède pas une culture universitaire aussi brillante que celle de l'Écosse, elle doit un grand prestige
à certains de ses genres littéraires. Le domaine littéraire, bien entendu,
n'est pas indépendant des réalités politiques, économiques et sociales.
Taine reconnaissait en Robinson Crusoé (1719) le roman de l'énergie
[79] nationale britannique ; à lui seul, le rescapé du naufrage, armé de
sa Bible et des débris d'une cargaison marchande, fonde un empire
colonial en miniature, tout en fournissant à la littérature mondiale un
nouveau prototype de récit d'aventures. La littérature anglaise met en
lumière l'apparition d'une nouvelle société, et d'un nouveau public.
Entre la littérature aristocratique réservée aux privilégiés, et la littéra91
H. Trevor Roper, The Scottish Enlightenment, dans Studies on Voltaire and
the 18th Century, LVIII, 1967 ; R. G. Gant, The scottish universities and
scottish Society in the l8th century, même recueil.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
99
ture populaire, qui demeure l'apanage des masses, s'affirme une littérature moyenne où la bourgeoisie, consciente de son importance dans
la nation, se voit proposer sa propre image revêtue des prestiges de la
dignité esthétique. « De toutes les créations de la littérature anglaise
du XVIIIe siècle, écrit Joseph Texte, la plus originale, à coup sûr, est
le roman de mœurs bourgeoises ou, comme l'appelle Taine, le roman
antiromanesque. Dans l'histoire de la littérature européenne, très peu
de révolutions sont comparables à celle qu'opèrent en ce temps Defoe,
Richardson, Fielding, esprits positifs et observateurs qui, aux récits
d'aventures à la mode espagnole ou française, substituent hardiment
l'étude exacte de la société contemporaine 92. »
Avant l'apparition de l'école anglaise le roman avait été surtout un
produit de remplacement, en prose, de la chanson de geste, qui mettait
en scène les hauts faits de héros haut placés dans la hiérarchie sociale.
Le XVIIe siècle avait été marqué par la vogue des romans historiques,
œuvres d'imagination racontant les hauts faits de chevaliers et de princesses. En dépit de la tentative critique représentée par le Don Quichotte (1605), le genre héroïque gardait la faveur du public ; Cervantes lui-même consacra ses dernières forces à la composition d'un roman de chevalerie, Persiles et Sigismonde, paru seulement en 1617,
après la mort de l'auteur, et qui connut un considérable succès.
Le roman anglais, genre nouveau, renonce aux affabulations aristocratiques et à l'exotisme de l'histoire, pour mettre en scène des personnages de rang moyen, dont les difficultés, les aventures n'ont rien
de tout à fait exceptionnel. Lecteur enthousiaste de Richardson, Diderot souligne l'originalité de l'auteur de Paméla, dont la publication, en
1740, ouvre une ère de la littérature européenne : « Par un roman, on a
entendu jusqu'à ce jour un tissu d'événements chimériques et frivoles,
dont la lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. Je
voudrais bien qu'on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l'esprit, qui touchent l'âme, qui respirent partout
l'amour du bien et qu'on appelle aussi des romans 93. » Sous la même
dénomination, il s'agit d'autre chose : « Le roman anglais donna en
92
93
Joseph Texte, Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme
littéraire, Hachette, 1895, p. 171.
Diderot, Éloge de Richardson (1761) ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade,
p. 1089.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
100
Allemagne, en France et dans les pays du Nord l'impression d'une
œuvre neuve, semblable à nulle autre, libre, dans son magnifique essor, de tout modèle antique, parfaitement vierge de toute influence
traditionnelle (...) Le roman, ce genre ignoré des Anciens, [80] ou peu
s'en faut, devient, avec les Anglais, l'épopée du monde moderne 94. »
Le roman traduit sur le plan littéraire l'avènement en Angleterre de
la société bourgeoise où les rangs sont redistribués en fonction des
responsabilités assumées dans le monde réel. Après Paméla (1740), et
la Clarisse Harlowe (1748) de Richardson, le Tom Jones (1749) de
Fielding, le Tristram Shandy, de Sterne (à partir de 1759), puis le Vicar of Wakefield (1766) de Goldsmith, seront des succès européens.
Ils consacrent l'avènement d'une nouvelle sensibilité et d'une esthétique, dont l'inspiration se retrouve dans la Nouvelle Héloïse (1761) et
dans Werther (1774), autres œuvres maîtresses de la Weltliteratur en
voie de constitution. En dehors même du roman romanesque, la littérature mondiale doit à l'Angleterre le Robinson Crusoé de Defoe
(1719), chef-d'œuvre du roman d'aventures, et les Voyages de Gulliver, de Swift (1726), chef-d'œuvre du roman satirique. Ce qui finit par
faire beaucoup.
L'invention du roman moderne répond aux exigences qui ont suscité en Angleterre l'apparition du régime parlementaire. Elle affirme le
dynamisme d'une présence au monde, à la fois empirique et expérimentale, réaliste et inventive. Le désordre souvent lyrique du roman
anglais bouscule l'ordre traditionnel, l'intelligence un peu sèche du
goût français. A la fin du siècle, Rivarol proteste contre cette confusion peu compatible avec les normes du classicisme : « J'avoue que la
littérature des Anglais offre des monuments de profondeur et d'élévation qui seront l'éternel honneur de l'esprit humain ; et cependant leurs
livres ne sont pas devenus les livres de tous les hommes (...) Accoutumé au crédit immense qu'il a dans les affaires, l'Anglais veut porter
cette puissance fictive dans les lettres, et sa littérature en a contracté
un caractère d'exagération opposé au bon goût ; elle se sent trop de
l'isolation du peuple et de l'écrivain ; c'est avec une ou deux sensations
que quelques Anglais ont fait un livre. Le désordre leur a plu, comme
si l'ordre leur eût semblé trop près de je ne sais quelle servitude (...)
Mais le Français, ayant reçu des impressions de tous les points de
94
Texte, op. cit., p. 172.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
101
l'Europe, a placé le goût dans les opinions modérées et ses livres composent la bibliothèque du genre humain 95... »
L'assurance de Rivarol peut surprendre, à la veille du raz de marée
romantique, et dans un texte destiné à cette Allemagne qui sort à peine
de la crise prémonitoire du Sturm und Drang. Le renouvellement des
valeurs est proche. Des hommes comme Diderot et Rousseau ont
compris, mieux que Rivarol, que, dans l'espace mental anglais,
l'homme moderne prend pour la première fois conscience de luimême, en sa capacité créatrice. Dans la géographie intellectuelle de
l'Europe, l'anthropologie britannique, en accordant à l'individu sans
distinction [81] de naissance un droit d'initiative, politique, économique et même littéraire, annonce le type nouveau du bourgeois conquérant, dans la société en voie de constitution selon les normes du libéralisme capitaliste.
95
Rivarol, Discours sur l'universalité de la langue française (1784), éd. Hervier, Delagrave, 1929, pp. 86-87.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
102
[81]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre IV
LES ALLEMAGNES
Retour à la table des matières
Si l'Angleterre paraît en avance d'un âge mental, économique et
social, sur le reste de l'Europe, le domaine germanique offre une image d'archaïsme ; il demeure immobilisé dans des formes d'organisation
qui tendent à disparaître des nations les plus avancées. L'espace français, dès le XVIIe siècle, a réalisé son unité sous l'impulsion du pouvoir qui siège à Paris ou à Versailles. La monarchie anglaise a eu
quelque peine à triompher des particularismes ; elle se heurte à une
question d'Irlande et à une question d'Écosse, peut-être insolubles par
d'autres voies que celles d'un empirisme qui surmonte les contradictions en les ignorant.
Le domaine germanique, au contraire, figé dans des formes héritées de l'âge médiéval, demeure en proie à une dissociation qui l'empêche de réaliser son unité politique et administrative. Depuis les
temps glorieux du Moyen Age, où l'Empereur disputait au pape la suprématie en Occident, l'Allemagne a cessé d'être une grande puissance, pour n'être plus qu'une grande impuissance, entretenue dans son
état d'anarchie latente par la vigilance des divers États européens.
En 1765 encore, le patriote Karl Friedrich von Moser souligne le
paradoxe de la situation : « Nous sommes un peuple qu'unit la com-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
103
munauté de nom et de langue ; nous avons un même souverain, et des
lois qui déterminent notre constitution, nos droits et nos devoirs (...)
En force et en puissance, nous sommes le premier pays de l'Europe,
dont les couronnes royales brillent sur des têtes allemandes. Et pourtant, depuis des siècles, notre situation politique est une énigme, nous
sommes la proie de nos voisins et l'objet de leurs railleries. Nous
sommes divisés entre nous, et impuissants à cause de cette division ;
assez forts pour nous faire du mal à nous-mêmes, incapables de nous
protéger, insensibles à l'honneur de notre nom, indifférents à l'égard
de notre souverain, défiants les uns envers les autres — un grand peuple [82] et pourtant un peuple méprisé —, un peuple ami qui pourrait
être heureux, et cependant un objet de pitié 96. »
L'espace germanique demeure un corps invertébré, victime de son
histoire, incapable de vivre d'une vie commune, et dont les frontières
mêmes, au Nord comme à l'Est, ne sont pas susceptibles d'une définition précise. La pensée et l'action, l'œuvre de Leibniz, prophète de
l’Aufklärung, ne prennent tout leur sens que par référence à cet endettement de la réalité allemande, qui impose au philosophe le devoir de
travailler au rassemblement politique et spirituel de son pays dans le
cadre élargi d'un Occident unitaire.
Il existe un cadre politique pour le regroupement des Allemagnes ;
mais l'institution impériale, peu à peu vidée de sa substance, ne représente plus guère dans les temps modernes qu'un rituel folklorique et
périmé. On peut s'en faire une idée en lisant le récit fait par Goethe,
bourgeois de la ville impériale de Francfort, de l'élection et du couronnement du futur Joseph II comme « roi des Romains », en 1764.
Festivités et cavalcades ne dissimulent pas aux yeux du jeune Goethe,
alors âgé de quinze ans, la vanité de ces cérémonies : « je prenais
grand plaisir à tout cela parce que (...) ces cérémonies symboliques
faisaient revivre pour un instant l'empire allemand, presque enseveli
sous tant de parchemins, de papiers et de livres ; mais d'autre part, je
ne pouvais me dissimuler un secret déplaisir quand, à la maison, il me
fallait transcrire pour mon père les tractations internes, et reconnaître
qu'il y avait là plusieurs puissances rivales qui se faisaient équilibre et
qui ne s'entendaient que pour limiter le nouveau souverain plus encore
96
K. Fr. Von Moser, Vom deutschen Nationalgeist (1765) ; dans L. LévyBruhl, L'Allemagne depuis Leibniz, Hachette, 1890, pp. 191-192.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
104
que l'ancien ; que chacun ne se complaisait dans son influence que
pour maintenir, pour élargir ses privilèges et pour affermir son indépendance » 97.
Même si l'on tient compte du caractère rétrospectif de ces souvenirs de la quinzième année, rédigés par un vieillard de quatre-vingts
ans, alors que bien des pages de l'histoire ont été tournées, il est clair
que la suppression du Saint Empire romain germanique par Napoléon
ne supprimera qu'une fiction. Depuis longtemps, les forces centrifuges
l'ont emporté. Si, depuis le XVe siècle, les grands Électeurs maintiennent la dignité impériale dans la famille de Habsbourg, c'est parce que
cette tradition ne représente plus une menace pour personne. L'Empire
n'est pas un État, mais une ligue d'États (Staatenbund), dont les princes ne concèdent à l'Empereur qu'une primauté de révérence et de préséance. Il existe quelques institutions communes dans l'ordre juridique, militaire ou financier, mais les tentatives pour redonner quelques
forces à ces institutions se heurtent à l'opposition résolue de petits
souverains, bien décidés à ne rien céder de leur souveraineté. Les représentants des pouvoirs locaux dans les assemblées impériales sont
payés par leurs mandants, et liés par leurs instructions. La diète d'Empire rassemble un ensemble hétéroclite de représentants d'un grand
nombre [83] de gouvernements parmi lesquels il est impossible que se
dégage une majorité effective et efficace. L'Empire en tant que tel ne
dispose pas de ressources financières propres ; et l'armée impériale, en
paix comme en campagne, réunit des contingents variés qui demeurent sous le commandement des princes, et dont chacun reçoit sa solde, son équipement et son armement propres, tout en respectant sa
discipline particulière 98.
La guerre de Trente Ans (1618-1648) fut la dernière entreprise des
Habsbourg pour faire prévaloir leur suprématie dans les Allemagnes.
L'Europe entière s'intéressa à ce terrible conflit. Déjà s'affirmait la
préoccupation d'un équilibre général, et le souci de contenir les visées
de telle ou telle puissance à la prépondérance européenne. Le maintien
de la division politique et confessionnelle des Allemagnes représentait
pour les pays voisins une condition de sécurité. Les traités de West97
98
Goethe, Poésie et Vérité, livre V, trad. P. du Colombier, Aubier, p. 121.
Sur tout cela, cf. W. H. Bruford, Die gesellschaftlichen Grundlagen der
Goethezeit, Weimar, Hermann Boehlaus, 1936.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
105
phalie consacrent la dissolution de l'Empire germanique ; les Habsbourg ne régneront vraiment que sur l'Autriche ; les princes allemands
se voient reconnaître une souveraineté complète sur les territoires
qu'ils gouvernent, ainsi que la possibilité de nouer des alliances étrangères, c'est-à-dire d'avoir une politique extérieure indépendante.
Au XVIIIe siècle, l'émiettement du Reich (Kleinstaaterei) est établi
dans les faits ; l'espace allemand est en proie à une irrationalité prégaliléenne. En dehors de l'empereur autrichien et du roi de Prusse, on
y dénombre, outre les Grands Électeurs, membres du Collège impérial, 94 princes ecclésiastiques ou laïques, 103 comtes, 40 prélats, 51
villes impériales, en tout environ 300 territoires autonomes, dont chacun est farouchement attaché à ses privilèges, y compris celui de battre monnaie, de lever des troupes, d'établir des barrières douanières et
de percevoir des péages. Toutes ces souverainetés sont elles-mêmes
hypothéquées par les droits acquis de seigneurs d'un moindre rang, qui
pratiquent pour leur compte tout ou partie de l'exercice de la souveraineté. Le cercle de Souabe, l'un des dix cercles de l'Empire, comprend
97 souverains, dont 4 princes ecclésiastiques, 14 princes séculiers, 23
prélats, 25 membres du banc des seigneurs et 31 villes libres, dont
Augsbourg et Ulm ; mais aussi Bopfingen, qui a 1 600 habitants, et
Buchau, qui en compte 1 000. De plus, des villes et enclaves impériales viennent encore compliquer la carte politique de la région. De
nombreux territoires indépendants ne s'étendent que sur quelques kilomètres carrés 99.
Cette géographie projette sur le terrain une histoire séculaire, régie
par le droit féodal. Au fil des générations, on a laissé s'accumuler en
couches sédimentaires les droits acquis et transmis par les uns et les
autres, jusqu'à ce que se constitue un complexe juridique inextricable.
Comme l'Allemagne n'a pas eu de Richelieu pour accomplir la révolution galiléenne en politique, on comprend que soit apparue en ce [84]
pays une école de généalogistes, de chartistes et de spécialistes de la
diplomatique, illustrée par les noms de Leibniz et de Conring. La vérité de tradition fait obstacle à la vérité de raison. L'existence humaine
est prisonnière d'un carcan d'absurdités, en vertu duquel par exemple
99
Chiffres empruntés à Lévy-Bruhl, op. cit., p. 4 ; cf. aussi Bruford, op. cit., p.
7.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
106
un transport de marchandises de Strasbourg à la Hollande rencontre
sur moins de 600 kilomètres plus de 30 frontières douanières 100.
La revendication de l'unité de la raison, en territoire germanique,
ne prend son relief que si on la situe dans l'évidence du démembrement politique établi et de la restriction des horizons. Nous nous plaisons à évoquer en cet âge des Lumières, le poète Goethe appelé par le
grand-duc de Saxe-Weimar à de hautes responsabilités ministérielles
que son génie lui permet d'assumer. Or la ville de Weimar n'est qu'une
petite sous-préfecture, et l'étendue du territoire est de 36 milles carrés,
ce qui permet au prince de régner sur le mode patriarcal, et de recevoir
chaque jour tous ceux de ses sujets qui ont quelque requête à lui présenter. Le budget du pays n'offre que des possibilités très limitées.
Lors des réceptions chez le grand-duc, 4 bouteilles de Champagne
doivent suffire pour régaler les 50 ou 60 invités. Quant à l'armée, ses
effectifs s'élèvent à 800 hommes, dont 36 hussards, que le souverain
honore d'une sollicitude particulière. La difficulté des temps oblige
d'ailleurs le grand-duc à licencier une partie de ses troupes, en 1783.
Le roi de Prusse lui donnera, en 1788, le grade de général-major d'un
de ses régiments de cuirassiers, et c'est en cette qualité qu'il fera campagne en France, avec Goethe à ses côtés, en 1792 101.
Le génie de Goethe ne se trouve nullement diminué par le fait que
l'auteur de Faust a été l'ami et le collaborateur d'un souverain d'opérette. Karl August de Saxe-Weimar, qui régna de 1755 à 1827, n'en
demeure pas moins, dans son ordre de grandeur, un exemple typique
de prince éclairé. Mais tout essai pour comprendre les Allemagnes du
XVIIIe siècle doit tenir compte de cette fragmentation interne d'un espace où l'individu ne prend conscience de soi que par la médiation
d'un terroir plus ou moins restreint, qui lui-même n'est pas intégré à la
conscience unitaire d'une appartenance nationale. Un Gascon, ou un
Bourguignon, même s'ils se sentent fortement attachés à leur province
comme Montesquieu ou le président de Brosses, se considèrent comme des Français ; leur culture personnelle, si elle a pu prendre appui
sur les académies de Bordeaux ou de Dijon, trouve son centre naturel
à Paris, dont la prééminence est incontestée. En Allemagne, un Saxon,
100
W. J. Bossenbrook, The German mind, Detroit, Wayne State University
Press, p 190.
101 J'emprunte ces indications à Bruford, op. cit., pp. 30 sqq.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
107
un Bavarois, un Badois, pour ne rien dire de l'habitant du grand-duché
de Weimar, s'ils sont attachés à leur petite patrie, n'ont pas le sentiment que leur destinée s'inscrit dans un ensemble regroupant les sousensembles régionaux. Les antagonismes géographiques, culturels et
religieux demeurent puissants entre ces petits États qui, jusqu'à la
guerre de Trente Ans inclusivement, s'opposèrent les uns aux autres,
avec le secours de l'étranger, de la manière la plus violente. Le grand
[85] homme d'État du XVIIIe siècle germanique, Frédéric II, ne s'intéresse nullement à l'unité allemande. Il est préoccupé par l'expansion
de la Prusse, en Allemagne même, et lutte par tous les moyens contre
la menace de la puissance autrichienne.
Le domaine germanique est une nébuleuse dont la circonférence se
trouve un peu partout, et le centre nulle part. Certaines villes représentent des emplacements privilégiés : Vienne, Prague, Dresde, Leipzig
et, à la fin du XVIIIe siècle, Berlin ; mais aucune de ces villes ne peut
prétendre à la dignité d'une capitale incontestée. Goethe, en sa vieillesse, admire la culture des jeunes intellectuels parisiens. Nous autres,
confie-t-il à Eckermann, « nous avons dû acquérir assez chèrement
notre peu de sagesse. Car au fond, nous menons tous une pauvre vie
isolée (...) Nos hommes de talent, nos bonnes têtes sont disséminés à
travers toute l'Allemagne. L'un est à Vienne, l'autre à Berlin, un autre
à Königsberg, un autre encore à Bonn ou à Düsseldorf ; des centaines
de lieues les séparent, de sorte que les relations personnelles et les
échanges de pensée constituent une rareté » 102...
Ce qui manque à l'Allemagne, selon Goethe, ce sont des lieux de
haute tension culturelle, où l'esprit rencontre l'esprit et s'enrichit de la
rencontre. « Figurez-vous que (...) Béranger, au lieu d'être né à Paris,
soit le fils d'un pauvre tailleur de Iéna ou de Weimar, et laissez-le parcourir péniblement sa carrière dans ces petites localités ; demandezvous alors quels fruits aurait porté ce même arbre transplanté dans un
tel sol et sous un tel climat 103... » Paris, expression de l'unité politique
de la France, est, en tant que milieu de culture, « un véritable pays de
cocagne » 104 : « Imaginez une ville comme Paris, où les meilleurs
102
J. P. Eckermann, Conversations avec Goethe, 3 mai 1827 ; trad. J. Chuzeville, Jonquières, 1930, t. II, pp. 298-299.
103 Ibid., pp. 300-301.
104 P. 299.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
108
cerveaux d'un grand royaume sont réunis sur un seul point et s'instruisent et s'exaltent réciproquement par un contact, une lutte, une émulation de tous les jours ; où l'on a constamment sous les yeux ce qu'il y a
de plus remarquable dans les domaines de la nature et de l'art ; songez
à cette cité universelle, où chaque rue aboutissant à un pont ou à une
place évoque un grand souvenir du passé ; où chaque coin de rue a vu
se dérouler un fragment d'histoire 105... »
Cette exaltation de la réalité française est la contrepartie d'un constat de carence en ce qui concerne le domaine germanique, voué à la
dispersion culturelle et à la décentralisation des esprits. L'Allemagne
du XVIIIe siècle est provinciale dans son ensemble ; si elle a donné à
l'Occident, après Leibniz, des esprits de premier rang, tels Lessing,
Kant, Herder, et Goethe lui-même, c'est en surmontant des obstacles
quasi-insurmontables. L'apparition de ces maîtres suffit à prouver que
leur pays n'était nullement un vide culturel. Il n'en reste pas moins que
le sentiment d'infériorité manifesté par Goethe à l'égard de la culture
française, comme de la culture italienne, est un signe des temps. [86]
La plupart des Allemands à l'âge de l’Aufklärung ont conscience d'être
les victimes d'un considérable retard. « Nous autres Allemands, nous
datons d'hier, déplore Goethe. Depuis un siècle nous nous sommes
instruits avec acharnement, certes ; mais il devra s'écouler encore
deux siècles avant que l'esprit pénètre en suffisance chez nos compatriotes (...) et qu'on puisse dire d'eux : « Jadis, il y a longtemps, ceuxci étaient encore des barbares 106. »
Ces propos peuvent paraître surprenants, à leur date de 1827, alors
que la culture allemande, riche d'un bon nombre de chefs-d'œuvre, a
déjà conquis une place d'honneur dans l'ensemble de ce que Goethe
appelait la Weltliteratur. De plus, les universités allemandes, au XIXe
siècle, vont se trouver en tête du mouvement des études littéraires et
scientifiques. Pourtant l'auteur du Faust, en sa vieillesse, ne pense pas
autrement que Frédéric II, un demi-siècle plus tôt. Le roi de Prusse,
protecteur d'une Académie dont la langue usuelle est le français, et
châtelain d'une résidence à laquelle il a donné le nom de « Sans Souci », ne professe aucune estime pour la culture germanique ; elle lui
paraît déplorablement enlisée dans une médiocrité moyenâgeuse et
105
106
Ibid., p. 299.
P. 303.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
109
scolastique, dont elle n'arrive pas à émerger. « Nos Allemands, écrit
Frédéric à Voltaire, ont l'ambition de jouir à leur tour des avantages
des beaux arts ; ils s'efforcent d'égaler Athènes, Rome, Florence et
Paris. Quelque amour que j'aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu'ils
réussissent jusqu'ici ; deux choses leur manquent : la langue et le
goût ; la langue est trop verbeuse ; la bonne compagnie parle français,
et quelques cuistres de l'école et quelques professeurs ne peuvent lui
donner la politesse et les tours aisés qu'elle ne peut acquérir que dans
la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes ;
chaque province soutient le sien, et jusqu'à présent rien n'est décidé
pour la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent sur tout ;
(...) ils font un mélange vicieux du goût romain, anglais, français et
tudesque 107... »
Autrement dit, à en croire un témoin bien placé, il n'existe pas de
culture germanique digne de ce nom. C'est pourquoi le roi de Prusse a
choisi de vivre en régime culturel français : « Je me console, écrit le
vieux Fritz, d'avoir vécu dans le siècle de Voltaire 108 » ; et cet extraordinaire hommage n'est pas une vaine flatterie. Le temps de la culture
allemande est pour plus tard, s'il doit venir jamais : « L'Allemagne est
actuellement comme était la France du temps de François Ier. Le goût
des lettres commence à se répandre ; il faut attendre que la nature fasse naître de vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et
des Mazarin. Le sol qui a produit un Leibniz en peut produire d'autres.
Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j'en prévois la possibilité... 109. »
[87]
Frédéric II, lorsqu'il écrit cette lettre, est âgé de 63 ans ; il a été fortement marqué par les épreuves de toutes sortes qu'il a subies ; Goethe
pour sa part, lorsqu'il tient les propos rapportés par Eckermann, ne
compte pas moins de 78 ans ; en 1827, il considère comme négligeable l'apport du romantisme allemand à la culture européenne. On
comprend mieux que Frédéric, en 1775, ne soit pas sensible à la fermentation spirituelle qui se manifeste à la même époque dans une par107
Frédéric II, Lettre à Voltaire, 24 juillet 1775 ; dans LANSON, Choix de
Lettres du XVIIIe siècle, Hachette, p. 500.
108 Ibid., p. 501.
109 Pp. 500-501.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
110
tie de la jeunesse intellectuelle. Ce que l'on a appelé Sturm und Drang
(tempête et assaut) constitue la première vague de la révolution romantique ; une sensibilité de rupture proteste contre l'ordre bourgeois
et la sagesse intellectualiste des Lumières. Le Goetz von Berlichingen
de Goethe (1772), œuvre de jeunesse, représente une concession à cet
irrédentisme germanique, dont l'intention profonde est de rejeter la
dépendance de type colonial de la culture allemande, singulièrement à
l'égard de la littérature française. Le vieux roi de Prusse, incarnation
vivante de cette démission intellectuelle, ne saurait, sans une sorte
d'abdication, faire droit à de telles accusations.
Dès l'époque de 1770-1780 s'affirme cette guerre de libération
culturelle. Alors que la maturité du classicisme français implique la
critique du mythe de la suprématie des humanités gréco-latines, qui
s'affirme dans la querelle des Anciens et des Modernes, la culture
germanique, pour parvenir à l'âge adulte, devra dénoncer l'occupation
indue de l'espace mental national par des autorités extérieures, et particulièrement françaises. Dès avant le Sturm und Drang cette revendication d'autonomie s'affirme sous des formes plus paisibles ; on en
trouve déjà le pressentiment dans certains aspects de l'œuvre immense
du très européen Leibniz. Dans le cas même de ceux qui acceptent de
se soumettre aux influences étrangères, cette aliénation n'a qu'un caractère momentané et pédagogique. Les Allemands, s'ils veulent devenir membres à part entière de la communauté culturelle européenne,
ont intérêt à s'aider des travaux des maîtres de France et d'Angleterre.
C'est en suivant leur exemple, en profitant de leur expérience, que l'on
parviendra à les égaler et peut-être à les dépasser.
Dans cette perspective, l’Aufklärung réalise lentement une prise de
conscience qui mettra l'Allemagne du XIXe siècle au premier rang
parmi les pays promoteurs de la connaissance. En dépit des attaques
dont ils furent l'objet, les partisans des Lumières dans le domaine
germanique ne trahissaient nullement une patrie inexistante. À leurs
yeux, l'éducation de l'Allemagne n'était qu'un aspect de l'éducation de
l'humanité, ce qui ne les empêchait pas, en travaillant pour l'humanité,
de promouvoir l'avènement d'une culture proprement allemande. La
première tâche était de vaincre la distance, de rassembler les éléments
épars de l'espace allemand. De la Baltique au Danube, des zones de
culture diverses se succèdent : la géographie culturelle est liée à la
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
111
géographie politique, dont les tensions correspondent parfois avec celles des communions religieuses.
Sur l'axe qui traverse d'Ouest en Est les Allemagnes, les conditions
locales orientent les esprits dans des directions différentes. La façade
[88] maritime, où se sont édifiés les riches cités hanséatiques, demeure traditionnellement ouverte aux influences extérieures de la proche
Angleterre, de la Hollande voisine, du Danemark et de la Suède. Idées
et influences circulent en même temps que les marchandises ; les
journaux, les revues de la puissante Hambourg sont parmi les principaux organes de la vie intellectuelle dans le domaine germanique. Depuis 1714, par ailleurs, l'Électeur de Hanovre est en même temps roi
d'Angleterre ; cette union personnelle des deux souverainetés assure
au Hanovre une ouverture internationale, suscitée par la solidarité des
intérêts.
Dans l’Allemagne centrale, le royaume de Prusse, successeur de
l'ancien électorat de Brandebourg développe du Nord au Sud une
puissance politique de plus en plus pesante. Le génie politique et militaire de Frédéric II, qui règne à Berlin, à Bonn, à Neuchâtel et jusqu'aux confins de la Pologne et de la Silésie, affirme la prépondérance
prussienne dans l'espace germanique et sa présence dans les combinaisons de la politique européenne. Au contraire, la Saxe, foyer du
luthéranisme, en dépit de l'importance culturelle de Leipzig, de Dresde et de Iéna, est désormais réduite à un rôle de second plan. De même le pays rhénan, la Souabe, la Bavière, malgré les initiatives de certains souverains éclairés, ne vivent que d'une vie provinciale. Plus à
l'Est s'étendent les domaines des Habsbourg, dont la volonté de puissance est condamnée à chercher des débouchés à la périphérie des Allemagnes, soit du côté de la Silésie et de la Pologne, au prix de durs
conflits avec la Prusse, soit à l'égard de l'Empire ottoman, désormais
en état de moindre résistance. Mais la couronne des Habsbourg ne
correspond pas à l'affirmation d'un État national. Les autorités de
Vienne doivent, de gré ou de force, fédérer des peuples divers, pour
lesquels la culture allemande ne sera jamais qu'une culture d'importation, souvent suspecte et parfois combattue. Les Autrichiens sont les
maîtres à Prague, à Budapest, à Milan ; mais ils ne parviendront pas à
supprimer l'originalité nationale du peuple tchèque, du peuple magyar,
du peuple italien. Les règnes de Marie-Thérèse (1740-1780) puis de
Joseph II, corégent de 1765 à 1780, empereur de 1780 à 1790, assu-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
112
rent néanmoins à l'empire des Habsbourg un degré plus grand de cohésion et d'efficacité. Le despotisme éclairé revêt dans cette région la
forme du « caméralisme », science et technique nouvelles de l'organisation administrative selon des principes rationnels. Grâce à l'effort
patient de ses souverains, l'Autriche essaie de devenir un État moderne. Joseph II, à qui ce système de gouvernement doit le nom de « joséphisme », tente de s'affirmer comme le Richelieu, le Colbert et le
Louis XIV de cet empire, à peine sorti du Moyen Age.
Les conditions du développement culturel varient beaucoup selon
les conditions politiques locales. Une certaine polarité semble opposer
les régions protestantes aux régions catholiques. Alors que dans les
pays calvinistes et, dans une moindre mesure, en pays luthérien, le
siècle des Lumières est caractérisé par l'avènement d'une sagesse
bourgeoise, le Sud et l'Est catholiques sont les lieux d'élection du [89]
baroque et du rococo, qui fleurissent en Bavière, à Munich, et en Autriche, à Salzbourg et à Vienne par exemple. La culture bourgeoise
développe des valeurs rationnelles et utilitaires alors que la culture
baroque exprime le traditionalisme, la nostalgie du passé, dans des
régions où l'emprise de l'aristocratie demeure puissante. D'un côté,
l'expansion économique, la propagande culturelle, le cosmopolitisme
des citoyens du monde ; de l'autre, le raffinement d'une noblesse qui
prend plaisir à la profusion de l'inutile et, repoussant les initiatives de
la bourgeoisie, préfère demeurer en familiarité avec le peuple. Entre
les pôles opposés de Hambourg et Berlin d'une part, de Munich et
Vienne d'autre part se situerait la Saxe d'Auguste le Fort, luthérien
converti au catholicisme pour obtenir le trône de Pologne (1670-1733)
et qui fit de Dresde l'un des hauts lieux de l'art baroque.
La culture allemande apparaît donc divisée, sinon contradictoire.
Dans l'ordre politique, elle s'appuie sur les grandes figures de quelques souverains, représentatifs de cet état d'esprit que l'on désigne
sous le nom de « despotisme éclairé ». Frédéric II, Marie-Thérèse et
Joseph II, dépositaires d'une autorité absolue, s'efforcent de procéder
dans leurs domaines à une modernisation par voie d'autorité. Les
« Lumières », dont le monarque bénéficie par une révélation qui lui
est propre, doivent descendre par voie de législation jusqu'au dernier
de ses sujets. Joseph II lutte contre l'emprise de l'église catholique et
décrète l'abolition du servage. L’Aufklärung, en ce cas, n'est qu'un
mode particulier d'exercice de l'absolutisme ; toutes ces réformes qui
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
113
visent à améliorer les structures de l'État, à accroître sa richesse et sa
puissance, peuvent se réaliser, à la limite, sans que la mentalité des
sujets soit sensiblement modifiée. Le despote éclairé n'est éclairé que
pour lui-même ; il ne change rien à la condition de ses sujets, simples
instruments de sa politique.
L'intention de culture ne manqua pourtant pas à Frédéric ; elle
éclate chez le jeune roi qui, à peine investi du pouvoir, écrivait à Voltaire cette lettre débordante de bonne volonté : « J'ai travaillé autant
qu'il a été en mon pouvoir pour prendre les arrangements les plus
prompts qu'il m'était possible pour le bien public. J'ai posé les fondements de notre nouvelle Académie. J'ai fait acquisition de Wolff, de
Maupertuis, de Vaucanson, d'Algarotti. J'attends la réponse de 'sGravesande et d'Euler. J'ai établi un nouveau collège pour le commerce et
les manufactures. J'engage les peintres et les sculpteurs, et je pars pour
la Prusse pour y recevoir l'hommage, sans la Sainte Ampoule et sans
les cérémonies inutiles et frivoles que l'ignorance a établies et que la
coutume favorise... 110. » Ces dispositions, si elles sont appelées à
s'émousser avec l'âge et l'expérience, ne disparaîtront jamais tout à
fait. Grand homme d'État et grand capitaine, Frédéric demeure un intellectuel couronné, ce qui permet à la Prusse d'être, avec les villes
hanséatiques, le lieu privilégié des Lumières.
[90]
« C'est la Prusse, écrit un historien, qui est la vraie patrie de
l’Aufklärung. Les principes rationalistes y pénètrent plus profondément que partout ailleurs ; ils transforment la religion protestante, s'insinuent dans tous les rouages administratifs, s'incarnent en un type
humain aussi caractéristique que le gentleman en Angleterre ou l'honnête homme français. L’Aufklärung devient officiellement en Prusse
sous Frédéric II une philosophie, une religion et un régime politique 111. » Le souverain a largement utilisé les compétences de la
nombreuse colonie des réfugiés français pour cause de religion, qui
ont été pour beaucoup dans la modernisation de Berlin et de la Prusse ; mais il a aussi aidé les Juifs à sortir de leur ghetto, et il a fait ac110
Frédéric II, Lettre à Voltaire, 27 juin 1740 ; dans Besterman, Voltaire's
Correspondance, 2119, t. X, p. 171.
111 Henri Brunschwig, La crise de l'État prussien à la fin du XVIIIe siècle et la
genèse de la mentalité romantique, P.U.F., 1947, p. 3.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
114
cueil aux Jésuites exilés aussi bien qu'aux philosophes. Il a fait de
l'Académie de Berlin, tirée de sa léthargie, un centre intellectuel, où
bientôt les Allemands pourront rivaliser avec les Français et les Suisses. Les salons de Berlin, les journaux et les magazines égaleront en
tenue intellectuelle ce qu'il y a de mieux dans les Allemagnes. Le
grand Frédéric apparaît comme le monarque le plus complet de l'âge
des Lumières. Les souverains d'Angleterre et de France semblent falots à côté de lui ; Catherine II et Joseph II n'ont pas sa haute lucidité,
son énergie indomptable, ni son intelligence pratique et ce réalisme
sans illusion. L’Aufklärung bénéficie, dans son développement et dans
sa propagande, d'un réseau d'institutions unique en Europe. Les universités allemandes sont, au XVIIIe siècle, les plus vivantes de l'Occident. En France, les universités traditionnelles, à peu près discréditées,
ne sont plus que des corps sans âme. Les facultés de théologie ont été
vidées de leur substance par la concurrence des séminaires ; les facultés de médecine et de droit ne sont que des écoles professionnelles.
Le domaine universitaire, sans relief social, sans autorité intellectuelle
ne joue aucun rôle dans la vie nationale. En supprimant les universités, la Révolution se contentera de dresser un constat de carence ; les
universités de France n'étaient que des survivances d'un passé oublié.
En Angleterre, la situation, bien que moins mauvaise, n'était guère
brillante. Oxford et Cambridge ont tendance à somnoler sur leurs lauriers et à vivre confortablement de leurs rentes. Seules paraissent actives les universités écossaises, centres d'une activité intellectuelle réelle, à Edimbourg et à Glasgow en particulier.
En Allemagne, foyers de la Réforme au XVIe siècle, les universités
ont été appelées à définir une culture de remplacement : le grand nom
de Melanchthon, précepteur de la Germanie, symbolise cette initiative
intellectuelle assumée par l'ordre universitaire. La concurrence, entre
l'inspiration luthérienne, l'inspiration calvinienne et l'entreprise catholique de la reconquête maintient le domaine culturel en état de tension : le pluralisme politique et religieux se projette sur la carte universitaire. Si le domaine luthérien finit par se stabiliser dans le rétablissement d'une sorte de néo-scolastique, où se fait sentir l'influence
[91] des maîtres de l'école de Salamanque, les universités réformées,
en particulier Helmstedt, sont plus ouvertes à l'influence de la philosophie moderne, sous la forme cartésienne, déjà, accueillie avec faveur par certaines universités de Hollande. Au XVIIe siècle, un certain
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
115
tassement s'était produit ; le foyer le plus vivant des hautes études
étant alors Leipzig, université où se forma Leibniz, et où débuta
Christian Thomasius, initiateur de l’Aufklärung allemande.
Au sortir d'une période de relative stagnation, l'Allemagne protestante donnera naissance aux premières universités modernes. La première création importante est celle de l'université de Halle (1694), due
à l'initiative du Grand Électeur de Brandebourg, bientôt roi de Prusse
sous le nom de Frédéric Ier, le même qui instituera en 1700, sur les
conseils de Leibniz, la Société des Sciences de Berlin. La fondation de
Halle est due à, l'influence de Christian Thomasius (1655-1728), qui a
quitté Leipzig, où sa campagne pour un aggiornamento de la culture
germanique lui avait valu l'hostilité de ses collègues. Thomasius, élève du juriste Pufendorf, incarne la première génération de
l’Aufklärung, la volonté d'un élargissement de la pensée selon les
normes de la nouvelle exigence rationnelle. Il fera campagne pour la
suppression des procès de sorcellerie, pour l'abolition de la torture et
pour la diffusion d'une éducation intellectuelle selon les schémas
d'une bourgeoisie éclairée. L'influence de Thomasius, aux origines de
Halle, se conjugue avec celle du piétisme, mouvement de renouvellement religieux à l'intérieur du luthéranisme. Après Spener (16351705), fondateur ou plutôt rénovateur de cette école de spiritualité,
son plus éminent représentant est August Hermann Francke (16631727), le grand nom, avec Thomasius, de la nouvelle université. Il en
fera un centre de diffusion du piétisme, grâce à un ensemble original
d'institutions : orphelinat, écoles et écoles normales pour la formation
des maîtres, où se perpétue l'esprit de Coménius.
La conjonction du piétiste Francke et du rationaliste Thomasius
aux origines de l’Aufklärung ne doit pas surprendre. En pays protestant, la Réformation est la première affirmation de la philosophie des
Lumières, ainsi que l'atteste la devise réformée : post tenebras lux. Il
n'est pas question de rompre avec l'exigence chrétienne pour retrouver
la liberté de pensée. La tradition ecclésiastique avait adultéré l'authenticité chrétienne ; mais les Réformateurs ont détruit l'établissement
romain. Les nouveaux instituteurs de l'Allemagne se sentent les continuateurs de l'entreprise de la Réformation. Sans doute faut-il demeurer
vigilant à l'égard des empiétements de l'église établie, et Thomasius
soutient le droit public de l'État contre l'irrédentisme du droit ecclésiastique ; mais on peut limiter les droits de l'église sans passer pour
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
116
un mauvais chrétien, et sans se sentir obligé de rompre avec le christianisme.
C'est pourquoi Halle travaillera résolument à la création d'une
culture moderne ; en pédagogie, en droit civil et en droit criminel, elle
fait figure d'université pilote ; on y enseigne les sciences politiques et
elle aura, en 1729, sinon la première, du moins une des toutes premières [92] chaires d'économie politique qui aient existé en Occident. La
faculté de Médecine s'honorera de l'enseignement de G. E. Stahl, l'un
des grands noms de la théorie médicale et de la théorie chimique au
XVIIIe siècle. En philosophie enfin, Halle bénéficiera de l'enseignement du plus illustre des maîtres allemands de son temps, Christian
Wolff (1679-1754). Appelé à Halle en 1706, en qualité de professeur
de mathématiques, il embrassera peu à peu dans une vaste synthèse la
totalité de l'espace culturel. Des haines confraternelles, la rabies theologica de certains piétistes, inquiétés par son rationalisme dogmatique
et surtout l'animosité personnelle de Frédéric-Guillaume I, le RoiSergent, peu enclin à la philosophie, lui valurent d'être exclu en 1723.
Il trouva un asile à Marbourg, où on le reçut avec les plus grands honneurs. Un des premiers gestes de Frédéric II lors de son accession au
trône, en 1740, sera de rendre à Wolff sa chaire de Halle, où le vieux
maître connut un retour triomphal.
Les affaires universitaires, en Prusse, peuvent être des affaires
d'État. Et le dernier mot revient au professeur, ce qui atteste un climat
intellectuel fort différent du climat français à la même époque. En
1711, le jour anniversaire du roi fondateur de l'université, le professeur Gundling, qui enseigne le droit et les sciences politiques, prononce un discours sur le thème de la liberté philosophique (libertas philosophandi). La liberté de penser est la raison d'être de l'Université de
Halle : « La tâche de ses professeurs n'est pas, comme dans les autres
universités, de transmettre des opinions traditionnelles, mais de se livrer eux-mêmes à l'investigation de la vérité et d'y former leurs élèves. » La liberté n'est pas la licence, mais il appartient à chacun de
prendre les risques qui lui paraissent justifiés, en dehors de toute
contrainte, car la contrainte extérieure est toujours un mal 112. De tels
112
Cf. Friedrich Paulsen, Geschichte des gelehrten Unterrichts auf den deutschen Schulen und Universitäten... Leipzig, Veit Verlag, 2. Auflage, 1896, t.
I, p. 530. Sur l'enseignement universitaire, voir aussi Max Wundt, Die
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
117
propos, tenus publiquement, et qui n'eurent pour leur auteur aucune
conséquence fâcheuse, sont les lettres de noblesse de l'université allemande. Dans l'ordre de la pensée, il faut ajouter aux noms déjà mentionnés celui de Christophe Keller (Cellarius, 1638-1707), historien et
philologue, dont les manuels mettent en usage l'expression de
« Moyen Âge », et qui crée en 1697 le premier séminaire de philologie classique dans les universités d'Europe. En philosophie, c'est à un
élève de Wolff, Alex Gottlieb Baumgarten (1714-1762), que revient
l'honneur d'avoir donné son nom à une nouvelle discipline consacrée à
la perception et à la réflexion de la beauté. L'Aesthetica de Baumgarten (1750-1768) est le premier ouvrage à porter un tel titre, appelé à
un bel avenir. Thomasius et Wolff sont les premiers à avoir utilisé la
langue allemande dans leur enseignement et dans leurs publications,
rompant ainsi avec la tradition qui reconnaissait au latin le privilège
exclusif d'être la langue des universités.
Une quarantaine d'années plus tard, alors que le roi George II [93]
règne conjointement sur l'Angleterre et sur le Hanovre, la fondation de
l'université de Göttingen sera un autre signe des temps. La nouvelle
institution qui reçoit son privilège impérial en 1734, et commence à
fonctionner en 1737, est l'objet, de la part des autorités, d'une sollicitude particulière ; elle bénéficie d'une riche dotation, mais se trouve,
vis-à-vis de l'État, dans une dépendance plus étroite que les institutions traditionnelles. Il se s'agit d'ailleurs nullement d'un contrôle
étroit et soupçonneux ; l'esprit de Göttingen est libéral, moins piétiste
que celui de Halle ; l'influence anglaise se fait sentir et contribue à
donner à la nouvelle institution un caractère international sinon même
européen. On y vient de toute l'Allemagne, d'Angleterre, de Hollande
et même de France ou de Suisse ; cette affluence, qui renoue avec
l'ancienne tradition médiévale, est le signe qu'une certaine jeunesse
vient chercher à Göttingen ce qu'elle ne trouverait pas ailleurs.
La faculté de médecine sera honorée par l'enseignement du physiologiste Haller, et c'est dans le laboratoire de Göttingen, au début du
XIXe siècle, que seront menés à bien les travaux du grand chimiste
Woehler. La théologie de Göttingen est d'orientation rationaliste et
libérale ; on s'y adonne à des recherches positives en matière d'exégèdeutsche Schulphilosophie im Zeitalter der Aufklärung, 2. Auflage, Hildesheim, Olms, 1964.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
118
se et d'histoire ecclésiastique. L'anthropologie moderne est née à Göttingen, grâce à l'illustre Blumenbach. La philologie est en honneur,
avec Gesner, Ernesti, Heyne ; c'est à Göttingen que se formera Friedrich August Wolf, le rénovateur des études homériques. Mais l'originalité de l'université se trouve dans le développement des sciences
historiques, des sciences politiques, et plus largement des sciences de
la culture, au sens moderne du terme. Gatterer, qui occupe une chaire
à partir de 1759, et Schlözer, qui en obtient une autre en 1769, sont les
fondateurs de l'historiographie universitaire, dont ils définissent les
programmes et les méthodes. C'est à Göttingen que sont créés le premier Institut d'histoire et la première revue historique. Les sciences
historiques sont liées aux sciences politiques ; les Kameralwissenschaften occupent une place d'honneur à l'université en la personne
d'Achenwall, qui crée peu avant 1750 un enseignement de « Statistique ». Christoph Meiners développe une prodigieuse activité dans le
domaine de l'histoire de la culture, de l'histoire des religions ; il est
l'un des premiers théoriciens d'une ethnologie qui ne sait pas encore
dire son nom.
Dans ce domaine Göttingen est sans rivale en Europe ; et c'est la
raison pour laquelle y affluent les jeunes gens qui veulent se préparer
aux carrières administratives et diplomatiques. Adolphe, le héros de
Benjamin Constant, y est le condisciple des frères de Humboldt. La
petite ville, dont la bibliothèque est d'une richesse surprenante pour
l'époque, au point de permettre l'emprunt des ouvrages à domicile, est
le foyer d'une nouvelle attention au monde passé et présent. À l'activité de l'université s'ajoute celle de la Société Royale des Sciences de
Göttingen, fondée en 1751, qui regroupe l'élite intellectuelle de la ville ; à la fonction d'enseignement s'ajoute ainsi une fonction de recherche. Le cadre académique de la Société des Sciences [94] permet aux
professeurs de communiquer à leurs collègues les résultats de leurs
travaux et de solliciter leurs critiques ; cette diffusion est élargie encore par la publication des comptes rendus de la Société qui permet de
situer l'activité universitaire dans le réseau de l'Europe savante.
Les noms des maîtres de Göttingen ne sont pas aussi célèbres que
ceux de Montesquieu et de Voltaire, de Hume, de Winckelmann ou de
Herder. Gatterer, Schlözer, Achenwall, Meiners et leurs émules faisaient œuvre de savoir, et non de vulgarisation. Et ces professeurs
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
119
n'étaient pas de grands écrivains. Mais l'historiographie scientifique et
l'enseignement des sciences humaines sont nés à Göttingen. Selon
Herbert Butterfield, « c'est Göttingen qui offre le spectacle d'un mouvement aux larges assises et un développement continu. C'est là que la
science historique, dans son dynamisme collectif, se rapproche le plus
du système établi par l'école du XIXe siècle (...) Les idées-forces qui
aidèrent à transformer les études historiques peuvent être nées en dehors des universités ; mais c'est à Göttingen qu'elles sont traitées d'une
manière critique, et combinées avec soin de manière à, former un système de savoir historique. Que nous envisagions l'attitude adoptée à
l'égard de ce genre d'études, ou la manière de traiter l'histoire universelle, la remise à jour des études nationales ou régionales, l'enseignement de la politique contemporaine, le développement de la méthode
historique et l'édition des textes — c'est l'école de Göttingen qui semble nous mener jusqu'au seuil même du monde moderne » 113. Butterfield donne le nom de « siècle de Göttingen » à la période de l'histoire
du savoir qui s'étend de la fondation de l'université, en 1734, jusqu'au
moment où Göttingen devra, aux environs de 1830, céder le pas à la
nouvelle et prestigieuse université de Berlin.
C'est un caractère propre à l’Aufklärung que le rôle des milieux
universitaires et l'importance des professeurs, dont l'action conjuguée
avec celle des journalistes et d'un certain nombre de pasteurs tend à
réaliser une œuvre pédagogique étendue à l'ensemble du pays. Les
nombreuses revues, les « magazines », les sociétés savantes dont le
réseau s'étend à l'ensemble du territoire diffusent l'état d'esprit caractéristique de la bourgeoisie éclairée. Seule l'Allemagne aura une école
de philosophes populaires (Popularphilosophen) qui se proposent de
promouvoir l'âge mental de leurs concitoyens de manière à en faire
des adultes responsables. C'est dans le calme, en attendant la crise du
romantisme, que l'Allemagne se prépare à devenir une grande puissance intellectuelle. Une suite de générations permet de passer de l'âge
de Thomasius et de Leibniz à l'âge de Wolff, et enfin à l'âge de Mendelssohn, de Nicolaï, de Frédéric, de Lessing, qui est déjà l'âge de
Herder et de Kant, de Schiller et de Goethe. L'Allemagne provinciale,
113
Herbert Butterfield, Man on his past, Cambridge University Press, 1955, pp.
60-61.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
120
soumise à la prééminence de l'étranger, fait place à une Allemagne
européenne.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
121
[95]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre V
LE NORD ET LE MIDI
Retour à la table des matières
L'inégalité de développement entre les régions du Nord-Ouest
(France, Angleterre, Allemagne, complétées par la Hollande et la
Suisse) et les régions du Sud et de l'Est existait déjà au XVIIe siècle :
l'Italie a perdu la prédominance qu'elle détenait à l'âge renaissant, et
l'Espagne, après le siècle d'or de l'expansion mondiale et de la prépondérance politique, est entrée dans une phase de déclin. Le pouvoir
spirituel et le pouvoir politique ont interdit de concert à ces deux pays
d'entrer dans l'espace mental de la révolution galiléenne 114. Partout
où l'esprit de la Contre-Réforme a prévalu, la culture des Lumières
s'est heurtée à d'invincibles résistances. On peut lire dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire, à l'article Liberté de penser, un dialogue entre un Anglais et un Portugais, selon lequel les Inquisiteurs
« ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun,
tout l'État serait en combustion et que la nation serait la plus malheureuse de la terre ». À quoi l'Anglais répond : « Trouvez-vous que nous
soyons si malheureux, nous autres Anglais qui couvrons les mers de
vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de
114
Cf. G. Gusdorf, La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. I, pp. 21-30.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
122
l'Europe ? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque
toutes vos découvertes dans l'Inde, et qui aujourd'hui sont au rang de
vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière
liberté à la presse et pour faire le commerce des pensées des hommes ? » Comme le dit ailleurs Voltaire, « c'est du Nord aujourd'hui
que nous vient la lumière ».
Le grand combat du XVIIIe siècle, en pays catholique, opposera
l'opinion éclairée et les souverains à la Compagnie de Jésus, fer de
lance de la Contre-Réforme, qui doit assurer par tous les moyens la
suprématie des intérêts de l'Église. C'est l'anticléricalisme qui oppose
en pays catholique, l'idéal des Lumières aux influences retardatrices
de l’« obscurantisme » des prêtres fanatiques, acharnés à maintenir les
hommes sous l'éteignoir de la « superstition ». Selon des historiens
catholiques, « tous les Parlements de France, les conseils autrichiens,
allemands et belges, veulent réduire le pouvoir des Jésuites. Ils travaillent en accord implicite dans presque tous les pays de l'Europe, [96]
avec les despotes éclairés qui veulent étendre les prérogatives du souverain et de l'État aux problèmes moraux et religieux (...). Les chefs
des États allemands et autrichiens catholiques pratiquent une politique
franchement hostile à l'égard des instituts religieux, internationaux par
essence, qui sont dévoués au Saint-Siège » 115. La cour de Rome est
obligée de subir la pression conjointe des souverains catholiques, de
plus en plus jaloux de leur indépendance à l'égard de l'autorité romaine, et d'une partie du clergé séculier opposé à l'ultramontanisme incarné par les Jésuites.
Cédant à l'esprit du temps, une bulle de Benoît XIV, en 1751, interdit aux ordres religieux d'exercer des pouvoirs temporels, et de se
livrer à des opérations de commerce. Or les Jésuites avaient établi au
Paraguay une sorte de protectorat, par l'établissement du système des
« réductions » ; ils se livraient, directement ou indirectement, par l'intermédiaire d'hommes de paille, à de fructueux trafics internationaux.
« En décembre de la même année (1751), le pape annonça aux Pères
que ces défenses les visaient particulièrement. Ils paraissaient n'avoir
115
Préclin et Jarry, Les luttes politiques et doctrinales aux XVIIe et XVIIIe siècles ; t. XIX, 2, de l'Histoire de l'Église, publiée par Fliche et Martin, Bloud
et Gay, 1956, p. 688.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
123
pas tenu assez compte de cet avis... 116. » Les papes ne pouvaient sans
beaucoup de répugnance se résigner à frapper une organisation aussi
puissante, et dont la raison d'être, au moins en principe, était de soutenir et de consolider par tous les moyens la toute-puissance du siège
romain. La persécution juridico-politique des Jésuites dans les pays
catholiques, riche en rebondissements divers, dura plus de vingt ans.
Le pouvoir civil prend un peu partout l'initiative de poursuites
contre la Compagnie, suspecte d'un manque de loyalisme envers les
monarchies régnantes, de complicité avec les ennemis du pays et en
général de fanatisme et de menées ténébreuses, susceptibles de nuire
aux intérêts publics. L'homme d'État portugais Pombal, reprenant une
technique éprouvée, implique des Jésuites dans un complot contre le
roi, les bannit et confisque leurs biens en 1754. La France imite cet
exemple en 1764, après une âpre bataille parlementaire et une offensive des philosophes. Les Jésuites sont chassés d'Espagne en 1767,
d'Autriche en 1773. Le pape Clément XIII (1758-1769), qui essaie de
protéger la Compagnie contre ses persécuteurs, se heurte à une coalition des Bourbons qui règnent sur les trônes d'Europe et vont jusqu'à
procéder ici et là à des interventions militaires. Finalement le pape
Clément XIV cède à la volonté générale et, par le bref Dominus ac
Redemptor (août 1773), met fin officiellement à l'existence de la
Compagnie, dont les membres dispersés iront demander à la Prusse
protestante et à la Russie orthodoxe le refuge qui leur permettra d'attendre leur renaissance en des temps meilleurs.
La lutte passionnée pour ou contre les Jésuites exprime la différence de climat entre les deux Europes. Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne
[97] protestante ne connaissent une pareille guerre de religion à l'intérieur d'une même religion. Tout se passe comme si le Jésuite jouait le
rôle des puissances obscures et du Mal dans le schéma manichéen des
Lumières, rôle qu'il conservera bien au-delà du XVIIIe siècle. L'expulsion du bouc émissaire ne suffira pas pour supprimer magiquement les
effets de deux siècles de Contre-Réforme ; mais le fait que l'autorité
romaine ait dû, sous l'effet d'une pression universelle, licencier ses
plus fidèles auxiliaires, est un signe des temps, comme d'ailleurs le
fait que Voltaire, dont le programme est d' « écraser l'infâme », ait pu
se permettre de dédicacer au pape Benoît XIV (1740-1758) sa tragédie
116
Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
124
de Mahomet, sans que le pape puisse faire autre chose que l'en remercier poliment. Le libéralisme relatif d'un pape et la suppression d'un
ordre religieux trop voyant ne changeaient pas grand-chose à la situation culturelle des pays catholiques. Après tout, l'Inquisition n'était pas
un tribunal jésuite.
Depuis des siècles, la mentalité catholique incarnée non seulement
par les ordres religieux, mais par la hiérarchie dans son ensemble,
s'était figée dans une attitude défensive, expression d'un sentiment
d'infériorité à l'égard des courants intellectuels de la culture moderne.
L'affaire Galilée, en 1633, avait été un procès-témoin ; l'autorité romaine imposait par la force un blocage de la connaissance dans les
limites du mythe biblique. Toute sympathie pour la recherche scientifique indépendante exposait à l'accusation d'hérésie. La philosophie
d'Aristote, paradoxalement associée à la foi du Christ, faisait autorité
dans les universités ; elle définissait le droit commun en matière de
vérité dans l'ordre des sciences. La critique se trouvait bannie, particulièrement la critique biblique, ainsi que le fit voir la condamnation du
malheureux et génial Richard Simon par les soins de Bossuet qui, s'il
pratiquait le gallicanisme en matière de politique religieuse, persécutait toute recherche de la vérité selon d'autres voies que celles prescrites par l'Église.
La mainmise des autorités romaines sur la vie intellectuelle avait
suscité quelques résistances. Mais on se lasse d'être martyr ; surtout si
le combat est disproportionné, dans la mesure où le pouvoir religieux
et le pouvoir politique faisaient cause commune. Seule parmi les pays
catholiques, la France avait préservé une activité intellectuelle originale, favorisée par le gallicanisme gouvernemental et par la résistance
du mouvement janséniste à l'ultramontanisme culturel incarné par les
Jésuites. Mais si la vie intellectuelle n'était pas morte, elle avait dû
s'affirmer en dehors de l'église catholique et des institutions que celleci contrôlait. En France, toute pensée libre doit être libre-pensée, et
donc présuppose un anticléricalisme latent. De là la stérilité du domaine universitaire, qui dort d'un sommeil dogmatique conforme aux
enseignements de l'Église. Mais il y a place pour une vie intellectuelle
dense et riche en dehors des universités, et contre les universités.
L’Encyclopédie n'est pas autre chose qu'une universitas scientiarum
laïque et anticléricale. Mais si l’Encyclopédie est possible en France,
grâce à de puissantes complicités et non sans des tracasseries sans
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
125
[98] fin, elle est impossible et impensable dans l'Italie ou dans l'Espagne de 1750.
La culture baroque peut être considérée comme un phénomène de
compensation. Il y a un lien historique et géographique entre la religion romaine, l'absolutisme de droit divin et la prédominance d'une
aristocratie de type féodal : c'est dans ce climat politique et social que
la culture baroque développe ses liturgies religieuses et musicales, et
son entreprise d'une théâtralisation de l'existence collective dans
l'unanimisme artificiel de la fête. À l'irréalisme baroque s'oppose le
réalisme bourgeois de l'âge des Lumières. Il ne s'agit plus de procéder
à une transmutation magique des significations du monde, mais de
déchiffrer la nature des choses afin de la mettre au service des hommes. L'idéologie de l’Aufklärung implique une égalité fondamentale
entre tous les individus, bénéficiaires de la même vocation rationnelle.
Ce ferment démocratique trouvera sa pleine expression dans les Déclarations des droits de l'homme ; il est lié, dans ses origines, à l'individualisme religieux de la Réformation. Il entraîne une objection de
conscience à l'absolutisme monarchique, qui s'affirme, par exemple,
dans le libéralisme politique des Anglo-Saxons, des Hollandais ou des
Suisses.
L'Europe baroque n'est pas libérale. Lors même qu'elle finira par
céder à la sollicitation des Lumières, elle s'efforcera de les faire prévaloir par voie d'autorité, sans renoncer à l'absolutisme monarchique.
L'initiative du pouvoir sera rendue indispensable par l'inertie générale
des masses. L'élite intellectuelle est restreinte, et d'ailleurs suspecte ;
les universités demeurent les citadelles d'un conservatisme stérile.
L'aristocratie nobiliaire, à quelques exceptions près, vit de ses rentes
et s'occupe de ses plaisirs. Même converti aux Lumières, le souverain
ne peut compter que sur le dévouement de quelques proches collaborateurs pour imposer au pays qu'il gouverne un changement radical
des mœurs intellectuelles, économiques et sociales.
Cette disparité de croissance entre les pays du Sud et de l'Est et les
pays du Nord et de l'Ouest n'avait pas échappé aux contemporains. La
question se posait de savoir comment s'expliquait le décalage entre
une Europe du progrès et une Europe de l'inertie et de la stagnation.
Montesquieu invoque un déterminisme géographique : « Il y a dans
l'Europe une espèce de balancement entre les peuples du Nord et ceux
du Midi. Ceux-là, avec une abondance de toutes choses qui les met en
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
126
état de se passer de tout, de vivre de chez eux et de n'avoir que peu de
besoins, auraient trop d'avantages sur les autres si le climat et la nature
ne leur donnaient une paresse qui les égalise ; tandis que les autres ne
peuvent jouir des commodités de la vie que par leur travail et industrie, que la Nature semble ne leur avoir donnés que pour égaliser leur
condition et leur fortune : sans quoi elles ne pourraient subsister que
comme barbares. Chacune partie est défendue par son climat autant
que par ses forces 117. »
[99]
La théorie des climats fait de l'opposition entre le Nord et le Sud
une loi de la nature. Montesquieu semble esquisser par avance la loi
du challenge and response, définie plus tard par Toynbee. Chaque
peuple doit s'adapter, pour survivre, au défi du climat. Un climat trop
agréable prédispose à l'inertie ; un climat plus dur contraint les hommes à mobiliser les énergies afin de surmonter les rigueurs du milieu
environnant. L'homme du Sud est passif, apathique, prédisposé à la
soumission, sinon à la servitude ; l'homme du Nord, dont Tacite avait
déjà tracé dans sa Germanie un portrait idéalisé, est paré de toutes les
vertus viriles, indispensables pour subsister dans un milieu difficile :
« les peuples du Nord d'Europe, source de la liberté » 118, dit Montesquieu.
En mai 1788, Goethe séjourne à Naples en touriste passionné ; et
l'écrivain dont la vie fut un continuel labeur prend la défense de ceux
dont on a coutume de stigmatiser la paresse : « Nous jugeons trop sévèrement de notre point de vue les peuples méridionaux, que le ciel a
traités avec tant de mansuétude (...) Un homme pauvre et nous paraissant misérable peut non seulement satisfaire dans ces contrées à ses
besoins les plus indispensables et les plus immédiats, mais même jouir
du monde de la plus belle manière ; et de même un soi-disant mendiant napolitain pourrait très bien dédaigner la place de vice-roi en
Norvège et, si l'impératrice de Russie voulait bien lui confier le gouvernement de la Sibérie, décliner cet honneur 119. » Le lazzarone,
l'homme du peuple « n'est en rien plus oisif que toutes les autres clas117
Montesquieu, Mes Pensées, 1479 ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I,
p. 1355.
118 Montesquieu, ibid., 1476, p. 1354.
119 Goethe, Voyage en Italie, Champion, 1931, pp. 337-338.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
127
ses (...) Tous travaillent dans leur genre, non pas simplement pour vivre, mais pour jouir, (...) même pendant le travail, ils veulent goûter
les plaisirs de l'existence. Ceci explique bien des choses : que les artisans soient presque tous arriérés en comparaison de ceux des pays du
Nord ; qu'il ne se crée pas de fabriques ; qu'à l'exception des avocats
et des médecins, on trouve peu d'instruction eu égard au chiffre considérable de la population ; (...) que les prêtres se sentent mieux à leur
aise dans l'oisiveté, et que les grands aussi n'entendent le plus souvent
jouir de leurs biens que dans les plaisirs des sens, le luxe et les divertissements » 120.
Si Montesquieu loue les hommes du Nord d'être les promoteurs de
la liberté civique, Goethe ne dissimule pas sa sympathie pour les
hommes du Midi, aux yeux desquels Fart de vivre dans le loisir et l'irresponsabilité est la forme supérieure de la liberté. Goethe ne s'est pas
converti au lazzaronisme ; il a choisi d'être vice-roi de Norvège ou
plutôt du grand-duché de Weimar. Mais, à considérer ainsi la psychologie des peuples comme une résultante du climat, on laisse de côté le
fait que la stagnation du Midi n'est pas une constante de l'histoire universelle. Athènes et Rome, le monde méditerranéen dans son ensemble ont été les emplacements privilégiés où la culture occidentale a
pris naissance. L'Empire romain s'est imposé au monde pendant [100]
un millénaire grâce à son indomptable énergie. L'Italie de la Renaissance a exercé un impérialisme culturel, et l'Espagne a eu assez de
puissance pour conquérir et organiser un immense empire dans le
Nouveau Monde, tout en imposant sa prépondérance à l'Europe.
L'éclipse de l'Italie n'est pas complète ; elle conserve, dans l'ordre
culturel, des écrivains et des artistes de qualité ; ses musiciens, ses
peintres, ses architectes jouissent d'une réputation européenne. La
grande école allemande de musique au XVIIIe siècle est fille de l'école
italienne, et les constructeurs de Pétersbourg sont Italiens aussi bien
que Français. « C'est une chose singulière qu'un bel esprit allemand ou
moscovite, observe le Père Bouhours, et s'il y en a quelques-uns au
monde, ils sont de la nature de ces esprits qui n'apparaissent jamais
sans causer de l'étonnement... » Au XVIIe siècle encore, l'anthropologie différentielle réserve la vivacité d'esprit aux climats du Midi : « —
J'avoue, interrompit Ariste, que les beaux esprits sont un peu rares
120
Ibid., p. 338-339.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
128
dans les pays froids, parce que la nature y est plus languissante, pour
parler ainsi. — Avouez plutôt, dit Eugène, que le bel esprit tel que
vous l'avez défini ne s'accommode point du tout avec les tempéraments grossiers et les corps massifs des peuples du Nord... 121 »
Ces généralités ne résistent guère à la critique. Montesquieu luimême, pour obéir à la logique de sa théorie, doit imaginer des variations dans le climat, dues par exemple à la trop longue présence de
l'homme, qui vicie l'atmosphère. Ou bien, il va jusqu'à admettre que
l'homme puisse se modifier. Dans les Réflexions sur les habitants de
Rome, qui figurent parmi les notes de voyage, on trouve cette indication : « Je me persuade que l'ancien peuple, patiens pulveris atque solis, avait une tout autre force que celui-ci : l'institution, l'habitude, les
mœurs font aisément vaincre la force du climat 122. » Au déterminisme du climat peut se surimposer un déterminisme de la réalité humaine, ce qui enlève toute force probante à la tentative d'explication.
Le problème que se posait Montesquieu, en 1728, devait être, à la
fin du siècle, le sujet du grand ouvrage d'Edward Gibbon : Le Déclin
et la chute de l'Empire Romain (1776-1788). La question est de savoir
pourquoi et comment la puissance de Rome a pu s'effondrer, après
avoir si longtemps dominé le monde. Le sujet semble repris des
Considérations de Montesquieu sur les causes de la grandeur et de la
décadence des Romains (1734), mais Gibbon insiste sur les causes
culturelles, politiques et religieuses ; la fin de la Rome antique, comme il l'a dit, consacre le triomphe de la barbarie et du christianisme.
Dans son autobiographie, l'historien anglais relate que le choix de son
sujet lui a été inspiré par son voyage à Rome : « Dans mon journal,
sont consignés le lieu et le moment de la conception de l'œuvre. Ce fut
le 15 octobre 1764, à l'approche du soir, comme j'étais assis, oisif,
dans l'église des Zoccolanti, ou moines franciscains, cependant qu'ils
chantaient [101] les vêpres dans le temple de Jupiter, sur les ruines du
Capitole 123... » La Rome chrétienne a tué la glorieuse Rome païenne ;
121
Le P. Bouhours, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, Amsterdam, nouvelle
édition 1671, pp. 231-232.
122 Œuvres, éd. citée, t. I, p. 912.
123 Edward Gibbon, Memoirs of my life, éd. by G. A. Bonnard, London, Nelson,
1966, p. 136.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
129
elle perpétue ses cérémonies vaines sur les décombres de la puissance
qu'elle a détruite.
Gibbon rend l'église catholique responsable du retard de la civilisation à Rome et en Italie. À peu près à la même époque, un membre de
la Société des Amis du Pays, de Séville, sollicite l'autorisation d'acheter, pour sa formation technique, des livres étrangers, prohibés par
l'Inquisition. « Il se trouve, écrit-il dans sa supplique, que, par une déplorable disgrâce, les nations les plus avancées d'Europe sont infestées
par de fatales hérésies, et que, par un malheur non moins regrettable,
presque tous les ouvrages que produisent leurs érudits — même ceux
dont l'objet principal n'est pas la religion — se trouvent néanmoins
saupoudrés de propositions hérétiques 124... » Ce texte, imprégné sans
doute de mauvais esprit, souligne le fait que l'influence de la Réforme,
rompant avec la sclérose de l'église traditionnelle, a suscité l'apparition d'une forme de christianisme mieux adaptée à la conquête technique et à la transformation du monde par l'homme au profit de l'humanité.
Les contemporains avaient conscience de cette influence du facteur
religieux dans l'inégale répartition des Lumières. Le fait est relevé par
Montesquieu, dans les Lettres Persanes (1721), où il observe que « la
religion donne aux Protestants un avantage infini sur les Catholiques
(...) Dans l'état présent où est l'Europe, il n'est pas possible que la religion catholique y subsiste cinq cents ans ». L'Espagne a perdu la prépondérance qu'elle exerçait naguère, et dans l'avenir, « les Protestants
deviendront tous les jours plus riches et les catholiques plus faibles ».
Une religion qui impose le célibat aux prêtres s'oriente dans le sens
d'une dépopulation contraire aux intérêts de l'agriculture, du commerce, et des activités économiques en général. Les pays protestants sont
riches et prospères ; « quant aux pays catholiques, non seulement la
culture des terres y est abandonnée, mais même l'industrie y est pernicieuse : elle ne consiste qu'à apprendre cinq ou six mots d'une langue
morte. Dès qu'un homme a cette provision par devers lui, il ne doit
plus s'embarrasser de sa fortune : il trouve dans le cloître une vie tran-
124
Cité dans M. Desfourneaux, Tradition et Lumière dans le « Despotismo ilustrado » ; in Utopie et Institutions au XVIIIe siècle, Mouton, 1963, p. 236.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
130
quille qui, dans le monde, lui aurait coûté des sueurs et des peines » 125.
Le Persan Usbek développe les vues utilitaires des « philosophes »,
qui considèrent la vie ecclésiastique comme un temps gaspillé sans
bénéfice pour la société. Le point de vue se retrouvera plus tard sous
la plume de Diderot, conseillant Catherine II en matière d'instruction
publique. « Lorsqu'on jette les yeux sur les progrès de l'esprit humain
[102] depuis l'invention de l'imprimerie, après cette longue suite de
siècles où il est resté enseveli dans les plus profondes ténèbres, on remarque d'abord qu'après la Renaissance des Lettres en Italie, la bonne
culture, les meilleures écoles se sont établies dans les pays protestants,
de préférence aux pays qui ont préféré la religion romaine, et qu'elles
y ont fait jusqu'à ce jour les progrès les plus sensibles (...). L'esprit du
clergé catholique, qui s'est emparé de tout temps de l'instruction publique, est entièrement opposé aux progrès des Lumières et de la raison, que tout favorise dans les pays protestants (...) On voit que depuis
l'époque de la Réformation, tous les pays protestants ont fait des pas
rapides vers une meilleure police, que les absurdités et les préjugés
contraires au bon sens y ont diminué sensiblement et qu'il n'en existe
pas un seul qui, respectivement, ne soit plus florissant que tel pays
catholique qu'on voudra lui comparer (...) On peut même ajouter que
les pays catholiques ont profité du reflet des lumières que les pays
protestants leur ont envoyé (...) Il est clair, pour tous ceux qui ont des
yeux, que sans les Anglais la raison et la philosophie seraient encore
dans l'enfance la plus méprisable en France et que leurs vrais fondateurs parmi nous, Montesquieu et Voltaire, ont été les écoliers et les
sectateurs des philosophes et des grands hommes d'Angleterre 126... »
En 1784, le traducteur allemand d'un ouvrage d'anthropologie à
l'usage du public français reconnaît la supériorité de certains pays
étrangers dans l'ordre des belles lettres. « Notre vraiment beau côté, ce
sont les sciences 127. » Cette éminence lui paraît liée à la religion du
125
Montesquieu, Lettres Persanes, CXVII ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 306.
126 Diderot, Essai sur les études en Russie, 1775-1776e ; Œuvres, édition Assezat, t. III, pp. 415-416.
127 Préface anonyme à la traduction de E. A. G. Zimmermann, Zoologie géographique, Premier article : L'Homme, De l'imprimerie française de Cassel,
1784, p. X.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
131
pays : « Il ne faut pas oublier que la lumière des connaissances réside
surtout dans l'Allemagne protestante. Dans un pays protestant, on pense, on écrit autrement que dans un pays catholique ; il est permis d'y
publier des choses qu'on n'ose point publier dans celui-ci. Nous avons
des ouvrages philosophiques et théologiques supérieurs assurément à
ceux d'aucune nation 128... » La même confrontation culturelle est présentée par un professeur de l'université de Strasbourg, au moment où
le gouvernement révolutionnaire s'apprête à supprimer l'ensemble des
institutions universitaires de l'ancienne France. L'avocat de Strasbourg
fait valoir que le cas de sa Haute École doit être examiné à part : « Il
faut bien se garder de confondre l'Université de Strasbourg avec la
plupart de ses sœurs aînées établies dans l'intérieur de la France. Il
règne entre elles une aussi grande diversité que l'est celle qui se trouve
entre le catholicisme et le protestantisme, entre l'ordre hiérarchique et
presbytérien. L'autorité, dont le cortège est formé par la routine, les
préjugés, l'adhésion aveugle et tenace aux opinions anciennes, fait la
base de l'un ; la liberté, qui seule répand les lumières et fait prospérer
les sciences, celui de l'autre. Si les universités françaises [103] ont
besoin, comme on semble le croire, d'être entièrement refondues, il
n'en est pas de même de celle de Strasbourg 129... » Là, en effet, les
professeurs « tenant une marche égale avec le progrès des connaissances humaines, ont su recréer sans cesse la science dont l'enseignement
leur a été confié » 130.
Strasbourg, sur le Rhin, est la plus allemande des universités françaises, et la plus française des universités allemandes, seule université
en terre de France qui puisse prétendre à quelque réputation européenne. Lieu de rencontre entre des religions et des cultures différentes, elle pratique à la fois le français, l'allemand et le latin. Les professeurs mettaient en pratique « cette parfaite liberté d'opinions qu'ils
puisaient dans les principes mêmes du protestantisme et qui, affranchissant leur raison du joug de l'autorité, les mettait à portée de profi-
128 Ibid., p. XII.
129 Haffner, De l’éducation littéraire ou essai sur l'organisation d'un établissement pour les hautes sciences, Strasbourg, 1792, p. 328.
130 Ibid., pp. 328-329.
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132
ter des Lumières du siècle et d'y conformer leurs systèmes et leurs méthodes d'enseignement » 131.
Strasbourg donne à ses étudiants une formation supérieure. On y
pratique une philologie positive, fondée non sur la rhétorique, mais
sur l'étude des textes. Alors que l'histoire n'est pas matière d'enseignement universitaire ailleurs, Strasbourg possède une école historique, dont la principale figure est l'érudit J. D. Schöpflin (1694-1771) ;
les maîtres y enseignent l'histoire de l'Empire, l'histoire de France et
l'histoire universelle, selon l'esprit de Göttingen. Les études historiques sont associées aux études juridiques. Strasbourg ne se cantonne
pas, comme les facultés de droit de l'intérieur du pays, dans l'étude du
droit romain et du droit civil ; on y pratique aussi le droit de la nature
et des gens, le droit public de l'Empire et l'histoire du droit public européen, enseignement complété par des cours de philosophie, de diplomatique et d'héraldique. Selon le témoignage de ses professeurs,
« la Faculté de droit de Strasbourg présentait, depuis bien des années
déjà, une école de politique où la jeunesse tant française qu'étrangère
qui se vouait à la diplomatie venait puiser les principes des négociations et des connaissances qui y sont relatives (...) Aussi, toutes les
fois qu'il s'agissait, dans les différents pays de l'Europe, en France, en
Danemark, en Suède, en Russie, en Allemagne, de trouver des sujets
propres à être employés soit dans les cabinets, soit dans les négociations, soit enfin pour l'instruction et pour guider la jeunesse dans ses
voyages, on les choisissait de préférence parmi les élèves sortis des
écoles de Strasbourg. Le droit naturel et des gens, les principes du
gouvernement, la statistique, les droits et les intérêts des nations y
étaient enseignés dans leur pureté d'après les Vattel, les Mably, les
Rousseau etc. » 132.
Ce plaidoyer pro domo prend sa valeur si l'on songe que la France
[104] attendit jusqu'en l'année 1872 pour se doter d'une École des
Sciences Politiques. Encore cet établissement fut-il une école « libre », due à l'initiative privée de Boutmy... L'université de Strasbourg,
si elle ne pouvait prétendre rivaliser avec celle de Göttingen, compta
131
Mémoire adressé au Directoire par d'anciens professeurs de l'Université de
Strasbourg, dans Louis Liard, l'Enseignement Supérieur en France (17891889), t. I, A. Colin 1888, p. 65.
132 Même Mémoire..., cité ibid., p. 70.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
133
parmi ses étudiants non seulement Goethe, Herder et Lenz, mais des
Russes comme Orlof et Galitzine, Metternicb lui-même, Destutt de
Tracy, Ségur et bien d'autres. Les sciences politiques peuvent être
considérées comme l'expression d'une présence au monde, de type
réaliste. Or l'Alsace est au XVIIIe siècle la seule région de France où
le protestantisme soit reconnu de plein droit, et où la hiérarchie catholique n'a pas le pouvoir de tenir en tutelle la vie de l'esprit.
Les grandes cultures dans l'histoire du monde ont toujours été animées par l'inspiration religieuse ; à cet égard l'âge des Lumières peut
apparaître comme une coupure ; l'esprit humain prend ses distances
par rapport à la révélation chrétienne ; une tendance à la laïcisation du
mode d'existence se manifeste dans le développement même de la civilisation. Mais les tendances nouvelles ne suscitent pas des conflits
aigus dans la sphère d'influence réformée. La pratique du libre examen, la revendication des droits de la conscience individuelle s'accordent mieux avec les exigences du rationalisme moderne que les habitudes de soumission à l'autorité hiérarchique. C'est pourquoi l'évolution peut se faire dans la continuité en Angleterre ou en Prusse, tandis
qu'elle suscite en pays catholique, une résistance acharnée des autorités spirituelles appuyées sur les masses qu'elles contrôlent. Les Lumières ne pourront prévaloir que grâce à un pouvoir politique éclairé,
et capable de tenir en échec les puissances de réaction. En France, des
souverains faibles et peu sensibles aux nouvelles exigences, verront se
dresser contre eux une opinion gagnée par la propagande « philosophique ». La monarchie, à la différence de ce qui se passe en Autriche,
en Espagne et dans certaines régions d'Italie, s'étant obstinément refusée au mouvement, sera éliminée par la Révolution. Celle-ci, après
avoir balayé sans peine les institutions, affirmera à la face du monde
le message des Lumières porté jusqu'à sa forme la plus radicale.
L'équilibre européen se trouvera remis en question ; l'Europe des monarchies se regroupera contre la menace de la République. Les politiques et les militants prendront le pas sur les philosophes. Des longs et
sanglants affrontements qui s'ensuivront, sortira un monde nouveau,
peu conforme aux espérances des grands esprits du XVIIIe siècle.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
134
[105]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre VI
L’ITALIE
Retour à la table des matières
L'Italie garde, au XVIIIe siècle, la situation privilégiée d'une réserve de valeurs ; elle semble comme une terre bénie de la culture, un
foyer de révérence qui s'impose à l'admiration des Européens. Mais
cette Italie du cœur et de l'esprit apparaît comme une terre du passé,
que l'on visite comme un musée. L'Italie a contribué, plus que tout
autre pays, à l'histoire de l'Occident ; elle a perdu la prééminence politique et religieuse, qui faisait de Rome la ville-mère de l’Imperium
romanum antique et de la Romania chrétienne ; la culture italienne
avait imposé à l'Europe le bond en avant de la Renaissance, mais cette
primauté esthétique s'atténue avec le temps, lorsque s'affirme l'originalité littéraire et artistique des nations modernes. La condamnation
de Galilée, lointaine conséquence du concile de Trente, installe l'intelligence italienne dans une position fausse, la recherche de la vérité
étant désormais suspecte. L'Italie a encore des peintres et des musiciens, mais qui font figure de « petits maîtres » à côté des génies d'autrefois. Canaletto et Guardi ne suivent qu'à distance très respectueuse
Raphaël, Michel-Ange et le Titien ; Pergolèse, Cimarosa et les « bouffons », les auteurs d'opéra-comiques, chers à un certain public parisien, ne sauraient être mis à égalité avec le grand Monteverde, ou
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
135
comparés avec les maîtres de la nouvelle école allemande, un Bach,
un Haendel, un Haydn ou un Mozart.
Dès la fin du XVIIe siècle, l'attitude des voyageurs d'Italie est significative. De leurs relations, demande Paul Hazard, « que ressort-il,
sinon une admiration continue pour tout ce qui est antique et un dédain progressif pour tout ce qui est vivant ? sinon le déclassement politique, moral, intellectuel d'une Italie qui devient, sous leurs yeux, la
terre des orangers et des ruines, la terre des morts ? » 133. La présence
de l'Italie dans la communauté européenne est une présence rétrospective ; on y recherche avec curiosité, avec ferveur, avec passion les
étymologies culturelles de l'Occident. Le flux de la vie s'est retiré d'un
terroir devenu ingrat, et le visiteur y vient pour examiner les couches
sédimentaires déposées au long des âges par les moments privilégiés
de la civilisation. Les débris de la grandeur romaine jonchent le sol de
la Péninsule, et l'on peut méditer sur les ruines du Colisée ou du Forum. La géologie mentale apprend à rechercher sous le sol les traces
[106] des villes ensevelies : aux portes de Naples, Herculanum, à partir de 1738, et Pompei, une dizaine d'années plus tard, proposent au
touriste érudit une descente aux enfers de la mémoire culturelle. Plus
proches de l'actualité, les trésors de la Renaissance, que prolonge la
tradition du baroque, composent le décor de la vie quotidienne. À
l'usage des voyageurs des diverses nations, des manuels, des guides
enseignent l'art d'admirer judicieusement et sans perdre son temps.
Retour aux sources de la culture, quête du soleil pour les Nordiques, recherche émue des horizons bucoliques et virgiliens, le voyage
d'Italie, tel déjà que le raconte Montaigne, ne se présente guère comme un pèlerinage au lieu saint de la chrétienté. Le voyageur distingué
ne manquera pas de visiter la basilique Saint-Pierre, en pensant au génie de Michel-Ange ; il assistera à une audience du Saint-Père et rencontrera quelques cardinaux. Mais ces petites liturgies de l'itinéraire
italien ne paraissent guère avoir plus de signification que le tour de
Venise en gondole et la visite aux courtisanes. Aux yeux des plus avisés, la mystique s'est résorbée en politique et les intrigues de la cour
de Rome relèvent d'un folklore local, où chacun se plaît à savourer des
traits subtils de comédie italienne. L'effacement des valeurs religieuses est un signe des temps ; il arrive même que les accomplissements
133
P. Hazard, La crise de la conscience européenne, Boivin, in-16, s. d., p. 58.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
136
artistiques fournissent la dernière résistance apologétique en faveur de
la foi. « Les hommes sont grandement sots ! note Montesquieu. Je
sens que je suis plus attaché à ma religion depuis que j'ai vu Rome et
les chefs-d'œuvre d'art qui sont dans ses églises. Je suis comme ces
chefs de Lacédémone, qui ne voulurent pas qu'Athènes pérît, parce
qu'elle avait produit Sophocle et Euripide et qu'elle était la mère de
tant de beaux esprits 134. » Les églises sont devenues des musées, et
les musées sauveraient l'Église, si elle pouvait encore être sauvée.
L'atmosphère de Rome n'avait jamais été édifiante. Dans le gouvernement de l'Église, les soucis du gouvernement l'emportaient d'ordinaire sur ceux de l'Église, d'autant que le pape, chef spirituel reconnu d'une chrétienté universelle, était en même temps un chef d'État,
dont les intérêts, localisés en certaines régions de l'Italie, se trouvaient
engagés dans des combinaisons plus ou moins compatibles avec sa
vocation à la catholicité. À l'époque de la Renaissance et de la ContreRéforme, on avait vu accéder au trône pontifical certaines grandes figures, dont la grandeur relevait de l'ordre profane plutôt que de la dignité ecclésiastique. Au XVIIIe siècle, il n'y a plus de grands papes,
mais des hommes médiocres et qui assument médiocrement leurs responsabilités 135.
Le catholicisme italien offre à, cette époque un visage assez singulier. Il y a dans les mémoires de Casanova des récits d'aventures galantes [107] avec des religieuses, à, Venise, qui peuvent être considérés comme des affabulations suspectes. Mais le président de Brosses,
décrivant à l'usage de ses amis français les mœurs vénitiennes en
1739, en dépit de sa liberté d'esprit, se montre lui-même interloqué. À
propos du Carnaval, par exemple, il observe : « On peut compter ici
six mois où qui que ce soit ne va pas autrement qu'en masque, prêtres
ou autres, même le nonce et le gardien des capucins. Ne pensez pas
que je raille. C'est l'habit d'ordonnance et les curés seraient, dit-on,
méconnus de leurs paroissiens, l'archevêque de son clergé, s'ils
134
Montesquieu, Voyage de Gratz à la Haye (1728-1729) ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 865-866.
135 Par exemple Benoît XIV Lambertini, à qui Voltaire dédie son Mahomet et
qui règne de 1740 à 1758. Selon le président de Brosses, il se serait proposé
au conclave en ces termes : « Se volete un buon coglione, pigliate mi » (Lettres familières sur l'Italie, éd. Y. Bézard, Didot, 1931, t. II, p. 528).
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
137
n'avaient le masque à la main ou sur le nez 136. » Quant aux religieuses, note de Brosses, « toutes celles que j'ai vues à la messe, au travers
de la grille, causer tant qu'elle durait et rire ensemble, m'ont paru jolies et mises de manière à, faire bien valoir leur beauté. Elles ont une
petite coiffure charmante, un habit simple, mais bien entendu, presque
tout blanc, qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins
que les habits à, la romaine de nos comédiennes » 137… L'honorable
magistrat bourguignon est quelque peu effaré par ce genre de mœurs :
« actuellement que je vous parle, écrit-il encore, il y a une furieuse
brigue entre trois couvents de la ville, pour savoir lequel aura l'avantage de donner une maîtresse au nouveau nonce qui vient d'arriver... » 138
La Rome pontificale, point origine d'une religion qui se meurt de
pourriture intérieure, ne représente plus guère qu'un objet de scandale
pour un Français de formation catholique : « Si le crédit du pontife se
perd de jour en jour, c'est que la façon de penser qui l'avait fait naître
se perd de jour en jour. Je ne parle pas des siècles où les papes excommuniaient les rois, à qui ils faisaient la guerre, déliaient les sujets
du serment de fidélité, alléguaient à propos le bel argument des deux
clés de saint Pierre, l'une pour le spirituel, l'autre pour le temporel,
marchaient sur la tête de Frédéric, ou se faisaient gravement apporter
un globe terrestre, pour distribuer, par une ligne tracée, les contrées
des pauvres Indiens aux rois d'Espagne et de Portugal ; je parle d'un
temps plus rapproché de nous. Regardons la différence sur cet article
entre le temps d'Henri IV et le nôtre. Aujourd'hui, le proverbe dit qu'il
faut baiser les pieds au Saint-Père et lui lier les mains ; mais il semble
que l'on soit encore plus exact à s'acquitter du second de ces devoirs
que du premier 139. »
Ces propos ne sont pas le fait d'un anticlérical acharné, mais d'un
observateur de bon sens. Le climat du catholicisme italien n'est pas
136 De Brosses, op. cit., t. I, p. 237.
137 Ibid., t. I, p. 176 ; cf p. 238 : « Il n'y a rien de si plaisant que de voir une
jeune et jolie religieuse en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur
l'oreille, conduire l'orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et la précision imaginables. »
138 T. I, p. 176.
139 T. II, p. 149.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
138
celui du catholicisme français : les audaces imaginatives de Diderot
dans la Religieuse, qui fit scandale, paraissent fort modestes à côté des
choses vues par le parlementaire de Dijon. Il apparaît que Rome définit, dans l'Europe des Lumières, une sorte de pôle négatif. Sur ce point
encore, le témoignage du président de Brosses, plus mesuré que [108]
celui des propagandistes, n'en est que plus significatif ; les États de
l'Église lui apparaissent fermés aux valeurs de la nouvelle civilisation
qui s'affirme un peu partout en Europe. « Les souverains qui, depuis
Sixte Quint, ont fait des choses immenses pour l'embellissement de la
ville (de Rome), n'ont rien fait pour la culture de la campagne, où l'on
n'aperçoit, à, la lettre, ni une seule maison, ni un seul arbrisseau. Le
gouvernement est aussi mauvais qu'il est possible de s'en figurer un à
plaisir. Machiavel et Morus se sont plus à forger l'idée d'une utopie ;
on trouve ici la réalité du contraire. Imaginez ce que c'est qu'un peuple
dont le quart est de prêtres, le quart de statues, le quart de gens qui ne
travaillent guère et le quart de gens qui ne font rien du tout, où il n'y a
ni agriculture, ni commerce, ni mécanique, au milieu d'une campagne
fertile et sur un fleuve navigable ; où le prince, toujours vieux, de peu
de durée et souvent incapable de rien faire par lui-même, est environné de parents qui n'ont d'autre idée que de faire promptement leur
main, tandis qu'ils en ont le temps et où, à, chaque mutation, on voit
arriver des voleurs frais (...), où la vie se passe entre les cardinaux,
dans le cérémonial, à. faire d'éminentes coïonneries ; (...) où tout l'argent nécessaire pour les besoins de la vie ne se tire que des pays
étrangers, contribution fondée sur la sottise des hommes, qui va toujours en diminuant 140…»
L'incurie et la vétusté de l'administration pontificale sont liées à
l'essence même d'une religion vidée de toute spiritualité réelle. Comme son éminent collègue le président de Montesquieu 141 une vingtaine d'années plus tôt, le président de Brosses ne croit pas à l'avenir de
la religion catholique. Il imagine le Saint-Siège dépouillé de ses prérogatives religieuses, et consacrant son prestige international, ses préséances diplomatiques au service de la concorde par la négociation.
140
Ibid., t. II, pp. 5-6 ; notons qu'à la fin du siècle le pape Pie VI (1775-1799)
tentera d'assécher les marais Pontins : « c'était suivre bien tard le mouvement de son époque », observe René Pomeau L'Europe des Lumières, Stock,
1966, p. 43.
141 Cf. plus haut, p. 101.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
139
La cour de Rome pourrait ainsi retrouver un rôle européen, selon
l'exigence de cette paix universelle dont l'avènement est un des espoirs du siècle des Lumières : « Le pape devrait se regarder comme le
véritable amphictyon de l'Europe, et faire de sa cour la cour générale
des négociations, le centre commun où se régleraient tous les intérêts
des puissances, sous sa médiation et son autorité. Personne ne la refuserait, s'il était habile et sans partialité, pas même peut-être la plupart
des princes protestants, qui ne le haïssent point aujourd'hui comme il y
a deux siècles. Ainsi ce qu'il a perdu d'un côté, il peut le regagner de
l'autre, en suivant ses propres intérêts qui consistent à, accorder tout le
monde, à prévenir les guerres, et à tenir les princes en paix (...) Tout
son plan ne doit jamais être que d'avoir la paix perpétuelle et la capacité de la maintenir 142... »
Par une reconversion hardie, Rome pourrait jouer ce rôle dévolu
plus tard à ces capitales calvinistes : La Haye et Genève... Les choses
[109] devaient tourner autrement ; le Saint-Siège, au XIXe siècle, sous
le coup de secousses révolutionnaires, sortira de sa torpeur et redeviendra le centre d'une foi vivante. En attendant, la Rome du XVIIIe
siècle est une ville d'art et de tourisme. La lumière du ciel d'Italie, et
les chefs-d'œuvre des maîtres anciens, font de la ville aux sept collines
la métropole d'un art vivant, un milieu d'élection pour les peintres,
graveurs et sculpteurs étrangers. Dès 1668, le gouvernement français,
selon la norme du dirigisme culturel propre à Colbert et à Louis XIV,
avait institué une Académie de France à Rome. Avant même cette initiative officielle, Nicolas Poussin (1593-1665) est un témoin de cette
tradition italienne et romaine de l'art français. Venu à Rome en 1624,
il y découvrira un climat propre à son génie, et c'est là qu'il mourra.
Des artistes de tous pays imiteront son exemple ; c'est à Rome que
moururent, après y avoir trouvé la couleur et le rythme propres de leur
inspiration, Angelica Kauffmann (1741-1807), qui était d'origine suisse, et l'Allemand Raphaël Mengs (1728-1779). C'est à Rome aussi que
Jean Joachim Winckelmann (1717-1768) se fixa, à partir de 1755,
pour mûrir une histoire de l'art antique, tout en définissant l'idéal esthétique du néo-classicisme européen. Lorsque Goethe séjournera à
Rome, pendant les années 1786 et suivantes, il travaillera dans le milieu très vivant de cette colonie d'artistes germaniques, enracinés en
142
De Brosses, op. cit., t. II, p. 150 et 151.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
140
terre italienne. Nombreux sont aussi en ce siècle les visiteurs anglais,
aristocrates oisifs ou promoteurs de ce goût italianisant qui, en Grande-Bretagne, se réclame de l'exemple des architectures de Palladio.
La tradition artistique active contraste avec le dépérissement de la
tradition religieuse. C'est l'Italie du passé qui survit comme un musée,
comme un conservatoire et une École des beaux-arts, indépendamment du gouvernement ecclésiastique, auquel il arrive, sous le règne
de Benoît XIII (1724-1730), de songer à, dissimuler sous un revêtement protecteur l'immodestie de certaines toiles de Raphaël... Quant à
la politique dans les États de l'Église, strictement conservatrice, elle se
refuse à toute concession aux pernicieuses idées nouvelles et persistera dans cette attitude de refus jusqu'au moment, en 1870, où le départ
des dernières troupes françaises fera de Rome la capitale d'une Italie
unifiée et moderne, fortement teintée, et pour cause, dans ses élites
dirigeantes, d'anticléricalisme maçonnique.
Rome et l'État pontifical ne sont pas l'Italie. Mais la présence et le
prestige de Rome interviennent à travers l'Italie entière comme un efficace groupe de pression. L'implication inextricable du politique et du
religieux est partout une très ancienne habitude. L'Inquisition est une
institution officielle ; le Saint-Siège et les diverses congrégations parfois alliées, parfois rivales, poursuivent leurs desseins, le plus souvent
sous le sceau du secret. L'église catholique contrôle partout le système
d'enseignement ; elle censure les livres indigènes et étrangers, elle
maintient la vie intellectuelle sous un régime de haute surveillance. Se
préoccuper de ces questions, c'est prendre des risques nullement négligeables.
[110]
Une certaine originalité dans ce domaine ne peut s'affirmer qu'avec
la permission tacite ou la complicité plus ou moins avouée du gouvernement. Mais dans ce pays démembré, où prévaut encore un ordre
semi-féodal, les gouvernements sont d'ordinaire faibles, à la mesure
des espaces restreints qu'ils contrôlent. Le domaine italien se trouve
en état de dépendance dans l'ensemble européen. La politique italienne consiste, pour les grandes puissances, à ramasser les miettes des
festins diplomatiques, au bénéfice de telle ou telle des maisons souveraines, Habsbourg et Bourbons. Les premiers règnent en Lombardie et
en Toscane ; les seconds à Naples et, depuis 1748, à Parme ; les com-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
141
binaisons dynastiques, les alliances familiales jouent leur rôle dans les
combinaisons politiques, c'est-à-dire que les forces de dissociation
l'emportent de beaucoup sur les forces de réunion. L'unité italienne
n'est qu'un vœu pieux, réservé à quelques esprits particulièrement audacieux, capables d'entrevoir un intérêt national commun par delà le
désordre établi et les conflits des autorités en place.
En dépit du combat retardateur mené un peu partout par le pouvoir
politique contre les Lumières, les Alpes ne constituent une frontière,
ni du côté de la France ni du côté de l'Autriche. Les hommes circulent,
comme aussi, malgré les barrières, les livres et les pensées. La multiplicité des souverainetés locales suscite, à travers le territoire, une
inégalité de la tension répressive : ce qui est interdit et impossible à
Rome ne l'est pas nécessairement à Venise, à Milan ou à Naples. La
pluralité des centres permet aux idées nouvelles de s'affirmer en tel ou
tel emplacement privilégié.
Les autorités de Venise se sont toujours opposées aux initiatives de
l'Inquisition sur le territoire de la République ; l'imprimerie aussi bénéficie d'un statut relativement libéral, ce qui permet à Algarotti de
publier à Venise un ouvrage aussi dangereux que son Newtonianisme
pour les dames... Mais l'État vénitien est en décadence ; Venise n'est
qu'un des hauts lieux de la dolce cita européenne et l'une des capitales
de la galanterie. Padoue, l'université de la République, avait été au
XVe siècle et jusqu'au début du XVIIe, une des capitales intellectuelles
de l'Occident. De Brosses visite la ville en 1739 ; « le premier et le
principal article est l'Université ; mais à dire vrai, cela était bon autrefois. Aujourd'hui que les universités sont tombées, celle-ci l'est encore
plus que les autres. Les écoliers, si redoutables par leur nombre et leur
puissance, ne sont plus qu'en très petit nombre, et la plupart du temps
les professeurs prêchent aux bancs. Cependant, il y en a toujours un
grand nombre d'habiles et, parmi eux, plusieurs gens de qualité qui ne
rougissent point, comme en France, de rendre leurs talents utiles à la
société, ni de passer pour savoir quelque chose... » 143
Visitant Florence, en cette même année 1739, de Brosses est frappé
par l'activité intellectuelle de cette ville où se perpétue l'esprit de la
Renaissance. La Toscane vient de passer, à la mort du dernier des
Médicis, en 1737, sous l'autorité d'un Habsbourg-Lorraine, mari [111]
143
De Brosses, Lettres familières sur l'Italie, éd. citée, t. I, pp. 154-155.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
142
de l'archiduchesse et future impératrice Marie-Thérèse. « La littérature, la philosophie et les arts sont encore aujourd'hui extrêmement
cultivés dans cette ville-ci, note de Brosses. Je l'ai trouvée remplie de
gens de Lettres, soit parmi les personnages de qualité, soit parmi les
littérateurs de profession. Non seulement ils sont forts au fait de l'état
de la littérature dans leur propre pays, mais ils m'ont paru instruits de
celle de France et d'Angleterre. Ils font surtout cas des gens dont les
recherches ont pour but quelque utilité publique profitable à toute la
nation ; et j'ai vu que, parmi nos savants, ceux dont ils parlaient avec
le plus d'estime étaient l'abbé de Saint-Pierre pour la morale et Réaumur pour la physique et les arts... 144 » La Toscane apparaît dès cette
époque comme une province de l'Europe des Lumières ; elle bénéficiera de réformes administratives, judiciaires, économiques et fiscales
conformes à l'esprit qui prévaut au nord des Alpes.
Les réalités culturelles de l'Italie s'inscrivent donc entre les deux
extrêmes que représentent la situation de Rome et celle de l'européenne Florence. Cette dernière doit sa liberté relative au protectorat autrichien ; la revendication des droits du pouvoir laïque joue un rôle capital dans la prise de conscience de l'Italie moderne. « L'espoir d'une
réforme de la structure interne des États et de l'Église, qui avait fait
faillite à la fin de la Renaissance, semble être l'aube même des Lumières en Italie », écrit Franco Venturi 145. L'histoire culturelle de l'Italie
au XVIIIe siècle n'est pas celle d'un abandon. Un certain nombre de
noms italiens se sont imposés à l'Europe éclairée, et dans la seconde
moitié du siècle, certains souverains, en particulier dans le royaume de
Piémont-Sardaigne et dans le royaume de Naples ont entrepris une
œuvre réformatrice dans le style de celle réalisée par les grandes puissances européennes. On voit apparaître une « classe dirigeante nouvelle de grands commis et de techniciens, d'administrateurs souvent remarquables, de gens qui viennent des facultés de droit de Pise ou du
Turin, de Padoue ou de Naples » 146. À partir des années 1770, l'Italie
entre dans une « période de crises, d'audaces et de repliements, de révolte et de sensiblerie. On récolte les fruits de l'élan précédent et on
vient à douter des résultats des formules triomphantes. La Révolution
144
Ibid, t. I, pp. 350-351.
Franco Venturi, Les traditions de la culture italienne et les Lumières, dans :
Utopie et institutions au XVIIIe siècle. Mouton, 1963, p. 44.
146 Ibid., p. 45.
145
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
143
française viendra surprendre l'Italie dans cet état de tension et de doute » 147.
Ainsi, avec quelque retard, la partie la plus avancée de l'Italie participe à l'aventure des Lumières. Naples a son despote éclairé en la
personne du Bourbon d'Espagne, don Carlos (1716-1788), qui occupe
le trône des Deux Siciles de 1734 à 1759 ; à cette date, il est appelé à
régner sur l'Espagne, qu'il essaiera de moderniser, comme il a tenté de
moderniser l'Italie du Sud. Aidé par son ministre Tanucci, il limite la
puissance de l'Église, expulse les Jésuites, stimule la vie [112] économique, et réforme autant que faire se peut l'agriculture traditionnelle.
Le royaume des Deux Siciles, avec ses 10 millions d'habitants, est la
plus grande puissance en Italie.
Dans l'ordre intellectuel, Naples se réclame d'une tradition ancienne. Vico (1688-1744), auteur de la Scienza nuova (1725), prophète
génial de la philosophie de l'histoire, passe, en son temps, à peu près
inaperçu. Goethe, dans son séjour napolitain de 1787, est initié à la
connaissance de Vico par des intellectuels locaux ; sa relation de
voyage évoque le « vieil auteur, dont la profondeur insondable réconforte et édifie ces modernes amis italiens des lois ; il s'appelle
Jean-Baptiste Vico, et ils le préfèrent à Montesquieu. En jetant un
coup d'œil sur le livre qu'ils me communiquèrent comme quelque chose de sacré, j'eus l'impression qu'il y avait là des pressentiments sybillins du bon et du juste qui doit ou devrait venir un jour (...) C'est très
beau qu'un peuple possède un ancêtre pareil... » 148
La tradition de Vico ne s'était pas perdue à Naples, où l'esprit de
réforme peut s'appuyer sur les réflexions des juristes et des économistes indigènes. L'historien libéral et anticlérical Pietro Giannone (16761748) affirme, dans son Histoire civile du royaume de Naples (1723),
la revendication d'un pouvoir laïque en terre italienne, et l'espérance
de l'avènement de la raison dans l'histoire. Le philosophe Antonio Genovesi (1712-1769) réfléchit sur le régime de l'agriculture et du commerce. L'abbé diplomate Galiani (1728-1787) est le plus parisien des
napolitains ou le plus napolitain des parisiens ; ses Dialogues sur le
commerce des blés (1770) jouèrent un rôle non négligeable dans la
controverse physiocratique. Une place doit être faite au juriste Gaeta147
148
P. 46 ; Cf. du même auteur, Settecento riformatore, Turin, Einaudi, 1969.
Goethe, Voyage en Italie, trad. Mutterer, Champion, 1931, pp. 193-194.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
144
no Filangieri (1752-1788), celui-là même qui révéla Vico à Goethe, et
dont Goethe trace un portrait plein d'admiration et de respect. Mort
jeune, Filangieri est l'auteur d'un grand corpus juridique, intitulé
Scienza della Legislazione, demeuré inachevé, dont 7 volumes avaient
paru à partir de 1780. Sa femme et ses deux fils, exilés en France, furent adoptés par la République ; Bonaparte, Premier Consul, recevant
la veuve du penseur, lui montra son ouvrage, qu'il avait dans son cabinet, et évoqua « ce jeune homme, notre maître à tous... »
Filangieri peut être considéré comme l'un des personnages les plus
représentatifs de l'« illuminisme » italien, sous sa forme radicale,
comme l'attestent les formules de la Scienza della Legislazione :
« aussi longtemps que les maux qui affligent l'humanité ne seront pas
guéris ; aussi longtemps que l'erreur et le préjugé auront licence de les
perpétuer ; aussi longtemps que la vérité sera le lot d'un petit nombre
de privilégiés, et restera cachée à la plus grande partie du genre humain et aux rois, ce sera le devoir du philosophe de la soutenir, de la
mettre en lumière, de l'illustrer (...) Citoyen de tous les lieux et de tous
les âges, le philosophe a pour contrée l'ensemble de l'univers, la terre
même pour école et il aura la postérité pour disciple 149 ». L'esprit
[113] des Lumières s'affirme dans la prétention d'arracher le droit à
l'influence aberrante des vicissitudes de l'histoire ; le régime de la
communauté humaine doit être soumis à une axiomatisation juridique
selon les normes de l'exigence rationnelle. « Avec la science de la législation, écrit Paul Hazard, le droit achève de perdre son caractère de
fait historique pour devenir une idéologie qui, dès qu'elle entrera dans
la pratique, réformera la vie. La connaissance historique ne pourra
donner en effet que le spectacle d'une désolante confusion ; l'expérience nous montre un amas de lois émanées de divers législateurs,
dans diverses nations, à divers moments. Au contraire, réduisons les
faits à une science systématique : alors tout deviendra facile et tout
deviendra bon 150. »
La grande espérance des Lumières est celle d'une réduction de
l'histoire à la raison. « L'histoire n'est pas notre code », proclamera le
149
Cité dans Léo Gershoy, L'Europe des princes éclairés, trad. Fleury, Fayard,
1966, p. 187.
150 Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, Boivin, 1946, t. I, p.
206.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
145
révolutionnaire Rabaut Saint-Étienne, retrouvant l'inspiration de Filangieri. L'immense travail législatif des assemblées révolutionnaires
et même, dans une large mesure, le Code Civil de Napoléon tendent à
affirmer ce droit de reprise exercé par une humanité adulte et raisonnable sur l'orientation de ses destinées.
En dehors de Naples, l'apport de l'Italie à la culture intellectuelle
moderne n'est pas négligeable. L'historiographie italienne trouve son
initiateur en la personne du savant Muratori (1672-1750), maître des
études médiévales dont la vie s'écoule à Modène. Dans le domaine de
la physique, les Italiens apportent une contribution glorieuse aux recherches sur l'électricité, qui ne comportent heureusement pas de
contre-indication théologique : Galvani (1747-1798), de Bologne, et
Volta (1745-1827), originaire de Lombardie, appartiennent à l'histoire
universelle du savoir. En biologie, Spallanzani, autre Italien du Nord
(1729-1799), est l'un des grands noms de la controverse sur la fécondation.
La recherche scientifique est stimulée en Lombardie par la prédominance politique de l'Autriche, dont l'anticléricalisme de gouvernement favorise le développement des idées nouvelles, en dépit du caractère pesant de l'administration. C'est dans une chaire d'économie
politique créée à Milan par Marie-Thérèse que s'affirme, à partir de
1769, l'enseignement généreux de Cesare Beccaria (1738-1794). Le
petit traité de Beccaria : Des Délits et des Peines (1764) est l'une des
œuvres maîtresses du siècle des Lumières ; les études antérieures
concernant le problème de la torture et l'administration de la justice
trouvent leur accomplissement dans ce projet de réforme du droit pénal, traduit dans toutes les langues de l'Europe, médité et commenté
par les souverains éclairés autant que par les philosophes. L'idéal philanthropique des temps nouveaux parvient dans ce texte à l'une de ses
expressions les plus accomplies 151.
Le livre de Beccaria correspond à l'affirmation d'un nouvel esprit
[114] italien, conforme à de traditionnelles nostalgies, qui se développe à Milan comme à Naples. Éveillés de leur sommeil dogmatique,
lassés par l'immobilisme politique et religieux, des hommes se découvrent Italiens et revendiquent la patrie absente. Les frères Verri, amis
151
Cf. l'excellente introduction de Franco Venturi à la traduction française du
Dei delitti e delle pene par Maurice Chevalier, Genève, Droz, 1965.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
146
de Beccaria, animent à Milan la revue Il Caffé, où l'on peut lire en
1765, que les États divers de l'Italie doivent cesser de se comporter
comme des planètes errantes et dispersées, pour se regrouper en un
système unitaire, conformément au principe de l'attraction : « Réglons
sur ce modèle notre politique nationale. Bien que dispersés sous des
dominations diverses et soumis à divers souverains, formons pour le
progrès des sciences et des arts, un seul système. Que le patriotisme,
c'est-à-dire l'amour du bien universel de notre nation, soit le soleil qui
nous éclaire ! Redevenons tous des Italiens, si nous ne voulons pas
cesser d'être des hommes 152. »
Un siècle s'écoulera encore avant que l'unité italienne s'inscrive
dans la réalité géopolitique. L'Italie des Lumières appartient à l'Europe du progrès. L'Encyclopédie de Diderot a eu deux éditions italiennes ; « les courants généraux d'idées entraînent des mouvements généraux de réforme, dans tous les États, sauf l'État pontifical » 153. Lorsque viendra le grand ébranlement de la Révolution française, les libéraux italiens sympathiseront avec les événements de Paris ; la fin de
l'Ancien Régime en France leur paraîtra annoncer la fin de l'Ancien
Régime italien.
152
Cité dans Philippe Sagnac, La fin de l'Ancien Régime et la Révolution américaine, P.U.F., 1947, p. 169.
153 Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
147
[114]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre VII
LA PÉNINSULE IBÉRIQUE
Retour à la table des matières
Comme l'Italie, l'Espagne s'est livrée entière à l'entreprise de la
Contre-Réforme. Après avoir été, dans le monde, une puissance dominante, elle est entrée au XVIIe siècle dans une phase de déclin, et
doit se contenter de jouer, dans la politique internationale, un rôle de
second plan, bien qu'elle conserve le contrôle d'un empire mondial,
dont l'administration use une partie de ses énergies. Le pays est vaste,
et [115] relativement peu peuplé : 6 à 8 millions d'habitants au début
du XVIIIe siècle, à peine plus que le seul royaume des Deux-Siciles ;
un peu plus de 10 millions à la fin du siècle.
Dans l'ordre culturel, il existe un contraste saisissant entre la situation de l'Espagne et celle de l'Italie. Bien que l'Italie ne soit entrée
qu'avec retard dans l'âge des Lumières, elle a apporté au patrimoine
universel de la pensée et des arts une contribution non négligeable,
dont témoignent les noms de Vico, de Beccaria, de Volta, de Spallanzani, les noms de ses peintres et de ses musiciens ; elle exportée, travers l'Europe des tableaux de genre, des oratorios, des opéras, des
opéras bouffe, et les comédies de Goldoni (1707-1793). L'apport de
l'Espagne à, la culture du XVIIIe siècle paraît, par contraste, extrême-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
148
ment restreint. La pensée et la science sont absentes, la littérature et
les arts ne comptent guère que des œuvres dignes d'alimenter le marché intérieur, mais incapables de rayonner alentour. Le seul grand
nom du siècle est celui de Goya (1746-1828), peintre au génie tourmenté, incarnation de l'hispanité, d'ailleurs lié au mouvement des Lumières en Espagne, suspect à ce titre au pouvoir religieux et au pouvoir politique, et destiné à mourir en exil.
Si l'Espagne est un vide culturel, c'est parce que, à la différence de
l'Italie, elle n'est pas le dépositoire de valeurs prestigieuses qui, même
à l'état archéologique, attirent encore l'attention, et entretiennent le
courant des touristes étrangers. L'Espagne ne bénéficie pas de cette
actualité permanente. Géographiquement mal placée, la péninsule ibérique est un Extrême-Occident, qui ne mène nulle part. C'est le romantisme qui découvrira l'Espagne musulmane, rêvera avec Chateaubriand dans l'Alhambra de Grenade et s'attendrira sur le dernier des
Abencérages. Mais le Voyage en Espagne de Théophile Gautier atteste combien demeure difficile et ingrat, au début du XIXe siècle, le tourisme espagnol. L'Espagne ne figure pas au programme du « grand
tour », de l'itinéraire européen des jeunes anglais, scandinaves ou russes, lorsqu'ils vont parfaire leur éducation sur les grandes routes de
l'Occident.
De plus, à la différence de l'Italie, l'Espagne est un pays centralisé.
L'unité espagnole s'est forgée dans l'histoire du pays, qui s'est fait luimême en luttant contre l'envahisseur, dans la croisade séculaire de la
Reconquête. En dépit des particularismes vivaces, en Catalogne et
dans le Pays basque surtout, l'unité monarchique est acquise, ce qui
exclut la féconde rivalité entre plusieurs centres culturels, proches et
concurrents, sur le modèle italien. Les impulsions viennent de la capitale, comme en France, et les initiatives locales s'en trouvent découragées ; par ailleurs, les souverains, même issus de la maison de Bourbon, n'ont pas le génie d'un Louis XIV, animateur culturel et metteur
en scène du mythe royal. Philippe II, qui règne de 1556 à 1598, et
concrétise sous la forme de l'Escorial son rêve monarchique et monarchique, est le dernier souverain capable d'imposer sa marque au monde de son temps. Encore le palais royal de l'Escorial, l'une des préfigurations de Versailles, est-il d'abord un couvent, où le roi s'est [116]
réservé un appartement. Charles Quint, le père de Philippe, était allé
finir ses jours auprès du monastère de Yuste ; le projet architectural de
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
149
l'Escorial demeure lié à l'idéal chrétien d'une bonne vie et d'une bonne
mort.
Tout se passe comme si le génie culturel de l'Espagne demeurait
obsédé par la hantise de la croisade. Le pays, conquis par les Arabes
au début du VIIIe siècle, est demeuré, en tout ou partie, soumis à la loi
musulmane jusqu'à la fin du XVe siècle, jusqu'au seuil des temps modernes, puisque la réoccupation de Grenade est contemporaine de la
découverte de l'Amérique. L'Espagne entre en Europe tardivement ;
elle demeure marquée au plus profond par une histoire qu'elle répudie,
parce qu'elle ne veut plus la comprendre, une histoire d'apostasie et de
trahison, de soumission à l'Infidèle. Le valeureux Cid Gampeador de
la légende fut en réalité un chef de bande qui louait ses services à qui,
musulman ou chrétien, voulait bien l'employer. L'imagination mythique, à l'œuvre dans l'épopée, en a fait un héros national. L'Espagne
reconquise, et donnée tout entière à l'église du Christ, chassa de sa
mémoire le souvenir de ces siècles de cohabitation paisible et prospère
avec les Maures, qui devaient donner naissance à l'une des plus brillantes civilisations du monde musulman. Un tel passé était indigne de
la fierté chrétienne.
Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire. Après le triste départ
du dernier Abencérage, l'Espagne se refit un passé à la mesure de son
présent. Elle transforma le très réaliste condottiere Rodrigue Diaz de
Bivar en une figure de vitrail, et refoula systématiquement tous les
souvenirs de son apostasie. La persécution, le bannissement ou l'extermination des Musulmans et des Juifs, même convertis de force au
christianisme, ne fait que poursuivre l'accomplissement du grand dessein de la Reconquête. Comme lady Macbeth, l'Espagne essaie en vain
d'effacer les traces de ses mains souillées par l'infidélité. L'Inquisition
se donne libre carrière, avec une rage qui déploie une culpabilité latente chez le persécuteur lui-même. La figure symbolique de ce tribunal, celle de Torquemada (1420-1498), inquisiteur général d'Espagne,
ami, conseiller et confesseur des Rois catholiques, pousse jusqu'à sa
limite la logique ubuesque de la persécution à l'égard des Morisques,
Maures convertis et soupçonnés d'être mal convertis, et des Marranes,
juifs christianisés par la force, et suspects eux aussi, dans la mesure où
leur foi, et pour cause, paraît de mauvais aloi.
La culture espagnole demeure hantée par la préoccupation de l'orthodoxie. Pour elle, comme pour Don Quichotte (1605), il y a des
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
150
Maures partout, à peine dissimulés par la ligne d'horizon. L'Église
exerce sur les masses un contrôle absolu ; la théologie et les théologiens sont considérés comme des organes de l'État. En 1550, Charles
Quint ordonna de suspendre toutes les opérations de conquête coloniale, sous l'influence de Las Casas qui avait suscité en lui des doutes sur
la question de savoir si la colonisation était conforme à la conscience
chrétienne. Une commission de théologiens et de fonctionnaires fut
instituée à Valladolid en 1551 pour débattre de ce point de la doctrine 154. [117] La conquête espagnole et l'exploitation des Indiens n'en
continuèrent pas moins, la distance aidant, et la difficulté de transmettre les ordres. Mais l'incident atteste qu'aux yeux d'un souverain aussi
puissant que Charles Quint l'autorité royale devait s'incliner devant la
décision des théologiens.
Dans un tel climat politico-intellectuel, les valeurs de laïcité et
d'anticléricalisme inhérentes au mouvement des Lumières devaient se
heurter à la résistance de l'intégrisme établi. L'Espagne, qui s'était défendue par le fer et par le feu contre les menaces de l'hérésie luthérienne, ne peut voir qu'avec une défiance vigilante la propagande des
« philosophes ». Marcelin Desfourneaux souligne le fait que le grand
historien espagnol Menendez y Pelayo (1856-1912) fait entrer dans
son Histoire des hétérodoxes espagnols (1880-1881) tous les penseurs
qui s'écartent de la tradition nationale, aussi bien les jansénistes que
les sectateurs de Voltaire et de l’Encyclopédie. Cette façon de voir est
« le reflet atténué d'une confusion consciemment ou involontairement
établie, et entretenue dès le XVIIIe siècle, pour accabler les partisans
des Lumières, accusés de trahir la vieille et glorieuse tradition nationale, pour lui substituer les conceptions du « philosophisme moderne », empruntées à l'étranger » 155.
L'esprit de croisade persiste donc, et jusqu'en plein XIXe siècle.
Cette vigilance agressive, cette fidélité obstinée est un trait propre à
l'esprit castillan. En Italie et même dans les États de l'Église, le
contrôle ecclésiastique, si entier soit-il, demeure plus feutré ; la curie
romaine met volontiers en œuvre cette hypocrisie, qui est, selon la
154
Lewis Hanke, Aristotle and the American Indians, London, Hollis and Carter, 1959, pp. 36sqq.
155 M. Desfourneaux, Tradition et Lumières dans le « Despotismo ilustrado » in
Utopie et Institutions au XVIIIe siècle, Mouton, 1963, p. 230.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
151
Rochefoucauld, l'hommage du vice à la vertu. Un peu partout, dans
l'Europe catholique, on admet que les idées nouvelles sont dangereuses et doivent être combattues. Mais c'est en Espagne seulement que
l’ilustracion est considérée par l'autorité religieuse comme une forme
d'hétérodoxie.
Or la hiérarchie ecclésiastique bénéficie du consentement des masses populaires, auprès desquelles elle représente la seule autorité tutélaire. Les propagateurs des idées nouvelles auront contre eux la plus
grande partie du peuple d'Espagne, parmi lequel règne le traditionalisme paysan. « La masse rurale, écrit Jean Sarrailh, souffre d'une misère plus redoutable encore que sa détresse économique et qui rend
son destin tragique. Partout règnent l'ignorance, le goût du merveilleux et les superstitions de toutes sortes. Si les Espagnols éclairés réclament à grands cris la création d'écoles, si les Sociétés économiques
multiplient leurs efforts généreux pour instruire les paysans et leurs
enfants, c'est que précisément le peuple des campagnes manque des
connaissances les plus élémentaires 156. » L'instruction primaire est
[118] loin d'être répandue dans l'Europe de ce temps. Mais l'Espagne
représente un cas-limite ; la campagne y est immobile ; « elle cultive
les terres comme on les a toujours cultivées. Elle pense comme on a
toujours pensé. Elle souffre d'une misère matérielle poignante et d'une
aridité spirituelle, d'un vide qui confine au néant. (...) Ce n'est pas d'elle que viendront les hommes « d'élite » qui lutteront avec obstination
et générosité pour réveiller l'Espagne » 157.
Après l'événement parisien du 14 juillet 1789, et parfois avant, le
peuple français des campagnes se dressera d'un mouvement spontané
pour supprimer les vestiges du régime féodal. La Révolution bénéficiera d'un large soutien des masses. Il n'y aura de mouvement populaire en Espagne que lors du soulèvement national contre les armées
françaises d'occupation. Si l'Espagne s'affirme contre l'étranger, c'est
avec le soutien du petit clergé, et parce que l'envahisseur représente
une invasion des idées révolutionnaires, dont la venue a d'abord été
accueillie avec faveur par les libéraux. Ce qui joue alors, c'est le réflexe de la croisade, l'idéal de la Reconquête sur l'occupant, qui est
Jean Sarrailh, L'Espagne éclairée de la seconde moitié du XVIIIe siècle,
nouvelle édition, Klincksieck, 1964, p. 43.
157 Ibid., p. 56.
156
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
152
aussi un infidèle. Les Lumières sur le sol espagnol sont vouées à
l'échec ; elles ne triompheront par la suite que dans l'empire hispanique d'Amérique, où elles donneront leur sens aux forces de libération,
opposées au despotisme colonial européen.
En Espagne, les Lumières seront toujours d'importation ; elles apparaîtront comme une greffe étrangère, incompatible avec le tempérament national. La majeure partie de l'aristocratie traditionnelle et du
clergé éprouvera à l'égard des nouveautés le même sentiment d'éloignement que le peuple dans sa masse. Des Espagnols de bonne volonté œuvreront à la rénovation d'un pays arriéré, en pleine décadence ;
cette minorité se heurtera, sinon à l'hostilité ouverte, du moins à la
résistance passive, à l'inertie physique et morale de la population. La
cause des Lumières ne manquera pas d'avocats, et les idées nouvelles
seront mises en application dans certains domaines. Néanmoins, des
textes divers, essais, traités et projets où s'affirme le nouvel esprit, aucun n'a connu quelque renom au-delà des Pyrénées ; les hommes et les
écrits de l’Aufklärung espagnole appartiennent à l'histoire de l'Espagne, mais non à l'histoire de l'Europe, ni non plus à la Weltliteratur.
Le beau livre de Jean Sarrailh, l’Espagne éclairée de la seconde moitié du XVIIIe siècle, risque de donner une idée erronée de la réalité,
dans la mesure où il rassemble toutes les indications favorables aux
Lumières, fussent-elles confidentielles, ou réduites à des velléités, des
esquisses et projets qui ne furent suivis d'aucune réalisation.
Les ilustrados ne furent qu'un petit nombre, conscients de leur statut minoritaire, qui les condamne à s'organiser en un réseau progressiste pour tirer le pays de sa torpeur. Dès le début du XVIIIe siècle se
développe l'activité critique du bénédictin Benito Feijoo (1676-1764),
parfois comparé à un Fontenelle espagnol, esprit encyclopédique, en
lutte contre les fausses autorités et la superstition qui règnent sur [119]
l'Espagne 158. Mais l'influence intellectuelle de ce précurseur serait
demeurée sans effet pratique, si elle n'avait été relayée par l'action résolue et systématique de l'un des plus originaux parmi les souverains
éclairés, Don Carlos de Bourbon, qui après avoir régné sur les Deux
Siciles, depuis 1734, est appelé au trône d'Espagne en 1759. Il transfère de Naples à Madrid sa volonté réformatrice ; c'est lui qui, sous le
nom de Charles III, va tenter l'expérience d'un développement de l'Es158
Cf. l'ouvrage de G. Delpy, Feijoo et l'esprit européen, Hachette 1936.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
153
pagne selon les normes des Lumières. Il se trouve à l'origine d'un libéralisme espagnol dont l'inspiration se prolongera après lui, avec des
fortunes diverses, au-delà même de l'invasion française. Charles III se
fait aider d'abord par des collaborateurs emmenés d'Italie, puis il trouve parmi le haut personnel administratif espagnol un certain nombre
d'alliés qui s'engagent à ses côtés dans l'œuvre réformatrice : le comte
d'Aranda, qui dirige le gouvernement de 1766 à 1773, et surtout le
juriste Campomanes et les hauts fonctionnaires Floridablanca et Jovellanos, qui assumeront, à la fin du règne, des responsabilités étendues.
La politique des réformateurs consiste à affirmer la prépondérance
du gouvernement central sur les influences qui peuvent s'opposer à
son impulsion. Il appartient à l'État seul, et à ses représentants,
d'orienter à travers l'Espagne l'ensemble des fonctions publiques en
vue de réaliser un démarrage à la fois intellectuel, politique et économique. L'Espagne se trouve en retard par rapport au reste de l'Europe ;
ce retard, elle ne pourra le combler que grâce à un changement de
mentalité. Seul un tel changement peut assurer l'efficacité des mesures
de toute espèce prises par le gouvernement et ses représentants autorisés. La politique de Charles III n'est pas sans rapports avec celle de
Joseph II en Autriche, et l'on pourrait à cet égard parler d'une sorte de
caméralisme espagnol, la différence étant que dans le cas de l'Espagne, il s'agit d'un caméralisme sans doctrine, ou dont la doctrine est
improvisée à mesure. Les Espagnols appellent régalisme cette affirmation du primat de la couronne, qui doit surmonter l'opposition des
particularismes politiques et religieux. Le régalisme est 1'« expression
de la volonté de l'État moderne d'assurer plus fermement son autorité
sur la nation, en récupérant certaines attributions du droit public, qui
ont été aliénées au profit de particuliers ou de groupements privilégiés
(qu'il s'agisse des corporations de métiers, des oligarchies municipales, des confréries religieuses et de l'Église même) » 159. C'est là une
tradition qui s'affirmait déjà au temps des Rois Catholiques, fondateurs de l'Espagne moderne, chrétiens aussi convaincus que possible,
mais désireux de limiter les empiétements de Rome à l'intérieur de
leur État. La papauté affaiblie se résigne, dès 1753, à admettre un accroissement du patronage royal dans le domaine ecclésiastique. Les
obstacles majeurs sont représentés par la puissance considérable que
159
M. Desfourneaux, Tradition et Lumières..., op. cit., p. 233.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
154
représentent les Jésuites et l'Inquisition ; les biens [120] immenses de
l'Église sont un empêchement à toute réforme véritable du régime de
l'agriculture.
Charles III, qui avait déjà combattu les Jésuites à Naples, poursuit
contre eux une offensive à la fois directe et indirecte, où se mêlent la
diplomatie, la politique et l'action secrète de la police. L'ordre d'expulsion sera donné en 1767 ; les Jésuites sont bannis d'Espagne comme
ils l'avaient été des autres territoires gouvernés par les Bourbons. Le
gouvernement justifie cette mesure par des accusations de lèsemajesté, de fanatisme, de trahison, d'irrégularités commerciales, et
d'excès de pouvoir aux colonies. La mesure sera étendue aux territoires d'outre-mer. Le roi d'Espagne pèsera de toute son influence à Rome pour obtenir la suppression totale de la Compagnie. Quant à l'Inquisition, si elle n'est pas supprimée, elle voit ses initiatives freinées
par le pouvoir et se trouve réduite à une attitude défensive. « Le roi
d'Espagne devient maître de l'Église plus qu'il ne l'a jamais été 160 »
Il ne suffisait pas de relâcher la pesanteur de la tutelle ecclésiastique pour rénover une Espagne engourdie d'une torpeur immémoriale.
La naissance d'une nouvelle société ne pouvait intervenir que grâce à
une incessante stimulation du pouvoir central, elle-même liée à une
entreprise d'éducation à tous les niveaux. Au lieu qu'en France les
idées émises par les esprits de progrès se heurtent à la répugnance
obstinée du pouvoir, en Espagne, c'est l'autorité souveraine qui doit
lutter pour imposer à la majorité des administrés de nouvelles mœurs
politiques, sociales et économiques, dont ils ne saisissent pas la nécessité. Seule une élite restreinte, en particulier dans les ports et villes
commerçantes, où les étrangers sont nombreux, comprend l'urgence
d'un changement radical. À Cadix, à Séville, à Barcelone, à la Corogne, on est familier avec les livres et les hommes qui viennent d'Angleterre et de France. Dès 1726-1727, la franç-maçonnerie, par l'intermédiaire de la base anglaise de Gibraltar, a pénétré en terre espagnole ; elle s'est propagée à travers le pays. Le centre du réseau est
établi à Madrid, et la monarchie apporte un soutien discret à la propagande en faveur de la tolérance, qui s'exerce ainsi à la barbe de la
sainte Inquisition.
160
Philippe Sagnac, La fin de l'Ancien Régime et la Révolution Américaine,
P.U.F. 1947, p. 161.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
155
L'institution la plus caractéristique est celle des Sociétés économiques. Il existait depuis le début du XVIIIe siècle des réunions scientifiques et littéraires de caractère privé, à l'imitation des prestigieuses
académies étrangères. Ces initiatives changent de caractère. « On voit
se constituer dans les villes importantes, dans chaque capitale de province en général, des sortes d'académies locales, réunions d'hommes
généreux et compétents, coryphées de la grande croisade économique
qui doit transformer le sort de leurs compatriotes. C'est l'origine des
Sociétés économiques des Amis du Pays 161. » La première rassemble,
vers le milieu du siècle, un groupe de gentilshommes et de prêtres du
[121] Pays Basque, dont les études comportent un programme encyclopédique. Peu à peu se fait jour une orientation économique et technique, inspirée par l'exemple de groupements comme l'académie de
Bretagne, la Société d'agriculture de Paris ou encore les Sociétés économiques de Berne et de Zurich. Le comte de Campomanes, procureur du Conseil de Castille, favorise officiellement ces initiatives. En
1765, le jeune comte de Peñaflorida, avec l'assentiment de Charles III,
fonde la « Société basque des Amis du Pays », première en date d'un
ensemble d'institutions officielles, qui se donnent pour tâche de diffuser dans chaque région les innovations en matière de technologie,
d'agronomie, d'industrie, de commerce, sans oublier l'art vétérinaire et
l'économie domestique. Limitrophe de la France, lié par des affinités
ethniques à certaines régions d'outre-Pyrénées, le Pays Basque est particulièrement ouvert aux influences qui se font sentir de Bayonne, de
Bordeaux et de Paris.
L'activité de la Société basque dans les domaines les plus divers, y
compris celui de l'enseignement ou celui de la construction nautique,
incite le gouvernement central à susciter à travers le royaume de semblables groupements. Il en existera dans la plupart des grandes villes,
et même dans certaines moins grandes, puisqu'on en comptera jusqu'à
63 en 1804 162. Les recherches et travaux des Amis du Pays entretiennent une littérature de mémoires, d'essais, de comptes rendus qui assurent la communication d'un groupe à l'autre. Un esprit civique et utilitaire anime ces écrits, auxquels on peut rattacher les textes publiés ou
inédits des principaux artisans des Lumières en Espagne, par exemple
161
162
Jean Sarrailh, l'Espagne éclairée..., op. cit., p. 223.
Ibid, p. 251.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
156
les Discours de Campomanes Sur le développement de l'industrie populaire (1774) et Sur l’éducation populaire des artisans et son développement (1775-1777). Il y a désormais en Espagne, en dehors des
traditionnelles confréries religieuses, des associations laïques, volontiers anticléricales, décidées à lutter dans ce monde-ci pour l'amélioration de la condition humaine, avec l'appui du gouvernement. « Il s'agira, écrit Philippe Sagnac, de savoir si l'Espagne, qui avait été un grand
pays guerrier et civilisateur par l'épée, et dont la décadence militaire
était depuis longtemps profonde, deviendra un pays vraiment moderne, indépendant dans son développement économique, de nouveau
original dans sa culture et son effort de création artistique, ouvert aux
influences du dehors, et non toujours jalousement et fièrement replié
sur lui-même 163. »
Ce nouvel esprit se traduit dans la politique du gouvernement.
Charles III opère une réforme dans le sens de la centralisation et du
resserrement du contrôle administratif. Il s'agit de faire reculer la routine et l'inertie en mettant en place, à tous les échelons, des hommes
dévoués aux intérêts du pays. Dans l'ordre économique, de gros efforts
sont faits pour combler le retard accumulé par l'Espagne à l'âge de la
révolution agricole et de la révolution industrielle. [122] En ce pays
où prédomine la grande propriété nobiliaire ou ecclésiastique, l'État
s'efforce de faciliter aux paysans l'acquisition de la terre, en conformité avec le postulat physiocratique du primat de l'agriculture. Les obstacles sont grands, en dépit de l'occasion offerte par la confiscation
des domaines des Jésuites. On travaille aux routes, aux canaux d'irrigation. Le gouvernement aide aussi au développement de l'industrie,
en protégeant les initiatives privées aussi bien que les manufactures
d'État, dans le domaine du textile en particulier.
La bonne volonté des gouvernants ne suffit pas pour constituer à
partir de rien, ou de très peu, une nation moderne. Si bien que les Lumières espagnoles semblent avoir été pour l'essentiel une fièvre intellectuelle, nourrie par une ingestion massive de littérature étrangère,
surtout française, et d'exemples importés d'outre-monts ou d'outremer. On se préoccupe de réformer les écoles et les universités, les hôpitaux et les asiles ; on envoie à l'étranger des missions d'études ; des
ingénieurs, des artisans vont faire des stages déformation. Des hom163
Ph. Sagnac, op. cit., p. 145.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
157
mes de bonne volonté, y compris des évêques et même quelques professeurs d'université, se dépensent au profit de la juste cause de la
promotion de l'Espagne. Le résultat s'exprime sous forme de rapports
préliminaires et de projets de rénovation plutôt que de rénovation proprement dite. Des résultats concrets sont acquis ; seulement ce qui est
fait n'est pas grand-chose en comparaison de ce qui resterait à faire.
L'Espagne des Lumières ne l'emportera pas sur l'Espagne de toujours. La politique libérale de Charles III continue sous le règne de
son successeur Charles IV (1788-1808). Mais le scandale international
de la Révolution française oblige le gouvernement à fermer la frontière politique et culturelle des Pyrénées, avec la bénédiction de l'Inquisition ; « ces mesures sont approuvées par les ilustrados, bientôt atterrés
par le déchaînement des violences dans le pays voisin, en sorte que
c'est avec l'approbation quasi-unanime de la nation que l'Espagne entre en guerre contre la France en 1793 » 164. La paix reviendra après
cette première crise et la politique libérale pourra se poursuivre. Mais
l'intervention brutale de Napoléon, l'abdication forcée de Charles V en
1808 obligent les tenants des Lumières à opter entre le roi français et
le sentiment national qui se regroupe contre l'envahisseur. Au bout du
compte, les libéraux seront vaincus ; le XVIIIe siècle espagnol est un
siècle manqué. L'ordre reviendra, mais l'ordre sans les Lumières.
Le domaine ibérique offre, dans sa province portugaise, une autre
expérience de politique éclairée, plus radicale que celle de Charles III.
Cette expérience se résume dans la personne singulière du marquis de
Pombal (1699-1782), favori du roi Joseph Ier, qui lui abandonne le
pouvoir de 1750 à 1777. Le Portugal est à l'époque un petit pays de
[123] trois millions d'habitants, « tenu par les prêtres, ravagé par la
féodalité » et « commercialement enchaîné à l'Angleterre » 165, en vertu du traité Methuen de 1703. Pombal, qui a commencé sa carrière
dans le service diplomatique, est, à 51 ans, ministre de la Guerre et
des Affaires étrangères. Exerçant un pouvoir absolu, il entreprend de
164
165
Desfourneaux, op. cit., p. 243.
Léo Gershoy, L'Europe des princes éclairés, trad. Fleury, Fayard, 1966, p.
139.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
158
libérer son pays du joug de l'Église et de l'aristocratie nobiliaire.
« Persuadé (jusqu'au fanatisme) que seule la restauration d'un pouvoir
royal fort sauverait son pays, il se voua à la destruction de tout ce qui
faisait obstacle au gouvernement monarchique 166. »
S'inspirant à la fois de Machiavel et de Colbert, il entreprend de
briser par tous les moyens, y compris la ruse et la terreur, toutes les
résistances. Les Jésuites sont anéantis et bannis dès 1759 ; l'aristocratie, impliquée dans des complots où la police secrète joue un rôle majeur, est persécutée avec la plus entière rigueur. Sur les ruines des autorités anciennes, il établit des institutions nouvelles, entièrement dominées par l'impulsion de l'État. L'administration, les finances, l'armée
sont réorganisées ; l'agriculture, le commerce, l'industrie passent sous
le contrôle du pouvoir, qui s'efforce de les rénover en poursuivant une
politique de strict mercantilisme, sans parvenir à éliminer la prépondérance de l'Angleterre dans la vie économique. Une compagnie nationale prend en main l'exploitation et la commercialisation des vins de
Porto. Des techniciens étrangers aident au développement des entreprises nationales. L'enseignement est développé, le servage aboli, et la
tolérance civile est accordée aux Juifs, convertis ou non au christianisme. C'est Pombal qui, après le terrible tremblement de terre de Lisbonne (1755), assure le rétablissement de l'ordre, et reconstruit la ville, qui devient une des belles capitales d'Europe.
La disgrâce et l'exil de Pombal en 1777 mettent fin à l'âge des réformes. Impopulaires parce que despotiques, la plupart des institutions
créées par Pombal sont abandonnées. Le Portugal retombe dans l'ornière traditionnelle, en attendant de subir à son tour les effets de l'invasion française. L'œuvre de Pombal se solde par un échec, mais le
marquis laisse en héritage à son pays la tradition d'une laïcisation des
valeurs dont les traces sont encore perceptibles dans le Portugal d'aujourd'hui.
166
Ibid., p. 140.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
159
[124]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
Chapitre VIII
L’EXPANSION
DE L’OCCIDENT
Retour à la table des matières
L'Europe des Lumières est une Europe en expansion. Dès le XVe
siècle, l'Occident avait délégué hors de ses limites traditionnelles des
missionnaires de la politique et de l'économie, de la connaissance et
de la foi, dans une entreprise systématique pour soumettre à ses valeurs l'ensemble de la planète. L'emprise de l'Europe sur le globe ne se
laisse plus circonscrire par les frontières de l'ancienne Romania. La
surface terrestre se partage en sphères d'influence propres à telle ou
telle des grandes puissances européennes, qui luttent entre elles pour
se ravir le contrôle des océans et des continents. Les empires coloniaux, les luttes pour leur préservation ou leur expansion permettent à
la conscience occidentale de s'affirmer elle-même au contact des
mœurs et coutumes, des différences d'outre-terre et d'outre-mer.
En dehors de cette affirmation contrastée, dans l'opposition à l'autre, l'Occident s'élargit par l'incorporation à son espace mental de provinces nouvelles, naguère considérées comme exotiques, et dont on
reconnaît qu'elles relèvent du domaine européen. L'Europe s'agrandit
vers l'Est, par l'addition des terres slaves de la Russie et de la Pologne,
et vers l'Ouest, où l'Extrême-Occident, représenté par les colonies an-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
160
glaises de l'Amérique du Nord, est reconnu comme une province de la
communauté atlantique. Ces régions, que l'on considérait auparavant
comme sauvages, perdent leurs caractères d'étrangeté radicale ; on
admet qu'elles sont en voie de se civiliser. Elles conservent leurs traits
spécifiques, mais ces différences propres ne les empêchent pas de se
laisser rassembler dans l'unité de la nouvelle Europe.
Cette expansion du domaine de la conscience occidentale est difficile à apprécier à sa juste valeur. Le point capital est que la conscience
européenne est assurée de contrôler l'espace terrestre dans son ensemble. Il n'y a désormais de « grandes puissances » que les puissances
occidentales. La prédominance de l'Occident est la preuve de la supériorité des valeurs qu'il promeut. L'âge des Lumières assiste au triomphe de l'égocentrisme européen, appuyé par la supériorité de sa science et de ses techniques. Le salut, pour le reste du monde, ne peut se
trouver que dans le ralliement aux normes de l'Occident, soit grâce à
une adhésion volontaire, comme c'est le cas pour la Russie, soit par le
biais de la contrainte coloniale. Les impératifs du progrès ont une valeur universelle ; les peuples qui refusent de reconnaître ces impératifs, [125] peuvent bien éveiller la nostalgie des tenants de l'état de
nature, mais le primitivisme n'est qu'une mode d'intellectuels. Le
mouvement de la civilisation entraîne tous les peuples de la terre dans
l'aventure d'un développement commun, sous la conduite des nations
européennes les plus avancées, qui mettent en œuvre le mot d'ordre
baconien d'une exploitation rationnelle de la nature au profit de l'humanité.
L’EXPANSION À L’EST : LA RUSSIE
On trouve parmi les réflexions éparses de Montesquieu une indication curieuse : « La France n'est plus au milieu de l'Europe ; c'est l'Allemagne 167. » Cette brève notation souligne un réaménagement de
l'espace mental. La France constituait le centre de gravité de la Romania géographique : elle perd cette position privilégiée, non seulement
du fait de la croissance du royaume de Prusse, mais surtout par l'ouverture vers l'Est de l'espace européen. C'est au XVIIIe siècle que la
167 Montesquieu, Mes Pensées, Œuvres, Pléiade, t. I, p. 1405.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
161
Russie de Pierre le Grand et de Catherine II fait, par un choix délibéré,
acte d'adhésion à l'Europe, dont elle modifie la configuration physique
et l'équilibre politique.
L'événement a d'ailleurs été perçu, et parfois célébré, par les meilleures têtes de l'Europe des Lumières. Voltaire, qui fut l'un des agents
de Catherine II en France, et travailla plusieurs années à une Histoire
de Pierre le Grand (1759-1763), consacre un chapitre de l’Essai sur
les Mœurs à « la Russie aux XVIe et XVIIe siècles ». « Nous ne donnions point alors, écrit-il, le nom de Russie à la Moscovie, et nous
n'avions qu'une idée vague de ce pays ; la ville de Moscou, plus
connue en Europe que le reste de ce vaste empire, lui faisait donner le
nom de Moscovie... » 168 Au jugement de Voltaire, cette contrée immense était demeurée médiévale, alors que l'Europe adoptait résolument le style de vie moderne. Le résumé de l'histoire des faux Dimitri
est suivi de cette note caractéristique : « toutes ces aventures, qui tiennent du fabuleux, et qui sont pourtant très vraies, n'arrivent point chez
les peuples policés qui ont une forme de gouvernement régulière (...)
La Russie, jusqu'au tsar Pierre, resta presque inconnue aux peuples
méridionaux de l'Europe, ensevelie sous un despotisme malheureux
du prince sur les boyards, et des boyards sur les cultivateurs (...) Trente siècles n'auraient pu faire ce qu'a fait Pierre en voyageant quelques
années » 169.
La promotion de la Russie est un des faits singuliers de l'histoire
intellectuelle du XVIIIe siècle. « Vers 1700, quelle place tient-elle
dans la pensée française ? On n'a pour elle qu'ignorance et mépris.
Soixante-dix ans se passent, et on lui demande des leçons. En 1700,
elle n'est pour nous que la Moscovie barbare. Trois quarts de siècle
[126] après, elle est tenue pour un pays de « lumières », sa souveraine
est le type du « despote éclairé ». Le siècle a-t-on dit, est devenu
« presque aussi russe qu'anglais » 170 ». C'est en 1716 que la Moscovie figure pour la première fois dans l’Almanach royal de France, où
elle prend rang parmi les puissances européennes.
168
Voltaire, Essai sur les Mœurs, chap. cxc ; Œuvres, éd. Lahure-Hachette,
1859, t. VIII, p. 339.
169 Ibid., p. 343.
170 Albert Lortholaky, Les « Philosophes » du XVIIIe siècle et la Russie ; Le
mirage russe en France au XVIIIe siècle, Boivin, 1951, Introduction, p. 7.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
162
Le Dictionnaire philosophique de Voltaire comporte un article
Russie, réduit à ces quelques mots : « Voir Pierre le Grand. » On ne
saurait mieux dire que la promotion européenne de la Russie est le fait
du héros civilisateur qui a réussi, à force d'énergie, à constituer un
empire moderne à partir de populations encore à moitié sauvages. La
Russie féodale n'avait pas connu l'éveil de la Renaissance et de la Réforme ; elle était à l'écart de la communauté européenne, où s'élaborait
la mutation galiléenne du monde moderne, protégée par la distance et
les rigueurs de son climat. Étrangère à la communauté romaine, la religion orthodoxe contribuait à maintenir le domaine russe en dehors
des intelligibilités communes de l'Occident.
La personnalité originale de Pierre Ier (1672-1725) se trouve aux
origines de la Russie moderne. Passionné de technique, de constructions navales et d'architecture, le jeune souverain se tourne résolument
vers l'Europe de l'Ouest ; il fait de longs séjours dans les pays les plus
industrieux, travaillant de ses mains dans les ateliers et les arsenaux.
Conscient de la nécessité de combler le retard technique de la Russie,
il fait appel à des experts étrangers pour orienter son peuple dans la
voie du développement économique et industriel. Une législation impérative s'efforce de mettre fin aux usages millénaires qui maintiennent les hommes dans les liens de la mentalité archaïque. Une armée
constituée sur les meilleurs modèles occidentaux tient en échec les
Turcs et les Suédois. Saint-Pétersbourg, nouvelle capitale, est fondée
en 1703 sur des terrains pris à la Suède ; cette ville magnifique sera
construite, par des maîtres d'œuvre italiens et français, au bord de la
mer, en signe de la volonté nouvelle d'une ouverture au monde et d'un
libre passage des idées et des marchandises. À la fin de sa vie, Pierre
Ier, renonçant au titre traditionnel de tsar, se proclamera « empereur » ;
cet emprunt à la titulature occidentale sera peu à. peu reconnu, non
sans résistance, parles diverses chancelleries européennes.
En dépit de certains aspects frustes de son personnage, Pierre Ier de
Russie apparaît comme le premier en date des souverains éclairés, dès
le seuil du XVIIIe siècle. L'autocratie, l'absolutisme politique se trouvent chez lui au service de la cause des Lumières. Il s'agit d'une expérience, à l'échelle d'un grand pays, qui doit montrer jusqu'où peut aller
la capacité civilisatrice de l'être humain, incarné par un souverain de
bonne volonté. Bacon aurait approuvé une telle tentative et l'on
conçoit qu'elle ait attiré l'attention et les espérances de Leibniz.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
163
Inlassable faiseur de projets pour l'amélioration du sort de l'humanité [127] selon les impératifs de la raison, Leibniz s'est trouvé toute
sa vie dans la situation — qui sera celle de bon nombre de penseurs du
XVIIIe siècle — du philosophe qui cherche un roi. Pierre manifeste
pour la civilisation un enthousiasme de néophyte : pourquoi ne seraitil pas le bras séculier qui mettra en œuvre les grandes pensées de l'auteur de la Théodicée ? Leibniz, qui est au service de la maison de Hanovre, fut présenté à Pierre « à Torgau en octobre 1711, et lui soumit
ses projets académiques et encyclopédiques. Il le revit à Carlsbad et à
Dresde dans l'été de 1712, aux eaux de Pyrmont et à Herrenhausen en
1716. Il fut nommé par lui conseiller intime de justice le 1er novembre
1712. Il crut avoir trouvé en lui le souverain qu'il cherchait et rêvait
depuis plus de trente ans. Il pensait qu'il serait plus facile de réussir
dans un pays neuf qui offrait une table rase, comme il dit, pour ses
desseins. Dès 1708, il envoyait au tsar un mémoire sur l'organisation
de l'enseignement en Russie, l'installation de bibliothèques, de musées, de laboratoires et d'observatoires. Bientôt il lui proposait de fonder une Société qui aurait la direction des études, des missions et des
entreprises scientifiques de tout genre. Parmi celles-ci, Leibniz cite
l'amélioration de la navigation fluviale et la construction des canaux » 171
Ces projets, demeurés pour la plupart sans application immédiate,
auront des suites dans le cours du siècle, que ce soit dans le domaine
de l'exploration géographique de l'Empire ou dans celui de la linguistique comparée, où Catherine II sera l'exécutrice des intentions de
Leibniz. L'Académie de Pétersbourg, créée en 1724 par Pierre Ier, peu
avant sa mort, est la réalisation d'un des vœux du penseur allemand.
Les réalisations ne procèdent pas au même rythme que les idées, mais
les idées peu à peu firent leur chemin, grâce à la rude volonté de Pierre et de ses successeurs.
Ce grand exemple, en une terre vierge pour la culture, où le pouvoir du souverain, plus que partout en Europe, pouvait être considéré
comme despotique, devait être une des questions disputées du siècle
des Lumières. Montesquieu reconnaît le grand bond en avant réalisé
par la Russie en un siècle. Il note en 1748 : « Vers le milieu du règne
de Louis XIV, (...) la Moscovie n'était pas plus connue en Europe que
171
Louis Couturat, La logique de Leibniz, Alcan, 1901, pp. 525-526.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
164
la Crimée 172. » Mais il réprouve la manière forte employée par l'empereur pour modifier le genre de vie de ses peuples : « Lorsqu'un prince veut faire de grands changements dans sa nation, il faut qu'il réforme par les lois ce qui est établi par les lois, et qu'il change par les manières ce qui est établi par les manières : et c'est une très mauvaise
politique de changer par les lois ce qui doit être changé par les manières 173. » Pierre Ier a utilisé la force pour modifier le costume de ses
sujets, ou pour interdire le port de la barbe. « La facilité et la promptitude avec laquelle cette nation s'est policée a bien montré que ce prince avait [128] trop mauvaise opinion d'elle, et que ces peuples
n'étaient pas des bêtes, comme il le disait 174. »
L'œuvre de Pierre, si raisonnable qu'elle apparaisse, a donc un caractère « tyrannique ». Partisan du parlementarisme à l'anglaise, Montesquieu ne peut approuver la réforme par des moyens arbitraires. La
violence était inutile. L'auteur de l’Esprit des Lois se réfère à sa théorie des climats ; la facilité de la transformation s'explique par le fait
que les mœurs russes traditionnelles étaient devenues « étrangères au
climat », par suite des vicissitudes historiques. La réforme autocratique opérait un retour à la nature des choses. « Pierre Ier, donnant les
mœurs et les manières de l'Europe à une nation d'Europe, trouva des
facilités qu'il n'attendait pas lui-même. L'empire du climat est le premier de tous les empires 175. » Explication peu satisfaisante : on ne
voit pas pourquoi l'empire souverain du climat a dû attendre le règne
de Pierre Ier pour manifester sa puissance. D'autres seront plus catégoriques encore dans leur réprobation de la Russie, considérée comme
un pays incurablement sauvage, en dépit de l'œuvre de Pierre le
Grand. Frédéric II, apprenant que son ami Voltaire a entrepris de
composer une vie du tsar, lui notifie sa surprise et son mécontentement : « Dites-moi, je vous prie, de quoi vous avisez-vous d'écrire
l'histoire des loups et des ours de la Sibérie ? et que pourrez-vous rapporter du czar qui ne se trouve dans la Vie de Charles XII ? Je ne lirai
point la vie de ces barbares ; je voudrais même pouvoir ignorer qu'ils
172
Montesquieu, L'Esprit des Lois, livre IX, chap. 9 ; Œuvres, Pléiade, t. II, p.
376.
173 Ibid., 1. XIX, chap. 14, p. 564.
174 Ibid., p. 565.
175 Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
165
habitent notre hémisphère... » 176 Jugement sommaire : Frédéric devait bientôt apprendre que la Russie, celle de Catherine II sinon celle
de Pierre Ier, était susceptible d'entrer en ligne de compte dans la stratégie européenne.
Dans un texte à peu près contemporain, Jean-Jacques Rousseau
manifeste à l'égard du peuple russe et de son impérial éducateur une
analogue incompatibilité d'humeur. On lit dans le Contrat Social
(1762) : « Tel peuple est disciplinable en naissant, tel autre ne l'est pas
au bout de dix siècles. Les Russes ne seront jamais vraiment policés
parce qu'ils l'ont été trop tôt. Pierre avait le génie imitatif ; il n'avait
pas le vrai génie, celui qui crée et fait tout de rien. Quelques-unes des
choses qu'il fit étaient bien, la plupart étaient déplacées. Il a vu que
son peuple était barbare, il n'a point vu qu'il n'était point mûr pour la
police ; il l'a voulu civiliser quand il ne fallait que l'aguerrir. Il a
d'abord voulu faire des Allemands, des Anglais, quand il fallait commencer par faire des Russes ; il a empêché ses sujets de jamais devenir ce qu'ils pourraient être, en leur persuadant qu'ils étaient ce qu'ils
ne sont pas... » 177
Il ne saurait être question de suivre Rousseau, non plus que Montesquieu, [129] sur le terrain peu sûr de la psychologie des peuples.
Comme Frédéric de Prusse, Rousseau prend position contre Voltaire,
qui s'est fait, avec l'appui du gouvernement de Pétersbourg, l'apologiste résolu du tsar rénovateur, auquel il attribue la création d'une Russie
moderne. Certes Voltaire n'était pas désintéressé ; la Russie impériale
fut, pour lui comme pour d'autres, une mine d'or. Néanmoins le mirage russe, si mirage il y eut, avait été avant lui celui de Leibniz et de
Fontenelle. Soumettant le projet de son Histoire de Pierre le Grand à
ses employeurs russes, Voltaire écrit : « Je commencerais par une description de l'état florissant où est aujourd'hui l'empire de Russie (...)
Ensuite je dirais que tout cela est d'une création nouvelle, et j'entrerais
en matière par faire connaître le créateur de tous ces prodiges. Mon
dessein serait de donner ensuite une idée précise de tout ce que l'empereur Pierre le Grand a fait depuis son avènement à l'empire, année
176
Frédéric II à Voltaire, lettre du 31 octobre 1760 ; dans Lortholary, op. cit., p.
49.
177 Rousseau, Du Contrat Social (1762), livre II, chap. VIII ; Œuvres, Pléiade,
t. III, p. 386.
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par année... » 178 L'auteur du Siècle de Louis XIV avait vu dans le génie du Grand Roi la raison suffisante de la floraison classique française ; de même, le génie baconien de Pierre justifie l'essor de la Russie,
la vraie grandeur de l'empereur se trouvant en bonne partie dans son
œuvre culturelle. Dès 1746, dans son discours de réception à, l'Académie française, Voltaire faisait honneur à ses confrères de la diffusion de leurs œuvres jusqu'aux lointains espaces russes : « Vos ouvrages, messieurs, ont pénétré jusqu'à, cette capitale de l'empire le plus
reculé de l'Europe et de l'Asie, et le plus vaste de l'univers, dans cette
ville qui n'était, il y a quarante ans, qu'un désert habité par des bêtes
sauvages : on y représente vos pièces dramatiques, et le même goût
naturel qui fait recevoir, dans la ville de Pierre le Grand et de sa digne
fille, la musique des Italiens, y fait aimer votre éloquence 179. »
On conçoit que l'auteur du Discours sur les Sciences et les Arts
(1750) n'ait pas approuvé cette expansion culturelle française sur les
bords de la Neva, qui devait avoir, d'ailleurs, des conséquences importantes sur les destinées de la culture russe. Voltaire dialogue avec son
grand adversaire dans un article polémique du Dictionnaire philosophique, expressément consacré à Pierre le Grand et Jean-Jacques
Rousseau. L'auteur du Contrat Social est un idéologue, qui juge du
haut de son ignorance une réalité qu'il ignore. Pierre Ier a été l'éducateur de son peuple ; il a fait de la Russie une grande puissance ; « ces
mêmes Russes sont devenus les vainqueurs des Turcs et des Tartares,
les conquérants et les législateurs de la Crimée et de vingt peuples différents ; leur souveraine a donné des lois à des nations dont le nom
même était ignoré en Europe ».
Comme ce texte le souligne, une seconde figure d'une grandeur
quasi mythique avait accédé, entre-temps, au trône de Russie. Moins
de quarante ans après la mort de Pierre le Grand, Catherine II, qui régnera de 1762 à 1796, reprendra son œuvre et l'accomplira, avec [130]
une rigueur lucide et une volonté qui feront entrer la Russie dans le
groupe des nations dominantes. Une vingtaine d'années après la disparition de Catherine, les cosaques entreront dans Paris parmi les armées
coalisées, et l'empereur de Russie sera l'un des principaux inspirateurs
de la Sainte Alliance, combinaison destinée, en principe, à régir la po178
179
Lettre à Bestoujev-Rioumin, février 1757 ; dans Lortholary, op. cit., p. 48.
Discours de réception à l'Académie française, 9 mai 1746.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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litique européenne. On pouvait prétendre ignorer le génie de Pierre le
Grand dont le personnage demeurait grossier, et marqué d'un exotisme
qui faisait de lui un paysan de la Neva, régnant sur un peuple sousdéveloppé. La physionomie de Catherine II est différente : cette Allemande est une Européenne qui traite d'égale à égal avec les meilleures
têtes de l'Europe ; elle entend parachever l'occidentalisation de son
empire. Pierre Ier apparaît comme un ingénieur des Arts et Métiers,
un technicien sorti du rang et qui n'oubliera jamais qu'il a travaillé de
ses mains. Catherine est une souveraine rompue à toutes les disciplines du métier de roi. C'est aussi une intellectuelle, qui fait profession
de respecter les valeurs de l'âge des Lumières et met beaucoup de coquetterie à se faire reconnaître comme un membre à part entière de
l’intelligentsia européenne. Après le héros fondateur, sorte de Prométhée ou d'Hercule, Catherine, figure féminine, incarne l'unité de la
sensibilité et de l'intelligence, la volonté de justice associée à la vertu
d'ordre.
Les choses ne sont pas si simples. Catherine professe un libéralisme de pensée ; elle s'associe de toute sa curiosité et de toute sa bonne
volonté au mouvement des idées parisien. Mais il faut distinguer entre
cette activité intellectuelle destinée à, l'exportation, et le comportement de la souveraine dans l'exercice du pouvoir. Les velléités idéalistes que l'impératrice manifesta au début de son règne cédèrent bientôt
devant la dure évidence des faits. Catherine gouverna en autocrate réaliste un peuple encore fruste, recourant volontiers à la manière forte,
et maintenant à peu près les structures féodales traditionnelles. Dans
sa diplomatie également, la raison d'État l'emporte sur la raison tout
court, comme le manifeste son attitude à l'égard de la malheureuse
Pologne. Le mythe de Catherine la Grande doit d'ailleurs fermer les
yeux sur les désordres de sa vie privée, et même sur certains épisodes
sanglants qui vont au-delà du désordre, par exemple la mort suspecte
de son mari l'empereur Pierre III, qui lui ouvre opportunément le
chemin du pouvoir.
Il faut se garder d'accuser Catherine, comme si elle avait joué un
double jeu systématique. Plus encore que son prédécesseur Pierre, Catherine se trouve en avance d'un âge mental par rapport à l'immense
majorité du peuple qu'elle régit. La population russe se compose pour
94 % de paysans illettrés, dont la plupart sont soumis au régime du
servage. Cette masse inculte est régie par une mentalité traditionnelle
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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dont les principes directeurs associent confusément la magie et une
religion primitive. Un épisode comme la révolte de Pougatchev (17731774), qui menaça un moment de submerger l'empire, mêle à l'insurrection agraire des thèmes mythico-religieux d'une nature archaïque. Il
était impossible de gouverner la Russie selon les voies et moyens qui
prévalaient alors en Angleterre, en Suisse et même en [131] France.
Le despotisme autocratique était un recours désespéré pour maintenir
un minimum d'ordre parmi des populations composites occupant
d'immenses espaces, et incapables, en l'absence d'un système d'instruction publique, de céder aux impératifs de la raison. Deux siècles
après Catherine, en dépit même de l'institution d'un système d'éducation nationale, Staline mettra en œuvre un despotisme autocratique
beaucoup plus absolu que celui de l'impératrice qui l'avait précédé sur
le trône, et beaucoup plus sanglant.
À l'origine, la bonne volonté de Catherine ne fait pas de doute, et
l'on ne saurait contester son appartenance à. l'Europe des Lumières.
Lectrice passionnée de Montesquieu et de Beccaria, elle ne s'est pas
contentée de professer un amour platonique pour le libéralisme et
l'humanitarisme, qu'elle admirait assez pour collaborer elle-même à
une traduction du Bélisaire de Marmontel, manifeste un peu plat en
faveur d'une politique vertueuse et philanthropique. L'impératrice a
tenté de faire passer les idées nouvelles dans les faits et dans les institutions. Au début de son règne, en 1765, elle entreprend de codifier
les coutumes et règlements de toute espèce en vigueur dans l'empire.
Projet grandiose, qui tend à donner une organisation rationnelle à un
pays régi par la tradition et par l'arbitraire. La Russie offrait un terrain
particulièrement favorable, puisque la volonté législatrice pouvait
créer, à peu près à partir du néant, une existence juridique conforme
aux exigences de la justice et de la vérité. La jeune souveraine agit en
philosophe, décidée à opérer un remembrement complet de l'espace
social. Elle réunit une commission de délégués de l'empire, qui auront
pour tâche d'élaborer la nouvelle législation, et rédige elle-même un
recueil de principes dont doit s'inspirer cette assemblée. Ce texte, publié en 1767, est le Nakaz ou Instruction à l'usage du groupe de travail
qui vient de se réunir au Kremlin, recueil de 655 articles, qui compo-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
169
sent, au dire de Lortholary, un véritable « catéchisme civique, qui devait être lu chaque mois devant les députés » 180.
Parmi les principes en question, figurent les thèmes fondamentaux
de l'âge des Lumières. La liberté est « le plus grand de tous les biens »
(article 13). Les hommes, quel que soit leur rang, doivent être considérés comme égaux entre eux. « Voulez-vous prévenir les crimes ?
Faites que les lumières se répandent » (article 245). On trouve aussi
dans le recueil le reflet précis des enseignements de Beccaria :
condamnation de la torture, juste correspondance entre les délits et les
peines, suppression ou du moins restriction de la peine de mort. Quant
à la question agraire, il est indiqué que l'« agriculture ne pourra prospérer là où l'agriculteur ne possède rien en propre » (article 295). La
nécessité est affirmée de la tolérance religieuse ; et l'impératrice proclame hautement que les souverains sont faits pour les peuples, et non
les peuples pour les souverains.
Ces grands principes n'eurent pas de suite : la commission dont ils
[132] devaient inspirer les travaux ne put mener cette tâche à bonne
fin. « La session se prolongea deux ans, on tint 200 séances, on lut
1 500 cahiers, on discuta, on se disputa. Catherine finit par congédier
cette cohue : elle avait cru discerner chez les nobles des desseins qui
l'avaient effrayée 181. » Il paraît injuste de conclure de cet échec à la
mauvaise foi de Catherine. La jeune souveraine tenait assez à son précis des droits du citoyen pour en faire composer une édition en quatre
langues : russe, latin, français, allemand, largement diffusée en Occident. On peut déplorer que les bonnes intentions n'aient pas été suivies
de bonnes réalisations, mais, encore une fois, il faut admettre que les
peuples de l'empire n'étaient pas mûrs pour entrer d'un seul coup dans
un ordonnancement juridique conforme aux directives de Montesquieu et de Beccaria.
L'autocratie de Catherine est une solution de rechange justifiée par
l'impossibilité de régir selon les normes du libéralisme des peuples
encore loin de posséder le sens de l'autonomie individuelle et des responsabilités civiques. Le fait que l'impératrice ait pu concevoir et publier une telle profession de foi est un signe des temps. L'épreuve du
Albert Lortholary, Les philosophes du XVIIIe siècle et la Russie, Boivin,
1951, p. 102 ; les textes du Nakaz sont cités ibid.
181 Ibid.
180
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
170
pouvoir tempéra le libéralisme initial. Catherine fit de son mieux pour
aider au développement de son pays, par la réforme de l'administration ; elle encouragea dans une certaine mesure l'industrie et le commerce. Mais elle dut, pour mener à bien sa tâche, s'appuyer sur la noblesse, dont elle confirma les privilèges. Son principal échec se situe
dans le domaine de la politique agraire ; après la révolte de Pougatchev, elle ne fit rien pour améliorer le sort des masses rurales, soumises, dans les grands domaines, au statut du servage, qui restera pendant un siècle encore l'une des caractéristiques régressives de l'empire
russe.
Albert Lortholary a fait grief à Catherine d'avoir, pour les besoins
de sa propagande, acheté les intellectuels occidentaux. Son œuvre réformatrice n'aurait été qu'une façade illusoire, destinée à abuser ceux
qui n'y regardaient pas de trop près, à la manière des faux villages, en
décor de théâtre, que Potemkine, le favori de la souveraine, faisait
dresser sur son passage, afin de la persuader que tout allait pour le
mieux dans le monde paysan. La grande Catherine s'est attaché, en
particulier dans le domaine français, les services d'un certain nombre
d'intellectuels de premier plan, parmi lesquels Voltaire, d'Alembert,
Diderot et le mémorialiste Grimm, Allemand naturalisé parisien. Elle
les a couverts de son argent et de ses cadeaux ; elle a entretenu avec
eux une correspondance active, comme si le génie politique pouvait
traiter d'égal à égal avec le génie littéraire et scientifique. Buffon luimême n'a pas échappé à ses bienfaits. Les obligés de la souveraine se
sont faits les propagandistes de sa pensée et de ses actions. Non seulement, ils ont rédigé pour Catherine des écrits et des projets divers,
mais ils se sont comportés à diverses reprises en agents de la cour impériale.
[133]
Il est pénible de voir les meilleures têtes du XVIIIe siècle français
s'abaisser jusqu'à quémander de l'or, des bijoux, des fourrures, des
pensions, en échange des bons et loyaux services rendus à la propagande russe. Après tout, les grands écrivains du siècle de Louis XIV
ne se comportaient pas autrement à l'égard d'un souverain, qui était, il
est vrai, celui de leur pays. Dans le cas de l'impératrice, la flagornerie
est à double entrée ; si elle comble de ses présents ces intellectuels
étrangers, ce n'est pas à proportion des services qu'ils peuvent lui rendre. C'est parce qu'elle estime à ce prix leur amitié. Louis XIV ne trai-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
171
te pas d'égal à égal avec Racine, Boileau ou Molière. Entre Catherine
et ses correspondants français, l'entreprise de séduction est menée de
part et d'autre, et chacune des parties en présence tire de la relation
ainsi établie des avantages qu'elle estime considérables. On peut être
choqué par le rôle que joue l'argent en cette affaire. De la part de Catherine, il s'agit d'un usage libéral des ressources dont elle dispose ; et
les sommes qu'elle verse ont le sens d'un signe de reconnaissance et
de révérence à l'égard des valeurs de l'esprit.
Catherine acheta la bibliothèque de Diderot, tout en lui laissant sa
vie durant la jouissance de ses livres. Lortholary commente : « C'était
donc 66 000 livres que valait finalement à Diderot une bibliothèque
prisée 13 000 et quelques livres. Catherine l'avait payée cinq fois son
prix. Mais le placement était bon : elle avait payé en écus, on la remboursa en louanges 182. » On peut tout au moins en conclure que l'impératrice estimait à très haut prix les louanges d'un homme qui, aux
yeux des autorités de son propre pays, n'était qu'un dangereux suspect.
Par ailleurs, si Catherine achète les livres de Diderot vivant, elle achètera aussi très cher la bibliothèque de Voltaire après sa mort, c'est-àdire en un temps où elle ne peut plus compter sur les « louanges » du
sage de Ferney. Ces achats sont des achats réels : les livres et les papiers des écrivains français prirent effectivement le chemin de Pétersbourg, où ils demeurent toujours comme une partie particulièrement
précieuse du patrimoine de l'État russe. C'est Catherine, finalement,
qui a fait de bonnes affaires, et sans doute était-elle seule en son temps
à estimer à leur juste prix les trésors qu'elle achetait.
D'autres gestes de la souveraine attestent sa pensée profonde. Elle
fait proposer à d'Alembert, qui n'acceptera pas, de diriger l'éducation
de son fils. Lorsque l'entreprise de l’Encyclopédie se heurte en France
à des difficultés qui paraissent insurmontables, elle suggère de poursuivre le travail sous sa protection, dans un territoire relevant de son
autorité, par exemple à Riga. Elle fait tenir une somme de 5 000 livres
à la malheureuse famille Calas, victime de l'intolérance des autorités
françaises. Et lorsque meurt Voltaire, elle est tellement outrée par les
mesquineries des autorités religieuses à l'occasion de ses funérailles,
qu'elle reproche à Grimm de ne pas s'être emparé de la dépouille de
celui qu'elle considère comme son maître, pour l'expédier [134] en
182
Op. cit., p. 97.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
172
Russie ; « pour elle, elle a décidé de faire construire dans le parc de
Tsarkoïe Selo une réplique de Ferney : elle y placera le buste du grand
homme, ainsi que sa bibliothèque, dont Grimm va négocier
l'achat... 183 ».
On ne peut méconnaître ici l'expression de sentiments non réductibles à des calculs intéressés. Catherine appartient du meilleur de son
être à l'espace mental des Lumières ; il ne lui était pas possible d'entraîner d'un seul coup avec elle la masse immense de la Sainte Russie
traditionnelle sous l'obédience des nouvelles valeurs. Citoyenne du
monde intellectuel, elle a dû gouverner en impératrice russe. Ceux qui
ne voyaient son pays qu'à travers elle ont imaginé une nation, et un
gouvernement, à la ressemblance de la face la plus éclairée de la souveraine qui les honorait de son amitié. Ils ont pu contribuer ainsi à une
propagande favorable aux intérêts russes en France. Mais inversement
Catherine a contribué à relever le crédit des intellectuels français dans
leur propre patrie ; par son exemple, elle a facilité la diffusion des
Lumières en une région du monde où elles se trouvaient loin d'être
reconnues d'utilité publique. Elle a donc été un auxiliaire précieux
pour la propagande philosophique, et ses correspondants n'ont pas
manqué de l'utiliser à cet effet. Comme l'écrit d'Alembert à Voltaire,
« il faut faire servir les offres qu'on nous fait à l'humiliation de la superstition et de la sottise ; il faut que toute l'Europe sache que la vérité, persécutée par les bourgeois de Paris, trouve un asile chez des souverains qui auraient dû l'y venir chercher, et que la lumière, chassée
par le vent du Midi, est prête à se réfugier dans le Nord de l'Europe,
pour venir ensuite refluer de là contre ses persécuteurs, soit en les
éclairant, soit en les écrasant (...). Vous voyez que la philosophie
commence déjà très sensiblement à gagner les trônes, et adieu
l’infâme pour peu qu'elle en perde encore quelques-uns. Votre illustre
et ancien disciple (Frédéric II) a commencé le branle, la reine de Suède a continué, Catherine les imite tous deux, fera peut-être mieux encore » 184.
Ce texte souligne l'importance stratégique de Catherine II dans la
géographie intellectuelle de l'Europe des Lumières. L'authenticité philosophique du personnage de Catherine ne fait pas de doute, non plus
183
184
LORTHOLARY, op. cit., p. 162.
Lettre de d'Alembert à Voltaire, 2 octobre 1762 ; dans Lortholary, p. 93.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
173
que la réciprocité qui la lie aux philosophes : « Entre l'impératrice et
eux se noue une sorte d'alliance. Sur bien des points l'entente est plus
apparente que réelle, mais la distance facilite bien des choses, et l'on
se rend de très réels services, tout en se jouant un peu la comédie. Les
« philosophes » aident Catherine et la Russie à vaincre les préventions
de l'Occident. À ses alliés, Catherine prête dans leur lutte son nom et
son autorité. En fait l'alliance profite aux deux parties. Elle se relâche
le jour où l'on n'a plus besoin les uns des autres... 185 »
Au moment où la Russie s'élève au rang politique et diplomatique
[135] des grandes puissances européennes, l'idéologie des Lumières
permet l'établissement de relations culturelles entre la France des philosophes et la cour de Pétersbourg. Catherine n'est pas à elle seule toute la Russie. Mais la solitude en son pays de l'impératrice de bonne
volonté est l'attestation de la capacité de progrès inhérente à l'individu.
L'impératrice philosophe est la preuve vivante de la puissance organisatrice de la raison. Telle est la signification de l'exemple russe :
« Qu'est-ce qui avait permis à la Russie des progrès si rapides ? Ses
despotes éclairés. Déjà Louis XIV avait montré ce que peut le pouvoir
absolu. L'histoire de Pierre et de Catherine le confirmait : le despotisme, à condition que la « philosophie » l'éclairé, est le meilleur instrument de progrès. C'est vers cette solution que se tournent de nombreux
« philosophes », les uns la regardant comme un expédient provisoire,
les autres s'en accommodant sans réserve. Quand on déclame contre le
despotisme, c'est le plus souvent contre un « sous-despotisme », le
despotisme de ceux qu'on nomme les « sous-tyrans ». En fait, on porte
ses hommages aux despotes. L'œuvre de Pierre le Grand, de Catherine
(comme celle de Frédéric), soigneusement interprétée et retouchée,
pare de toutes sortes de séductions un certain despotisme, habitue à en
voir le côté bienfaisant, éveille le désir d'une expérience française plus
ou moins analogue et fraie les voies au despotisme jacobin, puis napoléonien 186. »
Un tel jugement souligne la valeur de l'expérience russe dans le
contexte mental de l'Occident à l'âge des Lumières. L'Est européen,
jusque-là exclu de la république des esprits, y fait une entrée subite et
retentissante, s'imposant à l'attention et à la réflexion de tous ceux qui
185
186
Op. cit., pp. 272-273.
Ibid., p. 274.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
174
se préoccupent des destinées de la communauté humaine. L'Europe
avec la Russie ne sera jamais plus ce qu'elle était lorsqu'elle s'inscrivait tout entière dans les limites de la Romania millénaire.
LA POLOGNE
Le cas de la Pologne est fort différent de celui de la Russie : la Pologne, de tradition catholique, appartient de bonne heure à la sphère
d'influence de la Romania, dont elle constitue une sorte de marche
frontière. Elle s'intègre à la civilisation médiévale, dont elle conserve
les structures féodales plus longtemps que la plupart des autres pays
d'Europe. Mais elle subit l'influence de la Renaissance et de la Réforme. Son régime de monarchie élective lui permet de se choisir souvent
des souverains étrangers qui maintiennent le contact avec leurs nations d'origine.
Néanmoins la Pologne représente, dans la communauté occidentale, un cas particulier, ou plutôt un cas pathologique. Cette situation
paradoxale finira, en dépit d'efforts désespérés des intéressés pour y
remédier, par entraîner, à la fin du XVIIIe siècle, la disparition totale
[136] de l'État polonais, démembré sous la pression des convoitises de
voisins trop puissants. L'article Pologne de l’Encyclopédie donne une
bonne analyse du malaise polonais, due à Jaucourt, qui en emprunta
les éléments aux écrits de l'abbé Coyer (1707-1782), confident et familier de Stanislas Leszczynski, roi de Pologne en exil, reconverti en
roi de Lorraine, et gendre de Louis XV. Selon Jaucourt, « la Pologne
telle qu'elle est aujourd'hui dans le moral et dans le physique présente
des contrastes bien frappants : la dignité royale avec le nom de république, des lois avec l'anarchie féodale, des traits informes de la république romaine avec la barbarie gothique, l'abondance et la pauvreté
(...) Le comble de l'esclavage et l'excès de la liberté semblent disputer
à qui détruira la Pologne ; la noblesse peut tout ce qu'elle veut. Le
corps de la nation est dans la servitude (...) Enfin ce royaume du Nord
de l'Europe use si mal de sa liberté et du droit qu'il a d'élire ses rois
qu'il semble vouloir consoler par là les peuples ses voisins qui ont
perdu l'un et l'autre de ces avantages ».
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
175
Ce diagnostic définit le mal de la Pologne : c'est celui d'un pays incapable de traverser le seuil critique séparant l'adolescence féodale de
la maturité en matière de gouvernement et d'administration qui constitue une puissance moderne. Il y avait une nation polonaise, mais cette
nation n'avait pas la sagesse et la volonté nécessaires pour s'organiser
en forme d'État. La noblesse, qui représentait près du dixième de la
population, conservait jalousement ses privilèges traditionnels, empêchant l'institution d'un pouvoir centralisé. Élu par les nobles, le roi
disposait surtout de prérogatives honorifiques, l'aristocratie lui refusant jalousement les moyens de mettre en œuvre une politique nationale. Les finances étaient réduites à fort peu de chose, et l'armée, par
conséquent, peu nombreuse et mal équipée.
Quant à la situation économique, pour les mêmes raisons, elle demeurait d'une grande médiocrité. « La nature, écrit Jaucourt, a mis
dans cet État tout ce qu'il faut pour vivre, grains, miel, cire, poissons,
gibier, et tout ce qu'il faut pour l'enrichir : blés, pâturages, bestiaux,
laines, cuirs, salines, métaux, minéraux ; cependant l'Europe n'a point
de peuple plus pauvre (...) La terre et l'eau, tout y appelle un grand
commerce et le commerce ne s'y montre pas (...) Cet État, plus grand
que la France, ne compte que cinq millions d'habitants, et laisse la
quatrième partie de ses terres en friche, terres excellentes, perte d'autant plus déplorable... »
La Pologne est « l'homme malade » de l'Europe au XVIIIe siècle ;
son impuissance, entretenue par les puissances voisines, est une source de convoitises qui mettent en question sa survivance même. Cette
situation paradoxale devait attirer l'attention des théoriciens de la politique, soucieux de diagnostiquer le mal et d'indiquer des remèdes. On
voit ainsi se développer une littérature sur le thème polonais. Les
Éphémérides du citoyen, organe de l'école physiocratique, publient en
1770-1771 des Lettres historiques sur l’état actuel de la Pologne et
sur l’origine de ses malheurs dues à l'abbé Baudeau ; ces Lettres paraîtront en volume en 1772. De la même année datent les Considérations [137] sur le Gouvernement de la Pologne et sur sa réformation
projetée, de Jean-Jacques Rousseau. Un peu plus tard, en 1781, Mably
donnera à son tour un essai intitulé Du gouvernement et des lois de la
Pologne. Le domaine polonais devient ainsi l'enjeu d'une expérience
de pensée qui mobilise les ressources intellectuelles de l'âge des Lumières. Montesquieu avait déjà signalé, dans l’Esprit des Lois (1748),
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
176
certains défauts majeurs des institutions polonaises : l'aristocratie de
Pologne était à ses yeux « la plus imparfaite de toutes », parce que
« les paysans sont esclaves de la noblesse » 187 ; de même, en l'absence d'un État digne de ce nom, « l'indépendance de chaque particulier
est l'objet des lois de Pologne ; et ce qui en résulte, l'oppression de
tous » 188.
Les Polonais n'avaient pas attendu l'intervention des experts étrangers pour prendre conscience des maux dont ils souffraient. Un mouvement de pensée justifiant des tentatives de réformes caractérise la
période qui suit l'élection au trône de Stanislas Auguste Poniatowski
(1764), dernier souverain de l'ancienne Pologne, porté au pouvoir par
l'influence russe, et qui mourra en exil à Pétersbourg en 1798, après
avoir assisté à la fin tragique de l'indépendance polonaise, dans le
contexte historique des guerres de la Révolution française 189. Le roi
s'efforce de réaliser des modifications constitutionnelles assurant à son
gouvernement de véritables pouvoirs en matière de politique intérieure et extérieure, grâce à une limitation correspondante des prérogatives de la diète nobiliaire. A la fin du règne, et sous la pression des circonstances, la « Diète de quatre ans » (1788-1792) et la Constitution
du 3 mai 1791, « la première constitution écrite en Europe », a-t-on
dit 190, s'efforcent de définir un État moderne et centralisé, où la bourgeoisie et la paysannerie se verraient reconnaître une existence légale.
Ce travail législatif s'accompagne d'une tentative de codification du
droit civil et pénal, d'une esquisse de réforme économique et de projets pour la création d'une armée nationale.
Réformes, constitutions et projets gardaient un caractère utopique :
il était trop tard, au milieu des convulsions de l'agonie nationale, pour
définir un système politique inspiré des meilleurs exemples d'Angleterre et de France. L'indépendance polonaise ne sera bientôt plus qu'un
souvenir, et une espérance. Mais dans la géographie culturelle de l'Europe au XVIIIe siècle, il faut faire une place à une Pologne en exil,
187
Esprit des Lois, livre II, chap. 3.
Livre XI, chap. 5.
Cf. Jean Fabre, Stanislas Auguste Poniatowski et l'Europe des Lumières,
Belles-Lettres, 1952.
190 Boguslaw Lesnodorski, Le nouvel État polonais du XVIIIe siècle : Lumières
et Tradition, dans le recueil Utopie et Institutions au XVIIIe siècle, Mouton,
1963, p. 159.
188
189
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
177
incarnée par la figure sympathique de celui qu'on a appelé « le bon roi
Stanislas » (1677-1766). Cet aventurier de la politique fut aussi un
aventurier de la pensée et de la culture, au meilleur sens du terme.
Deux fois élu roi de Pologne, en 1704 et en 1733, il fut deux fois
évincé par l'hostilité du gouvernement russe. Beau-père du roi de
[138] France Louis XV depuis 1725, il finit paisiblement ses jours
comme souverain du duché de Lorraine, qui lui fut attribué à titre de
compensation en 1736.
Stanislas Lesczynski, roi d'un duché, sut être, à l'échelle réduite de
ses domaines, un monarque éclairé selon l'idéologie du temps. Sa
cour, à Lunéville, fut un centre de réflexion autant que d'action ; il y
fonda une Académie, et sut grouper quelques libres esprits qui l'aidèrent à méditer sa double expérience, à la fois polonaise et lorraine. De
cette méditation devait sortir un ouvrage intitulé La Voix libre du citoyen, daté rétroactivement de 1733, mais publié, en polonais et en
français, en 1749. Cet essai se propose de réaliser, à l'usage de la Pologne, une combinaison des exigences du christianisme et de celles de
la raison. Humaniste couronné, Stanislas propose un ensemble assez
hardi de réformes de structure. Le but est de restreindre autant que
faire se peut les privilèges exorbitants de l'oligarchie nobiliaire. Il
convient d'améliorer la condition de la paysannerie, par l'abolition du
servage et de la corvée, et le partage des grands domaines en parcelles
confiées à des fermiers indépendants. Un régime semi-parlementaire
limitera l'influence de la haute aristocratie, en confiant le pouvoir effectif à la noblesse moyenne, de beaucoup la plus nombreuse, sans
supprimer le privilège abusif du liberum veto. Les tribunaux protégeront les paysans contre les seigneurs, et les richesses excessives de
l'Église seront placées sous une administration qui leur permettra de
contribuer au bien de l'État. Pour faire échec à l'arbitraire des magnats,
les fonctions publiques devront être électives et salariées. Un ensemble de dispositions s'efforce de remédier à l'incohérence des pouvoirs
dans l'État polonais traditionnel 191.
La Voix libre du Citoyen n'était qu'un projet utopique ; mais cette
consultation ne fut pas sans effet en Pologne même, où Stanislas Auguste Poniatowski, roi en exercice, s'inspirera des vues de son collè191
Cf. Emanuel Rostworowski, Stanislas Leszczynski et les Lumières à la Polonaise, dans le recueil cité : Utopie et Institutions au XVIIIe siècle.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
178
gue détrôné. Le livre demeure le signe d'un état d'esprit, caractéristique du milieu intellectuel de Lunéville. Protégé de Stanislas, l'abbé
Coyer sert d'intermédiaire entre la France et la Pologne, en particulier
par sa Vie de Jean Sobieski (1761), qui diffuse dans l’intelligentsia
parisienne le thème des « libertés polonaises ». Du même Coyer, les
dissertations fort libres d'esprit Sur le mot patrie et Sur la nature du
peuple fourniront au chevalier de Jaucourt les éléments des articles
Peuple et Patrie dans l’Encyclopédie.
Philosophe chrétien et philanthrope couronné, Stanislas s'efforça
de gouverner selon ses principes le royaume en miniature qui lui était
échu. Le mémorialiste Grimm observait que « les meilleurs ouvrages
de Stanislas ne sont pas imprimés ; on les voit en parcourant la Lorraine. C'est là qu'on voit avec étonnement tout ce que ce philosophe a
su faire avec si peu de moyens, n'ayant pour tout revenu que deux millions de livres de France, vivant cependant avec toute la décence [139]
royale et ayant toujours de l'argent de reste pour faire le bien. Ce prince aura laissé en Lorraine des monuments de toute espèce : aucun n'y
sera aussi durable que sa mémoire. Plus on réfléchit, plus on sent que
l'économie est la première vertu d'un roi, et la science d'employer l'argent la plus utile qu'un souverain puisse acquérir » 192. Le bon roi Stanislas, incarnation polonaise et lorraine de la douceur de vivre, affirmateur des vertus de philanthropie et d'utilitarisme, mérite une place
d'honneur dans la galerie des portraits du XVIIIe siècle.
L’EXPANSION VERS L’OUEST:
LES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE
Avec l'entrée de la Russie dans l'Europe, l'Occident voit s'ouvrir
d'immenses espaces, au-delà de l'Oural, vers le Caucase et l'Asie Centrale, jusqu'aux confins de la Chine et de la mer du Japon. La conquête, puis la colonisation du domaine sibérien seront, tout au long du
XIXe siècle, l'une des préoccupations majeures du gouvernement des
tsars. Cette expansion à l'Est demeurera une entreprise russe ; au
192
Grimm, Correspondance littéraire, éd. Tourneux, t. V, p. 400 ; cf. Jean Fabre, Stanislas Leszczynski et le mouvement philosophique en France au
XVIIIe siècle, recueil cité, pp. 26 sqq.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
179
contraire, l'expansion à l'Ouest, en direction de l'Amérique, combine
les efforts de diverses puissances européennes. Les cinquante millions
d'émigrants débarqués dans les seuls États-Unis au cours du XIXe siècle représentent dans le peuplement du Nouveau Monde, un échantillonnage assez complet des nationalités de l'Ancien.
Si l'Atlantique avait été, dans l'Antiquité, une frontière où la civilisation se trouvait confrontée avec le vide, le voyage inaugural de
Christophe Colomb devait modifier la situation d'une manière irrévocable. Le domaine maritime, jusque-là infranchissable, devenait une
voie de communication privilégiée. « Dès son premier voyage, Christophe Colomb réalisait une sorte de record, puisqu'il ne mettait que 35
jours pour franchir l'Océan inconnu qui séparait les Canaries des Antilles, environ 6 000 kilomètres. Sur terre, il eut fallu trois ou quatre
mois pour parcourir la même distance. Pendant les trois siècles suivants, les choses ne changèrent guère. L'Océan reste infiniment plus
pénétrable que la terre 193. » Cette « perméabilité relative de
l'Océan 194 » contraste avec la lenteur des communications terrestres,
compliquée par le mauvais état des routes, les obstacles naturels des
coupures géographiques et les cloisonnements imposés parles frontières politiques et douanières. Les conditions ne seront vraiment modifiées qu'avec la généralisation des lignes de chemin de fer, vers le milieu du XIXe siècle ; mais le perfectionnement de la navigation à vapeur rétablira un nouvel équilibre entre les moyens de transport.
L'Océan relie l'Ancien Monde et le Nouveau bien plutôt qu'il ne les
[140] sépare. Les rivages de l'Atlantique font partie d'un même espace
politique et économique, espace dissymétrique, dans la mesure où la
prépondérance s'exerce d'Est en Ouest. La colonisation constitue, au
profit de l'Europe, un Extrême-Occident où les métropoles, grandes
importatrices des richesses d'outre-mer, exportent leurs valeurs discordantes et les conflits qui les divisent. Ce caractère projectif du domaine américain est mis en lumière par Godechot et Palmer, résumant
les vues de Whitaker : « L'Amérique latine et l'Amérique anglaise
forment les deux côtés d'un « triangle Atlantique » dont l'Europe est le
J. Godechot et R. R. Palmer, Le Problème de l'Atlantique du XVIIIe au XXe
siècle, X Congresso Internazionale di Scienze Storiche, Relazioni, vol. V,
Sansoni, Firenze, p. 181.
194 Ibid., p. 182.
193
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
180
troisième. C'est parce que l'Amérique fut créée par une Europe divisée
elle-même par le schisme religieux qu'une partie a été marquée d'une
façon indélébile par l'empreinte catholique (et ibérique), tandis que
l'autre prenait un aspect protestant (et anglais). Les « lumières » qui
rendirent à, la culture européenne son uniformité en oblitérant le clivage protestant-catholique, apportèrent pour la première fois aux
Amériques une certaine uniformité dans les idées et les valeurs. Cette
évolution est fondamentalement d'origine européenne 195. »
Le caractère projectif du Nouveau Monde est un aspect du phénomène égocentrique de la colonisation. Sans doute les Occidentaux ontils rencontré des populations indigènes, en lesquelles ils découvraient
une présence d'autrui. Mais cette confrontation avec les Caraïbes des
Antilles, avec les Indiens de l'Amérique du Sud et les tribus Peaux
Rouges d'Amérique du Nord tourna tout de suite à, l'épreuve de force
qui, étant donné la disparité technique des camps en présence, aboutit
soit à l'extermination des natifs, soit à leur asservissement, soit à leur
expulsion des territoires où ils avaient vécu jusque-là. L'insuffisance
des autochtones survivants à la conquête, trop peu nombreux ou trop
peu dociles, entraîna le recours à la main-d'œuvre africaine importée
pour la mise en valeur des richesses des pays neufs. Interdite par le
congrès de Vienne en 1815, la traite des Noirs ne disparaîtra que peu à
peu ; elle aura marqué les Amériques d'une empreinte ineffaçable.
En sens inverse, s'il arriva parfois à quelque Huron de franchir
l'Atlantique et de découvrir l'Europe, de telles tentatives de débarquement, revues et corrigées par les philosophes, représentent tout au
plus l'exception qui confirme la règle. Les Occidentaux ne voulurent
voir dans les pays conquis que des terres vierges, où il leur était loisible de domicilier leurs intérêts et leurs rêves. Le premier mouvement
était de retrouver l'ancien monde dans le nouveau, en vertu d'une exigence qui devait laisser des traces abondantes dans la toponymie. Il y
eut outre-mer une Nouvelle-Espagne et une Nouvelle-Grenade, une
Nouvelle-Angleterre et une Nouvelle-France, comme d'ailleurs une
Nouvelle-Écosse, un Nouveau-Brunswick, une Nouvelle-York, une
Nouvelle Orléans. Lorsque les navigateurs entreprenants se risqueront
jusqu'aux antipodes, ce sera pareillement pour y découvrir une Nouvelle-Zélande [141] ou une Nouvelle-Calédonie, comme si l'imagina195
Ibid., p. 210.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
181
tion géographique, parvenue à bout de course, se trouvait à bout de
ressources et ne pouvait que revenir à son point de départ.
La découverte du monde, qui paraissait devoir être une recherche
de l'Autre, aboutit ainsi à, un retour au Même. En dépit de cette limitation, le thème du Nouveau Monde est lié à l'idée d'un nouveau départ
pour des expériences différentes. Les Terres-Neuves seront la seconde
chance des hommes d'Occident. A côté des conquistadors qui partent
pour les îles ou pour les terres fermes, poussés par la soif de l'or et de
la gloire, une place non moins importante doit être faite aux conquérants du rêve et de la foi, partis pour ne plus revenir, et décidés à domicilier la justice et la vérité sur la terre des hommes. Les terres vierges ou qui du moins, de loin, semblaient telles, apparaissaient libres
de toute aliénation préalable. L'utopie pouvait y déployer à même le
sol sa nostalgie de l'absolu.
Par delà, l'épaisseur protectrice de l'Océan, l'Amérique sera une
terre d'espérance. Dans les Réductions du Paraguay, les Jésuites instituent un paradis pour indigènes, réglementé selon les normes ignaciennes. Les Puritains de la Mayflower ont quitté l'Europe ingrate et
impie pour faire de la Nouvelle-Angleterre une Nouvelle-Jérusalem ;
pour William Penn et ses Amis, Philadelphie, qui restitue en terre
américaine le nom d'une des premières cités chrétiennes d'Asie Mineure, devra être, selon l'exigence de son nom, la cité de l'amour fraternel, irréalisable dans le vieux pays où les autorités font obstacle au
libre déploiement de la fidélité au Christ 196. Et lorsque le sage Locke,
en 1669, à la demande de Lord Ashley, futur comte de Shaftesbury,
rédige un projet de constitution pour la Caroline, colonie nouvellement établie, on retrouve dans ce texte les thèmes fondamentaux chers
à l'auteur de l’Épître sur la Tolérance, des Traités du Gouvernement
et du Christianisme raisonnable. La Caroline sera un laboratoire expérimental pour la vérification des idées libérales. Chacun se plaît à domicilier outre-mer ses rêves : plus loin que les Amériques, Bougainville découvrira une Nouvelle-Cythère qui enchantera en France certains esprits dont les aspirations n'ont rien de commun avec celles des
Puritains et des Quakers.
196
L'aventure des Mormons, créateurs de l'Utah, dans les solitudes du Lac Salé,
répétera, au XIXe siècle, cette incarnation territoriale d'une espérance messianique.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
182
Dans l'histoire de l'Occident, cette fonction utopique a toujours été
reconnue à l'Amérique, ainsi mise au service de l'épistémologie politique et sociale. La domiciliation en terre américaine donne aux projets
politiques un coefficient de réalité qui fait défaut aux Atlantides imaginaires. Ainsi « l'idée de l'Amérique devient un des leviers des sciences sociales. Faisant contraste avec une Amérique idéalisée, les Européens devinrent plus conscients de leurs propres institutions — et du
caractère irrationnel, nuisible même, de ces institutions. Avec l'ère
révolutionnaire, qui commença dans les colonies britanniques vers
1770, ce qui auparavant était considéré comme une utopie [142] devint un programme politique. La Liberté et l'Égalité furent désormais
considérées comme faisant partie de l'avenir. L'Amérique représenta
l'Europe future. C'est une grande question de savoir, écrivait Mirabeau
en 1788, « s'il n'est pas possible de constituer un pays de façon (...)
que la justice et l'intérêt commun soient respectés partout (...) sans
qu'il faille se soumettre à un imbécile que son rang et son éducation
rendraient tel, quand la nature l'aurait fait pour être autrement. Le genre humain fait cette grande question aux États-Unis d'Amérique » 197.
L'Amérique ne cessera de s'offrir comme un déversoir pour le tropplein des idées et des hommes qui ne trouvent pas leur place dans la
vieille Europe ; déçus, exilés et proscrits prendront par vagues successives le chemin de l'Atlantique, Nouvelle Frontière des espérances
politiques et sociales. La Fayette et Chateaubriand, Volney et Dupont
de Nemours iront y porter leurs rêves, parmi bien d'autres aventuriers
inconnus. Thomas Paine, théoricien de la révolution américaine et de
la révolution française, franchit la mer en 1774 ; Joseph Priestley,
chimiste, historien et théologien, victime des remous suscités dans son
pays par les événements de Paris, reportera lui aussi ses espérances
outre-Atlantique en 1794, et y donnera un nouvel essor au christianisme unitaire. Quelques dizaines d'années plus tard, le jeune Tocqueville ira déchiffrer là-bas l'avenir de l'Europe. « J'avoue, écrit-il, que,
dans l'Amérique, j'ai vu plus que l'Amérique, j'ai cherché une image
de la démocratie elle-même (...) J'ai voulu la connaître, ne fût-ce que
197
Godechot et Palmer, op. cit., p. 220, citant Mirabeau, Aux Bataves sur le
Slathoudérat, 1788, p. 185.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
183
pour savoir, du moins, ce que nous pouvions espérer ou craindre d'elle 198. »
Cette fonction quasi-messianique de l'Amérique dans le devenir de
l'Occident respecte, entre le Nord et le Sud, un décalage analogue à
celui qu'on observe en Europe. L'Amérique « latine », imitant le
sommeil dogmatique de l'Espagne et du Portugal, ne se sensibilisera
qu'avec retard aux idéologies de la liberté 199. Au XVIIIe siècle, c'est
l'Amérique anglo-saxonne et protestante qui incarne le projet de
l'émancipation. Là, aussi se manifeste l'influence de la projection européenne. Aussi longtemps qu'il existe, dans l'Extrême-Occident une
Nouvelle-France reliée à l'ancienne, la menace militaire oblige les colons anglo-saxons, pris en tenaille entre le Canada, au Nord, et la
Louisiane au Sud, à se reposer sur la protection de l'armée et de la marine d'Angleterre. L'élimination politique de la France américaine en
1763, bientôt suivie, en bonne logique stratégique, par le renoncement
de Paris à la Louisiane, est la condition de possibilité pour l'indépendance des colonies britanniques. Alors la France, qui n'a plus rien à
perdre et cherche sa revanche, prendra le parti des Insurgents. [143]
Du même coup, participant en terre d'Amérique à la croisade pour les
Droits de l'Homme, elle en recevra la leçon des valeurs démocratiques. Ce premier exemple de décolonisation demeure un débat entre
Occidentaux. La décolonisation en question est une décolonisation des
colonisateurs et non pas des colonisés ; les Peaux-Rouges autochtones
et les Africains importés ne sont pas concernés. Leur statut ne sera
modifié en rien par le nouvel ordre des choses.
La crise américaine est une crise de la conscience occidentale. Elle
n'oppose pas les colons britanniques appuyés par les Français d'une
part, et les Anglais d'autre part. Elle divise entre eux les Anglo-Saxons
d'Amérique, partagés entre Insurgents et Loyalistes ; elle oppose en
Angleterre les whigs, libéraux, et les tories : le docteur Johnson fulmine contre les colons, « race de convicts » 200, qui trouvent dans le
198
Tocqueville, La Démocratie en Amérique, 1833, Introduction, éd. N.R.F.,
1951, p. 16.
199 Cf. Damian Bayon, Les Lumières en Amérique espagnole, dans le recueil :
Utopie et Institutions au XVIIIe siècle. Mouton, 1963 ; Salvador de Madariaga, Le déclin de l'Empire espagnol d'Amérique, Albin Michel, 1958.
200 Dans Boswell, Life of Johnson, Everyman's Libray, t. I, p. 526, à la date de
1775.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
184
doctrinaire Burke un de leurs défenseurs. En France, la cause des Insurgents est celle des Lumières ; elle bénéficie des espérances suscitées par l'arrivée au trône, en 1774, de Louis XVI, dont on attend un
renouveau politique. Dès 1770 d'ailleurs, le grand ouvrage de l'abbé
Raynal et de ses amis, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, dont une
grande partie est consacrée à l'Amérique, présente une somme passionnée de l'histoire de la colonisation. Cet énorme travail, dont la diffusion fut considérable, conteste la légitimité des empires coloniaux
pour des raisons économiques autant qu'humanitaires. L'épreuve de
force en Amérique est donc dès lors une expérience de pensée.
La Déclaration des Droits de Virginie (1er juin 1776), puis la Déclaration d'Indépendance, le 4 juillet suivant, sont des moments dans
l'histoire de la pensée occidentale. L'Amérique, née de l'Europe, donne une origine et une vérité nouvelles aux idées qu'elle a reçues.
Commentant la Déclaration d'Indépendance, Bernard Fay souligne
que « la liberté de fait dont jouissaient les colons anglais provenait
autant de leur isolement que de droits acquis et de chartes reconnues.
Elle était, en somme, un résultat des circonstances. Jefferson la magnifie, il en change le sens, il en fait un produit de la sagesse et de la
volonté humaines (...) Ce Virginien philosophe, déiste, hostile à l'église établie, pénétré du culte de la Raison, attaché aux doctrines physiocratiques et passionné de tolérance, a trouvé le texte qui servira de
point de ralliement pour les âmes en quête d'une foi nouvelle. Si les
idées qu'il y exprime, venues de Locke et des philosophes français,
sont peu originales, la Déclaration d'Indépendance reste pourtant un
document capital pour l'histoire des idées. Elle fait passer du domaine
de la spéculation et de la polémique dans celui de la croyance populaire, de la pratique et de la sentimentalité, des notions hardies et nouvelles » 201.
[144]
L'Amérique anglo-saxonne n'a pas donné à l'Occident seulement ce
texte-clef de la maturité politique, elle lui a proposé l'exemple de ses
201
Bernard Fay, L'Esprit révolutionnaire en France et aux États-Unis à la fin
du XVIIIe siècle, Champion, 1925, pp. 53-56. Cf. Carl Becker, The Declaration of Independence, New York, Alfred A. Knopf, 1956 ; on se reportera
aussi aux travaux sur le même thème de Gilbert Chinard.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
185
Pères Fondateurs, un Washington, un Jefferson, ami et correspondant
des Idéologues. A ces figures, il convient d'ajouter celle de Benjamin
Franklin (1706-1790), le plus parisien des Américains, définisseur de
l’american way of life dans ses Almanachs du Bonhomme Richard.
Savant et sage, diplomate efficace, démocrate et homme du monde,
Franklin incarne un humanisme pragmatique et le goût de la libre entreprise, caractéristiques d'un certain capitalisme moderne. C'est ainsi
que les États-Unis d'Amérique, projection de l'Europe, firent apport à
la communauté occidentale d'une personnalité ethnique, originale et
neuve.
Cette présence des États-Unis en Europe se fait sentir dès la fin du
siècle, où des hommes comme La Fayette et Thomas Paine assurent la
liaison entre l'idéologie de la révolution américaine et celle de la révolution française. En 1782, l'abbé Raynal, qui venait de publier un essai
intitulé Tableau et Révolution des colonies anglaises de l'Amérique
septentrionale (1781), charge l'Académie de Lyon de décerner un prix
de 1 200 livres à un mémoire portant sur le thème suivant : « La découverte de l'Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ?
S'il en est résulté des biens, quels sont les moyens de les conserver et
de les accroître ? Si elle a produit des maux, quels sont les moyens d'y
remédier 202 ? » Les réponses voient dans l'esclavage et l'intolérance
les plaies du nouveau continent, mais soulignent que la révolution
américaine ouvre une ère nouvelle.
Parmi ces textes, il en est un de Condorcet, intitulé : Influence de
la révolution d’Amérique sur les opinions et la législation de
l’Europe. Rédigé entre 1787 et 1789, cet essai fait le point de l'opinion
éclairée à la veille de la Révolution. « Le genre humain, écrit Condorcet, avait perdu ses droits, Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus (Voltaire). Mais il ne suffit pas qu'ils soient écrits dans les livres
des philosophes et dans le cœur des hommes vertueux, il faut que
l'homme, ignorant ou faible, puisse les lire dans l'exemple d'un grand
peuple. L'Amérique nous a donné cet exemple. L'acte qui a déclaré
son indépendance est une exposition simple et sublime de ces droits si
202
Op., cit., p. 132 ; la question avait déjà été posée par Voltaire : « c'est un
grand problème de savoir si l'Europe a gagné en se portant en Amérique ».
L'Essai sur les Mœurs, chap. CXLIX, Œuvres, éd. Lahure-Hachette, 1860, t.
VIII, p. 93.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
186
sacrés et si longtemps oubliés. Dans aucune nation, ils n'ont été si bien
compris, ni conservés dans une intégrité si parfaite (...) Le spectacle
d'un grand peuple où les droits de l'homme sont respectés est utile à
tous les autres, malgré la différence des climats, des mœurs et des
constitutions (...). Il apprend que ces droits sont partout les mêmes... 203 » Sans doute faut-il déplorer la persistance aux États-Unis,
de l'esclavage. Condorcet, qui a écrit des Réflexions sur l’esclavage
des Nègres (1781), et qui fut un membre actif de la Société des Amis
des [145] Noirs, déplore ce caractère régressif, « mais tous les hommes éclairés en sentent la honte comme le danger, et cette tâche ne
souillera plus longtemps la pureté des lois américaines » 204. L'exemple américain est pour Condorcet le meilleur argument à l'appui de la
thèse de la perfectibilité des hommes par l'avancement des Lumières,
comme la Révolution française sera pour Kant l'argument décisif en
faveur de l'idée d'un progrès moral de l'humanité.
Voltaire avait souligné, dans l’Essai sur les Mœurs, l'importance
de la découverte de l'Amérique, « le plus grand événement sans doute
de notre globe, dont une moitié avait toujours été ignorée de l'autre.
Tout ce qui a paru de grand jusqu'ici semble disparaître devant cette
espèce de création nouvelle » 205. Création géographique, l'Amérique
va devenir, par l'institution des États-Unis, une création historique et
politique. Mais il faudra encore beaucoup de temps avant que le poids
de l'Amérique prenne en Occident une importance décisive ; les ÉtatsUnis auront, au cours du XIXe siècle, à compléter leur croissance démographique, grâce à l'immigration européenne, et à parachever l'occupation de leur espace par la conquête de l'Ouest. Une terrible guerre
intestine sera nécessaire pour débarrasser le pays de la « souillure » de
l'esclavage, comme disait Condorcet. Encore la suppression de l'esclavage ne réglera-t-elle pas le problème noir.
L'Occident, au siècle des Lumières, se développe à la fois vers
l'Extrême-Orient et vers l'Extrême-Occident. Le mouvement est
amorcé, mais deux siècles s'écouleront avant que cette croissance des
203
Condorcet, De l'influence de la Révolution de l'Amérique... sur l'Europe,
Daire et Molinari, Collection des principaux économistes, 1847, t. XIV, pp.
548-549.
204 Condorcet, op. cit., p. 548.
205 Voltaire, Essai sur les Mœurs, chap. CXLV : De Colombo et de l'Amérique ;
Œuvres, éd. Lahure-Hachette, 1860, t, VIII, p. 71.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
187
ailes fasse de la Russie et des États-Unis les puissances prépondérantes du monde occidental. Au XVIIIe siècle, l'Europe est encore le centre de gravité du monde humain, le lieu de la plus haute concentration
d'intelligence, de puissance et d'initiative. C'est encore, pour les Européens, le temps de la bonne conscience et du contentement de soi.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
188
[145]
Première partie :
L’espace mental de l’Europe des lumières
CONCLUSION
L’OCCIDENT ET LE RESTE
Retour à la table des matières
L'Europe du XVIIIe siècle s'étale avec complaisance sur la carte du
monde, dont elle achève de dessiner les grandes lignes. L’Essai sur
[146] les Mœurs, après avoir procédé à l'inventaire des quatre parties
du monde, évoque brièvement la « cinquième, qui est celle des terres
australes (...) Cette partie du globe est la plus vaste de toutes » 206. Au
moment où Voltaire rédige ce texte, le monde austral demeure enseveli dans les brumes de la légende et de l'utopie. « On n'a point encore
pénétré dans ce segment du globe, et il faut avouer qu'il vaut mieux
cultiver son pays que d'aller chercher les glaces et les animaux bigarrés du pôle austral 207. » Cette sagesse à la Candide ne saurait satisfaire l'homme d'Occident. Les dernières éditions de l’Essai doivent enregistrer les récentes découvertes du « célèbre Cook » : « nous apprenons la découverte de la Nouvelle-Zélande ». Mais Voltaire ne se laisse pas émouvoir, et s'en tire par une pirouette : « C'est un pays immense, inculte, affreux, peuplé de quelques anthropophages, qui, à
206
207
Essai..., chap. CLIII, éd. citée, p. 106.
Ibid., p. 107.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
189
cette coutume près de manger les hommes, ne sont pas plus méchants
que nous 208. »
En dépit de sa désinvolture, peut-être à cause d'elle, l'état d'esprit
de Voltaire est significatif des perplexités de l'Europe en face du
monde. Les Occidentaux ont l'organisation rationnelle et la puissance
technique. Les puissances européennes sont les seules à pouvoir prétendre exercer une politique mondiale. Le XVIIIe siècle occidental
découvre et met résolument en œuvre les impératifs modernes du progrès, de la civilisation. L'Europe des Lumières entre dans l'ère du développement ; elle occupe une position en flèche dans l'histoire de
l'humanité. « Nos peuples occidentaux, estime Voltaire, ont fait éclater dans toutes ces découvertes une grande supériorité d'esprit et de
courage sur les nations orientales. Nous nous sommes établis chez
elles, et très souvent malgré leur résistance. Nous avons appris leurs
langues, nous leur avons enseigné quelques-uns de nos arts. Mais la
nature leur avait donné sur nous un avantage qui balance tous les nôtres : c'est qu'elles n'avaient nul besoin de nous, et que nous avions
besoin d'elles 209. » À l'âge des puissances mondiales et de l'intégration universelle, il est encore temps de peser le pour et le contre. Le
contestataire Rousseau donne beaucoup d'éclat au procès de la civilisation et Voltaire lui-même, son contradicteur, laisse parfois percer
l'ombre d'un doute.
En découvrant les autres, l'Europe se découvre elle-même ; elle
apprend à se situer au sein d'une humanité unitaire, qui absorbe et dépasse le domaine de l'humanisme méditerranéen. Voltaire encore souligne qu'« il fallait être aussi ignorant et aussi téméraire que nos moines du Moyen Age pour nous bercer continuellement de la fausse idée
que tout ce qui habite au-delà de notre petite Europe, et nos anciens
maîtres et législateurs les Romains, et les Grecs précepteurs des Romains, et les anciens Égyptiens précepteurs des Grecs, et enfin tout ce
qui n'est pas nous, ont toujours été des idolâtres odieux [147] et ridicules » 210. Le cadre étriqué où se maintenait le Discours sur
l’Histoire Universelle de Bossuet a définitivement éclaté.
208
209
Ibid.
Chap. CXLIII, p. 69.
210 Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
190
Mais cette perspective épistémologique oblige à des regroupements qui posent autant de problèmes qu'ils en résolvent. La communauté des hommes suppose une communauté des pensées et des valeurs, que le siècle du déisme et du droit naturel affirme résolument.
Même les « païens des Indes » reconnaissent comme nous l'existence
d'un Être Suprême, souverain juste et parfait ; « ces idées sont contenues dans le Veidam, ce livre des anciens brahmanes » 211. Malheureusement, ces mêmes Indiens accompagnent ces idées si justes
« d'opinions extravagantes et de superstitions bizarres » en sorte que,
« malgré une doctrine si sage et si sublime, les plus basses et les plus
folles superstitions prévalent. Cette contradiction n'est que trop dans la
nature de l'homme » 212. Mieux vaut donc, provisoirement tout au
moins, suspendre son jugement en attendant des informations plus
sûres. « Il faut lire avec un esprit de doute presque toutes les relations
qui nous viennent de ces pays éloignés (...) On nous dit qu'à Cochin,
ce n'est point le fils du roi qui est son héritier, mais le fils de sa sœur.
Un tel règlement contredit trop la nature ; il n'y a point d'homme qui
veuille exclure son fils de son héritage... 213 »
L'observateur demeure en suspens entre l'acceptation d'une diversité radicale des mœurs et usages de l'humanité et la réduction des pratiques exotiques aux normes de l'Occident. « C'est un objet digne de
l'attention d'un philosophe que cette différence entre les usages de
l'Orient et les nôtres, aussi grande qu'entre nos langages. Les peuples
les plus policés de ces vastes contrées n'ont rien de notre police ; leurs
arts ne sont point les nôtres. Nourritures, vêtements, maisons, jardins,
lois, cultes, bienséances, tout diffère (...) La nature, dont le fond est
partout le même, a de prodigieuses différences dans leur climat et
dans le nôtre 214. » Les savants spécialisés se tireront d'affaire en inventant une discipline, baptisée orientalisme, et qui regroupe les
connaissances relatives à toutes les cultures exotiques. L'appellation
est absurde, car on est toujours à l'Est de quelqu'un ; mais, dans son
arbitraire même, elle exprime la certitude des Occidentaux, qui se
considèrent comme les occupants d'un espace géographique et mental
absolu, point d'attache de tout savoir réel. L'intelligence compréhensi211
Pp. 68-69.
Pp. 68-69.
P. 67.
214 Pp. 66-67.
212
213
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
191
ve de Voltaire hésite, pour regrouper la réalité humaine, entre l'unité
et la diversité. En fin de compte, il semble que l'auteur de l’Essai sur
les mœurs, comme d'ailleurs la majeure partie de ses contemporains,
s'en tienne à la perspective d'une hiérarchie, qui reconnaît à l'homme
blanc occidental et civilisé une place d'honneur dans l'histoire de
l'humanité.
L'âge des Lumières affirme l'existence d'un invariant humain ;
mais [148] l'homme d'Occident lui paraît plus homme que le reste des
hommes. De même que dans la classification de Linné, l'espèce humaine figure en tête du tableau des espèces animales, l'Européen précède ses frères inférieurs dans la voie de la raison et du progrès. Ayant
pris le monde en charge par la voie du commerce et de la civilisation,
l'Europe, en toute bonne conscience, s'attribue une dignité supérieure
à celle des peuples qu'elle exploite à son profit. L'attention portée aux
phénomènes humains dans leur variété aboutit, dès la fin du siècle, à
la création de l'étude comparée des peuples de la terre, qui recevra
bientôt le nom d'ethnographie. Mais l'égocentrisme reste l'attitude la
plus commune ; le temps n'est pas encore venu où l'on s'efforcera dépasser de la confrontation des cultures à la recherche d'une culture de
la confrontation.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
[149]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IV. Les principes de la pensée au siècle des lumières.
Deuxième partie
L’intelligibilité
au XVIIIe siècle
Retour à la table des matières
[150]
192
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
193
[151]
Deuxième partie :
L’intelligibilité au XVIIIe siècle
Chapitre I
LE MODÈLE NEWTONIEN
Retour à la table des matières
La révolution galiléenne a eu lieu. La voie royale de l'intelligibilité
prolonge la perspective ouverte par le condamné de 1633. Le modèle
du savoir que mettaient en œuvre les schémas antiques du cosmos qui
dominèrent la culture occidentale jusqu'à la Renaissance se trouve désormais hors la loi scientifique. Il ne persiste que dans les milieux illuministes et occultistes en lesquels se manifeste le retour du refoulé,
qui retrouvera une nouvelle vigueur avec la biologie romantique.
L'âge des Lumières censure ces résurgences de l'obscurantisme au
nom des normes de la « philosophie expérimentale », dont se réclament la Société Royale de Londres et l'Académie des Sciences de Paris. L'idéologie de l’Aufklärung se fonde sur la transparence d'une raison qui ne rend des comptes qu'à elle-même ; le prototype de cette
intelligibilité est emprunté aux opérations de la connaissance scientifique qui, pour la première fois dans l'histoire du savoir, revêt cette
valeur exemplaire naguère réservée à la théologie.
Un espace mental se trouve constitué par un certain nombre d'évidences fondamentales, canonisées par le consentement mutuel. La
connaissance médiévale s'organise en fonction de la certitude théolo-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
194
gique ; l'humanisme renaissant propage un savoir de type philologique, lequel se trouvera à son tour évincé par la révolution galiléenne.
D'Alembert résume ce déclin et ce renouvellement des absolus depuis
la Renaissance : « On a commencé par l'érudition, continué par les
belles-lettres et fini par la philosophie 215. » Le mot « philosophie »
est pris ici dans sa signification la plus générale : si, dans le contexte
de la scolastique, la physique est une partie de la philosophie, pour
l'auteur de l’Essai sur les éléments de philosophie ou sur les principes
des connaissances humaines (1759), la philosophie nouvelle ne doit
être qu'une généralisation des procédures de la physique mathématique. Cette condition restrictive de toute certitude valable sera respectée par Kant lorsqu'il s'efforcera de définir, en 1783, des Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science. Il [152] s'agit d'un réaménagement de la connaissance : le foyer de
toute vérité, à partir duquel s'opère la propagation de la certitude, a été
déplacé. Le débat pour la légitimation de quelque thèse que ce soit
doit prendre acte du fait accompli.
Le XVIIIe siècle place le régime de la pensée sous l'invocation de
Newton, exécuteur du projet galiléen. Il y a bien eu des foyers de résistance ; en France, la synthèse newtonienne se heurtera pendant plusieurs décades aux objections tenaces d'une partie du monde scientifique, dont le plus illustre porte-parole sera Fontenelle, qui régente la
place forte de l'Académie des Sciences. On a dit que les vérités nouvelles triomphent moins par la validité de leurs raisons que par la disparition de leurs adversaires. Mort quasi-centenaire en 1757 Fontenelle illustre cette relation entre certitude et longévité.
L'œuvre métaphysique de Descartes demeure en retrait par rapport
à celle de Galilée, que l'auteur du Discours de la Méthode tenait en
médiocre estime 216. La physique cartésienne des principes reprenait
l'ambition aristotélicienne d'une intelligibilité totalitaire procédant par
déduction à partir d'une ontologie établie a priori. Voie sans issue,
ainsi que le fit rapidement apparaître la suite de l'histoire des sciences.
La notion de philosophie expérimentale, apparue d'abord en Angleterre, est étrangère à Descartes, qui n'a aucune complaisance pour l'empiD'Alembert, Discours préliminaire de l'Encyclopédie (1751), 2e partie ; éditions Gonthier, 1966, p. 76.
216 Cf. G. Gusdorf, La Révolution galiléenne, t. I, Payot, 1969, pp. 344 sqq.
215
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
195
risme et ne possède pas le sens de l'expérimentation. L'auteur du Discours compte quelques défenseurs au XVIIIe siècle, le plus souvent en
dehors du monde scientifique. Mais les Méditations métaphysiques ne
seront pas rééditées pendant un siècle, entre 1724 et 1824. Après cette
interruption, elles redeviendront accessibles dans le contexte des Œuvres complètes de Descartes, lancées par Victor Cousin pour les besoins de la cause du spiritualisme universitaire, qu'il fabrique de toutes
pièces. C'est alors seulement que les Français se reconnaîtront cartésiens.
Quant aux intellectuels français du XVIIIe siècle, ils savent gré à
Descartes d'avoir, parmi d'autres, contribué à secouer le joug de la
philosophie scolastique ; ils reconnaissent l'authentique génie mathématique de celui qui créa l'analyse géométrique des modernes. Mais,
au siècle des Lumières, les mathématiques se trouvent en retrait dans
le développement du savoir, qui privilégie la physique et la biologie,
domaines où l'œuvre cartésienne n'a mené qu'à la faillite. On se réclame de Bacon plus volontiers que de Descartes ; l'auteur du Novum
organum n'est pas un mathématicien ; son œuvre ouvre la voie de la
connaissance expérimentale, alors que celle de Descartes paraît la
fermer.
Le témoignage de d'Alembert illustre la fortune incertaine de Descartes vers 1750 : « Cet homme rare, dont la fortune a tant varié, en
moins d'un siècle, avait tout ce qu'il fallait pour changer la face de la
philosophie : une imagination forte, un esprit très conséquent, des
connaissances puisées dans lui-même plutôt que dans les livres, [153]
beaucoup de courage pour combattre les préjugés les plus généralement reçus (...) Aussi éprouva-t-il de son vivant même ce qui arrive
pour l'ordinaire à tout homme qui prend un ascendant trop marqué sur
les autres. Il fit quelques enthousiastes et eut beaucoup d'ennemis (...)
Tourmenté et calomnié par des étrangers et assez mal accueilli de ses
compatriotes, il alla mourir en Suède, bien éloigné sans doute de s'attendre au succès brillant que ses opinions auraient un jour (...) Les
mathématiques, dont il semble avoir fait assez peu de cas, font néanmoins aujourd'hui la partie la plus solide et la moins contestée de sa
gloire (...) Comme philosophe, il a peut-être été aussi grand, mais il
n'a pas été si heureux 217. » L'échec de la physique cartésienne ne peut
217
D'Alembert, Discours préliminaire..., éd. citée, p. 93.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
196
appeler que des circonstances atténuantes : « Si on juge sans partialité
ces tourbillons, devenus aujourd'hui presque ridicules, on conviendra,
j'ose le dire, qu'on ne pouvait alors imaginer rien de mieux... 218 »
Descartes ayant été situé en son époque, vient Newton, grâce au génie
duquel les temps vont enfin s'accomplir : « Newton (...) parut enfin, et
donna à la philosophie une forme qu'elle semble devoir conserver... 219 »
Les penseurs dénoncent chez Descartes une autre insuffisance,
dont ils trouvent le principe dans la critique de Locke. L'ontologie cartésienne repose sur un ensemble d'idées qui s'imposent à toute réflexion par la vertu de leur évidence intrinsèque. Grâce à la dotation
originelle de l'esprit en idées innées, la métaphysique est assurée de
parvenir à ses fins, mais c'est peut-être parce qu'elle se les est attribuées subrepticement dès le départ. Le système se ferme sur lui-même
en un cercle vicieux. Selon Locke, les idées innées ne sont que de
trompeuses abstractions ; la connaissance de la pensée, comme toute
autre forme de connaissance, doit se dégager de l'expérience du réel.
Locke, selon la formule de d'Alembert, « réduisit la métaphysique à ce
qu'elle doit être en effet, la physique expérimentale de l'âme » 220.
L'empirisme de Locke développe une psychologie génétique de la
connaissance qui sera reprise par Hume, par Condillac, et sera la doctrine commune des Idéologues.
La carence de Descartes est signalée au début de l’Essai sur
l’origine des connaissances humaines de Condillac, en 1746 : « Descartes n'a connu ni l'origine, ni la génération de nos idées. C'est à quoi
il faut attribuer l'insuffisance de sa méthode, car nous ne découvrirons
point une manière sûre de conduire nos pensées tant que nous ne saurons pas comment elles se sont formées 221. » Turgot, en 1749, à peine
âgé de vingt-deux ans, ne s'exprime pas autrement : « Descartes, en
secouant le joug de l'autorité des Anciens, ne s'est pas encore assez
défié de ses premières connaissances, qu'il avait reçues d'eux. On est
[154] étonné qu'un homme qui a osé douter de tout ce qu'il avait
218
Ibid., p. 94.
P. 96.
Ibid., p. 100.
221 Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, éd. Lenoir, Colin
1924, Introduction, p. 2.
219
220
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
197
connu n'ait pas cherché à suivre les progrès de ses connaissances depuis les premières sensations. Il semble qu'il ait été effrayé de cette
espèce de solitude, (...) il se rejette tout aussitôt dans les idées abstraites (...) Je le comparerais à Samson qui, en renversant le temple de
Dagon, est écrasé sous ses ruines 222. »
Voltaire, qui assura en France la diffusion de la science newtonienne, a repris le parallèle entre Descartes et Newton, dont il avait
appris à connaître la pensée pendant son exil de jeunesse en Angleterre. En fait, dit Voltaire, qui rapporte les traditions britanniques, Newton ne doit rien à Descartes : « il ne l'a jamais ni suivi, ni expliqué, ni
même réfuté ; à peine le connaissait-il. Il voulut un jour en lire un volume, il mit en marge à sept ou huit pages error, et ne le relut
plus » 223.
Newton n'avait rien à apprendre de Descartes, pour la raison qu'
« il n'y eut pas une seule nouveauté dans la physique de Descartes qui
ne fut une erreur (...) Le cartésianisme a été une mode en France ;
mais les expériences de Newton sur la lumière et ses Principes mathématiques ne peuvent pas plus être une mode que les démonstrations
d'Euclide ». L'erreur de Descartes dans ce domaine, explique Voltaire,
vient de ce que lui qui était « un des plus grands géomètres de l'Europe (...) abandonna sa géométrie pour ne croire que son imagination »,
en prétendant développer une physique « sans consulter l'expérience
et les mathématiques ». L'échec de Descartes fait ressortir la réussite
de Newton, qui ouvre la voie royale du progrès de la connaissance.
« L'essentiel est de nous servir avec avantage des instruments que la
nature nous a donnés, sans pénétrer jamais dans la structure intime du
principe de ces instruments (...) La véritable physique consiste donc à
bien déterminer tous les effets. Nous connaîtrons les causes premières
quand nous serons des dieux. Il nous est donné de calculer, de peser,
de mesurer, d'observer ; voilà la philosophie naturelle, presque tout le
reste est chimère. Le malheur de Descartes fut de n'avoir pas, dans son
222
Turgot, Recherches sur les causes des progrès et de la décadence des sciences et des arts (1749), éd. Schelle, Alcan, t. I, 1913, p. 125.
223 Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Cartésianisme.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
198
voyage d'Italie, consulté Galilée, qui calculait, pesait, mesurait, observait... 224 »
Le génie de Newton, échappant aux contradictions cartésiennes,
dégage la physique de l'ornière imaginative. Il accomplit le panmathématisme galiléen, en consacrant son union avec la théorie corpusculaire, adoptée par les savants et les philosophes mécanistes du
début du XVIIe siècle : Mersenne, Gassendi, Hobbes, Roberval, Hooke, etc. L'ordre du monde se compose, en termes de matière et de
mouvement, dans un espace vide, infini et homogène. Cette négociation se réalise selon des formules mathématiques, avec l'appui des
[155] nouvelles techniques, telles que celles du calcul infinitésimal.
L'attraction newtonienne exprime dans son unité algébrique l'essence
quantitative d'un univers désormais soustrait à l'emprise des représentations sensibles.
L'intuition synthétique de Newton regroupe les recherches analytiques de Galilée. Un schéma d'intelligibilité unitaire fait autorité pour
l'ensemble du réel : la lune tombe comme une pomme, la pomme
tombe comme une lune, pour les mêmes raisons et dans le même espace ; une même justice prévaut sur la terre comme au ciel. Les normes rationnelles et chiffrées qui font de la lune un satellite de notre
globe permettent d'expliquer pourquoi la pomme n'est pas un satellite... « Il fallait être Newton, écrit Valéry, pour apercevoir que la lune
tombe, quand tout le monde voit bien qu'elle ne tombe pas 225. »
Newton met en œuvre des thèmes que d'autres autour de lui, par
exemple ses confrères de la Société Royale, s'efforçaient d'élaborer.
Son œuvre, vaste et diverse, n'est pas parfaite en toutes ses parties.
Mais le génie de Newton, en sa validité prophétique, pose les fondements d'une nouvelle philosophie naturelle, en complète rupture avec
la philosophie scolastique ; au règne des qualités occultes se substitue,
en droit et en fait, le règne des quantités intelligibles. Mersenne, Hobbes, Gassendi, Descartes lui-même avaient rêvé de faire franchir à, la
connaissance cette étape décisive, sans parvenir à, débarrasser leur
pensée des thèmes régressifs qui l'empêchaient de parvenir jusqu'au
224
Ibid., article cité ; cf. aussi, dans le même Dictionnaire philosophique, l'article Newton et Descartes, ainsi que la quinzième des Lettres Philosophiques : Sur le Système de l'attraction.
225 Paul Valéry, Mélange, N.R.F., 1941, p. 176.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
199
terme. Newton franchit le seuil de la nouvelle interprétation de l'univers. En 1786 encore, à peu près exactement un siècle après les Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton (1687), Kant,
dans ses Premiers principes métaphysiques de la science de la nature,
tentera de déduire la cosmologie newtonienne de la structure a priori
de l'entendement humain, comme si la nouvelle physique était aussi
définitive que la logique d'Aristote, elle aussi promise à l'éternité, selon le maître de Königsberg 226.
Lorsqu'une explication s'impose par l'évidence de son intelligibilité, elle tend à gagner de proche en proche à travers la totalité du domaine épistémologique. Chaque savant rêve de réaliser pour son
compte i et dans son secteur ce qui a été réussi ailleurs. L'autorité
exemplaire de la synthèse newtonienne lui vaut le dangereux succès
d'être convertie en un cliché qui trouve des applications à tout propos
et hors de propos.
Le croyant Newton, chrétien fervent et passionné d'exégèse, avait
eu le mérite d'élaborer une physique de savant. Le champ épistémologique de sa philosophie naturelle est débarrassé de toute réminiscence
théologico-métaphysique, au point que les lecteurs positivistes de
Newton verront une contradiction, peut-être imputable à la folie, entre
la science de l'auteur des Principia et les recherches séniles des [156]
Observations sur les prophéties de Daniel, ou sur l’Apocalypse. Par
un paradoxe de l'histoire, Newton, qui était en fait un gnostique dans
la perspective d'un christianisme libéral, a pu devenir, pour une part
de ses lecteurs, le patron de l'agnosticisme scientifique. Aux yeux de
l'auteur des Principia, l'expérience et le calcul déchiffrent la présence
de Dieu dans le monde ; c'est la puissance divine, rayonnant à travers
l'espace, qui assure à la fois la cohésion et la permanence de l'univers ;
l'œuvre newtonienne n'est qu'un commentaire de la parole du Psalmiste selon laquelle « les cieux racontent la gloire de Dieu ». La nature
est une Révélation.
Newton n'est pas un positiviste ; ou plutôt, le positivisme, en tant
qu'affirmation doctrinale, n'est pas encore né en 1687. Seul peut être
évoqué un positivisme méthodologique, en vertu duquel est reconnue
l'autonomie du discours scientifique, sans que cette attitude en matière
226
Cf. A. Koyre, The significance of the newtonian synthesis, Archives internationales d'Histoire des Sciences, n° 11, 1950.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
200
d'épistémologie implique le renoncement à tout arrière-plan métaphysique et théologique. Pour qu'on puisse parler de positivisme au sens
restrictif du terme, il faudra attendre le Traité de mécanique céleste
(1799) du savant idéologue Laplace. Cette fois, le Dieu de Newton est
réduit à la condition d'un « roi fainéant », et lorsque le général Bonaparte, membre de l'Institut, demande à Laplace quelle fonction il assigne à, Dieu dans son système, la réponse est : « Je n'ai pas besoin de
cette hypothèse 227. »
La tradition de Laplace ayant prévalu dans l'ordre scientifique,
nous lisons aujourd'hui un Newton corrigé, et considérablement abrégé, dans l'esprit du positivisme moderne. Le contresens apparaît dès le
XVIIIe siècle, chez bon nombre de partisans de la « philosophie expérimentale ». La lecture de Newton par les hommes du XVIIIe siècle
commande l'influence exercée par Newton au XVIIIe siècle. Cette lecture est rendue possible par la distinction établie par Newton entre les
causes et les lois, distinction qui se retrouvera au principe du positivisme d'Auguste Comte. Les lois se contentent de repérer dans la réalité, grâce aux procédures de la méthode expérimentale, des régularités mathématiques ; le regroupement des phénomènes fonde une intelligibilité qui peut être principe d'action. Cette mise en lumière de l'ordre intrinsèque du réel ne prétend pas rendre raison des causes premières, à la manière de Descartes qui croit pouvoir montrer comment
le Créateur s'y est pris pour constituer le monde tel qu'il est. Comme
le dit Voltaire, « nous connaîtrons les causes premières quand nous
serons des dieux » 228. L'humilité épistémologique de Newton, bien
loin de porter préjudice à. la raison humaine, souligne son efficacité
réelle.
Le Newton du siècle des Lumières définit le concept d'attraction
comme une expression mathématique, sans lui donner de signification
réelle par delà l'ordre même du calcul. « Je prends dans le même sens,
écrit-il, les attractions et les impulsions accélératrices et motrices,
[157] et je me sers indifféremment des mots d'attraction, d'impulsion
ou de propension vers un autre, car je considère ces forces mathématiquement et non physiquement. Ainsi le lecteur doit bien se garder de
croire que j'aie voulu désigner par ces mots une espèce d'action, de
227
228
Koyre, The significance of the newtonian synthesis, op. cit., p. 20.
Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Cartésianisme.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
201
cause ou de raison physique, et lorsque je dis que les centres attirent,
lorsque je parle de leurs forces, il ne doit pas penser que j'aie voulu
attribuer aucune force réelle à ces centres, que je considère comme
des points mathématiques 229. » Newton répétera, à propos de l'attraction, que son intention n'est pas de déterminer « l'espèce de ces forces
ni leurs qualités physiques, mais leurs quantités et leurs proportions
mathématiques » ; ensuite de quoi « lorsqu'on descendra à la physique, on doit comparer ces proportions avec les phénomènes » 230.
Une science rigoureuse est possible, qui demeure une science humaine, dans les limites de l'expérience. Pour la connaissance traditionnelle, dont l'ambition s'affirme encore chez Descartes, c'était ne
rien savoir que de ne pas savoir tout. Newton, n'hésite pas à reconnaître, à la fin des Principia : « Jusqu'à présent, je n'ai pas été en mesure
de découvrir, d'après les phénomènes, la cause des propriétés de la
gravitation (causam gravitatis nondum assignavi)... 231. » Le génie de
Newton n'est pas diminué par cet aveu, qui, par la distinction entre la
loi et la cause, fonde la possibilité de la science moderne. Voltaire
commentera : « Les mots de force, d'âme, de gravitation même, ne
nous font nullement connaître le principe et la nature de la force, ni de
l'âme ni de la gravitation. Nous en connaissons les propriétés, et probablement nous nous en tiendrons là tant que nous ne serons que des
hommes 232. »
Bon chrétien, Galilée prétendait émanciper la connaissance physique de la révélation biblique en son littéralisme mythique. Non moins
bon chrétien, Newton affirme l'autonomie de la physique mathématique, tout en demeurant fidèle au Dieu d'Abraham et de Jacob. En
Newton s'accomplit l'union personnelle du savoir et de la foi, alors
même que les Principia contribuent à dissocier les deux domaines par
la mise en lumière de leurs spécificités différentes. En 1787, dans la
préface à la deuxième édition de la Critique de la Raison pure, Kant
écrira la formule célèbre : « J'ai dû supprimer le savoir pour y substituer la croyance. » Seules la dissociation des épistémologies, la re229
Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Définition
VIII ; trad. de la marquise du Châtelet, 2e éd., 1759, t. I, p. 7.
230 Ibid., t. II, p. 201, Cf. notre Révolution galiléenne, t. I p. 360.
231 Newton, Principes..., Scholium generale, éd. citée, t. II, p. 179.
232 Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Cartésianisme.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
202
connaissance de statuts différents à la religion et à la science peuvent
assurer la coexistence pacifique, dans l'individu et dans la société, entre deux exigences intrinsèquement différentes, inspiratrices de rapports au monde autonomes. Après un siècle et demi, Kant dénoue la
contradiction que les juges de Galilée n'étaient pas parvenus à résoudre.
L'âge des Lumières retiendra de l'enseignement newtonien la possibilité, [158]pour la connaissance, de prendre en régie tel ou tel domaine épistémologique, sans avoir à se préoccuper des fondements
métaphysico-théologiques du secteur d'intelligibilité ainsi constitué.
Peu importe que le savant soit ou non agnostique en matière de religion et de philosophie ; ces préoccupations se trouvent mises entre
parenthèses ; il sera possible de travailler à la constitution de la science sans tenir compte des tenants et des aboutissants.
Le physicien contemporain Heisenberg décrit ainsi le modèle newtonien : « Newton commence ses Principia par un groupe de définitions et d'axiomes liés entre eux de telle manière qu'ils forment ce
qu'on pourrait appeler un « système fermé » ; chaque concept peut être
représenté par un symbole mathématique et les rapports entre les différents concepts sont alors représentés par des équations mathématiques exprimées par des symboles ; l'image mathématique de ce système assure qu'aucune contradiction interne ne puisse s'y produire. Ainsi les mouvements possibles des corps sous l'influence des forces qui
s'exercent sont représentés par les solutions possibles des équations.
Le système de définitions et d'axiomes pouvant se traduire par un ensemble d'équations mathématiques est considéré comme décrivant une
structure éternelle de la Nature, structure indépendante des valeurs
particulières de l'espace ou du temps. Les différents concepts sont si
étroitement liés à, l'intérieur du système qu'en général l'on ne pourrait
changer aucun d'entre eux sans détruire le système entier. C'est pour
cette raison que, pendant longtemps, le système newtonien fut considéré comme définitif et que la tâche posée aux scientifiques de l'époque semblait n'être que d'étendre la mécanique newtonienne à, des
domaines expérimentaux de plus en plus vastes 233. »
233
Werner Heisenberg, Physique et Philosophie, trad. J. Hadamard, Albin Michel, 1961, pp. 97-98.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
203
Le prestige de cette réussite, localisée mais totale, permet à la pensée de concevoir, grâce à un passage à la limite, une mise en équation
totalitaire de l'espace mental. L'idée apparaît chez d'Alembert, mathématicien et newtonien, que Y Encyclopédie, qui présente, en ordre
dispersé, une somme des connaissances humaines, pourrait être
condensée sous une forme plus réduite, si l'on parvenait à réaliser une
analyse mathématique de toutes les composantes du savoir, dont on
percevrait alors les implications mutuelles. « Qu'on examine une suite
de propositions de géométrie déduites les unes des autres, en sorte que
deux propositions voisines se touchent immédiatement et sans aucun
intervalle, on s'apercevra qu'elles ne sont toutes que la première proposition qui se défigure, pour ainsi dire, successivement et peu à peu
dans le passage d'une conséquence à la suivante, mais qui pourtant n'a
point été réellement multipliée par cet enchaînement et n'a fait que
recevoir différentes formes (...) On peut donc regarder l'enchaînement
de plusieurs vérités géométriques comme des traductions plus ou
moins différentes et plus ou moins compliquées [159] de la même
proposition et souvent de la même hypothèse 234. » Cette constitution
euclidienne de la connaissance ne joue pas seulement dans le domaine
de géométrie : « il en est de même des vérités physiques et des propriétés des corps dont nous apercevons la liaison. Toutes ces propriétés bien rapprochées ne nous offrent, à proprement parler, qu'une
connaissance simple et unique ». Même les propriétés des « corps
électriques », poursuit d'Alembert, qui peuvent paraître surprenantes,
et irréductibles aux lois physiques existantes, si on les connaissait
mieux, se rangeraient sans doute sous la discipline du droit commun
de la théorie newtonienne. « L'univers, pour qui saurait l'embrasser
d'un seul point de vue, ne serait, s'il est permis de le dire, qu'un fait
unique et une grande vérité 235. »
D'Alembert encore, dans l'article Éléments des Sciences de l'Encyclopédie, évoque la formalisation d'une science particulière, dont toutes les propositions seraient « disposées dans l'ordre le plus naturel et
le plus rigoureux qu'il soit possible ; supposons ensuite que ces propositions forment une suite absolument continue, en sorte que chaque
proposition dépende uniquement et immédiatement des précédentes,
234
D'Alembert, Discours préliminaire de l'Encyclopédie (1751), I, éd. Gonthier, 1966, p. 40.
235 Ibid., p. 41.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
204
et qu'elle ne suppose point d'autres principes que ceux que les précédentes propositions renferment (...). Si chacune des sciences qui nous
occupent était dans le cas dont nous parlons, les éléments en seraient
aussi faciles à faire qu'à apprendre ; et même, si nous pouvions apercevoir sans interruption la chaîne invisible qui lie tous les objets de
nos connaissances, les éléments de toutes les sciences se réduiraient à
un principe unique, dont les conséquences principales seraient les
éléments de chaque science particulière » 236.
D'Alembert ayant affirmé par ailleurs que « l'ordre encyclopédique de nos connaissances (...) consiste à les rassembler dans le plus
petit espace possible » 237, le modèle newtonien réalise la plus haute
densité possible d'intelligibilité dans l'espace mental le plus restreint.
Un tel accomplissement est réservé à « l'intelligence suprême » 238 ; il
garde un caractère eschatologique, aussi longtemps que l'humanité ne
sera pas parvenue à la fin de l'histoire des sciences. Le paradigme de
Newton demeure un principe régulateur susceptible d'orienter la recherche dans les secteurs où elle se poursuit sous le régime de la dispersion. Un jour viendra où l’Encyclopédie pourra renoncer à l'irrationalité de l'ordre alphabétique, pour exposer le savoir en sa totalité sous
la forme d'une déduction mathématique procédant, more geometrico,
du plus simple au plus complexe, sans laisser subsister la moindre
ombre au tableau de la science parfaite.
[160]
La radicalisation de l'intelligibilité, l'idée de la totale rationalité du
réel n'ont été concevables qu'une fois que l'esprit humain eût fait, dans
les Principia, la preuve de sa capacité. La profession de foi de
d'Alembert sera reprise dans une page célèbre de Laplace, qui a complété les voies et moyens de l'analyse mathématique en développant le
calcul des probabilités ; une dimension supplémentaire multiplie les
possibilités du déchiffrement des phénomènes, puisque l'aléatoire,
236
Encyclopédie, article Éléments des Sciences ; cf. la remarque de Voltaire :
« D'un événement donné, déduire tous ces événements de l'univers est un
beau problème à résoudre ; mais c'est au maître de l'univers qu'il appartient
de le faire » (Pensées sur l'administration publique, vers 1753, article
XXXIV).
237 Discours préliminaire, éd. citée, I, p. 59..
238 Article Éléments des Sciences.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
205
jusque-là considéré comme irrationnel, se trouve soumis à la juridiction de la raison. « La courbe décrite par une simple molécule d'air ou
de vapeur est réglée d'une manière aussi certaine, estime Laplace, que
les orbites planétaires. » Il faut généraliser l'affirmation de Newton :
« Tous les événements, ceux-mêmes qui par leur petitesse semblent ne
pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil 239. » Vient alors la formule du déterminisme universel : « Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui
va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des
êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les
mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger
atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé,
serait présent à ses yeux 240. »
À la jonction entre le XVIIIe et le XIXe siècle, Laplace atteste que
le paradigme newtonien continue à régir le présent et l'avenir de la
science. « L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à
l'astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Les découvertes
en mécanique et en géométrie, jointes à, celles de la pesanteur universelle, l'ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions
analytiques les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances,
il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés
et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore.
Tous ses efforts dans la recherche de la vérité tendent à, le rapprocher
sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il
restera toujours infiniment éloigné 241. »
L'idéologue Laplace (1749-1827), mathématicien, astronome et
physicien, avait bénéficié dans sa jeunesse de la protection de
d'Alembert. Son témoignage atteste la permanence du modèle newtoLaplace, Essai philosophique sur les probabilités, 2e éd. ; cf. p. I : « Cet
essai philosophique est le développement d'une leçon sur les probabilités
que je donnai en 1795 aux Écoles Normales, où je fus appelé comme professeur par un décret de la Convention Nationale. »
240 Ibid., pp. 3-4.
241 Ibid., p. 4.
239
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
206
nien, pourvu d'une efficacité autonome ; l'auteur du Traité de mécanique céleste (1799-1825) mène à bien la rationalisation du réel sans
recourir à « l'hypothèse » de ce Dieu « Pantocrator, Seigneur universel », [161] auquel rendait hommage le Scholium genérale sur lequel
s'achèvent les Principia mathematica. De Newton à Laplace, la permanence du paradigme a pour corollaire la péripétie essentielle qu'est
la mort de Dieu en épistémologie, lointain aboutissement de la révolution galiléenne. Le rôle joué par le très chrétien Newton dans cette
réduction de Dieu à la fonction de roi fainéant est décisif. Voltaire déjà se moque des études newtoniennes de théologie et d'exégèse ; elles
lui paraissent indignes de l'auteur des Principia. Newton était un bon
anglican, rapporte Voltaire, moins la croyance au dogme de la Trinité ; « une preuve de sa bonne foi, c'est qu'il a commenté l’Apocalypse.
Il y trouve clairement que le pape est l'Antéchrist, et il explique d'ailleurs ce livre comme tous ceux qui s'en sont mêlés. Apparemment
qu'il a voulu par ce commentaire consoler la race humaine de la supériorité qu'il avait sur elle (...). Les métaphysiciens et les théologiens
ressemblent à cette espèce de gladiateurs qu'on faisait combattre les
yeux couverts d'un bandeau ; mais quand Newton travailla les yeux
ouverts à ses mathématiques, sa vue porta aux limites du monde (...) Il
a dit : « Que la lumière soit connue », et elle l'a été... 242»
La dissociation de l'ordre physique et de l'ordre théologique a été
opérée par des croyants. Tel avait été le cas de Galilée, telle demeurait
l'attitude propre à ce milieu anglais des Christian virtuosi, groupés
autour de la Société Royale, au nombre desquels on peut compter
Newton lui-même. Robert Boyle (1627-1691), l'un des fondateurs de
la physique et de la chimie modernes, créa par testament des conférences d'apologétique, destinées à justifier l'existence de Dieu par des
arguments appropriés à la nouvelle intelligence. Cette fondation est
peut-être l'expression d'un doute qui s'affirme au moment même où on
entreprend de le combattre ; mais les Boyle lectures furent la tribune à
partir de laquelle se diffusa la vogue de ce genre spécifiquement anglais que fut la physico-théologie.
Cette physico-théologie, dont le chef-d'œuvre tardif sera la Critique du Jugement, de Kant, maintient la présence de Dieu dans l'univers, en seconde lecture, et sans que puisse être remise en question la
242
Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Newton et Descartes.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
207
souveraine régulation de la causalité dans l'ordonnancement des phénomènes. « La seule place laissée à Dieu consistait dans le fait brut et
irréductible de l'ordre intelligible entre les choses (...). La doctrine de
Newton représente une étape intermédiaire fort intéressante et historiquement importante entre le providentialisme et l'esprit de miracle de
la philosophie religieuse antérieure, et la tendance, par la suite, à identifier la Divinité avec le simple fait de l'ordre rationnel et de l'harmonie. Dieu est toujours Providence, mais l'emploi essentiel de son pouvoir miraculeux se réduit à maintenir cette exacte régularité dans le
système du monde, sans laquelle son intelligibilité et sa beauté disparaîtraient 243. »
Le Dieu de Newton est un perpétuel sous-entendu, garant d'un
[162] univers qui fonctionne sans lui. De Newton à Laplace, en passant par Voltaire et d'Alembert, ce Dieu est victime d'un effacement
progressif. « Dieu avait été à peu près complètement écarté de la scène ; seule demeurait à accomplir une démarche unique et ultime dans
la mécanisation de l'existence. Il n'y avait plus que les âmes des hommes, irrégulièrement dispersées parmi les atomes matériels ; elles se
diffusaient mécaniquement parmi les vapeurs éthérées, dans le temps
et dans l'espace, retenant néanmoins des vestiges de la res cogitans
cartésienne. Il fallait les réduire, elles aussi, à des produits de la mécanique, à des parties de cette horloge du monde qui se réglait ellemême 244. » Cette mécanisation du domaine psychologique et spirituel
avait été tentée au XVIIe siècle par les théoriciens de la perception et
de la vie mentale : Mersenne, Gassendi, Hobbes, Descartes et Spinoza
entre autres ; leur œuvre se prolongera dans celle de Locke et de Hume, de Lamettrie et de d'Holbach. Psychologie et psycho-physiologie,
au cours de cette évolution, constitueront des domaines d'intelligibilité
de plus en plus autonomes, excluant toute influence extrinsèque à
l'enchaînement des moments qui se déterminent les uns les autres.
Le retrait de Dieu impose la nécessité de rechercher des formes
d'intelligibilité qui se justifient elles-mêmes, sans recours à la transcendance. Or le Dieu des métaphysiciens servait de garant à l'usage
d'une raison souveraine, dont les indications trouvaient leur justifica243
E. A. Burtt, The metaphysical foundations of modem physical science, London, Routledge and Kegan Paul, 1924 ; 5e éd., 1959, pp. 296-297.
244 Ibid., p. 297.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
208
tion immédiate dans l'absolutisme divin ; Descartes, une fois affirmée
la première démarche de sa pensée, se hâte de se procurer la contreassurance de l'existence de Dieu. La mort de Dieu post-newtonienne
en épistémologie interdit ce recours. L'affirmation de l'homme se
trouve privée de la consistance dogmatique à laquelle elle pouvait prétendre jusque-là. « Ce ne fut nullement un accident, écrit Burtt, si
Hume et Kant, qui furent les deux premiers à exclure réellement Dieu
du raisonnement métaphysique, détruisirent aussi par une critique
sceptique la foi présomptueuse et banale dans la compétence métaphysique de la raison. Ils se rendirent compte que le monde de Newton, en l'absence de Dieu, devait être un monde dans lequel la portée
de la certitude de la connaissance se trouve limitée d'une manière ferme et étroite, à supposer même que l'existence d'une connaissance
quelconque soit encore possible 245. »
La diffusion du paradigme newtonien ne fut nullement gênée par
ces implications métaphysiques à long terme, qui échappaient à la
plupart des intéressés. On ne voyait pas comment la robuste foi de
Newton pouvait mener à l'agnosticisme, ou comment le triomphe de la
raison newtonienne aurait pour conséquence la limitation critique des
pouvoirs de cette même raison. « La prétention à une transformation
absolue et irréfutable, sous l'invocation de Newton, s'était répandue à
travers l'Europe ; la plupart des gens avaient cédé à son [163] exigence autoritaire. Partout où l'on enseignait comme une vérité la formule
de gravitation universelle, s'insinuait aussi, comme un halo accompagnateur, la croyance que l'homme n'est que le spectateur chétif et localisé, le sous-produit sans grande importance, d'une machine automatique infinie qui avait existé de toute éternité avant lui, et existerait de
toute éternité après lui. Enchâssant la rigueur des relations mathématiques, et réduisant à l'impuissance toutes les sollicitations imaginatives,
cette machine est formée de masses brutes se déplaçant sans but dans
un espace-temps impossible à explorer ; elle est en général dépourvue
de toute qualité sensible propre à donner satisfaction aux principaux
intérêts de la nature humaine, en dehors de celui qui forme l'intention
essentielle du spécialiste de la physique mathématique 246. »
245
246
Ibid., p. 298.
Ibid., p. 299.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
209
« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie », disait Pascal,
qui n'avait pas lu Newton, mais pressentait les aboutissements de la
physique galiléenne. L'angoisse de Pascal n'est pas un sentiment propre au XVIIIe siècle. La marquise des Entretiens sur la pluralité des
mondes, devant la révélation de l'espace indéfini, éprouve bien un sentiment de vertige : « Cela me confond, me trouble, m'épouvante... »
Mais le moniteur, par la voix de Fontenelle, rassure cette inquiétude
féminine : « Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise (...). Il me
semble que je respire avec plus de liberté et que je suis dans un plus
grand air ». L'âge des Lumières accepte le défi de ce nouveau rapport
au monde, et se fait fort de meubler par de nouvelles certitudes le vide
épistémologique laissé par le retrait de Dieu.
L'instrument d'intelligibilité créé par Newton sera le moyen de cette reconquête de l'espace mental. L'exemple de la nouvelle physique
est appelé à faire autorité. Le concept d'attraction sera une des idées
maîtresses du XVIIIe siècle, qui l'emploiera à toutes fins utiles ; ainsi
en sera-t-il, au XIXe siècle, du concept de physiologie, puis du concept
d'évolution, ainsi encore, au XXe siècle, du concept de dialectique, et
plus récemment du concept de structure. Sans doute, en se popularisant ainsi, ces concepts perdent-ils toute signification rigoureuse ; ils
relèvent d'une pseudo-science, faussement explicative. Mais leur succès est un fait historique. L'attraction newtonienne désignera une
connexion quelconque de phénomènes, et l'on admet qu'elle correspond à un principe de liaison dont la justification, si on arrivait à la
mettre en lumière, se révélerait d'essence plus ou moins intelligible ;
le renouvellement de la cosmologie appelle une nouvelle anthropologie. Mais le paradigme de Newton, s'il favorise l'essor des sciences
humaines risque d'en compromettre par avance les conclusions : il
commande le développement d'une science de l'homme sur le modèle
de la science des choses.
L'œuvre géniale d'Isaac Newton, bien qu'elle ait réalisé pour l'esprit humain une conquête définitive, et peut-être justement pour [164]
cette raison, a pu jouer par la suite le rôle d'un obstacle épistémologique. Dès le milieu du XVIIIe siècle, un penseur anglais constatait :
« Le préjugé en faveur de Sir Isaac a été si puissant qu'il a détruit l'intention de son entreprise ; ses livres ont servi à empêcher le développement de ce savoir qu'ils se proposaient de promouvoir. Tout enfant
suce avec le lait de sa mère l'idée que Sir Isaac Newton a porté la phi-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
210
losophie jusqu'au plus haut sommet qu'elle puisse atteindre, et qu'il a
établi un système de physique sur la base solide de la démonstration
mathématique 247. » Mais rares seront les objecteurs de conscience :
Leibniz polémiquera avec le théologien newtonien Clarke ; Berkeley
dénoncera le danger des implications de l'œuvre newtonienne. Mais,
comme le dit Burtt, aucun des adversaires de Newton n'était en mesure de « soumettre à une analyse critique le système entier des catégories qui avait trouvé son expression la plus claire dans le grand livre
des Principes. Sans doute l'échec de leur tentative pour construire une
philosophie de l'homme convaincante et encourageante est-il dû en
grande partie à ce résidu laissé intact » 248.
Newton fut prophète en son pays. Comblé d'honneurs et de dignités, président à vie de la Société Royale, membre du Parlement, directeur de la Monnaie, il eut, à sa mort en 1727, le privilège insigne d'une
sépulture à l'abbaye de Westminster. Le contraste est frappant avec le
destin temporel de Galilée, foudroyé par Rome et persécuté par la haine vigilante du Saint-Siège, non seulement jusqu'à sa mort, mais même après, puisque l'Inquisition veilla à conserver à ses funérailles l'absence d'éclat qui convenait à un condamné du Saint-Office. Newton
est peut être le premier exemple d'un homme de science bénéficiaire
d'un statut de héros national.
Dans un ouvrage d'un disciple, paru l'année qui suivit la mort de
Newton, on peut lire : « Mon admiration pour les découvertes surprenantes de ce grand homme me porte à le considérer comme quelqu'un
qui ne doit pas seulement contribuer à la gloire du pays qui lui a donné naissance, mais qui a aussi honoré la nature humaine, en étendant
la plus grande et la plus noble de nos facultés, la raison, jusqu'à des
sujets qui, avant qu'il ne les ait abordés, paraissaient se situer bien au247
George Horne, A fair, candid and impartial statement of the case between
Sir Isaac Newton and Mr. Hutchinson, Oxford, 1753, p. 72 ; dans BURTT,
The metaphysical foundations of modem physical science, op. cit., p. 19 ; cf.
Berkeley,Defence of Free Thinking in mathematics.
248 Burtt, op. cit., p. 22.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
211
delà de la portée de nos capacités limitées 249. » Locke lui-même, qui
fut lié d'amitié avec Newton, s'était présenté, dans l’Épître au lecteur
qui précède l’Essai concernant l'entendement humain, « à côté de l'incomparable M. Newton, comme un ouvrier de rang inférieur (underlabourer), employé à nettoyer le sol et à enlever une partie des ordures qui encombrent le chemin de la [165] connaissance ». Hume reconnaît dans l'auteur des Principia « le génie le plus grand et le plus
rare qui ait jamais surgi pour l'ornement et l'instruction de notre espèce » 250.
Les poètes participèrent à la célébration. L'illustre Pope, qui fut le
Newton de la poésie anglaise au début du XVIIIe siècle, composa un
projet d'épitaphe pour le tombeau de Newton à l'abbaye de Westminster :
Nature and Nature's laws hid in night ;
God said : « Let Newton be » and all was light.
« La Nature et ses lois se cachaient dans la nuit ; Dieu dit : « Que
Newton soit », et tout devint lumineux. » Un autre grand poète du
temps, James Thomson, composa un poème à la mémoire du savant et
lui donna une place d'honneur dans son œuvre principale, Les Saisons :
Newton, pure intelligence ! whom God
To mortals lent, to trace his boundless works
From laws sublimely simple.
249
Henry Pemberton, A view of Sir Isaac Newton's philosophy, London, 1728,
Dédicace à Sir Robert Walpole ; cité dans Burtt, op. cit., p. 18.
250 Hume, A History of England, Oxford, 1826, vol. VIII, p. 293, dans Gerald
R. Cragg, Reason and Authority in the I8th Century, Cambridge University
Press, 1964, p 16.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
212
« Newton, ô pure intelligence ! que Dieu prêta à l'humanité pour
décrire ses œuvres infinies à partir de lois d'une simplicité
me 251. »
Le triomphe de Newton en Angleterre est d'autant plus aisé qu'il ne
trouve aucun contradicteur digne de lui ; il n'y a pas, en dehors de la
science newtonienne, d'hypothèse de rechange. Néanmoins la pénétration des doctrines newtoniennes sur le Continent se heurtera à des
obstacles 252. Dans la sphère d'influence catholique, où la condamnation de Galilée demeurait théoriquement valable, l'obstacle épistémologique de la religion pouvait être opposé aux thèses de cet hérétique
de l'hérésie, car l'anglican Newton était aussi un antitrinitaire, et donc
une manière de socinien. « Quand on considère, écrit Voltaire, que
Newton, Clarke, Leibniz auraient été persécutés en France, emprisonnés à Rome, brûlés à Lisbonne, que faut-il penser de la raison humaine ? Elle est née dans ce siècle en Angleterre (...) Si Newton était né
en Portugal, et qu'un dominicain eût vu une hérésie dans la raison inverse du carré des distances, on aurait revêtu le chevalier Isaac Newton d'un san benito dans un auto-da-fé 253. »
En France, l'Église catholique contrôlait les collèges et les universités, mais elle était sans pouvoir sur l'Académie des Sciences, foyer
des recherches scientifiques réelles. Newton avait été élu membre associé étranger de cette Académie en 1699, hommage rendu à sa [166]
notoriété, mais qui ne signifiait nullement que les savants français se
ralliaient aux vues de leur confrère britannique. « Après comme avant,
et même à la suite des appréciations élogieuses dont les savants français saluèrent l’Optique, la plupart des Académiciens, et non des
moindres, n'en restèrent pas moins convaincus de la supériorité du
cartésianisme dans l'ensemble 254. » Le cartésianisme avait connu en
France un succès tardif, bien après la mort du philosophe. L'Académie
des Sciences, créée en 1666, rassemblait une élite de savants acquis au
nouvel esprit expérimental, et dont un certain nombre, faute d'autre
251
James Thomson, The Seasons, II, 1560-1562 ; dans Gragg, op. cit., p. 19.
Sur la diffusion du newtonianisme, cf. les réflexions de Paolo Casini, Le
newtonianisme au siècle des Lumières, in XVIIIe siècle, n° 1, Paris, 1969.
253 Voltaire, Dictionnaire philosophique ; article Newton et Descartes.
254 Pierre Brunet, L'Introduction des théories de Newton en France au XVIIIe
siècle, t. I, Avant 1738, Blanchard, 1931, p. 8.
252
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
213
système de pensée disponible, se rallièrent à la doctrine cartésienne
pour faire pièce à l'aristotélisme traditionnel. Le Traité de Physique de
Rohault, paru en 1671 et qui connut 12 éditions jusqu'en 1708, reflète
cet état d'esprit, ainsi que le Système de Philosophie de Régis (1690).
Ainsi la publication des Principia de Newton en 1687 intervient au
moment où la réflexion scientifique en France vient d'être acquise aux
vues de Descartes, non compatibles en bien des points avec celles du
savant anglais. Fontenelle, l'un des plus brillants esprits de l'époque,
esprit universel, secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, animera le combat retardateur mené par ses confrères. La singulière longévité de Fontenelle (1657-1757) fut à cet égard son arme la plus efficace. Il survécut trente ans à Newton, ce qui lui permit de prononcer
l'éloge funèbre de l'auteur des Principes, en 1728, et de soutenir à cette occasion, une fois de plus, la cause de la physique des tourbillons
contre la physique de l'attraction, soupçonnée de ressusciter les qualités occultes.
Il est possible que la diffusion des idées de Newton se soit heurtée
à une certaine xénophobie épistémologique. L'opinion a été émise par
Voltaire : « L'ignorance préconise encore quelquefois Descartes, et
même cette espèce d'amour propre qu'on appelle national s'est efforcé
de soutenir sa philosophie 255. » Les motivations des attitudes scientifiques ne sont parfois ni rationnelles, ni raisonnables. D'Alembert le
reconnaît à propos de Maupertuis, qui fut un des premiers en France à
soutenir des thèses newtoniennes : « M. de Maupertuis a cru qu'on
pouvait être bon citoyen sans adopter aveuglément la physique de son
pays ; et pour attaquer cette physique, il a eu besoin d'un courage dont
on doit lui savoir gré 256. »
Maupertuis (1698-1759), entré à l'Académie des Sciences, dès
1723, essaya de convertir Fontenelle, et présenta à l'Académie un
mémoire Sur les lois de l’attraction, en 1732. « Il a fallu plus d'un
demi-siècle, écrivait-il, pour apprivoiser les Académies du Continent
avec l'attraction. Elle demeurait renfermée dans son île ; ou, si elle
passait la mer, elle ne paraissait que la reproduction d'un monstre qui
[167] venait d'être proscrit : on s'applaudissait tant d'avoir banni de la
255
256
Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot cartésianisme.
D'Alembert, Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751, II, éd. Gonthier, 1966, p. 105.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
214
philosophie les qualités occultes ; on avait tant de peur qu'elles y revinssent, que tout ce qu'on croyait avoir avec elle la moindre ressemblance effrayait ; on était si charmé d'avoir introduit dans l'explication
de la nature une apparence de mécanisme qu'on rejetait sans l'écouter
le mécanisme véritable qui venait s'offrir 257. »
Le débat trouva un point d'application dans le domaine de la recherche scientifique concrète avec les travaux relatifs à la forme de la
terre. Richer avait étudié, en 1672, à Gayenne, la pesanteur au voisinage de l'Equateur ; Huygens et Newton avaient conclu de ses mesures que la terre n'était pas une sphère parfaite, mais un sphéroïde aplati
aux pôles. La question fut reprise par l'Académie des Sciences en
1735, avec l'envoi de la mission conduite par La Condamine au Pérou
pour mesurer un arc de méridien, cependant que Maupertuis est chargé, en 1736-1737, de réaliser une même mesure au cercle polaire. Les
résultats confirmeront les vues de Newton, au grand dépit de l'illustre
astronome Cassini et de ses amis, fidèles à l'inspiration cartésienne.
En dépit de ce succès, Maupertuis, se heurtant à une opposition qui
ne désarmait pas, accepta l'invitation du jeune roi de Prusse Frédéric
II. Il partit pour Berlin, où il devint l'animateur de l'Académie régénérée, et le conseiller scientifique du souverain, en attendant ses retentissants démêlés avec Voltaire, lors du séjour berlinois de l'écrivain.
C'était pourtant Voltaire qui avait assuré le succès de Newton dans
l'opinion française éclairée. La quinzième des Lettres Philosophiques
(1734) est une Histoire de l'Attraction. Voltaire épouse la cause newtonienne, en laquelle il voit le plus haut accomplissement de la raison
humaine, déliée de toute servitude et n'obéissant qu'à elle-même. Il
faut admirer le zèle avec lequel Voltaire, qui n'était pas un scientifique, se mit à l'étude des travaux de Newton afin de s'en faire le vulgarisateur. Ses Éléments de la Philosophie de Newton, publiés en 1738,
assurèrent le triomphe de la nouvelle physique en la rendant accessible aux non-initiés ; des éditions successives, revues et corrigées, attestent l'attachement de Voltaire à cette tâche de diffusion. Il a travaillé à ces questions scientifiques aux côtés de son amie, la marquise du
Châtelet, mathématicienne et physicienne, en son château de Cirey. La
257
Maupertuis, Lettre XII : Sur l'Attraction ; Œuvres, Lyon, 1768, t. II, p. 284,
dans Brunet, op. cit., p. 9. Sur Maupertuis, cf. Pierre Brunet, Maupertuis, 2
volumes, Blanchard, 1929.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
215
marquise elle-même entreprend l'œuvre considérable d'une traduction
française des Philosophiae naturalis principia mathematica. L'ouvrage ne verra le jour qu'en 1759, dix ans après la mort de la marquise —
et aussi deux ans après la mort de Fontenelle. Comme le fait observer
la préface : « il a fallu pour établir en France toutes les sublimes vérités que nous devons à Newton laisser passer la génération de ceux qui,
ayant vieilli dans les erreurs de Descartes, jugèrent honteux d'obéir à
leurs cadets... » Mais les mots mêmes de newtonianisme ou de newtonien n'ont plus de raison [168] d'être puisque l'œuvre de Newton est
reconnue comme la vérité même. « Si l'on appelle encore en France
newtoniens les philosophes qui ont joint leurs connaissances à celles
dont Newton a gratifié le genre humain, ce n'est que par un reste
d'ignorance et de préjugé... 258 »
Si la physique nouvelle eut quelques difficultés à prévaloir en
France, elle avait trouvé accueil en Hollande, pays plus proche de
l'Angleterre aussi bien dans le domaine économique et politique que
dans le domaine religieux. Il y a eu, dans l'histoire intellectuelle de
l'Europe, un âge d'or hollandais illustré par les noms de Boerhaave,
célèbre médecin, mais aussi physicien (1668-1738), de 'sGravesande
(1688-1742) et des frères Musschenbroek, dont l'aîné, Jean (16871748), fut le collaborateur de 'sGravesande, cependant que le cadet,
Pierre (1692-1761), s'illustra dans le domaine de l'électricité par la
découverte de la « bouteille de Leyde ». C'est en effet l'université de
Leyde qui devait être le centre où s'organise l'enseignement de la nouvelle physique expérimentale.
À Leyde, la disjonction est complète entre la philosophie naturelle
de style aristotélicien et la science fondée sur l'alliance de l'expérimentation et des mathématiques. La Hollande avait été le pays où
Descartes avait trouvé ses premiers disciples ; elle s'ouvre à l'influence de la science newtonienne. En 1717, 'sGravesande, nommé professeur de mathématiques et d'astronomie à Leyde, inaugure son enseignement par une leçon Sur l'usage des mathématiques dans toutes les
sciences, et principalement en physique, et sur la perfection que l'astronomie peut tirer de la physique. « Dans la physique, expose-t-il,
258
Préface historique, anonyme, en tête de la traduction des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, par la marquise du Châtelet, 2e éd.,
1759, p. 8.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
216
tout s'exécute par le mouvement ; car il n'est pas possible qu'il arrive
dans les corps aucun changement qui nous soit sensible sans qu'il ait
pour cause quelque mouvement, ou sans qu'il en produise, en agissant,
soit sur la masse totale de ces corps, soit sur les particules dont il est
composé. Or le mouvement est une quantité ; il peut être augmenté ou
diminué ; par conséquent, tout ce qui y a rapport, c'est-à-dire toute la
physique, doit être traité mathématiquement 259. »
Mais la physique mathématique ne peut être menée à bien que par
les voies et moyens de la méthode expérimentale, seule apte à nous
révéler les lois de la nature : « C'est uniquement par l'examen des
phénomènes, écrit 'sGravesande, que nous pouvons parvenir à leur
connaissance, qui nous sert ensuite à expliquer d'autres phénomènes
qui en dépendent. Or pour réussir en cela, il faut observer d'un œil attentif toutes les opérations de la nature ; nous n'en devons négliger
aucune, pas même celles qui nous paraissent être de très petite conséquence. Lorsque la nature n'offre rien à nos recherches, il est souvent
nécessaire d'avoir recours à l'art pour parvenir à la [169] connaissance
de ce qu'elle semble vouloir nous cacher 260. » Ces indications ne demeurent pas d'ordre théorique ; selon l'un de ses élèves, 'sGravesande
« ouvrit ses collèges avec un appareil considérable de machines, dont
la plupart étaient de son invention et qui le mirent en état d'éclairer par
des expériences toutes les différentes parties de la physique. Jusqu'alors il ne s'était donné aucun cours complet de cette science dans
ce goût-là » 261.
La physique, en recourant à l'expérience, se situe dans le prolongement de la théorie empiriste de la connaissance, ainsi que le souligne Musschenbroeck : « comme l'esprit de l'homme n'a aucune idée
innée des corps, ainsi que de leurs qualités, on ne peut acquérir les
connaissances qui ont rapport aux corps qu'à l'aide des observations et
de l'expérience. Tout ce que les corps présentent librement à nos recherches se découvre par la voie de l'observation ; et c'est à l'aide de
l'expérience que l'on parvient à la connaissance des propriétés qui ne
259
Pierre BRUNET, Les physiciens hollandais et la méthode expérimentale en
France au XVIIIe siècle, Blanchard, 1926, p. 48.
260 Œuvres de M. 'sGravesande, trad. ALLAMAND, 1774, t. II, p. 319 ; cité dans
BRUNET, Les physiciens hollandais..., p. 49.
261 ALLAMAND, Notice sur 'sGravesande, en tête de l'édition des Œuvres cité à
la note précédente, t. I, p. XXII ; dans BRUNET, op. cit., p. 50.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
217
tombent sous nos sens que par les différentes opérations auxquelles on
soumet les corps » 262.
Les traités et manuels des savants de Hollande fourniront, en particulier dans leurs traductions françaises, diffusées à travers l'Europe,
les premiers exemples de systématisations du savoir, dans l'esprit des
Principes de Newton. Présentant une réédition de ses Éléments de
physique, 'sGravesande écrit : « J'ai voulu réunir ensemble les démonstrations mathématiques et les expériences, de telle sorte que le
tout formât un système et une introduction à ce qu'il y a de plus relevé
en physique (...) La plupart de ceux qui ont traité mathématiquement
quelque partie de la physique ne se sont guère mis en peine d'éclaircir
par des expériences ce qu'ils avaient démontré. Et ceux qui se sont
appliqués à faire des expériences n'ont cherché à éclaircir par leurs
moyens que des sujets sur lesquels les mathématiques ne pouvaient
pas leur fournir de lumières 263. »
L'enseignement universitaire devait attirer sur la jeune discipline la
faveur du grand public. Musschenbroek relate, dans l'introduction de
ses Principes de Physique (1736) : « La physique n'a jamais été tant
cultivée qu'aujourd'hui en Hollande, où l'on trouve un grand nombre
de personnes qui en font leurs délices. Nous remarquons en effet que
cette science fait tous les jours de nouveaux progrès et qu'elle se répand insensiblement dans la plupart des professions. Elle n'est plus
comme autrefois l'apanage d'un petit nombre de philosophes, mais elle
fleurit et est en vogue chez la plupart des savants. Le marchand même
en fait une partie de ses occupations, et l'artisan, qui en entend parler
tous les jours, commence aussi à y prendre [170] goût. Enfin elle se
fait connaître partout et il n'y a presque plus personne, de quelque état
ou condition que ce soit, qui ne cherche et ne se fasse un plaisir de se
familiariser avec elle 264. » Et Musschenbroek allègue l'exemple d'un
certain nombre de sociétés scientifiques, en diverses villes du pays, où
l'on se plaît à poursuivre en commun des recherches expérimentales.
262
MUSSCHENBROEK, Elementa Physicae, 2nd éd., 1734, trad. SIGAUD DE LA
FOND : Cours de Physique expérimentale et mathématique, t. I, p. 6 ; dans
BRUNET, pp. 79-80.
263 'SGRAVESANDE, Éléments de Physique, 3e éd., Préface (1742), p. XVII, dans
BRUNET, p. 96.
264 Texte cité par Maurice Daumas dans l'Histoire de la Science, publiée sous
sa direction, Bibliothèque de la Pléiade, p. III.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
218
La part faite de l'autosatisfaction du savant, fier du succès de son
influence, il n'en reste pas moins que la Hollande au début du siècle
donne l'exemple sur le continent, en matière de vulgarisation scientifique. C'est ainsi que la « philosophie expérimentale » devient une discipline assurée de ses certitudes, au point de constituer pour les meilleurs esprits le prototype de toute connaissance qui prétend se présenter comme science. En France même, la résistance aux thèses de Newton n'empêche pas le milieu de l'Académie des Sciences de soutenir
aussi la cause de la physique mathématique, conformément à la lettre
du cartésianisme. C'est pourquoi Fontenelle peut annoncer de son côté
une science rigoureuse de la nature : « Si toute la nature consiste dans
les combinaisons innombrables des figures et des mouvements, la
géométrie qui seule peut calculer des mouvements et déterminer des
figures devient indispensablement nécessaire à la physique, et c'est ce
qui paraît visiblement dans les systèmes des corps célestes, dans les
lois du mouvement, dans la chute accélérée des corps pesants, dans les
réflexions et les réfractions de la lumière, dans l'équilibre des liqueurs,
dans la mécanique des organes des animaux ; enfin toutes les matières
de physique qui sont susceptibles de précision, car pour celles qu'on
ne peut amener à ce degré de clarté, comme les fermentations des liqueurs, les maladies des animaux, etc., ce n'est pas que la même géométrie n'y domine, mais c'est qu'elle y devient trop obscure et presque
impénétrable par la trop grande complication des mouvements et des
figures 265. »
Pour Fontenelle, comme pour les newtoniens, la voie est ouverte
vers cette « géométrisation de l'univers » 266 qui définit l'espérance
scientifique de l'âge des Lumières. Un demi-siècle après, d'Alembert
ne s'exprime pas autrement : « L'étude de la nature est celle des propriétés des corps, et leurs propriétés dépendent de deux choses, de leur
mouvement et de leur figure. Ainsi les sciences qui s'occupent de ces
deux points, c'est-à-dire la mécanique et la géométrie sont les deux
265
Fontenelle, Préface de l'Histoire de l'Académie des Sciences depuis 1666
jusqu'à 1699 ; Œuvres, 1825, t. I, pp. 15-16.
266 Cf. Y. Belaval, La crise de la géométrisation de l'univers dans la philosophie des Lumières, Revue internationale de Philosophie, 1952.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
219
clés indispensablement nécessaires de la physique 267. » Selon
d'Alembert, la physique théorique doit en fin de compte l'emporter sur
la physique expérimentale ; cette dernière constitue pour la connaissance un stade nécessaire mais préalable : « Le premier objet [171]
réel de la physique expérimentale est l'examen des propriétés générales des corps, que l'observation nous fait connaître, pour ainsi dire, en
gros, mais dont l'expérience seule peut mesurer et déterminer les effets ; tels sont par exemple les phénomènes de la pesanteur. Aucune
théorie n'aurait pu nous faire trouver la loi que les corps pesants suivent dans leur chute verticale, mais cette loi une fois connue par l'expérience, tout ce qui appartient au mouvement des corps pesants, soit
rectiligne, soit curviligne, soit incliné, soit vertical, n'est plus que du
ressort de la théorie ; si l'expérience s'y joint, ce ne doit être que dans
la même vue et de la même manière que pour les lois primitives de
l'impulsion 268. »
L'épistémologie de d'Alembert prolonge la ligne newtonienne.
L'accomplissement de l'intelligibilité passe par les stades successifs de
l'observation, de l'expérimentation et de la théorie mathématique ; les
deux premiers moments ne sont que provisoires, ils s'effacent une fois
réalisée la consolidation théorique. Dans les parties les plus avancées
de la physique « une seule expérience, ou même une seule observation, sert de base à des théories complètes. Ces parties sont principalement celles qu'on a appelées physico-mathématiques, et qui consistent dans l'application de la géométrie et du calcul aux phénomènes de
la nature » 269. L'expérience fournit un point d'appui provisoire, en
attendant que puisse prévaloir l'évidence intrinsèque de l'ordre rationnel, qui dispense de recourir au contrôle expérimental. « Un véritable
physicien n'a pas plus besoin du secours de l'expérience pour démontrer les lois de la mécanique et de la statique qu'un géomètre n'a besoin de règle et de compas pour s'assurer qu'il a résolu un problème
difficile 270. »
267
D'Alembert, Essai sur les Éléments de philosophie ou sur les principes des
connaissances humaines, 1759, chap. XIV ; Œuvres, 1805, t. II, pp. 289290.
268 Ibid., chap. XX, p. 464.
269 Ibid., p. 465.
270 Ibid., p. 463.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
220
Ainsi la vérité coïncide avec la parfaite intelligibilité. Si l'on a réussi à mener à bien la théorie mathématique d'un ensemble de phénomènes, on en sait tout ce qu'on peut en savoir. Il faut se défier de
« cette fureur d'expliquer tout, que Descartes a introduite dans la physique, qui a accoutumé la plupart de ses sectateurs à se contenter de
principes et de raisons vagues, propres à soutenir également le pour et
le contre » 271. La physique mathématique sera une phénoménologie,
satisfaite une fois qu'elle a mis en lumière la rigoureuse cohérence des
aspects de l'univers. « Que nous importe, au fond, de pénétrer dans
l'essence des corps pourvu que, la matière étant supposée telle que
nous la concevons, nous puissions déduire des propriétés que nous y
regardons comme primitives les autres propriétés secondaires que
nous apercevons en elle, et que le système général des phénomènes,
toujours uniforme et continu, ne présente nulle part de contradiction 272. »
La pensée de d'Alembert présente, en langue française, le meilleur
exposé de la science nouvelle. Il faut pourtant reconnaître que l'auteur
[172] des Éléments de philosophie, s'il ne prêchait pas dans le désert 273, ne peut être considéré comme reflétant l'état d'esprit le plus
répandu en France. La physique mathématique se heurte, tout au long
du siècle, à des résistances formidables, qui l'empêchent de trouver
place dans les programmes de l'enseignement. Seule la Révolution
française sera assez puissante pour entraîner une mutation pédagogique, laquelle passera par la suppression radicale du système universitaire.
On peut se faire une idée de l'état des esprits en consultant le Traité
des Études (1726-1728), de Rollin, qui constitua pour des générations
une charte pédagogique. Rollin distingue entre la « physique des enfants », qui se réduit à ce qu'on a appelé plus tard des « leçons de choses », et la « physique des savants, » ou physique proprement dite. « Il
271
272
P. 470.
Ibid., chap. VII, p. 137.
273 D'Alembert lui-même se faisait là-dessus quelques illusions ; cf. Éléments
de Philosophie, éd. citée, p. 461 : « L'université de Paris fournit aujourd'hui
une preuve convaincante des progrès de la philosophie parmi nous. La géométrie et la physique expérimentale sont cultivées avec succès... » Mais les
« jeunes professeurs » auxquels il songe ne devaient pas faire prévaloir leur
point de vue.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
221
n'est pas possible, estime Rollin, de voir rouler continuellement sur
nos têtes les cieux et les astres sans être tenté d'en étudier les mouvements, et d'observer l'ordre et la régularité qui y règnent 274. » Sur
quoi, cinquante ans après les Principia de Newton, Rollin évoque les
« trois systèmes » qui prédominent en astronomie : celui de Ptolémée,
celui de Copernic et celui de Tycho-Brahé, « qui est à proprement parler un mélange des deux premiers » 275.
Ni Galilée, ni Newton ne sont nommés. Et le bon Rollin, se
conformant aux directives du Saint-Office, précise que « ces systèmes
ne sont que de simples conjectures, parce qu'il n'a point plu à Dieu,
qui seul connaît parfaitement son ouvrage, de nous en découvrir en
termes clairs l'ordre et l'arrangement ; et c'est pour cela que l'Écriture
dit qu'il a livré le monde à la dispute des hommes (Mundam tradidit
disputationi eorum). Mais cette attitude, bien qu'elle ne soit pas certaine et évidente en elle-même, ne laisse pas de satisfaire extrêmement
l'esprit en lui présentant un système selon lequel tous les effets de la
nature s'expliquent d'une manière sensée et raisonnable ; et en même
temps, elle nous fait sentir et toucher du doigt la grandeur, la puissance, et la sagesse infinie de Dieu. Par le moyen des télescopes ou lunettes d'approche, les astronomes modernes ont fait des découvertes qui,
toutes certaines qu'elles sont, paraîtront toujours chimériques à la plupart des hommes » 276. Et Rollin, qui est d'affinité janséniste, évoque
les deux infinis de Pascal.
Rollin ne saurait passer pour une autorité en matière d'astronomie.
Il est une autorité en matière de pédagogie, et sa pieuse phraséologie
montre dans quel esprit pouvaient être abordées les autres matières du
même ordre « qui se traitent en physique et qui occupent pour [173]
l'ordinaire une bonne partie de la seconde année de philosophie » 277.
Certains professeurs de philosophie introduisent dans leur enseignement quelques éléments de mathématiques. Quant à la physique, elle
demeure une partie du programme obligatoire, ce qui fait qu'on l'en274
De la manière d'enseigner et d'étudier les Belles-Lettres par rapport à l'esprit et au cœur, par M. Rollin, Recteur de l'Université de Paris, Professeur
d'éloquence au Collège Royal, Associé de l'Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres (1726-1728), nouvelle édition 1770, t. IV, p. 342.
275 Ibid., p. 343.
276 Ibid., p. 346.
277 Ibid., p. 3.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
222
seigne dans la majeure partie des collèges. Mais cette physique, ainsi
que l'attestent des cahiers de cours dictés en latin, demeure un chapitre
de la philosophie naturelle à l'ancienne mode. On y analyse les doctrines traditionnelles depuis Aristote, sous forme de démonstrations
soumises à l'esprit d'une métaphysique déductive à partir de principes
a priori.
Dagoumer, professeur au collège d'Harcourt, publie, en 1701-1703,
une Philosophia ad usum scholarum accomodata, où la physique englobe la cosmographie et l'anatomie. « La méthode est essentiellement
philosophique. On présente les doctrines des philosophes sur chacun
des sujets ; on les discute, puis on les réfute ou on les accepte suivant
le cas. Aucune recherche expérimentale ne préside à ces classes : c'est
vraiment un cours de philosophie 278. » Néanmoins Dagoumer avait
été assez hardi pour mentionner Copernic, Gassendi et Descartes, ce
qui suscita une violente réaction. « Les régents de philosophie signèrent une déclaration en 1704 par laquelle ils s'engageaient à rester
soumis à la foi et aux décisions des conciles. Cependant les accusations continuaient à se répandre dans le public et à la cour, et la publication du cours de Dagoumer souleva de violentes critiques. Vingt
régents de philosophie furent obligés de signer un nouveau formulaire
de soumission le 6 avril 1705 ; parmi eux se trouvait Dagoumer luimême 279. »
En dépit des interdits qui avaient accablé la philosophie de Descartes dans la dernière partie du XVIIe siècle, celle-ci devient un rempart
contre la tentation des idées plus dangereuses encore que les thèses de
celui qui apparaît maintenant comme l'auxiliaire efficace du spiritualisme traditionnel. Le cartésianisme progresse dans les collèges au
moment où Newton s'impose à l'assentiment des savants et séduit
l'opinion éclairée. Il n'est pas question de vérité mais d'opportunité ;
Bossuet déjà avait adopté la philosophie de Descartes parce qu'elle lui
paraissait la moins dangereuse pour la foi. Au milieu du XVIIIe siècle,
les Jésuites « expriment leur défiance à l'endroit d'une philosophie
suspecte par son origine d'outre-Manche et par ses propagateurs fran278
Lacoaret et Ter Menassian, Les Universités, dans Enseignement et diffusion
des sciences en France au XVIIIe siècle, sous la direction de R. Taton, Hermann, 1964, p 146.
279 Ibid., p. 147.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
223
çais, Voltaire et Maupertuis. En réalité, on cherche en Descartes spiritualiste un allié contre le matérialisme qui utilise Newton (...) Le renversement d'attitude des Jésuites envers Descartes fut facilité par l'interprétation large que le P. Général lui-même donnait de l'injonction
de suivre la physique d'Aristote » 280.
[174]
La XVIIe Congrégation générale de la Compagnie, en 1751, l'année même où paraissent les premiers tomes de l’Encyclopédie,
confirme les directives de la congrégation précédente, suivant lesquelles « en physique générale, on devait enseigner et défendre le système
d'Aristote », ce qui pouvait donner matière à « une physique plus
agréable et expérimentale. Quant à l'enseignement, il est prescrit
« qu'on conserve dans les questions et les disputes de physique expérimentale la méthode syllogistique ; (...) qu'enfin ce soit avec retenue
et seulement autant qu'il est nécessaire dans des questions vraiment
physiques qu'on touche à ce qui relève directement et proprement des
mathématiques » 281.
Ainsi fut vaillamment prolongé le combat retardateur contre la
science moderne. Le P. de Dainville donne un échantillon de cette
forme de pensée, en l'espèce le sommaire d'une soutenance de thèse
au collège jésuite de Lyon le 23 novembre 1757 : « Nous nous occuperons à développer les différents points de physique qui ont quelque liaison avec les vérités que la religion nous enseigne, expose le
candidat. Nous résoudrons les difficultés qu'on nous proposera sur un
objet aussi important en lui-même, et qui l'est encore davantage dans
les temps malheureux où nous vivons ; nous montrerons l'accord parfait, le concert merveilleux qui se trouve entre la saine et solide physique et la Révélation ; et nous ferons voir que, lorsqu'on a dit que la
physique moderne est la pierre de touche des fausses sectes en matière
de religion, loin de donner la plus légère atteinte à la foi chrétienne,
l'on a sans le vouloir, rendu un hommage à la divinité de ses dogmes
et de ses Écritures ; nous portons nos prétentions plus loin, et nous
nous engageons à prouver que, sans le secours des vérités révélées, les
280
F. de Dainville, S. J., L'Enseignement scientifique dans les Collèges des
Jésuites, in Enseignement et diffusion des Sciences en France au XVIIIe siècle, op. cit., pp. 48-49.
281 Ibid., p. 44
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
224
physiciens auraient pénétré aussi moins avant dans les secrets de la
Nature. Rien n'est plus aisé aussi que de montrer que tous les faiseurs
de systèmes, qui ont voulu s'éloigner des principes physiques établis
dans les Livres Saints, ont donné dans des écarts qui leur ont attiré le
mépris des véritables philosophes 282. »
La belle assurance du champion de la bonne cause est l'expression
de l'état d'esprit régnant au sein d'une Compagnie qui détiendra un
quasi-monopole de l'enseignement en France, jusqu'à sa prochaine
expulsion en 1762. Jusqu'à cette date, la révolution galiléenne est nulle et non avenue dans la forteresse bien gardée que constituent les collèges. La diffusion de la science moderne n'est possible que grâce à
des infiltrations qui contournent les places fortes de la tradition et
mettent à la portée d'amateurs sans préjugés une physique nouvelle
qu'on pratique en Angleterre et en Hollande. Des livres circulent, des
cours privés rassemblent ici ou là des publics plus ou moins importants. Le snobisme s'en mêle, fournissant ses contingents d'aristocrates
d'avant-garde et de femmes savantes.
Il était impossible et impensable que l'esprit expérimental qui [175]
prédominait à l'Académie des Sciences ne trouve aucun écho dans
l'opinion éclairée. La force d'inertie du conservatisme a des limites.
Les Essais de Physique d'Edme Mariotte (1620-1684), publiés de
1676 à 1679, contiennent entre autres l'énoncé de la loi quantitative
que Mariotte découvrit en même temps que son confrère britannique
Robert Boyle. Cette loi mathématique ne doit rien à Aristote. Les Essais de la Physique, de Claude Perrault (1680), s'inscrivent dans la
même ligne ; et les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) assurent le triomphe mondain de la vision mécaniste de l'univers. Peu importe que Fontenelle ait maintenu certaines vues de Descartes contre
les thèses de Newton ; il n'en représente pas moins le nouvel esprit
scientifique à l'Académie française comme à l'Académie des Sciences ; par l'ensemble de son œuvre, il incarne l'esprit des Lumières.
On comprend dès lors la curiosité pour le nouveau savoir, qui suscite la création de cours privés, en dehors des institutions existantes.
Dès le début du siècle, Polinière donne un cours de physique expérimentale, illustré par des démonstrations. Après plusieurs années de
pratique, il publie en 1709 ses Expériences de Physique, lesquelles
282
Ibid., p. 49.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
225
connaîtront un grand succès ; la cinquième édition paraîtra en 1741.
Des professeurs de l'université se mêlent aux auditoires de Polinière,
qui parfois même est invité à faire des démonstrations dans certains
collèges. Bon nombre de maîtres devaient donc enseigner une physique à laquelle ils ne croyaient plus, tout de même que Galilée, professeur à Padoue, était tenu d'exposer le système de Ptolémée à l'usage
des étudiants en médecine, auxquels il devait fournir les bases de la
thérapeutique astrologique !
L'influence hollandaise s'exerce par l'intermédiaire de Boerhaave,
élu à l'Académie des Sciences en 1731, de 'sGravesande, et de Musschenbroek, dont les œuvres sont lues, traduites et imitées. Deslandes
publie en 1736 un Recueil de différents traités de physique et d'histoire naturelle, qui s'ouvre par un Discours sur la meilleure manière de
faire des expériences, démarqué du traité de Musschenbroek : De methodo instituendi experimenta physices (1730). L'intendant du Jardin
du Roi, du Fay, se rend en Hollande, où, en 1732, il suit l'enseignement de Musschenbroek, dont il diffusera les idées. Voltaire, qui a
monté avec la marquise du Châtelet un laboratoire de physique à Cirey, prend aussi le chemin de Leyde au début de 1737. « Je suis venu
à Leyde consulter le docteur Boerhaave sur ma santé et 'sGravesande
sur la philosophie de Newton », écrit-il à Thiriot le 17 janvier ; il ajoute le 17 février : « Je passe ma vie à voir des expériences de physique. » De ces études sortiront les Éléments de la philosophie de Newton de Voltaire (1732) et les Institutions de physique de la marquise
du Châtelet (1740) 283.
La carence des universités françaises avait obligé le pouvoir royal,
[176] dont les initiatives en matière de réforme se heurtaient à l'entêtement de la corporation universitaire, à contourner l'obstacle en
créant des institutions d'un type nouveau, qui échapperaient au
conservatisme établi. François Ier avait ainsi fondé le Collège royal
pour assurer à Paris la présence des disciplines maîtresses de l'humanisme. Au début du XVIIe siècle, le Jardin du Roi n'est pas seulement
une station botanique, mais un établissement d'enseignement dépen283
On trouvera une relation détaillée de cette histoire dans les ouvrages déjà
cités de Pierre Brunet : Les physiciens hollandais et la méthode expérimentale en France au XVIIIe siècle, Blanchard, 1926 ; et L'Introduction des
théories de Newton au XVIIIe siècle, Blanchard, 1931.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
226
dant du pouvoir royal, qui peut y donner place à des études nouvelles.
C'est là que Louis XIV, dont l'absolutisme avait dû reculer devant
l'autocratie de la Faculté de Médecine, avait pu introduire l'exposé de
la circulation du sang. La constitution de l'Académie des Sciences répondait à un même besoin ; elle permettait de donner un siège social à
des recherches dont les maîtres traditionnels ne voulaient pas entendre
parler.
Cette solution de remplacement permettra d'assurer une certaine
diffusion aux sciences expérimentales. Les cours privés gardaient un
caractère confidentiel, en dépit du succès de certains d'entre eux, par
exemple au début du siècle, le cours de physique de Polinière, le cours
de chimie de Lémery ou le cours d'anatomie de du Verney. Le Jardin
du Roi et le Collège royal, de par leur caractère officiel, donnaient
plus d'éclat aux enseignements qu'ils patronnaient. Le chimiste Rouelle (1705-1770), professeur au Jardin du Roi depuis 1742, y donnait
des cours accompagnés de démonstrations qui attiraient un nombreux
public. Parmi les auditeurs les plus assidus figurait Diderot, qui trouva
là certains éléments de sa philosophie de la nature.
Le personnage le plus représentatif de cet enseignement ouvert et
mondain fut l'abbé Nollet (1700-1770), moins important comme savant que comme vulgarisateur. C'est en bonne partie sous son influence que la physique expérimentale parvint à triompher de toutes les résistances et à se faire reconnaître comme une partie essentielle de la
culture vivante. Bénéficiant de hautes protections, Nollet travailla
d'abord sous la direction de du Fay, intendant du Jardin, sur les problèmes de l'électricité ; puis il collabora avec Réaumur, l'une des gloires de l'Académie des Sciences. En 1734, un voyage en Angleterre lui
valut d'être reçu à la Société Royale. A son retour, il ouvrit à Paris, en
1735, un cours de physique expérimentale ; puis il se rendit en Hollande, où il se lia avec 'sGravesande, Musschenbroek et leur disciple
Allamand.
En 1738, la protection du comte de Maurepas accorde à Nollet, devenu rapidement célèbre, la création d'une chaire de physique expérimentale au Collège Royal. Date importante : elle marque, dans le
contexte épistémologique de l'époque, la consécration d'une discipline
jusque-là contestée. Dès cette année 1738, Nollet publie un Programme raisonné d'un cours de physique expérimentale, avec un catalogue
raisonné des instruments qui servent aux expériences. Telle qu'il la
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
227
présente, « la physique expérimentale n'est pas un vain assemblage de
raisonnements non fondés. Du fait qu'elle est plus certaine, elle est
devenue plus intéressante (...) Nollet (...) ne se présente sous les auspices d'aucune philosophie. Il ne veut point être esclave de l'autorité,
[177] affecter d'être newtonien à Paris et cartésien à Londres. Il enseigne une physique établie seulement sur des faits suffisamment constatés et solidement établis. Il écarte systématiquement les questions métaphysiques. Sa méthode consiste à choisir dans chaque matière ce
qu'il y a de nouveau, ce qui est le plus propre à être démontré par des
expériences, puis à exposer l'état de la question et à y ramener tout ce
qui peut s'y rapporter dans les arts et les machines. Ainsi les principes
abstraits sont mieux assimilés parce qu'entrecoupés d'expériences » 284.
Excellent expérimentateur, habile à construire lui-même les appareils dont il a besoin, Nollet sait captiver son auditoire en lui évitant
autant que possible les abstractions mathématiques. Grâce à lui, la
physique expérimentale devient une forme moderne du merveilleux.
Ducs et duchesses affluent à ses cours ; on y voit la reine elle-même,
le dauphin, le roi de Sardaigne. En 1758, Nollet est nommé maître de
physique des Enfants de France ; il compte aussi parmi ses élèves de
jeunes hommes comme Lavoisier et Monge. L'extraordinaire retentissement de ses leçons lui vaut de plus, en 1753, la création d'une chaire
de physique expérimentale au collège de Navarre, où l'on construit
tout exprès à cette occasion un amphithéâtre de 600 places.
Les faits ont prévalu sur les doctrines, et les faits sont beaucoup
plus passionnants que les doctrines ; Nollet construit ou fait construire
345 espèces d'appareils différents. Spécialiste de l'électricité, il polé284
Jean Torlais, La physique expérimentale, dans Enseignement et diffusion des
Sciences en France au XVIIIe siècle, p.p. R. Taton, Hermann, 1964, p. 623.
Cf. la Préface des Leçons de physique expérimentale, 1743, pp. XX-XXI:
« Je ne me présente ici sous les auspices d'aucune philosophie ; ce n'est ni la
physique de Descartes, ni celle de Newton, ni celle de Leibniz que je me
suis prescrit de suivre particulièrement ; c'est, sans aucune préférence personnelle et sans distinction de nom, celle qu'un accord général et des faits
suffisamment constatés me paraissent avoir solidement établie. En matière
de physique, on ne doit point être esclave de l'autorité ; on devrait l'être encore moins de ses propres préjugés, reconnaître la vérité partout où elle se
montre et ne point affecter d'être newtonien à Paris et cartésien à Londres. »
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
228
mique avec l'illustre Benjamin Franklin. Au cours de ses démonstrations, il lui arrive d'électriser, grâce à une seule décharge, 180 gardes
du corps, puis 700 moines se tenant par la main. Ses publications
connaissent un grand succès, que ce soient les Leçons de physique expérimentale de 1743, dont la cinquième édition est de 1755, ou L'art
des expériences ou avis aux amateurs de la physique sur le choix, la
construction et l'usage des instruments, paru en trois volumes, en
1770, l'année de la mort de Nollet.
Le succès de la physique expérimentale est autre chose que le succès d'un homme. Il s'agit d'un phénomène d'époque, et l'on distingue
parfois assez mal la physique scientifique de la « physique amusante ». Il arrive que la mauvaise physique chasse la bonne, comme on le
voit dans le cas des aventuriers qui exploitent la crédulité publique :
un Mesmer, un Cagliostro, charlatans de la physique expérimentale et
de la toute neuve électricité, utilisent le merveilleux du savoir à des
[178] fins utilitaires et bassement personnelles, auprès d'un public tout
aussi hautement titré que celui de l'abbé Nollet. Le succès de la diplomatie de Franklin à Paris tient pour quelque chose aux prestiges du
paratonnerre. Peu importe d'ailleurs : la science, un jour, reconnaîtra
les siens. Les meilleurs esprits, au moment où l'expulsion des Jésuites
(1762) pose devant l'opinion le problème de la réforme pédagogique,
admettent la nécessité d'un retour au concret, dans une éducation utilitaire qui devra s'appuyer sur les disciplines modernes, en particulier
l'histoire naturelle et la physique expérimentale. Dès le milieu du siècle, l'esprit nouveau s'affirme à l'occasion de la création d'écoles techniques, dont les élèves sont appelés à servir l'État en utilisant les disciplines scientifiques.
En 1747, le surintendant Trudaine crée l'École des Ponts et Chaussées, dont les élèves formeront un corps d'ingénieurs particulièrement
qualifiés pour la construction des travaux publics. L'École des Mines,
fondée en 1780, sera le résultat d'une division de l'École des Ponts et
Chaussées, en vue de fournir des cadres compétents pour l'exploitation
des ressources du sous-sol. En 1766 est organisée une grande école
d'architecture. Les tâches militaires réclament également des officiers
formés en vue des responsabilités qui les attendent. L'École royale
militaire de Paris est, en 1751, une des fondations importantes du règne de Louis XV. Mais la formation technique est plus poussée à
l'École du génie de Mézières, créée en 1748, où les élèves sont prépa-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
229
rés tout particulièrement aux travaux de fortification par des enseignements de mathématique et de physique. L'abbé Nollet professe à
Mézières jusqu'à sa mort, en 1770. Il aura pour successeur son répétiteur, Monge, l'inventeur de la géométrie descriptive.
Ces écoles militaires et techniques sont des institutions fermées,
dont l'enseignement n'a pas de retentissement direct dans le public. On
peut penser néanmoins qu'elles ont eu une influence considérable : en
dehors de tout snobisme, elles ont préparé, au cours des décades qui
précédèrent 1789, des générations successives de techniciens, formés
aux disciplines scientifiques et recrutés dans la classe bourgeoise ou la
petite noblesse. Ainsi se trouvera constituée, en dehors de l'enseignement traditionnel, une élite de la compétence, qui souffrira de ne pas
trouver, dans les administrations de la monarchie déclinante, des débouchés correspondant à sa valeur. Tous ces hommes, auxquels il faut
ajouter ceux qui ont été instruits dans les écoles d'artillerie ou dans les
écoles de la marine, trouveront dans la Révolution une ouverture à la
mesure de leurs capacités. Ils parviendront rapidement, tel le jeune
artilleur Bonaparte ou l'officier du génie Lazare Carnot, aux plus hautes responsabilités politiques, militaires, scientifiques et techniques.
Ils joueront dans la réorganisation du pays un rôle comparable à celui
de la catégorie sociale des prêtres défroqués. La Convention favorisera le développement des écoles scientifiques ; cette orientation s'affirme dans les programmes des Écoles Centrales des départements, de
l'École Normale de Paris et surtout de l'École [179] Polytechnique
(1795), pépinière des cadres techniques, scientifiques et militaires.
L'institution napoléonienne de l'Université impériale prolongera ce
mouvement. Nouveauté sans précédent, il y aura parmi les facultés
nouvelles des facultés des sciences distinctes des facultés des lettres,
ce qui consacre l'éclatement de l'ancienne faculté de philosophie. Désormais la physique sera enseignée par un physicien, et non plus par
un philosophe, comme c'était le cas presque partout en France jusqu'à
la veille de la Révolution 285.
Hors de France, et exception faite pour la Hollande, la situation
n'était guère meilleure en ce qui concerne l'enseignement de la science
expérimentale. Seules se distinguaient quelques universités plus har285
Cf. Joseph Fayet, La Révolution française et la Science, Marcel Rivière,
1960.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
230
dies que les autres, par exemple, en Allemagne, celle d'Altdorf, près
de Nuremberg, qui se donna dès 1683 un laboratoire de physique expérimentale. Dans les îles britanniques, les universités d'Ecosse montrent plus de curiosité novatrice que celles de l'Angleterre proprement
dite. Lorsque Adam Smith est nommé, en 1761, professeur de philosophie morale à l'université de Glasgow, il existe depuis plusieurs années dans cette université un laboratoire de chimie, occupé par le docteur Black. La même institution a concédé un atelier en 1756 au très
jeune mécanicien James Watt, à qui la corporation des commerçants
de Glasgow a refusé le droit de s'installer en ville. C'est en réparant
dans cet atelier, en 1765, une machine de Newcomen que Watt conçut
le principe de son condenseur, l'une des inventions décisives dans
l'utilisation industrielle de la vapeur. L'Université de Glasgow possédait d'ailleurs un observatoire et même une fonderie 286.
Mais ce ne sont là que d'honorables exceptions. En règle générale,
les universités suivent de loin le mouvement des idées ; elles ne le
précèdent pas. Enseignant le savoir acquis, elles avancent vers l'avenir
à reculons. Au début du XIXe siècle encore, il appartiendra à un déclassé à un utopiste comme Saint-Simon de prophétiser le règne à venir d'une aristocratie scientifique, technique et industrielle. Admirateur de Newton, Saint-Simon dégage les conclusions à longue échéance de l'avènement de la physique expérimentale. Mais la justesse des
vues de Saint-Simon n'apparaîtra que plus d'un siècle après sa mort.
286
Cf. John Rae, Life of Adam Smith, London, Macmillan, 1895, pp. 71-72.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
231
[180]
Deuxième partie :
L’intelligibilité au XVIIIe siècle
Chapitre II
LA GÉNÉRALISATION DU
PARADIGME NEWTONIEN
I. LES SCIENCES DE LA NATURE
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La valeur épistémologique d'une explication se reconnaît à son
succès en dehors de son domaine propre d'application. L'intelligibilité
du modèle apparaît si convaincante qu'elle s'impose là même où elle
ne se justifie plus. L'imitation de Newton devient l'ambition secrète de
tous les savants, quelle que soit leur science. Le système newtonien de
l'intelligibilité est admis comme le prototype de toute connaissance
parvenue à son état d'achèvement définitif. Lorsque les travaux de
Franklin sur l'électricité paraissent avoir élucidé cette difficile matière,
on qualifie leur auteur de « Newton de l'électricité ». Tout chercheur
est un Newton en puissance. Non pas seulement en physique, mais
jusqu'en théologie : un ami de Newton, John Craig, publie en 1699
des Theologiae christianae principia mathematica, dont le titre, calqué sur celui de la grande œuvre newtonienne, affirme la prétention de
réduire à la discipline de l'intelligibilité mathématique aussi bien la
doctrine chrétienne que les destinées de l'Église. Le règne de Newton
s'étend de la physique à la théologie ; il y a place, dans l'espace inter-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
232
médiaire, pour toutes les sciences de la nature et de l'homme, y compris la philosophie, comme l'affirmera Kant.
Une telle expansion à la totalité du champ épistémologique suppose le postulat que la certitude propre à la physique mathématique peut
faire l'objet d'une généralisation. La raison newtonienne est assurée,
par le succès même de son entreprise, d'avoir manifesté l'ordre immanent au cosmos. Elle procède « véritablement d'une foi vivante dans le
pouvoir illimité de l'esprit humain, mais seulement dans la mesure où
l'on admet que le raisonnement mathématique met en œuvre une source transcendante de certitude qui dépasse les pouvoirs d'analyse de
l'individu ». Dès lors, « la nouvelle science est loin de se réduire à une
méthode. Le système de la dynamique forme un ensemble conceptuel
complet ; il était déjà présent en tant que tel dans la pensée de Newton, dont les conceptions de l'espace, de la matière, de la force se
trouvaient coordonnées en un tout. Lorsque les époques successives
s'efforcèrent de formaliser la science, elles se contentèrent de dégager
[181] l'élément de haute abstraction implicitement nécessaire pour
maintenir l'unité du savoir » 287.
L'ambition d'une axiomatisation des divers domaines scientifiques
doit s'appuyer sur des fondements qui ne relèvent pas de la seule rigueur formelle. C'est-à-dire que la prétention à constituer une science
rigoureuse se développe en terrain varié sur le présupposé d'éléments
irréductibles à l’élucidation rationnelle. « Les diverses disciplines
nées vers la fin du XVIIIe siècle ne procèdent pas du seul développement de la méthode. Elles résultent plutôt d'une inspiration centrale
unifiante, à partir de la mécanique céleste, qui se décompose en aspects utilisables. Cette vision continue à fournir une articulation secrète qui facilitera par la suite les connexions et la réunion. Les images
de base ne sont qu'apparemment claires ; elles constituent un mélange
de quantité et de qualité, de matière et de géométrie, qui se prête à
tous les développements possibles 288. » L'imagination épistémologique l'emporte sur la logique proprement dite. « Si l'unité recherchée
287
G. de Santillana, Aspects of scientific rationalism in the 19th Century ; International Encyclopaedia of unified science, vol. II, 8 ; University of Chicago Press, 1941, p. 5.
288 Ibid., pp. 6-7.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
233
était toujours déductive, l'unité mise en lumière est en fait analogique 289. »
On ne peut pas affirmer que Newton lui-même n'ait pas voulu cela.
La perspective est ouverte par les Questions qui figurent dans l'Optique parue en 1704, dernier état de la physique newtonienne. « Il est
bien connu, écrit Newton, que les corps agissent les uns sur les autres
par le moyen des attractions de la gravité, du magnétisme et de l'électricité. Ces exemples révèlent la contexture et le cours de la nature, si
bien qu'il n'est pas improbable qu'il existe d'autres modalités d'attraction que celles-là. Car la Nature est d'un seul tenant et sans discordance avec elle-même (Nature is very consonant and comfortable to herself 290) ».
Autrement dit, les particules constitutives de la réalité matérielle,
avec leur capacité d'agir à distance, qui expliquent par exemple les
propriétés de la lumière, sont susceptibles, par leur interaction mutuelle, de produire « une grande partie des phénomènes de la Nature ».
Les particules de matière deviennent des grains d'intelligibilité, dont il
suffira de reconstituer les agencements pour produire des justifications
claires comme le jour dans les domaines les plus variés. Celui qui prétendait vouloir se contenter de mettre en lumière la légalité des phénomènes dans sa rigueur mathématique donne libre cours aux jeux de
l'analogie, qui permettront de combler les espaces vides, là où les mathématiques n'ont pas de prise.
Exposant la pensée de son maître, 'sGravesande montre la nécessité du principe d'analogie pour compléter les indications des sciences
positives. Nous devons admettre que les mêmes causes produisent et
produiront toujours les mêmes effets, que les propriétés des corps
[182] sont invariables, et qu'elles sont propres à ceux-là mêmes sur
lesquels il n'a pas été possible d'expérimenter. « Tous ces raisonnements sont fondés sur l'analogie, et il est incontestable que l'Auteur de
la nature nous a mis dans la nécessité de raisonner par analogie, laquelle par conséquent peut servir de fondement légitime à nos raisonnements. Quant à l'analogie même, elle a pour fondement que l'univers est gouverné selon des lois fixes (...). La nécessité de raisonner
par analogie prouve que le monde est gouverné par le Créateur selon
289
290
Ibid., p. 7
Newton, Opticks, Book III, Query 31.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
234
des lois fixes ; d'où nous inférons que cette manière de raisonner n'est
pas moins certaine dans des cas où cette nécessité n'a point lieu 291. »
Le recours à l'analogie est imposé par les nécessités pratiques de la
vie, ce qui suffirait à justifier son application dans le domaine de la
connaissance.
Selon 'sGravesande, les mathématiques constituent un domaine
privilégié parce que l'on n'y met en œuvre que des normes abstraites,
sans avoir à se préoccuper de la réalité des choses. Il en est autrement
dans les sciences du réel, où l'on doit prendre en charge des aspects du
monde plus ou moins irréductibles à l'analyse. On pourra néanmoins
éviter l'erreur en ce domaine « pourvu qu'à l'exemple des mathématiques on ne compare ensemble que des idées, ce qui est souvent très
difficile » 292. Intervient alors la notion d'évidence morale, dont on
doit reconnaître qu'elle implique une dévaluation de la certitude :
« Dès qu'en physique, les phénomènes sont bien connus à l'aide d'une
évidence morale, c'est-à-dire dès qu'il est certain que nous avons de
ces phénomènes des idées qui s'accordent avec les choses mêmes, nos
raisonnements touchant ces idées auront une certitude mathématique,
et toutes les conséquences que nous en déduirons pourront être appliquées aux choses mêmes 293. »
Pour donner à l'évidence morale une suffisante consistance, il faut
admettre qu'elle présuppose une assurance transcendante. « Les fondements de l'évidence morale ne sauraient se déduire du simple examen de ce qui se passe dans notre âme, non plus que de celui des objets hors de nous considérés en eux-mêmes. Les secours qui nous ont
été fournis par le Créateur sont les sens, le témoignage et l'analogie,
trois fondements de l'évidence morale, pendant que l'évidence mathématique n'en a qu'un seul, à savoir la perception des idées. Les raisonnements mathématiques sont fondés sur une évidence qui par sa nature nous oblige à y acquiescer ; au lieu que l'évidence morale est un
291
‘sGravesande, Physices elementa mathematica experimentis confirmata sive
introductio ad philosophiam newtonianam, Leyde, 1720-1721 ; trad. De
Joncourt, Éléments de Physique, Leyde, 1746, t. I, p. IX, dans P. Brunet, Les
physiciens hollandais et la méthode expérimentale en France au XVIIIe siècle, Blanchard, 1926, p. 58.
292 'sGravesande, Discours sur l'Évidence, 1724, traduit par De Joncourt, en tête
de son édition des Éléments de Physique, dans Brunet, op. cit., p. 63.
293 Ibid., pp. 63-64.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
235
fondement de persuasion, non par sa propre nature, mais en conséquence de la volonté de Dieu (...) Nous devons donc raisonner au sujet
des choses naturelles par analogie ; et l'on ne saurait [183] douter que
ce n'ait été là l'intention du Créateur, si l'on considère d'un côté la bonté souveraine de l'Auteur de la nature, et de l'autre la constitution de
l'univers... 294
Le fondement de l'induction, qui cautionne la validité de toutes nos
prétentions à la vérité, étant le même quel que soit le domaine considéré, on doit retrouver une unité d'intention, qui renvoie en fin de
compte à cette sagesse organisatrice du Créateur, mise en lumière par
Newton dans l'ordre physique. Cette vue n'est pas considérée comme
une « hypothèse » aventureuse ; c'est un fait, qui s'impose avec l'autorité de l'évidence. Puisque la rationalité intégrale du réel est garantie
par Dieu, on ne risque pas de s'égarer en présupposant cette rationalité
dans quelque domaine que ce soit. L'épistémologie se fonde sur une
apologétique, consciente ou non.
La fascination newtonienne explique le caractère décevant de la
plupart des grands systèmes explicatifs du XVIIIe siècle. Bon nombre
d'entre eux semblent se réduire à la généralisation hâtive d'une image.
Le choix par Newton du mot attraction pour désigner un concept dont
il prétendait refuser de préciser l'essence n'avait pas été heureux. Le
mot invitait au déploiement de la fonction fabulatrice dans un vide de
rigueur. Il suffit de songer aux facilités que l'attraction offrira aux
charlatans de l'électricité, comme Mesmer, et aux illuminés de toute
espèce qui prépareront les voies à la philosophie romantique de la nature. Pour Newton lui-même, le mot n'était qu'une étiquette désignant
une loi mathématique ; pour ses imitateurs l'étiquette survivra en l'absence de toute formule mathématique, la vertu explicative étant passée
subrepticement du domaine de l'entendement à celui de l'imagination.
Elie Halévy a souligné cette contradiction dans le cas de Hume et
de Bentham, qui se présentent tous deux comme des exécuteurs des
volontés de Newton. Hume croit pouvoir établir l'existence d'un principe d'association entre les images. Or ce mot, « que l'école benthamique va employer à satiété », est un mot obscur. « Originairement et
chez Hume lui-même, il signifie une cause efficiente, au même sens
où l'on parle du « principe vital » ou encore d'un « principe morbi294
Ibid., pp. 64-65.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
236
de » ; mais le principal objet de la philosophie newtonienne est justement de bannir de l'univers la notion de cause efficiente, pour retenir
seulement l'idée de conjonction constante. Dès lors, le mot principe
tend insensiblement à prendre une signification purement logique : il
signifie l'énoncé d'une loi, d'une relation fixe 295. » Cette ambiguïté
des termes fondamentaux dérivés du vocabulaire newtonien apparaît
dans un texte emprunté à l’Introduction to the Principles of Morals
and Legislation, de Bentham : « Le principe en question ici peut être
considéré comme un acte de l'esprit, un sentiment, un sentiment d'approbation, un sentiment qui, lorsqu'il est appliqué à une action, approuve son utilité ; il est cette qualité de l'action sur laquelle [184] devrait se régler la mesure de l'approbation ou de la désapprobation
qu'on lui accorde 296. »
Par ailleurs, les idées confuses sont les plus fécondes, car le rayonnement de leur intelligibilité permet de surmonter les contradictions
en bénéficiant de toutes les ambiguïtés. La notion confuse d'attraction
a pu rendre des services au progrès de la connaissance. Si le XVIIIe
siècle a vu naître les sciences humaines, s'il a appliqué la notion de
science à toutes sortes de phénomènes qui ne paraissaient pas jusquelà susceptibles d'être soumis à des normes précises, c'est grâce au précédent newtonien d'une exceptionnelle réussite dans l'unification d'une
certaine catégorie de faits. Cette réussite permet d'en espérer d'autres
dans des horizons épistémologiques différents. Si les premières tentatives n'ont donné que des résultats contestables, et parfois illusoires, la
généralisation du paradigme newtonien a été un moment nécessaire
dans la constitution du savoir moderne. Lorsque les continuateurs de
l'école de Vienne, qui se réclament du positivisme logique, ont entrepris de réaliser sur l'initiative d'Otto Neurath et de Rudolf Garnap une
International Encyclopaedia of Unified Science, dont les premiers
fascicules parurent après la Seconde Guerre mondiale, leur projet, luimême peut-être prématuré, s'inspirait, consciemment ou non, des
grandes ambitions newtoniennes.
Le lieu propre du modèle newtonien, son territoire d'origine était la
physique et la cosmologie. Dans ce domaine, le paradigme est la véri295
296
Elie Halevy, La jeunesse de Bentham, Alcan, 1901, p. 282.
Bentham, Introduction to the Principles of morals and Legislation, chap. I,
note, cité ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
237
té même et pendant plus d'un siècle, de Newton à Laplace, on se
contentera d'y apporter des retouches de détail, sans remettre en question le schéma d'ensemble. En dehors de la sphère d'influence où les
Principia faisaient désormais autorité, la tâche de généralisation sera
facilitée dans la mesure où n'existe pas encore en ce temps une coupure nette entre la connaissance du monde matériel et celle du monde
vivant. Le concept de physique, conformément à son étymologie, inclut la connaissance de tout ce qui vit. Fontenelle écrit en 1702 : « Ce
qui regarde la conservation de la vie appartient particulièrement à la
physique, et par rapport à cette vue, elle a été partagée dans l'Académie (des Sciences) en trois branches, qui sont trois espèces différentes
d'Académiciens : l'Anatomie, la Chimie et la Botanique. On voit assez
combien il est important de connaître exactement le corps humain et
les remèdes que l'on peut tirer des minéraux et des plantes 297. »
Au milieu du siècle encore, on peut lire dans un ouvrage de vulgarisation : « N'attendons pas de la physique d'autres progrès que ceux
qu'on fera dans l'Histoire naturelle. On comprend sous ce nom toutes
les sciences positives et fondées sur l'expérience, qui regardent la
cosmographie, c'est-à-dire la construction de l'univers et de ses parties, l'anatomie des plantes et des animaux, et les arts qui produisent
[185] des changements considérables dans les êtres naturels 298. »
L'absence de coupure entre des domaines que nous distinguons aujourd'hui est conforme au concept de la physique aristotélicienne. Un
savant comme Buffon est, en son temps, souvent qualifié de « physicien », alors que nous voyons en lui un « naturaliste ». En l'absence de
lignes de démarcation précises entre des disciplines qui ne sont pas
encore dissociées, le mot d' « extrapolation » ne doit être employé que
sous la condition restrictive d'un anachronisme reconnu comme tel. La
classification des sciences ne comporte pas de cloisonnements très
définis ; le champ du savoir ressemble à un terrain vague, où les savants peuvent être tentés de constituer à l'aventure des ensembles épistémologiques selon leurs intuitions personnelles.
297
Fontenelle, Histoire de l'Académie Royale des Sciences, année 1699 (1702)
Préface.
298 Juvenel de Carlencas, Essais sur l'histoire des Belles-Lettres, des Sciences et
des Arts (1740-1744), 3e éd., Lyon, 1757, t. II, p. 86.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
238
D'Alembert, évoquant, dans la première partie du Discours préliminaire de l’Encyclopédie, le domaine du savoir humain, constate
qu'il se déploie entre deux limites « où se trouvent, pour ainsi dire,
concentrées presque toutes les connaissances certaines accordées à
nos lumières naturelles ». L'une de ces limites est la physique mathématique, l'autre la connaissance de soi et celle de Dieu, que d'Alembert entend dans le sens du spiritualisme cartésien. « Entre ces deux
termes est un intervalle immense, où l'Intelligence suprême semble
avoir voulu se jouer de la curiosité humaine, tant par les nuages qu'elle y a répandus sans nombre que par quelques traits de lumière qui
semblent s'échapper de distance en distance pour nous attirer. On
pourrait comparer l'univers à certains ouvrages d'une obscurité sublime, dont les auteurs, en s'abaissant quelquefois à la portée de celui qui
les lit, cherchent à lui persuader qu'il entend tout à peu près 299. »
Newton ayant éclairé d'une lumière éclatante une partie de ce domaine confusément connu, on ne voit pas pourquoi cette même lumière ne se propagerait pas à travers un espace, où il n'existe guère, pour
l'arrêter, de cloisons étanches épistémologiques. D'Alembert lui-même
dénonce les prétentions inconsidérées de certains géomètres qui, « au
défaut d'expériences propres à servir de base à leurs calculs, se permettent des hypothèses, les plus commodes, à la vérité, qu'il leur est
possible ; mais souvent très éloignées de ce qui est réellement dans la
nature. On a voulu réduire en calcul jusqu'à l'art de guérir ; et le corps
humain, cette machine si compliquée, a été traitée par nos médecins
algébristes comme le serait la machine la plus simple ou la plus facile
à décomposer. C'est une chose singulière de voir ces auteurs résoudre
d'un trait de plume les problèmes d'hydraulique et de statique capables
d'arrêter toute leur vie les plus grands géomètres. Pour nous, plus sages ou plus timides, contentons-nous d'envisager la plupart de ces calculs et de ces suppositions vagues comme des jeux d'esprit auxquels la
Nature n'est pas obligée de se soumettre... » 300.
[186]
D'Alembert aurait voulu maintenir l'application des mathématiques
dans de justes limites. La sagesse de sa position contraste avec le
mouvement général des idées en son temps. Souvent, avec ou sans
299
300
Édition Gonthier, 1966, pp. 36-37.
Ibid., p. 36.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
239
apparat mathématique, la référence à Newton sert à couvrir une fabulation de l'intelligibilité, facilitée par la polyvalence du concept d'attraction. D'Alembert souligne que l'attraction s'applique à la fois dans
l'ordre du Grand, à l'échelle de l'univers, et dans l'ordre du Petit, c'està-dire des particules élémentaires de la matière. « C'est de l'attraction
de M. Newton que proviennent la plupart des mouvements, et par
conséquent des changements qui se font dans l'univers : c'est par elle
que les corps pesants descendent, et que les corps légers montent ;
c'est par elle que les projectiles sont dirigés dans leur course, que les
vapeurs montent et que la pluie tombe ; c'est par elle que les fleuves
coulent, que l'air presse, que l'océan a un flux et reflux 301. » Mais il y
a une seconde espèce d'attraction, poursuit d'Alembert, qui « ne
s'étend qu'à des distances insensibles. Telle est l'attraction mutuelle
qu'on remarque dans les petites parties dont les corps sont composés ». Il s'agit dans le second cas, d'une « attraction de cohésion, supposant que c'est elle qui unit les particules élémentaires des corps pour
en faire des masses sensibles (...) C'est à M. Newton que nous devons
la découverte de cette dernière espèce d'attraction, qui n'agit qu'à de
très petites distances ». Et d'Alembert donne comme exemples de cette attraction rapprochée les actions réciproques du sel et de l'eau forte,
de l'esprit de vitriol et du salpêtre... 302.
Le dédoublement de l'échelle de lecture permet à l'attraction newtonienne de faire autorité dans le domaine de la chimie, où cette notion tend à se confondre avec celle d'affinité, chargée de résonances
traditionnelles. Telle est la conclusion à laquelle parvient un savant
historien de la chimie au XVIIIe siècle. « Que la règle des affinités soit
le ressort le plus profond de la doctrine chimique de l'école stahlienne,
c'est une chose que nous croyons hors de doute, puisque la connaissance des affinités permettait à la fois de deviner la composition des
corps, de prévoir leurs réactions mutuelles et même de les classer
conformément à leur nature. Que cette règle (ou d'autres semblables)
se soit imposée peu à peu aux diverses écoles de chimie, bien qu'elle
soit en opposition avec les principes du mécanisme, et que, par là, elle
ait pu gagner l'appui de la philosophie newtonienne, les chimistes
ayant admirablement su utiliser l'analogie plus ou moins apparente de
301
302
D'Alembert, Encyclopédie, au mot Attraction.
Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
240
la gravitation universelle avec leurs lois spécifiques, c'est ce que montrera l'évolution même de la doctrine au cours du XVIIIe siècle 303. »
Le paradigme newtonien se trouve ainsi réduit à un principe d'analogie, puisque à l'époque de Stahl et de Boerhaave, et jusqu'à Lavoisier, le domaine de la chimie ne donnera pas prise à l'intelligibilité
[187] mathématique. Il apparaît difficile de distinguer l’attraction à
laquelle se réfère la chimie à prétention newtonienne, des affinités et
sympathies que cette discipline avait reçues en partage de l'alchimie,
telle qu'on la pratiquait avant le mécanisme et les travaux de Robert
Boyle. L'autorité de Newton est invoquée pour patronner des schémas
qui impliquent une singulière dégradation de la rigueur revendiquée
par l'auteur des Principia.
L'épistémologie de Buffon fournit le meilleur exemple de la généralisation du paradigme newtonien, étendu à l'ensemble des règnes de
la nature. Buffon (1707-1788) doit à Newton son schéma général de la
vérité et l'orientation de sa méthodologie. Il lui emprunte son point de
départ : « M. de Buffon, écrit Condorcet, parut d'abord vouloir se livrer uniquement aux mathématiques, regardées surtout depuis Newton, comme le fondement et la clef des connaissances naturelles ; elles
étaient, en quelque sorte, devenues parmi nous une science à la mode 304. » Le jeune Buffon publie en 1733 un mémoire Sur le jeu du
franc carreau, qui concerne le calcul des probabilités. En 1735, il
donne une traduction, augmentée par ses soins, d'un essai de physique
appliquée à la botanique, dû à l'anglais Haies : Vegetable Statics
(Londres, 1727). La préface du traducteur nous apprend que « rien ne
serait si beau que d'établir un seul principe, pour ensuite expliquer
l'univers ». Mais cette ambition à la Descartes demeure pour le moment « chimérique », car « le système de la nature dépend peut-être de
plusieurs principes ; ces principes nous sont inconnus, leur combinaison ne l'est pas moins... » 305. Dans l'état présent du savoir, la conclusion s'impose : « Amassons donc toujours des expériences, et éloi303
Hélène Metzger, Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine chimique, Alcan,
1930, p. 148.
304 Condorcet, Éloge de Buffon, en tête du t. I, des Œuvres complètes de Buffon, 1824, t. I, pp. XXIX-XXX.
305 Préface du traducteur à la Statique des Végétaux et l’Analyse de l'Air, de
Hales, 1735, dans Œuvres philosophiques de Buffon, Corpus général des
philosophes français, p.p. J. Piveteau, 1954, p. 5.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
241
gnons-nous, s'il est possible, de tout esprit de système, du moins jusqu'à ce que nous soyons instruits (...). C'est cette méthode que mon
auteur a suivie ; c'est celle du grand Newton 306. »
De Newton, le jeune Buffon traduira ensuite la Méthode des
fluxions et des suites infinies, travail mathématique présenté à l'Académie des Sciences à la fin de 1738 et publié en 1740. Le paradigme
de l'intelligibilité newtonienne définira, même pour Buffon naturaliste, la plus haute espérance du savoir. La thèse est exposée dans le
premier Discours qui sert d'ouverture à l’Histoire Naturelle en 1749,
discours de la méthode selon Buffon, comme l'indique son titre : De la
manière d'étudier et de traiter l’Histoire naturelle. « L'évidence mathématique et la certitude physique sont les seuls deux points sous
lesquels nous devons considérer la vérité ; dès qu'elle s'éloignera de
l'une ou de l'autre, ce n'est plus que vraisemblance et probabilité 307. »
L'idéal de la connaissance serait donc réalisé par « l'union des deux
sciences, [188] mathématique et physique » ; en effet, « l'une donne le
combien et l'autre le comment des choses ». Malheureusement un tel
programme n'est que rarement réalisable. « Cette union des mathématiques et de la physique ne peut se faire que pour un très petit nombre
de sujets ; il faut pour cela que les phénomènes que nous cherchons à
expliquer soient susceptibles d'être considérés d'une manière abstraite,
et que de leur nature ils soient dénués de presque toutes les qualités
physiques, car pour peu qu'ils soient composés, le calcul ne peut plus
s'y appliquer. La plus belle et la plus heureuse application qu'on en ait
jamais faite est au système du monde ; et il faut avouer que si Newton
ne nous eût donné que les idées physiques de son système, sans les
avoir appuyées sur des évaluations précises et mathématiques, elles
n'auraient pas eu à beaucoup près la même force 308. »
Le paradigme newtonien ne s'applique vraiment, poursuit Buffon,
que dans les domaines de l'astronomie et de l'optique. L'auteur d'une
histoire naturelle devra se résigner à passer de la certitude à l'approximation. « Lorsque les sujets sont trop compliqués pour qu'on
puisse y appliquer avec avantage le calcul et les mesures, comme le
306
307
Ibid., pp. 5-6.
De la manière d'étudier et de traiter l'Histoire Naturelle, Œuvres philosophiques de Buffon, éd. citée, p. 24.
308 Ibid., p. 25.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
242
sont presque tous ceux de l'Histoire Naturelle et de la physique particulière, il me paraît que la vraie méthode de conduire l'esprit dans ces
recherches, c'est d'avoir recours aux observations, de les rassembler,
d'en faire de nouvelles et en assez grand nombre pour nous assurer de
la vérité des faits principaux, et de n'employer la méthode mathématique que pour estimer les probabilités des conséquences qu'on peut tirer de ces faits 309. »
Instrument épistémologique en voie de constitution, l'idée de probabilité fournit un moyen d'apprécier la certitude de l'incertain. Buffon lui-même utilise ce principe de dégradation de la vérité dans son
Essai d'arithmétique morale (1777), étude démographique inspirée de
l’ arithmétique politique de William Petty, et qui constitue un traitement mathématique de l'anthropologie. La notion de probabilité est
complétée par la notion d'analogie, dont nous avons vu qu'elle intervenait aussi dans les Éléments de Physique du newtonien hollandais
'sGravesande, parus pour la première fois en 1720-1721 310.
L'épistémologie de Buffon est une épistémologie graduée. L'échelle de la certitude possède sans doute autant de degrés que cette échelle
des êtres, qui est l'objet propre du naturaliste. « Si l'expérience, souligne Buffon, est la base de nos connaissances physiques et morales,
l'analogie en est le premier instrument, lorsque nous voyons qu'une
chose arrive constamment d'une certaine façon, nous sommes assurés
par notre expérience qu'elle arrivera encore de la même façon ; et
lorsqu'on nous rapporte qu'une chose est arrivée de telle ou telle manière, si ces faits ont de l'analogie avec les autres faits que nous [189]
connaissons par nous-mêmes, dès lors nous les croyons ; au contraire,
si le fait n'a aucune analogie avec les effets ordinaires, c'est-à-dire
avec les choses qui nous sont connues, nous devons en douter 311. »
Ici encore, le domaine de la connaissance physique et expérimentale paraît privilégié. « La certitude physique doit se mesurer par un
nombre immense de probabilités, puisque cette certitude est produite
par une suite constante d'observations, qui font ce qu'on appelle l'expérience de tous les temps. La certitude morale doit se mesurer par un
309
310
Ibid., p. 26.
Cf. plus haut, p. 181 sq.
311 Essai d'arithmétique morale, 1777, dans les Suppléments à l'Histoire naturelle, article V, Œuvres philosophiques de Buffon, éd. citée, p. 457.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
243
moindre nombre de probabilités, puisqu'elle ne suppose qu'un certain
nombre d'analogies avec ce qui nous est connu 312. » De l'astronomie
newtonienne à l'anthropologie, il faut tenir compte de cet amenuisement du savoir. « Il y a une distance prodigieuse entre la certitude
physique et l'espèce de certitude qu'on peut déduire de la plupart des
analogies ; la première est une somme immense de probabilités qui
nous force à croire ; l'autre n'est qu'une probabilité plus ou moins
grande, et souvent si petite qu'elle nous laisse dans la perplexité. »
Buffon situe ce qu'il appelle la certitude morale dans « le milieu entre
le doute et la certitude physique ; et ce milieu n'est pas un point, mais
une ligne très étendue, et de laquelle il est bien difficile de déterminer
les limites » 313.
La profession de foi newtonienne de Buffon pose la question de
savoir de quelle nature peut être la certitude intrinsèque de l'Histoire
Naturelle. L'Histoire de la Terre, à propos du système solaire, bénéficie de la parfaite caution de Newton : « Le calcul a confirmé ce que la
raison avait soupçonné ; chaque observation est devenue une nouvelle
démonstration et l'ordre systématique de l'univers est à découvert aux
yeux de tous ceux qui savent reconnaître la vérité 314. » Mais cette
lumière diminue dès que la recherche porte sur le cas particulier de la
planète Terre, dont la formation et le devenir font l'objet de théories et
d'interprétations contradictoires autant que passionnées. La théorie
mathématique de l'attraction ne s'applique plus ici ; Buffon reconnaît
le caractère hypothétique de ses considérations : « On trouvera dans la
suite de cet ouvrage des extraits de tant de systèmes et de tant d'hypothèses sur la formation du globe terrestre, sur les différents états par
où il a passé et sur les changements qu'il a subis, qu'on ne peut pas
trouver mauvais que nous y joignions ici nos conjectures à celles des
philosophes qui ont écrit sur ces matières, et surtout lorsqu'on verra
que nous ne les donnons en effet que pour de simples conjectures
auxquelles nous prétendons seulement assigner un plus grand degré de
probabilité qu'à toutes celles qu'on a faites sur le même sujet... 315 »
312
Ibid., article VI, p. 458.
Ibid., article VIII, p. 459.
Preuves de la Théorie de la Terre, dans le tome I de l’Histoire naturelle,
1749 ; Œuvres philosophiques de Buffon, p. 66.
315 Ibid., p. 65.
313
314
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
244
En dépit de cette modestie, l'auteur de la Théorie de la Terre et des
[190] Époques de la Nature, dans son évocation du devenir cosmologique, s'est laissé entraîner dans des spéculations dont la probabilité
n'avait qu'une valeur très faible, au moment même où il les formulait.
Le jeune Turgot déjà faisait reproche à Buffon d'avoir essayé de jouer
au Newton de la géologie : « Pourquoi, lui écrivait-il, entreprenezvous d'expliquer de pareils phénomènes ? Voulez-vous faire perdre à
la philosophie de Newton cette simplicité et cette sage retenue qui la
caractérisent ? Voulez-vous en la replongeant dans la nuit des hypothèses, justifier les cartésiens sur leurs trois éléments et sur leur formation du monde 316 ? »
Ce même esprit aventureux se retrouve avec l'usage du concept
d'attraction dans le domaine des réactions de détail entre les particules
élémentaires. Comme d'autres en son temps, Buffon identifie affinité
et attraction, en se couvrant de l'autorité de l'auteur des Principia :
« Newton a bien soupçonné que les affinités chimiques, qui ne sont
autre chose que les attractions particulières (...), se faisaient par des
lois assez semblables à celles de la gravitation ; mais il ne paraît pas
avoir vu que toutes ces lois particulières n'étaient que de simples modifications de la loi générale, et qu'elles n'en paraissaient différentes
que parce qu'à une très petite distance la figure des atomes qui s'attirent fait autant et plus que la masse pour l'expression de la loi, cette
figure entrant alors pour beaucoup dans l'élément de la distance 317. »
Ici encore, le paradigme newtonien se réduit à une simple imagination
analogique, sans plus de valeur convaincante dans l'ordre du Petit que
la cosmologie de Buffon n'en possède dans l'ordre du Grand.
La certitude scientifique paraît, en l'absence de données positives,
se dégrader en rhétorique. Les phénomènes vitaux doivent se laisser
réduire eux aussi à des lois de type newtonien. « J'ai admis, écrit Buffon, dans mon explication du développement et de la reproduction,
d'abord les principes reçus, ensuite celui de la force pénétrante de la
pesanteur qu'on est obligé de recevoir et, par analogie, j'ai cru pouvoir
316
Turgot, Lettre à Buffon, octobre 1748, dans Œuvres de Turgot, publiées par
G. Schelle, t. I, Alcan, 1913, pp. 110-111. Cette lettre est un commentaire
par Turgot du Prospectus annonçant l'Histoire naturelle qui commença à
paraître l'année suivante.
317 Buffon, Seconde vue, en tête du tome XIII de l'Histoire naturelle, 1765,
dans Œuvres philosophiques, éd. citée, p. 39.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
245
dire qu'il y avait d'autres forces pénétrantes qui s'exerçaient dans les
corps organisés, comme l'expérience nous en assure. J'ai prouvé par
des faits que la matière tend à s'organiser... » 318 Bien qu'elle soit
« fondée sur de bonnes analogies » 319, une telle « explication » n'est
guère satisfaisante, encore qu'elle permette, en apparence, de soumettre l'ensemble des phénomènes naturels à la discipline d'une intelligibilité simplifiée : « On peut rapporter à l'attraction seule tous les phénomènes de la matière brute et à cette même force d'attraction [191]
jointe à celle de la chaleur tous les phénomènes de la matière
ve 320. »
Buffon n'a pas été le Newton de la biologie, en dépit de ses prétentions, parce que la science de la nature ne saurait dans sa totalité, se
laisser réduire à des normes telles que celles qui régissent le système
du monde. Ce qui reste vivant de l'œuvre de Buffon, c'est l'évocation
purement descriptive des êtres naturels. La vertu de style l'emporte sur
la prétention à la rigueur épistémologique ; nous nous souvenons de
l'écrivain et du peintre ; l'artiste a survécu au pseudo-physicien. Vicq
d'Azyr, dès la fin du XVIIIe siècle, relevait une discordance entre l'affectation scientifique et le revêtement rhétorique dans l'œuvre de Buffon : « Il a voulu lier par une chaîne commune toutes les parties du
système de la nature ; il n'a point pensé que dans une si longue carrière, le seul langage de la raison pût se faire entendre à tous ; et cherchant à plaire pour instruire, il a mêlé quelquefois les vérités aux fables et souvent quelques fictions aux réalités 321. »
318
Histoire naturelle des Animaux, chap. III, fin, éd. Lanessan, 1884-1885, t.
IV, p. 175.
319 Ibid., p. 163.
320 Introduction à l'Histoire des Minéraux, éd. Lanessan, t. II, p. 214. Cf. Seconde Vue, Œuvres philosophiques, éd. citée, p. 41 : « Une seule force est la
cause de tous les phénomènes de la matière brute, et cette force, réunie avec
celle de la chaleur, produit les molécules vivantes desquelles dépendent tous
les effets des substances organisées. » Sur l’épistémologie de Buffon, cf. R.
Wohl, Buffon and his project for a new science, Isis, 1960 ; Colm Kiernan,
Science and the Enlightenment in I8th Century France, Studies on Voltaire
and the 18th Century, LIX, Genève, 1968.
321 Vicq D'Azyr, Discours de réception à l'Académie française (où il succède à
Buffon), 1788, dans le tome I des Œuvres complètes de Buffon, éd. Verdière
et Ladrange, 1824, t. I, p. LXVI.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
246
Le seigneur de Montbard avait sur sa table de travail un portrait de
Newton ; mais il n'était pas le seul à contempler un reflet de sa propre
image dans celle de l'auteur des Principia. Le narcissisme newtonien
de Buffon a quelque chose d'exemplaire à cause du projet grandiose
de l’Histoire Naturelle. Mais les lieux communs épistémologiques
d'inspiration newtonienne abondent au XVIIIe siècle. Rien de plus banal que l'assimilation de la sexualité à un phénomène d'attraction : la
formule une fois prononcée suscite un effet de confort intellectuel ;
elle possède une valeur d'ordre purement incantatoire.
Un vaste mouvement de pensée se réclame de Newton dans le domaine biologique et médical. Non seulement la théorie de la sexualité,
mais celle aussi des sécrétions et d'autres encore se placent sous le
patronage du maître. Selon un historien, « importée par les calculs de
Bernoulli dans la physiologie du muscle, la science newtonienne y
pénétrait aussi d'une autre façon. Il était inévitable que la substitution
de la théorie de la gravitation aux hypothèses cosmologiques cartésiennes s'étendît aussi au domaine biologique. Newton lui-même avait
donné l'exemple dans son Opticks (1704), en traitant selon une même
méthode et d'un même style les problèmes physiques et les problèmes
physiologiques de la vision, et en cherchant dans les vibrations de
l'éther, transmises par les nerfs, la clef d'explication des phénomènes
de sensibilité et de mouvement. Sans rien changer à leurs ambitions
iatromathématiques, bien des médecins devinrent, notamment et
d'abord en Angleterre, des iatronewtoniens, si l'on ose dire (...) [192]
Il semble que ce soit James Keill qui ait proposé (Tentamina medicophysica, 1718) le premier essai d'explication de la contraction musculaire par une force attractive qu'exerceraient sur le sang les esprits
animaux, ayant pour conséquence la dilatation sphérique des vésicules
constitutives de la fibre. George Cheyne (1671-1743), qui étudiait la
contraction dans ses rapports avec la fonction des nerfs (The english
malady or a treatise of nervous diseases of all kinds, 1735), comme
l'avait fait Willis au siècle précédent, essayait de faire l'économie de
l'hypothèse des esprits animaux et rendait compte de la contraction par
les effets de l'élasticité et de l'attraction, les fibres musculaires étant
excitées par les vibrations d'un éther intra-nerveux, sorte de médium
du principe intelligent de tout mouvement. En tout état de cause,
Cheyne s'appuyait sur l'autorité de Newton pour repousser toute spéculation sur l'essence des phénomènes, en admettant comme très pro-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
247
bable l'existence d'un principe animal d'auto-activité et d'automobilité » 322. Le maître de la physiologie, l'illustre Haller (17081777), s'efforce de constituer sur le modèle newtonien la discipline en
laquelle il voit une anatomie animée ou une animation de l'anatomie
(anatome animata). La physiologie doit être une étude des mouvements internes et externes du vivant, sans implication métaphysique.
La doctrine de l’ irritabilité, telle que la développe Haller, veut être
aussi positive que la doctrine de l'attraction. Et l'auteur des Elementa
physiologiae corporis humani (1757), en présentant son grand ouvrage, peut reprendre à son compte l’hypotheses non fingo de Newton :
hypothesim nullam admisi, écrit-il fièrement 323.
À la fin du siècle encore, l'influence de Newton justifiera la puissante tentative d'un maître de l'école de Montpellier, Paul-Joseph Barthez (1734-1806), fondateur du vitalisme moderne. La doctrine de
Barthez, exposée dans un livre qui fit époque, les Nouveaux éléments
de la science de l’homme (1778), se fonde sur le présupposé d'un
principe vital spécifique, qui doit jouer dans le domaine biologique un
rôle analogue à celui que joue le principe de l'attraction dans l'ordre
physique. Le vitalisme de Stahl (1664-1734) avait un caractère substantiel ; il prolongeait les anciennes doctrines des qualités occultes et
des formes ontologiques, qui avaient donné lieu à la mythologie biologique de Paracelse et de Van Helmont. La pensée de Stahl consacre
un progrès dans le sens de la rationalisation. Mais il appartiendra à
Barthez, s'inspirant de Newton et de Hume, de débarrasser la notion
de principe vital de toute référence à un substrat transcendant.
« Je donne le nom de Principes, écrit Barthez, aux causes générales
des phénomènes du mouvement et de la vie, qui ne sont connues que
par leurs lois, que manifeste l'observation. Ainsi j'appelle Principe Vital de l'homme la cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans
le corps humain. Le nom de cette cause est assez indifférent et [193]
peut être pris à volonté 324. » La notion de principe vital doit être entendue comme une pure expression grammaticale, tout comme New322
G. Canguilhem, in La Science moderne, t. II, de l'Histoire générale des
Sciences, sous la direction de R. Taton, 1958, p. 605.
323 Elementa physiologiae corporis humani, Lausanne, 1757, t. I, Préface, p.
XII.
324 P.-J. Barthez, Nouveaux éléments de la Science de l'Homme (1778), 2e éd.,
1806, p. 47.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
248
ton demandait que l'on entendît la notion d'attraction. « Dans tout le
cours de cet ouvrage, je personnifie le principe vital de l'homme, pour
pouvoir en parler d'une manière plus commode. Cependant je ne veux
lui attribuer que ce qui résulte immédiatement de l'expérience (...) Il
ne m'importe qu'on attribue ou qu'on refuse une existence particulière
et propre à cet être que j'appelle Principe Vital. Mais je suis la vraie
méthode de philosopher lorsque je considère les fonctions de la vie
dans l'homme comme étant produites par les forces d'un Principe Vital
et régies suivant ses lois primordiales. Ces lois, qui règlent l'usage et
les directions des forces vitales, doivent toujours être déterminées
d'après les résultats de faits propres à la Science de l'Homme, et peuvent ensuite être confirmées par leurs applications à d'autres résultats
de forces analogues 325. »
Pour le fondateur du néo-vitalisme, l'expression « principe vital »
ne signifie pas plus que l'inconnue dans le calcul algébrique. Le signe
x peut jouer un rôle fondamental dans le raisonnement, bien que, par
définition, on ne sache rien de son identité réelle. « On doit se réduire
à un scepticisme invincible sur la nature du principe de la vie dans
l'homme 326 », mais le scepticisme n'enlève rien à la valeur opératoire
du concept. La science nouvelle du phénomène humain ne peut revêtir
l'appareil mathématique propre à la théorie newtonienne de l'attraction. Mais l'œuvre de Barthez imite dans son ordre la souplesse de
l'épistémologie des Principia, qui permet l'introduction d'un positivisme véritable en un domaine où les fabulations métaphysiques
avaient résisté à tous les efforts de réduction.
2. LES SCIENCES DE L'HOMME
Retour à la table des matières
Chez Buffon déjà, la liaison est faite entre l'histoire naturelle et
l'anthropologie sociale par l'intermédiaire de l’Essai d'arithmétique
morale qui utilise l'instrument épistémologique du calcul des probabilités dans le domaine de ce que l'on appellera au XIXe siècle la démographie. L'âge des Lumières a vu le développement des sciences de
325
326
Ibid., pp. 107-108.
Ibid., p. 27.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
249
l'homme ; il a essayé d'y faire prévaloir le plus parfait modèle d'intelligibilité qu'il eût à sa disposition. Newton s'était intéressé à la chronologie biblique et à l'exégèse, mais il n'avait pensé ni à la psychologie,
ni à la linguistique, ni à, la critique esthétique, ni aux sciences juridiques et historiques. Ces disciplines qui prennent naissance au XVIIIe
siècle, ou qui y connaissent un véritable épanouissement, essaient de
conformer leurs affirmations au prototype de vérité défini par les
Principia. [194] On peut généraliser les idées de Barthez, qui pensait
surtout à la biologie et à la médecine : « La Science de l'Homme est la
première des sciences, et celle que les sages de tous les temps ont le
plus recommandée (...) Quelqu'importante que soit la Science de
l'Homme, ceux qui l'ont cultivée profondément sont forcés de reconnaître qu'elle a fait peu de progrès jusqu'à présent, et même beaucoup
moins, à proportion, que n'en ont fait d'autres sciences utiles. La cause
de cette différence me paraît être qu'on a négligé, dans l'étude de
l'homme, les règles fondamentales de la vraie méthode de philosopher 327. » Il faut combler le retard épistémologique des sciences de
l'homme. Le texte de Barthez est de 1778 ; bien avant ce moment, les
esprits éclairés d'Europe sont d'accord pour estimer que « les règles
fondamentales de la vraie méthode de philosopher » ont été formulées
une fois pour toutes par le génie d'Isaac Newton. On estime généralement au XVIIIe siècle que les sciences physico-mathématiques sont
proches de leur achèvement ; les sciences de la vie, grâce à l'œuvre de
Linné, de Buffon, de Haller, ont beaucoup progressé. Le moment est
venu de s'intéresser à la réalité humaine, qui est aussi un objet de
science. Il va de soi que les normes d'intelligibilité applicables dans le
nouveau domaine seront celles qui ont fait leurs preuves dans la constitution des savoirs déjà acquis. Le paradigme newtonien engendre un
monisme épistémologique, dont les effets à long terme pèseront sur le
développement des sciences humaines, condamnées à se former sur le
modèle des sciences physico-mathématiques.
L'exemple monumental de ce monisme poussé jusqu'à sa limite extrême est constitué par l'œuvre immense de Christian Wolff (16791754), maître incontesté de la seconde génération de l’Aufklärung allemande. L'ambition dernière de Wolff a été de formaliser la totalité
327
P.-J. Barthez, Nouveaux éléments de la Science de l'Homme, 1778, 2e éd.,
1806, t I , Discours préliminaires, pp. 1-2.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
250
du savoir humain dans tous les domaines, sur le modèle de ce que
Newton a réalisé dans un domaine restreint. Au départ, Wolff est un
mathématicien, et c'est en qualité de professeur de mathématiques
qu'il est nommé en 1706, sur la recommandation de Leibniz, à l'Université de Halle ; à cet enseignement, il joindra bientôt celui de la
physique, théorique et expérimentale. De cette formation première,
Wolff a gardé le désir de mettre au point une logique nouvelle, qui ne
se contenterait pas des vaines démonstrations selon les schémas de la
scolastique, demeurés en vigueur dans les universités allemandes.
Lui-même, dans un récit autobiographique, a évoqué la formation
de sa pensée : « Je brûlais d'un vif désir de connaître un art de découvrir et de démontrer. J'avais entendu les géomètres démontrer leurs
propositions avec une évidence telle qu'ils forçaient l'assentiment dès
qu'on les avait compris ; je savais que l'algèbre permet de découvrir
les inconnues en toute certitude. Mon vœu le plus cher était de m'initier aux secrets des mathématiciens, parfaitement assuré que, une
[195] fois que j'aurais médité sur le fondement de l'évidence dans les
démonstrations géométriques et sur les techniques de découverte en
algèbre, je parviendrais à découvrir des règles générales de démonstration et de découverte... 328 » Les préoccupations méthodologiques
du jeune Wolfï doivent se comprendre à partir des esquisses multiples
de science universelle et de renouvellement logique chez Leibniz ; de
même est attestée par Wolff lui-même l'influence du livre de Tschirnhaus : Medicina mentis sive artis inveniendi praecepta generalia
(1687).
Mais ni Leibniz ni Tschirnhaus ne sont parvenus à systématiser le
savoir humain. Le livre de Tschirnhaus, qui n'est qu'une ébauche,
paraît la même année que les Principia, lesquels fournissent l'exemple
d'une réussite définitive. Wolff est un métaphysicien ; ses spéculations
portent sur des essences, dont les rapports sont régis par le principe de
raison suffisante. Sa méthode pourrait être comparée à cette méthode
parfaite, esquissée par Pascal dans son traité De l’Esprit géométrique,
et qui consisterait « à tout définir et à tout prouver ». Mais Pascal estimait cette formalisation irréalisable, alors que Wolff a passé sa vie à
328
Ratio praelectionum Wolfianarum, chap. I, article 12 ; dans Christian Wolffs
eigene Lebensbeschreibung, herausgegeben von Heinrich Wuttke, Leipzig,
1841, pp. 135-136.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
251
la mettre en œuvre ; il a organisé la totalité du savoir de manière à en
faire une gigantesque axiomatique.
« M. de Wolff, écrit un de ses disciples, a passé sa vie uniquement
livré aux soins de transformer en sciences réelles et véritables cet
amas indigeste de connaissances philosophiques que l'on avait jusqu'alors plutôt accumulées qu'édifiées (...) Il entrevoit dès sa jeunesse
le vaste plan qu'il a depuis si judicieusement exécuté, de faire de toutes ces connaissances philosophiques un vrai système qui procédât de
principes en conséquences et où toutes les propositions fussent déduites les unes des autres avec une évidence démonstrative (...) Ce qui
caractérise principalement les écrits de M. de Wolff, c'est sa méthode
(...) Son cerveau était une vraie encyclopédie philosophique, toute distribuée et rangée dans la dernière exactitude. C'était le fruit qu'il avait
remporté de plusieurs années d'application aux mathématiques 329. »
Les titres des ouvrages de Wolff, publiés en deux séries parallèles,
l'une allemande, l'autre latine, attestent cette volonté de réduire à
l'obéissance d'une même intelligibilité, d'allure scientifique, tous les
domaines de la connaissance : Philosophia prima, sive Ontologia, methodo scientifica pertractata (1730) ; Cosmologia generalis, methodo
[196] scientifica pertractata (1731) ; Psychologia empirica methodo
scientifica pertractata (1732), doublée d'une Psychologia rationalis,
tout aussi scientifiquement traitée (1734) ; Theologia naturalis methodo scientifica pertractata (1736-7) ; Philosophia moralis sive Ethica
methodo scientifica pertractata (1750-1753) ; Jus naturae methodo
scientifica pertractatum en 8 volumes (1740-1748), doublé d'un Jus
gentium dans le même appareil (1749) etc., etc. Ce catalogue très incomplet fait ressortir la volonté de systématisation, et l'unité de méthode qui doit s'affirmer en cosmologie comme en psychologie ou en
morale. Le conceptualisme a priori de Wolff imite extérieurement la
329
Formey, Mémoire abrégé sur la vie de Wolff ; in Principes du droit de la
nature et des gens, extrait de l'ouvrage de M. de Wolff, Amsterdam, 1758,
Préface, p. IV ; dans Lévy-Bruhl, l'Allemagne depuis Leibniz, Hachette,
1890, p. 61. Ce logicisme de Wolff tourne parfois à la caricature : « Wolff
démontrera par exemple avec les preuves à l'appui que les enfants bien élevés deviennent une cause de satisfaction pour leurs parents et, mal élevés,
une cause d'ennui (...) On cite un pasteur qui, ayant pris pour texte le Sermon sur la Montagne, commença ainsi « Une montagne est une élévation ;
le peuple est une multitude d'hommes... » (Lévy-Bruhl, op. cit., p. 62.)
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
252
parfaite intelligibilité de l'œuvre newtonienne ; en fait il a suscité en
Allemagne une nouvelle scolastique. Mais les élèves de Wolff, et sans
doute le maître lui-même, pouvaient s'imaginer que Wolff avait achevé la métaphysique aussi parfaitement que Newton avait achevé la
physique. Il suffisait pour s'en convaincre d'être attentif à l'ordonnancement mathématique des démonstrations, et de rendre justice au souci manifesté par l'auteur de « faire l'unité de la raison et de l'expérience » 330.
Les synthèses de Wolff soumettent à la discipline d'une même
« méthode scientifique » des domaines qui concernent soit la nature
matérielle, soit la nature humaine et sociale. Les sciences de l'homme
ou « sciences morales » en voie de constitution doivent s'organiser sur
le modèle des sciences physiques, premières venues. Cette idée s'affirme par exemple dans le Discours de réception à l'Académie française de Condorcet, en 1782 : « Ces sciences, presque créées de nos jours
— dont l'objet est l'homme même, dont le but direct est le bonheur de
l'homme — n'auront pas une marche moins sûre que celle des sciences
physiques (...) En méditant sur la nature des sciences morales, on ne
peut s'empêcher de voir qu'appuyées comme les sciences physiques,
sur l'observation des faits, elles doivent suivre là même méthode, acquérir une langue également exacte et précise, atteindre au même degré de certitude. » Néanmoins, ajoute Condorcet, « la marche des
sciences morales sera plus lente que celle des sciences physiques. Et
nous ne devons point être étonnés si les principes sur lesquels elles
sont établies ont besoin de forcer pour ainsi dire les esprits à les recevoir 331 ».
Dès le XVIIe siècle, le nouvel esprit de la Révolution galiléenne
avait inspiré des recherches aussi bien dans le domaine de la vie mentale qu'en histoire, en linguistique et dans l'herméneutique biblique.
Néanmoins les interprétations mécanistes des auteurs de la Grammaire de Port-Royal, de Mabillon ou de Richard Simon apparaissent
comme l'expression d'un état d'esprit non encore conscient de ses pré330
Christian Wolff, Vernünftige Gedanken von den Kräften des menschlichen
Verstandes und ihrem richtigen Gebrauche in Erkenntnis der Wahrheit,
1712, 2e éd. Halle, 1742, chap. XVI, article II, p. 226.
331 Condorcet, Discours de réception à l'Académie française, 21 février 1782 ;
Œuvres, éd. Arago et O'Connor, 1847-1849, t. I, pp. 392-393.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
253
supposés. Le monisme épistémologique de style newtonien affirme
[197] explicitement l'ambition d'une intelligibilité dont la juridiction
s'étendrait à l'univers de la pensée dans sa totalité. Les titres de quelques ouvrages célèbres énoncent cette ambition : Vico : Principes
d'une science nouvelle relative à la nature commune des nations
(1725) ; Montesquieu : De l’Esprit des Lois ou du rapport que les lois
doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les
mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. (1748) ; d'Holbach,
Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral (1780) ; Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui
pourra se présenter comme science (1783).
Il est désormais acquis que la réalité humaine est un objet de science, et cette science, nécessairement empirique dans la recherche des
informations, doit viser à une systématisation rationnelle. Bien avant
Condorcet, Vico avait souligné le paradoxe épistémologique du retard
des sciences humaines sur les sciences de la nature : « Au milieu de
ces ténèbres qui couvrent les temps les plus reculés de l'antiquité, apparaît une lumière qui ne peut s'éteindre, une vérité qu'on ne peut révoquer en doute : le monde civil est certainement l'œuvre de l'homme,
et par conséquent, on peut, on doit en retrouver les principes dans les
modifications de son intelligence même. Qui réfléchit à la question ne
pourra que s'étonner de ce que les philosophes qui ont entrepris l'étude
du monde physique — que Dieu seul, qui en est l'auteur, peut connaître — aient négligé le monde civil des nations, que les hommes peuvent connaître parce qu'ils l'ont fait. Cela provient (...) d'une infirmité
de notre esprit ; enseveli dans son enveloppe corporelle, il est naturellement porté à considérer les choses matérielles, alors qu'il lui faut un
grand effort pour se comprendre lui-même (...) Puisque ce monde civil
est l'œuvre des hommes, voyons en quoi ils ont été toujours et restent
d'accord ; c'est là que nous puiserons nos principes qui, comme ceux
de toute science, doivent être universels et éternels, principes destinés
à montrer la formation et la conservation des sociétés 332. »
La découverte de Vico est celle que, plus tard, Herder formulera en
quelques mots : « Nous vivons dans un monde que nous avons nous-
332
Vico, La Science nouvelle, livre I, section 3, trad. Doubine, Nagel, 1953, pp.
101-102.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
254
mêmes créé 333. » L'univers culturel est d'institution humaine ; le lien
existant entre la connaissance de soi et les sciences humaines offre à,
notre compréhension des possibilités qui n'existent pas dans le cas de
la connaissance de la nature extérieure. Ainsi se pose une série de
problèmes concernant le statut particulier de ces disciplines qui, à la
fin du siècle, recevront le nom de sciences morales et politiques. Il
s'agit de savoir si la dignité nouvelle conférée par l'appellation
« science » entraîne des implications méthodologiques. Les sciences
nouvelles, si elles veulent se présenter comme telles, doivent-elles
imiter la rigueur des disciplines déjà constituées, et particulièrement
de la physique [198] mathématique ? ou bien doivent-elles s'organiser
en fonction de principes propres d'intelligibilité ? En somme, doit-on
admettre un seul ou deux modèles scientifiques ? et dans le cas où la
spécificité des domaines considérés justifierait le recours à deux
schémas, ne pourraient-ils pas provenir tous les deux, par dérivation,
du seul paradigme newtonien ?
Kant observe, au début de la conclusion de la Critique de la raison
pratique (1787) : « Deux choses remplissent l'âme d'une admiration et
d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure
que la réflexion s'y applique avec plus de fréquence et de constance :
le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ce sont là deux
choses que je n'ai pas à chercher ; (...) je les vois devant moi et je les
rattache immédiatement à la conscience de mon existence 334 » L'image kantienne retrouve une intuition ancienne ; elle s'affirme déjà chez
le Psalmiste, qui conjugue lui aussi dans un même poème l'espace du
dehors et l'espace du dedans : « Les cieux racontent la gloire de Dieu
(...) La loi de l'Éternel est parfaite, elle restaure l'âme... 335 » Création
matérielle et création spirituelle se trouvent jumelées : l'ordonnateur
du monde cosmique est ensemble l'auteur du Décalogue, code des
comportements humains.
Mais si, pour Kant, la loi morale garde la validité absolue du commandement divin, bon nombre de penseurs découvrent la relativité du
domaine humain. Que l'on reconnaisse ou non l'existence d'un code
333
Herder, Ueber Erkennen und Empfinden in der menschlichen Seele, Werke,
éd. Suphan, Bd. VIII, p. 252.
334 Critique de la Raison pratique, trad. Gibelin, Vrin, 1945, p. 208.
335 Psaume XIX, versets 2 et 8.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
255
transcendant, on est obligé de prendre conscience de la diversité des
pratiques et coutumes selon les lieux et les temps. À la voie déductive
et abstraite, en matière de morale par exemple, qui procède à partir de
principes dogmatiques, s'oppose une procédure empirique, soucieuse
de découvrir comment les hommes se conduisent en fait. Selon un intellectuel français du milieu du siècle, « les sciences n'ont fait de vrais
progrès que depuis qu'on travaille par l'expérience, l'examen et la
confrontation des faits à éclaircir, détruire ou confirmer les systèmes.
C'est ainsi qu'on devrait user envers la science des mœurs (...) Il serait
donc à souhaiter que ceux qui ont été à portée de connaître les hommes fissent part de leurs observations. Elles seraient aussi utiles à la
science des mœurs que les journaux des navigateurs l'ont été à la navigation. Des faits et des observations suivis conduisent nécessairement à la découverte des principes, les dégagent de ce qui les modifie
dans tous les siècles et chez les différentes nations ; au lieu que des
principes purement spéculatifs sont rarement sûrs, ont encore plus rarement une application fixe et tombent souvent dans le vague des systèmes » 336.
Duclos formulait le principe de cette « science des mœurs », de caractère empirique, qui devait être redécouverte par les sociologues du
XXe siècle. Le parallélisme avec la physique expérimentale ne [199]
fait pas de doute : « Voilà, conclut Duclos, toute la science de la morale, science plus importante et aussi sûre que celles qui s'appuient sur
des démonstrations. Dès qu'une société est formée, il doit exister une
morale et des principes sûrs de conduite. Nous devons à tous ceux qui
nous doivent, et nous leur devons également, quelque différents que
soient ces devoirs. Ce principe est aussi sûr en morale qu'il est certain
en géométrie que tous les rayons d'un cercle sont égaux et se réunissent en un même point 337. » Par là se trouve défini un programme
d'ethnologie sociale : « un objet très intéressant serait l'examen des
divers caractères des nations, et de la cause physique ou morale de ces
différences » 338.
336
Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, 1754, éd. de Londres,
1759, Introduction pp. 1-2.
337 Chap. I, p. 7.
338 Ibid., p. 9.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
256
Le domaine humain, dans son immensité, apparaît ouvert à l'investigation expérimentale. Ceux-là mêmes qui maintiennent la référence
à une loi divine ou à l'universalité du droit naturel sont obligés de tenir
compte de la diversité du donné historique, géographique, politique et
social. La recherche de l'intelligibilité doit prendre en charge le recensement et la confrontation de tous les aspects des phénomènes humains. L'ambition de Montesquieu a sans doute été de devenir le
Newton des naissantes sciences politiques. La préface de l’Esprit des
Lois est explicite : « J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que
dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n'étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie. J'ai posé les principes, et j'ai vu
les cas particuliers s'y plier d'eux-mêmes ; les histoires de toutes les
nations n'en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une
autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale 339. »
Les lois étant définies comme « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » 340, l'intelligibilité radicale du réel ne
fait pas de doute : « la Divinité a ses lois ; les intelligences supérieures
à l'homme ont leurs lois ; l'homme a ses lois » 341. Un présupposé unitaire s'impose donc, mais il faut admettre la spécificité des divers domaines du réel. « Il s'en faut bien que le monde intelligent soit aussi
bien gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi
des lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes 342. » Il existe
dans la nature humaine un facteur d'aberration : « l'homme, comme
être physique, est, ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables. Comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu
a établies, et change celles qu'il établit lui-même » 343. De là la nécessité d'une investigation empirique susceptible de dégager l'unité masquée par les contradictions apparentes. L'œuvre de Montesquieu sera
de négocier les rapports entre l'exigence intemporelle de la loi [200]
absolue et les législations particulières sur la face du globe : « La loi,
en général, est la raison humaine, en tant qu'elle gouverne tous les
339
340
341
342
343
Montesquieu, Esprit des Lois, 1748, Préface ; Œuvres, Bibliothèque de la
Pléiade, t. II, p. 229.
Livre I, chap. I ; éd. citée, p. 232.
Ibid.
P. 233.
P. 234.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
257
peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne
doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine 344. »
Le savant doit rendre compte de cette diversité des législations, en
mettant en lumière les facteurs qui déterminent les caractères propres
des époques et des régions de la terre. Les lois « doivent être relatives
au physique du pays ; au climat glacé, brûlant ou tempéré ; à la qualité
du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples,
laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré
de liberté que la constitution peut souffrir, à la religion des habitants, à
leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à
leurs moeurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles » 345. Ce texte mélange des causes d'ordre physique et d'autres qui
paraissent d'ordre moral, encore que la constitution, la religion, les
mœurs et le commerce puissent, en seconde lecture, être ramenés à
l'influence du déterminisme du climat. « S'il est vrai, observe Montesquieu, que le caractère de l'esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions et à la différence de ces caractères 346. »
La très ancienne théorie des climats, revue et corrigée par Montesquieu, pourrait donc constituer à ses yeux un équivalent de la loi de la
gravitation dans l'ordre de l'explication physique. Elle permettrait de
mener à bien une épistémologie unitaire, les réalités juridicopolitiques se trouvant sous la dépendance des impératifs du milieu
géographique. L'un des problèmes du siècle sera de savoir si l'on peut
admettre ce schéma, comme le penseront les théoriciens du matérialisme, un Helvétius, un d'Holbach, ou si l'on doit maintenir une spécificité irréductible du domaine humain.
La question est de savoir si l'exemple de Newton suggère un simple monisme épistémologique, en présupposant qu'en tout domaine il
existe des lois, dont il faut tenter de découvrir l'intelligibilité intrinsèque — ou bien si le monisme concerne non la connaissance delà réalité, mais la réalité elle-même. Les matérialistes admettront un seul dé344
345
Livre I, chap. III, p. 237.
Ibid., p. 238.
346 Livre XIV, chap. I, p. 474.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
258
terminisme, qui relie non seulement les faits physiques entre eux et les
faits moraux entre eux, mais aussi les faits moraux aux faits physiques. « On a dit qu'il y avait deux mondes, le physique et le moral,
écrit Raynal. Plus on aura d'étendue dans l'esprit et d'expérience, plus
on sera convaincu qu'il n'y en a qu'un, le physique, qui mène tout lorsqu'il n'est pas contrarié par des causes fortuites, sans lesquelles on eût
constamment remarqué le même enchaînement dans les événements
moraux les plus surprenants, tels que l'origine des idées religieuses,
les progrès de l'esprit humain, les découvertes [201] des vérités, la
naissance et la succession des erreurs, le commencement et la fin des
préjugés, la formation des sociétés et l'ordre périodique des différents
gouvernements 347. »
Le monisme matérialiste s'affirme ici sous sa forme extrême. Un
schéma physique de type newtonien devrait suffire, et l'on pourrait en
déduire la totalité des événements qui se produisent dans la réalité
humaine. Reste à, découvrir la formule de ce déterminisme universel,
et bien entendu Raynal ne tient pas ce qu'il promet. Plus prudent, Hume, dans son respect du concret, répugne à admettre une explication
radicale qui, à la considérer de plus près, n'explique pas grand-chose.
Il maintient dans le domaine humain la dualité des causes physiques et
des causes morales : « J'entends par causes morales toutes les circonstances de nature à agir sur l'esprit en tant que motifs ou raisons, et qui
nous rendent habituel un ensemble de comportements particuliers. De
cette espèce sont la nature du gouvernement, les changements dans les
affaires publiques, l'abondance ou la pénurie dans laquelle vit le peuple, la situation de la nation par rapport à ses voisins et autres circonstances du même genre. Par causes physiques, j'entends les qualités de
l'air et du climat, dont on admet qu'elles agissent insensiblement sur le
tempérament, en modifiant le tonus et l'attitude du corps, et en suscitant une complexion particulière. Cette complexion, bien qu'elle puisse être parfois dominée à force de réflexion et de raison, prédomine
347
G. T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du
commerce des Européens dans les deux Indes (1770) ; éd. de Genève, 1782,
t. X, p. 14.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
259
néanmoins dans la majeure partie de l'humanité, et influence ses manières 348. »
La dualité des causes physiques et des causes morales empêche
d'espérer l'accomplissement d'un monisme épistémologique. Le domaine humain, en dépit de son unité apparente, relève à la fois de
l'histoire naturelle et de l'histoire proprement humaine. Le siècle des
Lumières a accordé le plus grand intérêt h, ces deux sortes d'études ;
l'histoire de l'humanité est devenue un des grands axes de la réflexion,
cependant que la philosophie de l'histoire entreprend de donner, en
seconde lecture, un plus haut degré de cohérence rationnelle à, l'histoire des hommes et des peuples.
Turgot, l'un des premiers théoriciens de la philosophie de l'histoire,
a tenté de caractériser contradictoirement ces deux règnes de la
connaissance : « Les phénomènes de la nature soumis à des lois constantes sont renfermés dans un cercle de révolutions toujours les mêmes : tout renaît, tout périt ; et dans ces générations successives par
lesquelles les végétaux et les animaux se reproduisent, le temps ne fait
que ramener à chaque instant l'image de ce qu'il a fait disparaître. La
succession des hommes, au contraire, offre de siècle en siècle un spectacle toujours varié. La raison, les passions, la liberté produisent sans
cesse de nouveaux éléments ; tous les âges sont enchaînés les uns aux
autres par une suite de causes et d'effets qui lient [202] l'état présent
du monde à tous ceux qui l'ont précédé (...) Le genre humain, considéré depuis son origine, paraît aux yeux d'un philosophe un tout immense qui, lui-même, a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès 349. »
Turgot introduit une discontinuité épistémologique entre l'ordre de
la nature et celui de la culture : l'histoire de l'humanité permet le déploiement de la catégorie du progrès, grâce à laquelle les Modernes
l'emportent décidément sur les Anciens. Le progrès est le signe distinctif de l'ordre humain, qui impose la disjonction entre physiocratie
et éthocratie, encore que l'espérance ne se perde jamais tout à fait
348
Hume, Essays moral, political and literary, éd. Green and Grose, London,
1882, vol. I (1742), p. 244.
349 Turcot, Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain,
Discours du 2 décembre 1750, Œuvres de Turgot, éd. G. Schelle, Alcan,
1913, t. I, pp. 214-215.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
260
d'une synthèse totalitaire — celle par exemple des physiocrates qui
rêvent de tirer d'un seul principe naturel toute la science économique
et sociale de l'organisation humaine. L'essentiel est que, distinguées
ou confondues, science de la nature et science de l'homme répondent à
un même schéma d'organisation intellectuelle. Adam Smith indique
cette orientation du savoir : « La beauté d'un arrangement systématique d'observations variées, unifiées par un petit nombre de principes
communs, fut d'abord mise en évidence par les essais un peu frustes
des anciens temps pour réaliser un système de philosophie naturelle.
Quelque chose d'analogue fut tenté par la suite dans le domaine moral.
Les maximes de la vie commune furent disposées en ordre méthodique, et liées par un petit nombre de principes communs, de la même
manière qu'on avait essayé de composer et d'assembler les phénomènes de la nature. La science qui se propose d'étudier et d'expliquer ces
principes de liaison est ce qu'on appelle, au sens propre du terme, philosophie morale 350. »
Adam Smith a été, de 1752 à 1764, professeur de philosophie morale à l'université de Glasgow. L'exemple même de l'auteur de l'essai
sur la Richesse des Nations fait voir comment, dans le domaine anglosaxon, les sciences morales et politiques se sont développées à partir
d'un enseignement portant sur l'éthique. Les cours de Smith à Glasgow traitent de la justice, de la police, des impôts, de l'armée ; ils
concernent des questions de sociologie et d'économie politique, et
s'efforcent de dégager de nouveaux schémas d'interprétation des phénomènes humains. Les préoccupations d'Adam Smith rejoignent celles
de Duclos, réclamant la constitution d'une « science des mœurs ».
Il était normal que la science déjà achevée serve de modèle à la
science naissante. De cette tendance, ou de cette tentation, on trouve
une curieuse affirmation dans le Discours préliminaire à, une édition
du Dictionnaire de l'Académie française qui, parue peu avant 1800,
reflète les préoccupations de l'époque révolutionnaire, et l'idéal du savoir tel que le concevait l'école idéologique française. « L'Académie
[203] des Sciences, toujours occupée de la nature et de ses lois, devait
350
Adam Smith, An inquiry into the nature and causes of the Wealth of Nations, 1776, Book V, chap. I, II ; Edinburgh, Nelson, 1839, p. 322. [La version française du texte est disponible dans Les Classiques des sciences sociales sous le titre : “Recherches sur la nature et les causes de la richesse
des nations”. JMT.]
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
261
nécessairement découvrir, dans les mêmes recherches, la nature de
l'homme, ses droits et les lois de l'ordre social. L'exactitude rigoureuse
de la langue des mathématiques devenait, pour toutes les langues et
pour toutes les connaissances humaines, un modèle qui apprenait à
éloigner de nous les erreurs, à, rapprocher les vérités 351. » Si, comme
le prétendent les idéologues français, une science n'est qu'une langue
bien faite, les mathématiques constituent l'idéal du savoir.
Lorsque Hume publie en 1739 son Traité de la nature humaine, la
suite même du titre de l'ouvrage précise qu'il s'agit d'un « essai pour
introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets
moraux » ; autrement dit, la « nature humaine » doit être traitée de la
même manière que la nature physique. La science de l'homme sera
une science au sens newtonien du terme. « Les astronomes, écrit Hume, se sont longtemps contentés de prouver, à partir des phénomènes,
les véritables mouvements, l'ordre et la grandeur des corps célestes ;
jusqu'au moment où, enfin, un philosophe parut qui, semble-t-il, par le
plus heureux raisonnement, a aussi déterminé les lois et les forces qui
gouvernent et dirigent les révolutions des planètes. Il y a eu de semblables réalisations pour d'autres parties de la nature. Il n'y a pas de
raison de désespérer d'obtenir un égal succès dans nos enquêtes sur les
pouvoirs et l'économie de l'esprit, si on les poursuit avec une égale
capacité et une égale prudence. Il est probable qu'une opération et
qu'un principe de l'esprit dépendent d'une autre opération et d'un autre
principe, et ceux-ci à leur tour peuvent se résoudre en une opération et
un principe plus généraux et plus universels 352. »
Un transfert d'intelligibilité se réalise à partir du domaine le plus
favorisé dans le domaine en voie de constitution. Dès 1739, Hume
avait désigné les principes de l'association des idées comme normes
directrices de la pensée, appelées à jouer dans la science de l'homme
le rôle de l'attraction dans la science newtonienne. « Tels sont donc,
Dictionnaire de l'Académie française, 5e éd., an VII, Discours préliminaire,
p. 1. De cette affirmation de principe, on peut rapprocher une étude parue,
un demi-siècle auparavant dans l'Histoire de l'Académie des Inscriptions, t.
XVII, 1751 : Réflexions sur l'utilité des belles-lettres et sur les inconvénients du goût exclusif qui paraît s'établir en faveur des mathématiques et
de la physique.
352 Hume, Enquête sur l'Entendement humain (1748), section I, trad. Leroy,
Aubier, 1947, p. 50.
351
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
262
affirme-t-il, les principes d'union ou de cohésion entre nos idées simples, ceux qui, dans l'imagination, tiennent lieu de cette connexion
indissoluble par où elles sont unies dans la mémoire. Voilà une sorte
d'attraction qui, comme on verra, produit dans le monde mental d'aussi extraordinaires effets que dans le naturel et se manifeste sous des
formes aussi nombreuses et aussi variées 353. »
Hume voulait être le Newton de l'espace mental. Son ambition
[204] fut reprise par un des maîtres de l'anthropologie britannique,
David Hartley (1705-1759), dans un ouvrage intitulé Observations on
man, his frame, his duty and his expectations (1749), synthèse psychophysiologique, qui unit la psychologie associationniste à une doctrine des vibrations, soubassement corporel des sensations. Selon Leslie Stephen, « l'intention de Hartley est de faire pour la nature humaine ce que Newton avait fait pour le système solaire. L'association est
pour l'homme ce que la gravitation est pour les planètes. Newton imaginait que la volonté de Dieu doit être la cause efficiente de la gravitation ; Hartley imagine que cette volonté divine est la cause des mouvements de l'organisme humain, qui constituent la cause immédiate de
tous les phénomènes mentaux. Il est à peu près le dernier penseur à
adopter la forme mathématique commune aux métaphysiciens de la
génération précédente ; dans son esprit, il ne s'agit pas d'une analogie
avec la mathématique pure qui, concernant les idées d'espace et de
temps, paraît avoir une validité a priori, mais d'une analogie avec les
lois du mouvement, dont il aurait prétendu (...) qu'elles dérivaient de
l'expérience » 354. L'anthropologie de Hartley se réclame expressément du précédent newtonien : « La méthode qui convient pour philosopher, peut-on lire au début des Observations on man, semble être de
découvrir et d'établir les lois générales de l'action qui affectent le sujet
considéré, en partant de certains phénomènes choisis, bien définis et
bien vérifiés, et puis d'expliquer et de prédire les autres phénomènes
par ces lois. C'est la méthode d'analyse et de synthèse recommandée et
suivie par Sir Isaac Newton 355. »
Traité de la nature humaine, 1re partie, chap. IV, trad. M. David, Alcan,
1912, pp. 23-24.
354 Sir Leslie Stephen, History of English Thought in the eighteenth century, 4e
éd., London, John Murray, t. II, p. 66.
355 Hartley, Observations on man..., partie I, chap. I, 4e éd., 1801, t. I, p. 6 ; cf.
en sens inverse l'opinion de Goleridge : « Quand donc surgira-t-il un homme
353
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
263
L'ambition newtonienne traverse le siècle ; on la retrouve chez le
théologien et philosophe libéral Joseph Priestley (1733-1804), qui entend édifier sa philosophie et sa théologie sur des bases strictement
scientifiques. Newton a mis en lumière les lois qui gouvernent l'univers ; « pour ma part, dit Priestley, je professe une adhésion constante
et rigoureuse à ces lois » 356; le chimiste Priestley pense pouvoir remplacer la métaphysique traditionnelle par une réflexion d'allure strictement scientifique.
Cette intention se perpétuera jusqu'au XIXe siècle par l'intermédiaire des penseurs radicaux. William Godwin (1756-1836), auteur de
l’Enquiry concerning political justice (1793), se réclame de Hartley,
et pense pouvoir établir lui aussi des principes rigoureux. « Il y a, dit
Godwin, une « loi de la raison » ; de même que la gravitation maintient [205] ensemble l'univers physique, la raison unifie le monde moral 357. » Jérémie Bentham (1748-1832), autre grand nom du radicalisme anglais, partage l'ambition de Godwin. Mais sa vocation pour la
rationalisation des études juridiques a été éveillée, en 1769, par la lecture d'Helvétius, qui, dans la Préface de De l’Esprit avait annoncé
l'ambition de « traiter la morale comme toutes les autres sciences, et
faire une morale comme une physique expérimentale ». Helvétius découvre l'universalité du principe de l'intérêt : « Si l'univers physique
est soumis aux lois du mouvement, l'univers moral ne l'est pas moins à
celles de l'intérêt 358. »
Un fragment manuscrit de Bentham annonce que tous les essais de
l'auteur dans l'ordre de la législation ou de la science morale auront
pour but « d'étendre la méthode expérimentale de raisonnement de la
science physique à la science morale. Ce qu'a été Bacon pour le monde physique, Helvétius l'a été pour le monde moral. Le monde moral a
qui fera pour la science de l'esprit ce que Newton a fait pour la science de la
matière — établir les lois fondamentales sur la base solide de l'induction, et
discréditer à jamais les théories absurdes esquissées par tant de rêveurs ?...
Je pense que la question est idiote, car la réponse est : Jamais ! » (Cité dans
L. S. Hearnshaw, A short history of british Psychology (1890-1920), London, Methuen, 1964, p. 127.)
356 Dans G. R. Cragg, Reason and authority in the 18th Century, Cambridge
University Press, 1964, p. 230.
357 Cité ibid., p. 241.
358 Helvétius, De l'Esprit, Discours II, chap. II.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
264
donc eu son Bacon, mais il attend encore son Newton » 359. Bentham
se proposait de devenir le Newton en question ; et le développement
de l'utilitarisme se présentera comme une gigantesque tentative pour
réduire le domaine humain, dans l'ordre moral, juridique et social, à,
la norme d'une seule intelligibilité rationnelle.
Dans la connaissance du monde matériel, la synthèse de Newton
est l'aboutissement d'un long travail d'analyse, qui, depuis Galilée, a
duré un bon siècle. Au contraire, dans les sciences humaines, où la
recherche commence à peine, tout se passe comme si le modèle newtonien proposait une synthèse avant même que les analyses aient pu
être sérieusement entreprises. On ne peut pas encore parler de science,
dans la plupart des cas ; il s'agit plutôt de sondages dans le vide. La
fascination newtonienne agit comme un mirage, qui égare les savants,
en leur proposant des convictions et des conclusions avant qu'ils ne se
soient rendus maîtres des faits. Les certitudes prématurées étaient appelées à s'effacer avec la constitution d'un savoir plus solide ; elles
eurent une utilité provisoire, en attendant que les sciences humaines
soient en mesure de conquérir leur identité épistémologique.
La « philosophie expérimentale » d'inspiration newtonienne a servi
de méthodologie provisoire et première à des disciplines non encore
parvenues à leur propre maturité épistémologique. Les penseurs ont
renoncé à la scolastique et aux procédures déductives ; il leur faut découvrir de nouveaux critères qui puissent prétendre à une positivité
certaine. L'imitation, même tout extérieure, des sciences de la nature
paraît fournir l'assurance recherchée. Dès le début du [206] siècle,
l'œuvre de Shaftesbury (1671-1713) présente l'esquisse d'une morale
positive qui prétend donner une forme mathématique à l'expérience
humaine, première ébauche d'un thème repris par Wolff et Maupertuis, entre autres, et qui aboutira au calcul des plaisirs et des peines,
clef de l'utilitarisme benthamien.
359
Dans Élie Halévy, La jeunesse de Bentham, Alcan, 1901, pp. 289-290 ; cf. le
jugement de Halévy, ibid., p. 4 : « Ce qu'on appellera l'utilitarisme, le radicalisme philosophique peut se définir tout entier un newtonianisme ou, si
l'on veut, un essai de newtonianisme appliqué aux choses de la politique et
de la morale. Dans le newtonianisme moral, deux principes tiennent la place
du principe de l'attraction universelle. Ce sont le principe de l'association
des idées et le principe de l'utilité. »
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
265
Shaftesbury affirmait que les maximes politiques tirées du schéma
de l'équilibre des pouvoirs étaient « aussi évidentes que les principes
mathématiques ». Il en inférait que les maximes morales fondées sur
une théorie du juste équilibre des passions seraient également susceptibles de démonstration rigoureuse. L'harmonie dont il parlait avait
une réalité objective. La symétrie et la proportion étaient également
fondées en nature. « C'est la même chose, affirme Shaftesbury (Soliloquy, III, 2), dans le cas de la vie et des mœurs. La vertu a les mêmes
normes précises. Les mêmes nombres, la même harmonie et les mêmes proportions auront place en morale. On peut les découvrir dans
les caractères et affections de l'humanité, qui fournissent les fondations valables pour un art et une science inégalables de la pratique et
de la compréhension des hommes 360. »
L'empirisme anglo-saxon devait se sentir attiré par l'évocation de
cet art moral rationnel fondé sur le déchiffrement des comportements
humains. L'influence de Shaftesbury, lui-même disciple de Locke,
s'exerça en particulier sur Francis Hutcheson (1694-1747), l'un des
fondateurs de l'école écossaise, professeur à Glasgow, dans la chaire
où devait lui succéder son disciple Adam Smith. Son biographe souligne qu' « il avait observé que c'était le bonheur et la gloire de l'époque
contemporaine d'avoir rejeté la méthode des hypothèses et des suppositions en philosophie naturelle, d'avoir entrepris de faire des observations et des expériences sur la constitution du monde matériel luimême, et de déterminer les pouvoirs et les principes que l'on découvre
à l'œuvre en lui (...) Il était convaincu que pareillement on ne parviendrait pas à une véritable conception de la morale à force de génie et
d'invention, ou grâce à la plus grande précision de la pensée dans les
raisonnements métaphysiques. Il fallait la dégager de nos observations
personnelles sur les pouvoirs et les principes dont nous avons conscience qu'ils agissent en nous, et dont on peut reconnaître qu'ils sont à
l'œuvre à quelque degré dans l'ensemble de l'espèce humaine ». Cette
360
Sir Leslie Stephen, History of the English thought in the 18th century, op.
cit., t. II, p. 32 ; cf. Shaftesbury, Characteristics, III, I : Essay on the freedom of Wit and Humour.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
266
méthode aboutit à définir notre « structure interne », comme « une
constitution ou système composé de diverses parties » 361.
Shaftesbury évoquait une morale calquée sur la physique ; Hutcheson la conçoit sur le modèle de l'histoire naturelle. Dans les deux cas,
l'éthique devient une science du réel. Cette conversion du normatif à
l'expérimental est un signe des temps ; elle apparaît même [207] dans
le domaine de la réflexion sur les arts, où pourtant il semble que l'idéal
devrait avoir priorité sur le réel. Henry Home, lord Kames (16961782) est l’auteur d'un des premiers traités d'esthétique, paru en langue anglaise, sous le titre Elements of Criticism (1762) ; il caractérise
sa méthode en disant que « son plan est de remonter graduellement, à
partir des faits et d'expériences, jusqu'aux principes, au lieu de commencer par les principes, traités abstraitement, et de descendre vers les
faits » 362.
La fascination newtonienne dans les sciences humaines n'est pas
un phénomène spécifiquement britannique. On trouve chez le grammairien français Beauzée une attitude méthodologique semblable,
dans le domaine qui lui est propre. « La science ne peut donner aucune existence à la théorie si elle n'observe avec soin les usages combinés et les pratiques différentes, pour s'élever par degrés jusqu'à la généralisation des principes. Ces principes en eux-mêmes sont déterminés et invariables ; mais, par rapport à nous, ils sont, comme les objets
de toutes nos recherches, environnés de ténèbres, de doutes, d'incertitudes ; la voie de l'observation est la seule qui puisse nous mener à la
vérité 363. » Beauzée, présentant une somme de sa discipline, s'en
prend à Descartes qui, « séduit par les délires de son imagination féconde, fabrique dans son cabinet le système ingénieux des tourbillons ». À cette folie s'oppose la sagesse de Newton, qui « vint avec
des faits et des expériences répétées, vérifiées, comparées, et les tourbillons de Descartes disparurent » 364.
361
William Lechman, Préface au System of moral Philosophy, de Francis Hutcheson (1729), 4th édition, London, 1755, t. I, pp. XIII-XIV.
362 Henry Home, Elements of Criticism (1762), 4th édition, Edinburgh, 1769,
Introduction p. 14.
363 Beauzée, Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires à l'élude de toutes les langues, 1767, Préface, t. I, pp. XIII-XIV.
364 Ibid., pp. XIV-XV.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
267
Il faut procéder en grammaire comme Newton. « Il en est partout
comme en physique ; nous ne pouvons, dans quelque genre que ce
soit, connaître les causes que par les effets, ni les principes des arts
que par leurs productions ; il n'y a qu'une longue suite d'expériences,
d'observations et de comparaisons qui puisse nous mettre en état d'apprécier la juste valeur, l'étendue et les bornes d'un principe. J'ai donc
regardé les différents usages des langues comme des phénomènes
grammaticaux, dont l'observation devait servir de base au système des
principes généraux. » Beauzée se flatte d'avoir comparé toutes sortes
de faits linguistiques, allant de l'hébreu au péruvien, en passant par le
basque, le chinois et le lapon : « J'y ai plutôt cherché des faits que des
principes... 365. » Beauzée se propose d'être le Newton de la grammaire, présupposant ainsi que les faits de langue doivent avoir la même
consistance que les faits physiques.
Le schéma épistémologique en bien des cas se dégrade jusqu'à devenir un thème rhétorique, en l'absence de toute validité réelle. Pietro
Verri, l'un des meilleurs esprits de l'Italie des Lumières, qui rêve de la
délivrer de son incohérence politique, se réfère à l'attraction newtonienne : « Réglons sur ce modèle notre politique nationale. [208] Bien
que dispersés sous des dénominations diverses et soumis à divers souverains, formons pour le progrès des sciences et des arts un seul système. Que le patriotisme, c'est-à-dire l'amour universel de notre nation, soit le soleil qui nous éclaire 366. » L'épistémologie n'est plus
guère ici qu'une poétique ; elle fournit des images qui viennent au secours de la raison. Beccaria, ami de Verri, se sert du paradigme newtonien dans son essai sur la réforme de la législation pénale. L'adultère
a pour causes « la diversité des lois humaines et la puissante attraction
qui pousse l'un des sexes vers l'autre ; cet attrait est semblable en bien
des points à la gravitation universelle, puisque, comme elle, il diminue
avec la distance, et que si l'une de ces forces influence tous les mouvements des corps, l'autre fait de même pour les mouvements de
l'âme, tant que dure son action ; elles diffèrent l'une de l'autre en ce
que la pesanteur se met en équilibre avec les obstacles qu'elle rencontre, tandis que l'autre ne fait que croître en raison même des obsta-
365
366
P. XV
Pietro Verri, dans la revue Il Caffé, 1765 ; citée dans P. H. Sagnac, La fin de
l'Ancien Régime et la révolution américaine, P.U.F., 1947, p. 169.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
268
cles » 367. La même rhétorique justifie l'action pénale des autorités,
dans la mesure où le domaine humain est soumis à une pesanteur plus
générale encore : « La force qui, semblable à la gravitation, nous incite à rechercher notre bien-être, ne peut être contenue que par les obstacles qui lui sont opposés. Cette force a pour effet la masse confuse
des actions humaines... » Bien entendu, le domaine humain ne permet
pas des systématisations aussi parfaites que le système du monde ;
« en arithmétique politique, il faut substituer à l'exactitude rigoureuse
le calcul des probabilités ». Le juriste est une manière de technicien
visant à réaliser un équilibre de forces : « Le législateur agit comme
architecte habile dont le rôle est de s'opposer aux forces destructives
de la pesanteur et de mettre en œuvre celles qui contribuent à la solidité de l'édifice 368. »
Le newtonien franco-anglais Désaguliers (1683-1742), réformateur
de la franc-maçonnerie européenne, avait publié en 1728 an poème
intitulé : The newtonian System of the world, the best model of government. Le siècle des Lumières ne pouvait pas trouver, pour formaliser ses grandes espérances, de meilleur schéma que celui du système
solaire. Le paradigme newtonien représente une forme de pium desiderium ou de wishful thinking, ce qui ne l'empêche nullement de manifester à l'occasion une grande efficacité.
La doctrine de Newton avait mené à son achèvement la rationalisation de l'espace cosmique. La réalité humaine se déploie dans l'espacetemps historique. Celui-ci était demeuré opaque, depuis que le retrait
de Dieu avait mis fin au règne de la théologie de l'histoire, dont Bossuet fut l'un des derniers représentants. La question se posait de savoir
si, une fois abandonnée la prétention de déchiffrer les desseins de la
Providence dans le temps, il serait possible de [209] découvrir une
intelligibilité de remplacement pour la mise en ordre des événements
historiques. Le XVIIIe siècle a vu naître l'expression « philosophie de
l'histoire », employée pour la première fois par Voltaire en 1765. Or la
philosophie est œuvre de raison et de réflexion : si, comme le soutiennent Vico et Herder, l'homme est l'auteur du monde historique, l'histoire doit avoir ses lois, et le but dernier de l'historien serait de les dé367
Beccaria, Des Délits et des peines, trad. Maurice Chevallier, Genève, Droz,
1965, p. 59.
368 Ibid., p. 15.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
269
gager de l'observation, d'en faire la théorie, afin de parvenir à une explication de la genèse du présent à partir du passé, et à une prévision
du futur à partir du présent. La philosophie de l'histoire peut faire de
l'histoire une science qui se prolongerait en un art rationnel.
Il n'est pas interdit dépenser que le schéma newtonien ait joué son
rôle dans le développement de la connaissance historique. Voltaire,
qui a pratiqué assez souvent une histoire de style académique, rêve
aussi d'autre chose ; l'expression « philosophie de l'histoire » est calquée sur l'expression « philosophie de la nature », qui signifie « science de la nature ». Selon l'auteur de l’Essai sur les mœurs, « peut-être
arrivera-t-il bientôt dans la manière d'écrire l'histoire ce qui est arrivé
dans la physique. Les nouvelles découvertes ont fait proscrire les anciens systèmes. On voudra connaître le genre humain dans ce détail
intéressant qui fait aujourd'hui la base de la philosophie naturelle » 369. Et Voltaire évoque la possibilité d'une histoire de la population, de ses mœurs et coutumes, du commerce et de l'industrie, de la
législation : « On saurait ainsi l'histoire des hommes au lieu de savoir
une faible partie de l'histoire des rois et des cours 370. »
Cette forme de savoir historique porterait sur les peuples, les institutions, et non plus sur les individus. De là la possibilité de mettre en
lumière l'intelligibilité immanente au développement des événements
humains. L'histoire pourrait être transparente à une raison soucieuse
de retrouver le sens de la marche. Vers 1751, le jeune Turgot, au moment où il quitte la Sorbonne et l'état clérical, rédige le plan de deux
discours sur l'histoire universelle, qui nous ont été transmis par Dupont de Nemours. « M. Turgot, dit Dupont, rendait à Bossuet l'hommage que méritent la hauteur de ses pensées et le nerf de son expression (...) mais il regrettait que le Discours sur l'histoire universelle ne
fût pas plus riche de vues, de raison, de véritables connaissances ».
De Bossuet à Turgot, en l'espace de deux générations, le schéma de
l'histoire a été désacralisé. Le projet de l'historien n'est plus de dévoiler le plan de Dieu pour le monde ; l'histoire est une histoire de
l'homme, à partir du moment où sa raison et sa liberté le mettent en
mesure de jouer un rôle décisif sur la terre. « Une combinaison conti369
Voltaire, Fragments sur l'histoire, article XII ; Œuvres, Librairie Furne.
1842, t. V, p. 242.
370 Note de l'édition Schelle des Œuvres de Turgot, Alcan, 1913, t. I, p. 275.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
270
nuelle de ses progrès avec les passions et avec les événements qu'elles
ont produits forme l’Histoire du genre humain, où chaque [210]
homme n'est plus qu'une partie d'un tout immense qui a comme lui,
son enfance et ses progrès. Ainsi l’Histoire universelle embrasse la
considération des progrès successifs du genre humain et le détail des
causes qui y ont contribué. Les premiers commencements des hommes ; la formation, le mélange des nations ; l'origine, les révolutions
des gouvernements ; les progrès des langues, de la physique, de la morale, des mœurs, des sciences et des arts ; les révolutions qui ont fait
succéder les empires aux empires, les nations aux nations, les religions aux religions ; le genre humain, toujours le même dans ses bouleversements, comme l'eau de la mer dans les tempêtes, et marchant
toujours à sa perfection. Dévoiler l'influence des causes générales et
nécessaires, celle des causes particulières et des actions libres des
grands hommes, et le rapport de tout cela à la constitution même de
l'homme ; montrer les ressorts et la mécanique des causes morales par
leurs effets : voilà ce qu'est l'histoire aux yeux d'un philosophe... 371. »
Un tel projet tend à constituer une discipline explicative dans un
domaine particulièrement confus. Le Second discours de Turgot Sur
les progrès de l’esprit humain donne une esquisse des étapes de la
connaissance qui correspond à la loi des trois états, dont Auguste
Comte devait faire l'axe de son système et la clef de l'histoire de l'humanité 372. L'un des traits de la culture du XVIIIe siècle est la constitution, par delà le plan traditionnel de l'histoire événementielle, d'une
histoire au second degré, préoccupée non de la poussière des faits, de
l'anecdote, mais des normes abstraites, des principes généraux, qui
permettent de retrouver un ordre rationnel dans l'irrationalité apparente du devenir. Fontenelle avait évoqué la possibilité d'une « histoire de
la raison », qui constituerait la substance même de l'histoire de l'humanité. Ce projet définit l'une des ambitions du siècle, non seulement
dans la perspective des Lumières françaises, qui passe par Voltaire et
Turgot pour aboutir à l’Esquisse d'un tableau historique des progrès
de l'Esprit humain, de Condorcet, mais aussi en Angleterre et en Allemagne.
371
Turgot, Plan de deux discours sur l'histoire universelle ; Idée de l'Introduction ; Œuvres, éd. citée, t. I, pp. 276-277.
372 Plan du second discours sur les progrès de l'esprit humain, ibid., pp. 314315.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
271
La systématisation de l'espace-temps humain doit renoncer à l'appareil mathématique ; elle se contente de décrire une série d'époques
successives. Mais elle se flatte de faire régner une intelligibilité immanente à chacune des époques considérées, et de mettre en lumière
les déterminismes qui commandent le passage d'une période à la période suivante. Il s'agit là d'une analyse rationnelle, véritable connaissance scientifique, susceptible d'applications pratiques : « S'il existe,
dit Condorcet, une science de prévoir les progrès de l'espèce humaine,
de les diriger, de les accélérer, l'histoire des progrès qu'elle a déjà faits
en doit être la base première 373. » La révolution galiléenne, accomplie par Newton, met l'homme en mesure de contrôler plus [211] efficacement la nature matérielle. La philosophie de l'histoire doit permettre aux hommes, grâce à une révolution épistémologique sans précédent, de prendre en main des destinées de l'humanité. « Tout nous dit
que nous touchons à l'époque d'une des grandes révolutions de l'espèce humaine » 374, affirme Condorcet. Les têtes pensantes de la Révolution française, en particulier les Idéologues, partageaient cette
conviction. C'est au nom d'une philosophie de l'histoire qu'ils entendaient maîtriser l'histoire afin de mener l'humanité à bonne fin.
Hors de France, il n'a pas été donné aux penseurs de prendre en régie directe la transformation du monde ; mais ils ont essayé de donner
un schéma rationnel de la marche du temps humain. Le dernier tiers
du XVIIIe siècle voit se multiplier les ouvrages de ce type. En 1767
paraît l’Essay on the history of civil Society, de l'Écossais Adam Ferguson, bientôt suivi, en 1774, par les Sketches on the history of man,
de son compatriote Henry Home. D'autres Écossais encore, lord Monboddo, Adam Smith, Dugald Stewart, se préoccuperont de ces mêmes
questions. En Allemagne, la Philosophie de l'histoire de feu l'abbé
Bazin, publiée par Voltaire en 1765, suscite en 1774 une réplique de
Herder : Une autre philosophie de l'histoire pour contribuer à l'éducation de l'humanité ; dix ans plus tard, en 1784, paraît l'opuscule de
Kant : Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
L'éducation du genre humain de Lessing est de 1778-1780 ; en 1785,
l'Esquisse d'une Histoire de l'Humanité de Christoph Meiners, profes-
373
Condorcet, Esquisses d'un Tableau historique des progrès de l'esprit humain ; Œuvres, éd. Garat-Cabanis, an IX, t. VIII, p. 17.
374 Ibid., p. 19.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
272
seur à Göttingen, est un remarquable essai de systématisation de l'histoire culturelle.
Ces titres, parmi d'autres, attestent le désir de parvenir à une rationalisation intégrale du devenir humain. Hegel prolongera les espoirs
de l'âge des Lumières. Peut-être rêvait-il d'être ce Newton de la philosophie de l'histoire que les penseurs du XVIIIe siècle appelaient de
leurs vœux. Le mystère de l'histoire devait pouvoir être élucidé, comme l'avait été le mystère de la nature. Il est vrai que l'histoire résistait
à la raison, ainsi qu'en témoigne la mort tragique de Condorcet, victime de la Terreur, au moment même où il vient d'achever cet hymne
des temps futurs que constituait son Esquisse d'un Tableau historique
des progrès de l'esprit humain. Les espérances des Lumières étaient
prématurées ; mais elles ne s'effacent pas avec le siècle.
En 1827 commence à paraître la traduction française des Ideen de
Herder par Edgar Quinet. À la réception du volume, Michelet écrit à
Quinet : « La philosophie de l'histoire a eu déjà son Copernic et son
Kepler ; il faut qu'elle ait son Newton. » Au dire du commentateur,
Michelet se référait ici à la Préface dont Quinet avait fait précéder sa
traduction. « Michelet appelait Vico le Copernic de la philosophie de
l'histoire et donnait le nom de Kepler à Herder. Le rôle de Newton
était destiné à Quinet... 375. » La fascination newtonienne n'était pas
morte.
[212]
La solution au problème des historiens, les théoriciens de la naissante sociologie, en ce XIXe siècle, se flattaient de la découvrir, en
mettant en lumière la loi du développement de l'humanité. Le jeune
Saint-Simon, en qui survit l'espérance des Encyclopédistes, rêve d'appliquer le schéma newtonien à la réalité humaine. Il écrit en 1813 un
travail sur la gravitation universelle ; selon un de ses disciples, « toute
son ambition jusqu'en 1813, peut-être faut-il dire jusqu'en 1821, est de
substituer le principe de la gravitation universelle à l'idée de
Dieu » 376. Les Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains
(1802) esquissent une religion de l'humanité, où Newton représente le
375
B. Reizov, L'Historiographie romantique française (1815-1830), Moscou,
Éditions en langues étrangères, s. d., p. 576.
376 Préface anonyme aux Œuvres choisies de Saint-Simon, Bruxelles, 1859, t. I,
p. XXXVI.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
273
Moïse de la nouvelle Loi. Un autre idéologue, Charles Fourier (17721837), découvre de son côté la loi de l’attraction passionnelle, principe fondamental de la vie sociale, à partir duquel sera possible la réorganisation du domaine humain selon des principes rationnels.
La réussite de Newton n'a pas fini de faire rêver les esprits en quête
d'une intelligibilité radicale. L'historien allemand Gervinus, dans son
autobiographie, datée de 1860, évoque son ambition de jeunesse de
consacrer sa vie à la réalisation d'une philosophie systématique de
l'histoire. « Toute l'époque méditait sur le thème de cette nouvelle discipline à découvrir, depuis que Newton avait prophétisé pour l'avenir,
une fois que la méthode empirique aurait ordonné le domaine de la
science de la nature, l'application de cette méthode aux sciences de
l'esprit. » Et Gervinus ajoute : « Je n'ai jamais partagé les espérances
démesurées qu'un Bentham, qui avait l'ambition d'accomplir ces prophéties newtoniennes, nourrissait quant aux résultats de l'application
de cette méthode au monde de l'esprit. » On ne peut pas, conclut Gervinus, établir dans l'ordre des sciences humaines des lois aussi rigoureuses que celles qui règnent en mathématiques 377.
La grande école historique allemande du XIXe siècle oppose à
l'épistémologie de l'explication réductrice une épistémologie de la
compréhension, respectueuse de la spécificité des phénomènes humains. La fascination newtonienne se heurte à un démenti, qui sera le
thème de l'œuvre de Dilthey. Les sciences de l'homme doivent être
des sciences humaines ; toute tentative pour leur donner le statut des
sciences de la chose aboutit à une dénaturation de cela même qui est
en question. La science de l'homme inspirée de Newton n'était qu'un
détour, détour peut-être indispensable pour introduire l'idée de science
dans un domaine où elle n'avait pas accès jusque-là. La méthode des
essais et des erreurs a sa place dans le développement historique de la
recherche scientifique.
377
Cité dans Erich Rothacker, Logik und Systematik der Geisteswissenschaften,
Bonn, Bouvier Verlag, 1948, p. 8.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
274
[213]
Deuxième partie :
L’intelligibilité au XVIIIe siècle
Chapitre III
MORT ET RÉSURRECTION
DE LA MÉTAPHYSIQUE
I. LE XVIIIe SIÈCLE ET LA PHILOSOPHIE
Retour à la table des matières
Le XVIIIe siècle représente, pour l'histoire traditionnelle de la philosophie, une traversée du désert. Après la grande époque classique du
XVIIe siècle, illustrée par Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz,
il faut attendre, pour que refleurisse l'inspiration métaphysique, le renouveau kantien, avec ses prolongements divers, Fichte, Hegel, Schelling et leurs successeurs. Entre Leibniz et Kant, exception faite de
Berkeley, ce néo-platonicien qui s'est trompé de siècle, les influences
prédominantes sont celles de l'empirisme anglais. Locke et Hume ne
volent pas bien haut ; leur philosophie à, courte vue manque de ce lyrisme des idées, de cet envol vers la transcendance qui caractérisent
les grands systèmes. Quant à Christian Wolff, qui règne sur les universités allemandes, son œuvre ne présente pas le caractère asthmatique de l'empirisme anglais ; mais le pédantisme de l'exposé, aggravé
par le déploiement pseudo-mathématique de la démonstration, en rend
l'abord rebutant. Cette grande machinerie scolastique paraît fonctionner à vide et se digérer elle-même.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
275
L'usage français veut que l'on ne parle des philosophes du XVIIIe
siècle qu'entre guillemets. Les intellectuels français de l'âge des Lumières ont revendiqué cette appellation contrôlée ; mais les spécialistes de la philosophie authentique hésitent à la prendre au sérieux. La
division du travail universitaire abandonne Voltaire, Diderot, Rousseau et leurs confrères aux spécialistes de la littérature. Voltaire a
pourtant rédigé un Traité de Métaphysique, et compilé un gros Dictionnaire philosophique ; quant à l’Encyclopédie, synthèse des Lumières à la française, on peut difficilement la considérer comme une
œuvre d'intention strictement littéraire ; ses mérites et son intérêt sont
ailleurs. Mais les philosophes qui parfois acceptent de prendre en
considération le Dictionnaire historique et critique de Bayle hésitent à
revendiquer l’Encyclopédie comme relevant de leur juridiction 378.
Le concept d'histoire de la philosophie n'est pas clair ; ce qu'on appelle philosophie change de caractère au cours des temps. Le personnage et les occupations du philosophe ne sont pas au Moyen Age ce
[214] qu'ils deviennent à la Renaissance ; il n'y a pas d'identité, même
approximative, entre les personnages d'un Descartes, d'un Spinoza,
d'un Leibniz et le professeur d'université du type courant au XIXe siècle. Néanmoins l'histoire de la philosophie ne fait pas de difficulté à
admettre entre ces hommes et leurs pensées une continuité suffisante
pour permettre de les classer dans des chapitres successifs. Bon nombre de penseurs du XVIIIe siècle, au contraire, ne paraissent pas à leur
place dans ce même cadre, où, dirait-on, ils ne figurent que par accident. Pope et Voltaire, ou Rousseau, n'appartiennent à la philosophie
que par un aspect de leur œuvre, qui n'est pas l'essentiel. L'historien de
la philosophie est obligé de les saluer au passage ; ils ne paraissent
chez lui qu'en visite.
Emile Faguet, qui n'aimait pas le XVIIIe siècle, exprime l'embarras
de l'attitude traditionnelle en face de ces intellectuels difficiles à classer. « Les philosophes du XVIIIe siècle, écrit-il, ont été tous et trop
orgueilleux et trop affairés pour être très sérieux. Ils sont restés très
superficiels, brillants du reste, assez informés même, quoique d'une
instruction trop hâtive et qui procède comme par boutade, pénétrants
quelquefois et ayant, comme Diderot, quelques échappées de génie,
378
L'important ouvrage de Jacques Proust : Diderot et l'Encyclopédie, 1962, est
l'œuvre d'un spécialiste de la littérature et non d'un philosophe.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
276
mais en somme beaucoup plus des polémistes que des philosophes.
Leur instinct batailleur leur a nui extrêmement ; car un grand système
ou simplement une hypothèse satisfaisante pour l'esprit (...) ne se
construit jamais dans l'esprit d'un penseur qu'à la condition qu'il envisage avec le même intérêt, et presque avec la même complaisance, sa
pensée et le contraire de sa pensée, jusqu'à ce qu'il trouve quelque
chose qui explique l'un et l'autre, en rende compte, et sinon les concilie, du moins les embrasse tous deux 379. » Les prétendus philosophes
du XVIIIe siècle ne font pas le poids, parce qu'ils sont « infiniment
personnels et un peu légers ; (...) intéressants et décevants, de peu de
largeur, de peu d'haleine, de peu de course, et surtout de peu d'essor.
Deux siècles passés, ils ne compteront plus pour rien, je crois, dans
l'histoire de la philosophie » 380.
L'avenir de l'histoire de la philosophie n'appartient à personne ; le
pronostic de Faguet relève d'une forme de wishful thinking : le critique souhaiterait effacer un âge de la pensée qui n'a pas ses préférences. Merleau-Ponty, plus réellement philosophe que Faguet, n'est pas
très loin de partager ses vues. Selon lui, le XVIIIe siècle est le siècle
du commencement de la fin de la métaphysique : « Le XVIIIe siècle
est le plus grand exemple d'un temps qui ne s'exprime pas bien dans sa
philosophie. Ses mérites sont ailleurs : dans son ardeur, dans sa passion de vivre, de savoir et de juger, dans son « esprit ». Comme Hegel
l'a bien montré, il y a par exemple un sens second de son « matérialisme » qui en fait une époque de l'esprit humain, bien qu'il soit, pris à
la lettre, une maigre philosophie 381. »
On ne saurait contester à l'historien de la pensée le droit de distinguer [215] entre des périodes de vaches maigres et des périodes de
vaches grasses, encore que son office ne soit pas de procéder à une
distribution des prix, mais de rendre intelligible le devenir de la conscience humaine. Emile Faguet reproche aux « philosophes » français
du XVIIIe siècle leur attitude polémique et partisane ; son réquisitoire
s'inspire de l'antipathie qu'il ressent pour l'idéologie de la Révolution,
dont ces « philosophes » ont fourni les principes. Quant à MerleauPonty, son attitude est conforme à la tradition du spiritualisme univerEmile Faguet, XVIIIe siècle, Avant-propos, Boivin, s. d., p. XX.
Ibid., pp. XX-XXI.
381 M. Merleau-Ponty, Signes, N. R. F., 1960, p. 186.
379
380
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
277
sitaire, qui a régi l'enseignement philosophique en France jusqu'au
milieu du XXe siècle. Il ne paraît pas conforme à la saine méthode historique d'affirmer que le XVIIIe siècle n'a pas philosophé ; mieux vaudrait admettre qu'il a philosophé autrement que l'âge qui a précédé et
l'âge qui a suivi. Plutôt que de distinguer entre un « grand » rationalisme et un « petit », il importe de rechercher quel fut au juste le rationalisme du XVIIIe siècle.
Aucune époque de la pensée n'a pu se passer de philosophie, si l'on
entend par ce mot une réflexion sur la condition humaine pour parvenir à une vue d'ensemble des rapports de l'homme avec l'univers, avec
Dieu et avec lui-même. Ces questions définissent des préoccupations
fondamentales pour les meilleurs esprits du XVIIIe siècle, et même les
moins bons. Mais, dans la plupart des cas, les problèmes sont formulés autrement qu'à l'époque précédente, et les solutions sont recherchées selon des voies différentes. Les penseurs originaux du siècle des
Lumières ne se sentent pas à l'aise dans les cadres de la Somme de
saint Thomas ou de l’Éthique de Spinoza. Les formes imposées de la
philosophie traditionnelle ne correspondent plus aux exigences de la
curiosité ; on cherche à satisfaire le besoin de vérité à l'aide de procédures qui aboutissent à des œuvres d'un type inédit. L'Encyclopédie ne
se présente pas comme la Somme de saint Thomas ; mais elle est, sous
la forme d'un dictionnaire, une somme à la mesure d'une époque décisive de l'esprit humain.
Le XVIIIe siècle a vu naître, en Angleterre, le roman moderne,
genre neuf, car il rompt avec la tradition du roman de chevalerie. Le
roman traditionnel relevait d'une sous-littérature, alors que le nouveau
roman va prendre d'emblée une place de premier plan dans la production littéraire internationale, avec Paméla, Clarisse, la Nouvelle Héloïse et Werther. L'idée ne viendrait à personne de refuser ces œuvres,
parce que non conformes aux normes établies, et d'en conclure que le
XVIIIe siècle est une période creuse dans l'histoire de la littérature.
C'est pourtant ainsi que l'on procède trop souvent à l'égard du domaine
philosophique, en considérant que l’Esprit des Lois, l’Encyclopédie, le
Systema naturae de Linné, l’Histoire naturelle de Buffon, l’Essai sur
les mœurs, le Contrat social, et bien d'autres ouvrages fondamentaux
de la culture moderne sont les productions d'un siècle sans philosophie
digne de ce nom. Pour les besoins de la démonstration, on oubliera les
trois Critiques et toute l'œuvre de Kant, dont l'auteur, qui vécut de
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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1724 à 1804, est pourtant un homme du XVIIIe siècle. On voit en
Kant celui qui inaugure le XIXe siècle, et non pas celui qui accomplit
le [216] XVIIIe ; ce qui fausse la lecture des textes kantiens, par un
anachronisme rétrospectif. On aborde Kant à travers les postkantiens,
et non pas dans la perspective de l’Aufklärung, dont la philosophie
critique réalise une puissante synthèse.
Si l'on renonce à ce parti pris absurde qui aboutit à faire du siècle
des « philosophes » un siècle sans philosophie, on est conduit à reconnaître que le phénomène majeur de cette période est un déplacement du point d'application de la réflexion philosophique. La philosophie n'est plus dans la philosophie, si l'on s'en tient aux formes héritées de la scolastique ainsi qu'à la problématique de l'âge précédent.
La philosophie n'est plus dans la philosophie, mais elle est partout ;
elle pratique systématiquement l'ouverture au monde ; elle prend son
bien où elle le trouve. L'Encyclopédie peut servir de symbole à cette
revendication totalitaire, puisque par hypothèse l'encyclopédiste se
donne un droit de regard sur l'ensemble des choses et des idées. De
plus l’Encyclopédie s'adresse non à des spécialistes, mais à tout le
monde. Pareillement l’Aufklärung allemande est caractérisée par l'apparition de Popularphilosophen, qui veulent travailler à l'éducation
philosophique du grand public, auquel s'adresse la florissante littérature des « Magazines ». Ce sont là, des traits spécifiques de la pensée
philosophique au XVIIIe siècle ; on ne trouve rien de comparable dans
les âges précédents. La philosophie traditionnelle se maintient dans les
collèges, et, en France, dans les universités, conservatoires d'un savoir
périmé, où l'on continue à dicter, en latin, des cours qui perpétuent les
doctrines jugées non dangereuses par l'Église. Jusqu'à la Révolution
française, cette philosophie, sous-produit de la scolastique, teintée
d'un vague spiritualisme cartésien, se maintiendra en position défensive, repliée sur elle-même, philosophie de professeurs et de manuels,
non pas philosophie de philosophes. De cette doctrine scolaire et scolastique, les historiens autorisés ne disent rien, parce qu'il n'y a rien à
en dire ; elle répète des stéréotypes, dépourvus de toute signification
réelle. Voltaire, à l'article université de son Dictionnaire philosophique, évoque le combat retardateur mené par l'université de Paris
contre les innovations dans tous les domaines, et spécialement en philosophie. Il conclut : « Ce que nous venons de dire touchant l'Université de Paris peut nous donner une idée des autres universités dont elle
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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est regardée comme le modèle. En effet, 80 universités, à son imitation, ont fait un décret que la Sorbonne fit dès le XIVe siècle : c'est
que, quand on donne le bonnet à un docteur, on lui fait jurer qu'il soutiendra l'immaculée conception de la Vierge. Elle ne la regarde cependant point comme un article de foi, mais comme une opinion pieuse et
catholique. » Ce texte polémique permet de comprendre pourquoi la
France n'a pas eu, au XVIIIe siècle, de philosophie instituée qui soit
une philosophie vivante. Au XVIIe siècle, Gassendi et Mersenne, Descartes, Malebranche, comme Spinoza en Hollande, vécurent en marge
des universités et d'ailleurs pensèrent contre elles, ce qui leur valut
suspicion et condamnation, et les obligea à l'exil ou à la clandestinité.
Au XVIIIe siècle, la répression officielle, bien que subsistant en théorie, [217] s'affaiblit ; les penseurs prennent la parole avec une impunité relative ; il faut donc mener une action de harcèlement. Et comme
c'est l'opinion publique qui arbitrera le débat, tous les moyens sont
bons, y compris l'ironie et le talent, pour séduire le grand public. La
« philosophie » revêt un caractère de vulgarisation et de propagande
afin de parvenir à ses fins ; elle est devenue un « atelier », où s'affairent tous ceux qui travaillent à « la vigne du Seigneur » dans le but
commun d' « écraser l'infâme », pour employer la terminologie imagée de Voltaire et de ses correspondants 382.
La recherche de la vérité est aussi un combat pour la vérité, contre
toutes les forces d'oppression et de réaction, qui s'opposent à la diffusion des « Lumières ». La France n'a pas eu, au XVIIIe siècle, de philosophe, universitaire ou rentier, découvrant la vérité dans la sérénité,
parce qu'une réflexion philosophique de ce type est impossible dans
l'espace français. Penser librement, c'est penser contre — contre les
doctrines établies, contre les autorités de toute espèce, même et surtout si ces autorités doutent d'elles-mêmes et défendent leurs privilèges sans conviction. La notion d' « engagement », que crurent découvrir les philosophes existentialistes du XXe siècle, s'impose aux penseurs du XVIIIe, qui pensent à leurs risques et périls, et paient de leur
personne. L'un des griefs retenus contre le Chevalier de la Barre, décapité pour impiété en 1765, est d'avoir été trouvé en possession du
382
Cf. Agnès G. Raymond, L’« Infâme », Superstition ou Calomnie ? Studies
on Voltaire and the eighteenth Century, LVII, Genève, 1967.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
280
Dictionnaire philosophique ; on comprend que Voltaire ne soit pas
resté impassible.
Le plus grand philosophe du XVIIIe siècle est le prussien Emmanuel Kant, né et mort à Königsberg (1724-1804). De 1755 à 1796,
Kant accomplit une paisible carrière dans la petite université de sa ville natale ; son œuvre immense, qui couvre tous les domaines du savoir, est l'expression directe ou le prolongement de son enseignement.
Kant est un homme de son temps : la notion de philosophie critique
doit être comprise comme une libre affirmation de l’esprit critique,
c'est-à-dire du libre examen en matière de pensée. La philosophie moderne a été inventée dans une chaire universitaire par un paisible professeur prussien, sous le règne du souverain très éclairé Frédéric II.
Après la mort du grand Frédéric (1786), son successeur FrédéricGuillaume II, inspiré par un de ses ministres, institua une censure en
matière de religion, ce qui valut à Kant quelques ennuis lors de la publication de La Religion dans les limites de la simple raison, en 1793,
à un moment où les événements de France inquiétaient les gouvernements européens. « La première partie parut dans la Berliner Monatsschrift, mais l’Imprimatur fut impitoyablement refusé à la seconde.
Kant s'adressa alors à la faculté de Théologie de Königsberg, puis à la
faculté des Lettres d'Iéna, dont le doyen J. Chr. Hennings accorda finalement le permis d'imprimer 383. » Kant ne fut pas brûlé, son livre
non plus. Il reçut du roi une lettre personnelle, qui lui faisait reproche
de l'inspiration [218] de son livre, et répondit par une lettre où il affirmait respectueusement ne pas avoir mis en cause l'authenticité du
christianisme. Après quoi, le roi ayant disparu entre temps, et le ministre intolérant avec lui, Kant publia cet échange de correspondance
dans un de ses derniers écrits, Le conflit des Facultés (1798), ultime
manifeste en faveur de la liberté de penser.
En dehors de Kant, la pensée de l’Aufklärung en Allemagne a son
origine dans les universités. L'initiateur des Lumières allemandes,
Christian Thomasius (1655-1728), est le fils d'un professeur de Leipzig. Lui-même professeur de droit et vulgarisateur des idées modernes, il est l'inspirateur de la création, en 1694, de l'université de Halle,
première université moderne où s'élabore le mélange de piétisme et de
383
Jean Gibelin, Avant-propos à sa traduction de La Religion dans les limites
de la simple raison, Vrin, 1943, p. 15.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
281
rationalisme bourgeois, caractéristique de la culture germanique au
XVIIIe siècle. C'est à, Halle aussi que s'accomplit la majeure partie de
la carrière de Christian Wolff (1679-1754), instituteur philosophique
de son pays. La biographie de Wolff comprend un épisode répressif,
où l'arbitraire gouvernemental se greffe sur une de ces haines confraternelles, fréquentes dans le milieu universitaire. En 1723, à la suite
d'un discours rectoral sur la morale chinoise, Wolff est expulsé de
Halle. Mais il est aussitôt accueilli avec tous les honneurs à l'université de Marbourg, et l'un des premiers gestes de Frédéric II, lors de son
avènement au trône, en 1740, sera de rappeler Wolff à Halle, où il rentrera en triomphateur.
Le cas de l'Angleterre n'est pas différent. Newton a longtemps enseigné à Cambridge. Et si les universités d'Oxford et de Cambridge
paraissent quelque peu en sommeil, Hutcheson, Adam Smith, Reid
sont des professeurs d'Edimbourg et de Glasgow. Leurs œuvres sont le
prolongement d'un enseignement qui ne devait rien à la scolastique. Il
en est de même en Suisse, où les universités accompagnent ou précèdent le mouvement des idées. Linné est une gloire de l'université
d'Upsal. Quant aux universités de Hollande, en particulier Leyde, elles
ont été le relais grâce auquel la philosophie expérimentale d'inspiration newtonienne a pu se diffuser sur le continent.
Le devenir de la philosophie en France au XVIIIe siècle représente,
dans l'Europe intellectuelle, une exception, liée aux conditions locales.
La réflexion philosophique en France, sortie des universités à la fin du
Moyen Age, n'y rentrera qu'au XIXe siècle, par la grâce de Victor
Cousin. La pensée française est indépendante des structures imposées
par l'exposé universitaire. Mais pour l'orientation générale, pour les
valeurs reconnues et mises en honneur, les auteurs français s'inscrivent dans le contexte européen de leur époque. Le XVIIIe siècle a appelé de ses vœux un renouvellement de la philosophie. Il a rejeté la
tradition parce que cette tradition s'était écartée du droit chemin de la
pensée. Elle avait renoncé à prendre en charge la nature des choses et
la réalité humaine, pour s'enfermer dans des spéculations irréelles. Les
maîtres du XVIIIe siècle redécouvrent la fonction propre de la philosophie ; ils sortent de la tradition, mais pour revenir à la tradition authentique d'une connaissance de la connaissance, d'une [219] seconde
lecture du savoir comme fondement d'un nouveau savoir. Platon disait
du philosophe qu'il doit être sunoptikos, qu'il doit embrasser dans son
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
282
regard la totalité du réel ; telle est bien l'intention maîtresse du siècle
de l’Encyclopédie.
II. LA CENSURE CRITIQUE
DE LA MÉTAPHYSIQUE
Retour à la table des matières
En 1766, quinze ans avant le premier de ses grands ouvrages, la
Critique de la Raison pure, Emmanuel Kant publia un petit essai intitulé Les Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques. Le visionnaire est l'ingénieur suédois Swedenborg (1688-1772)
qui, après d'importants travaux de géologie et de physiologie, bénéficia de révélations transcendantes, qu'il communiqua à, l'humanité, en
particulier dans les 8 volumes des Secrets Célestes (Arcana coelestia,
1749-1756) et dans un traité Sur le Ciel et ses miracles et sur l’enfer
{De coelo et ejus mirabilibus et de inferno, 1758). Ces révélations
apocalyptiques éveillèrent de vastes échos dans une Europe qui ne
s'était pas vouée tout entière aux disciplines de la raison. Après la
mort du prophète, ses disciples fondèrent une église, à laquelle devait
appartenir plus tard, en tant que pasteur, le père de Henry et William
James. Balzac a été marqué par l'illuminisme sweden-borgien, dont on
trouve des traces dans son œuvre.
Kant a senti passer le vent de ces révélations mystiques. Il s'y est
intéressé suffisamment pour consacrer un petit volume à l'examen du
degré de crédibilité que méritent des visions analogues à celles dont
Swedenborg avait été comblé. Le maître suédois recevait ses révélations de messagers célestes ; il lui arrivait de rencontrer des esprits et
de bénéficier de prémonitions. Que faut-il penser de ce genre de témoignage ? Kant pose simplement la question : « Si le concept d'esprit était abstrait de nos notions proprement expérimentales, la méthode pour le rendre distinct serait aisée, puisqu'il suffirait d'énoncer les
caractères que nos sens nous manifesteraient pour cette sorte d'êtres,
et par lesquels nous les distinguons des choses matérielles. Mais on
parle d'esprits alors même que l'on doute de l'existence de pareils
êtres. Le concept d'une nature spirituelle ne saurait donc être tenu pour
abstrait de l'expérience. » Il s'agit d'un concept « subreptice », mélan-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
283
ge d'éléments qui sont de pures « chimères de l'imagination », avec
d'autres éléments qui peuvent avoir un sens plus précis. La conclusion
s'impose : « Je ne sais, donc, s'il y a des esprits ; davantage, je ne sais
pas même quel est le sens du mot esprit 384. »
À partir de cette ignorance première, Kant essaie de définir ce
qu'on peut entendre par le mot en question. « Vous ne pourrez conserver le concept d'esprit que si vous concevez des êtres présents même
[220] dans un espace qui serait rempli de matière, donc des êtres qui
n'aient pas en eux la propriété d'être impénétrables et dont la réunion
en quelque nombre qu'on veuille ne ferait jamais un tout solide. Des
êtres simples de cette sorte s'appelleront immatériels et, s'ils ont la raison, esprits 385. » Ces concepts se situent en dehors de tout contrôle
digne de ce nom. On peut donc admettre la possibilité d'êtres immatériels sans crainte d'être réfuté, comme aussi sans pouvoir la prouver
par des arguments rationnels 386.
Swedenborg prétend s'être entretenu avec l'esprit de certains défunts ; il a des relations avec des anges ; il distingue diverses catégories d'esprits désincarnés. Un philosophe, en présence d'affirmations
de ce genre, ne peut que retenir son jugement. « Que ma volonté meuve mon bras, cela ne m'est pas plus intelligible que si quelqu'un disait
qu'elle peut également arrêter la lune sur son orbite ; la différence est
seulement que j'ai l'expérience de l'un, et que l'autre ne s'est jamais
présentée à, mes sens. Je reconnais en moi des modifications qui sont
celles d'un sujet qui vit ; ce sont des pensées, des volitions etc. ; et
comme ces déterminations sont d'une autre nature que ce qui, réuni,
constitue mon concept de corps, je m'attribue raisonnablement un être
incorporel et impérissable. Que cet être doive encore penser en dehors
de son union avec le corps, voilà ce qu'on ne peut jamais conclure à
partir de cette nature qu'on lui connaît par expérience 387. »
Ce qui sort des cadres de l'expérience possible échappe au jugement rationnel. « La raison humaine n'a pas reçu les ailes qu'il lui faudrait pour fendre les nuages si hauts qui dérobent à nos yeux les se384
Kant, Rêves d'un Visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques, 1766 ;
trad. Francis Courtès, Vrin, 1967, p. 50.
385 Ibid., pp. 51-52.
386 P. 53.
387 P. 115.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
284
crets de l'autre monde 388. » Le dernier mot des Rêves d'un Visionnaire est emprunté à Candide : « Il faut cultiver notre jardin » — c'est-àdire appliquer notre esprit à des tâches qui sont à sa portée, en se gardant de toute extravagance.
Il y a dans le Dictionnaire philosophique, à peu près contemporain
des Rêves d'un Visionnaire, un article Métaphysique, où l'on trouve
cette définition : « Trans naturam, au-delà de la nature. Mais ce qui
est au-delà de la nature est-il quelque chose ? Par nature, on entend
donc matière, et métaphysique est ce qui n'est pas matière. » Dès lors
figurent parmi les objets de la métaphysique, notre âme, qui nous est
inconnue, puis « les esprits, dont on a toujours parlé, auxquels on a
donné longtemps un corps si délié qu'il n'était plus corps, et auxquels
on a ôté enfin toute ombre de corps, sans savoir ce qui leur restait ».
Autre être métaphysique enfin, Dieu, « entre lequel et nous est l'abîme
de l'infini, et dont nous osons sonder la nature ». De cette définition
même résulte que la métaphysique est « amusante » : « C'est souvent
le roman de l'esprit. » Voltaire n'insiste pas ; son attitude rejoint à peu
près celle de Kant.
[221]
En 1734, à l'époque où il publiait les Lettres philosophiques, Voltaire rédigea un petit Traité de Métaphysique, qui comporte une introduction intitulée : Doutes sur l’homme ; le chapitre premier traite Des
différentes espèces d'hommes, et le second évoque la question S'il y a
un Dieu. Dans ce schéma, l'anthropologie passe avant la théologie, et
l'existence de l'homme avant celle de Dieu. La question de l'immortalité de l'âme est posée du seul point de vue de la raison : « Cette raison
m'a appris que toutes les idées des hommes et des animaux leur viennent par les sens ; et j'avoue que je ne peux m'empêcher de rire lorsqu'on me dit que les hommes auront encore des idées quand ils n'auront plus de sens 389. » Voltaire évoque quelques-unes des difficultés
suscitées par la survivance de l'âme indépendamment du corps ; il
conclut : « Je n'avance pas davantage dans ces ténèbres ; je m'arrête
où la lumière de mon flambeau me manque : c'est assez pour moi que
je voie jusqu'où je peux aller. Je n'assure point que j'aie des démons388
389
P. 118.
Voltaire, Traité de Métaphysique, 1734, chap. VI ; Œuvres de Voltaire, éd.
Lahure-Hachette, 1860, t. XVII, p. 137.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
285
trations contre la spiritualité et l'immortalité de l'âme ; mais toutes les
vraisemblances sont contre elles, et il est également injuste et déraisonnable de vouloir une démonstration dans une recherche qui n'est
susceptible que de conjectures 390. »
Voltaire développe des vues conformes à celles de Hume et à celles, plus tard, de Kant. Mais il doit lui-même son inspiration sur ce
point, très probablement, à Locke, dont il avait parlé dans la treizième
des Lettres philosophiques. Locke soulignait la confusion inhérente à
la notion d'esprit : « Nous ne serons jamais peut-être capables de
connaître si un être purement matériel pense ou non 391. » La question
des rapports entre l'âme et le corps, que Descartes pensait résoudre par
un dualisme des substances, demeure insoluble ; car la séparation des
deux substances est aussi impensable que leur unité, ce qui redouble
inutilement le problème. Il faut avoir le courage de reconnaître notre
ignorance dans les domaines où nous n'avons pas les moyens de lui
porter remède.
Selon le compilateur français Juvenel de Carlencas, au milieu du
siècle, « la connaissance de l'être en général et des substances immatérielles est l'objet de la Métaphysique ». Suit une longue notice sur
l'évolution de ce genre de savoir, qui commence ainsi : « Les traditions des enfants de Noé sur l'Être suprême, sur les anges et sur l'immortalité de l'âme furent portées par leurs descendants dans tous les
pays où ils s'établirent ; mais bientôt, corrompues par les [222] hommes vicieux et charnels, elles devinrent méconnaissables et, à la réserve des Juifs, on ne fit qu'entrevoir de sombres lueurs d'une doctrine si
pure. Les Égyptiens tenaient l'âme immortelle, mais en la faisant circuler éternellement dans différents corps ; ce qui les mena au culte
390
Ibid., p. 139. L'opinion de Voltaire sur la métaphysique est formulée dans
une lettre au jeune Frédéric de Prusse, qui lui avait fait parvenir un livre
d'initiation à la doctrine de Wolff. Ces idées, répond Voltaire, « sont des
éclairs au milieu d'une nuit profonde, c'est tout ce qu'on peut espérer, je
crois, de la métaphysique. Il n'y a pas apparence que les premiers principes
des choses soient jamais bien connus. Les souris qui habitent quelques petits
trous d'un bâtiment immense ne savent ni si ce bâtiment est éternel, ni quel
en est l'architecte, ni pourquoi cet architecte a bâti. » (Lettre du 26 août
1736, Voltaire's Correspondance ; n° 1094, vol. V., Genève, 1954, p. 232.)
391 Locke, Essai sur l’Entendement humain, IV, III, 6 ; cité dans Lettres philosophiques, XIII : Sur M. Locke.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
286
qu'ils rendirent aux animaux. Pythagore reconnut l'immortalité de
l'âme, mais il ignorait la chute du genre humain dans le premier homme... 392. » Ce qui est présenté ici sous le nom de métaphysique, au
plein milieu du siècle des Lumières, est donc un mélange de doctrine
chrétienne et de mythologie comparée, dépourvu de toute valeur probante. Et l'auteur conclut son étude par la constatation que « la métaphysique offre un champ fort vaste, plusieurs s'y sont exercés ; nul
n'est absolument sans défaut (...). S'il en faut croire les Allemands, la
métaphysique des Anglais est extrêmement bornée ; au jugement des
Anglais, la métaphysique des Allemands est peu solide. Tel sera toujours le sort de ceux qui, peu satisfaits de la vérité connue, chercheront à, se faire un nom par la nouveauté des systèmes » 393.
Un tel document aide à, comprendre l'hostilité des esprits les plus
représentatifs du siècle pour un genre de spéculations qui faisaient du
métaphysicien un proche parent du visionnaire à la manière de Swedenborg. En 1687 déjà,, un esprit moderne comme Tschirnhaus, lié à
Spinoza et à Leibniz, et qui fut un des inspirateurs de Wolff, renonce à
donner à son ouvrage le titre de Philosophie, à cause de l'extraordinaire dégoût d'un grand nombre de gens pour ce mot lui-même (vel ipsum
vocabulum hoc nimirum quam abhorrent plurimi) ; « j'ai prévu que
peu de gens, si ce livre s'offrait aux regards avec un titre pareil, le jugeraient digne d'être parcouru. C'est pourquoi j'ai choisi de le désigner
comme une Médecine de l’esprit et du corps, afin que la philosophie
s'offre à tous sous un jour aimable » 394.
Le titre nouveau atteste un nouveau départ. Les penseurs de l'âge
des Lumières sont soucieux d'authentifier leurs affirmations ; le souci
épistémologique prend le pas sur l'aspiration dogmatique. La philosophie devient une critique. Christian Wolff, en qui survit pourtant un
certain degré de bonne conscience scolastique, est le promoteur d'une
réforme de structure, qui modifie le schéma général de la réflexion.
Alors que, pour Aristote et ses successeurs, la « philosophie première », celle qui ouvrait la marche, était la théologie, qui s'attachait à
392
Juvenel De Carlencas, Essais sur l'histoire des Belles-Lettres, des Sciences
et des Arts, 1740-1744 ; 3e édition, Lyon, 1757, t. II, pp. 49-50.
393 lbid., pp. 57-58.
394 E. W. von Tschirnhaus, Medicina mentis et corporis, Amsterdam, 1687 ;
Préface au lecteur, non paginée, de la 2e édition, 1695.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
287
l'étude de l'Être des Êtres, Wolff appelle métaphysique générale une
réflexion préalable sur le pouvoir de la pensée, dont on étudiera ensuite les applications aux domaines particuliers de la connaissance :
Dieu, le monde et l'homme. Théologie, cosmologie et anthropologie,
placées sur le même plan, présupposent une validation de la faculté
rationnelle. La critique kantienne s'inscrit dans [223] le cadre de ce
schéma nouveau : la métaphysique générale, qui deviendra par la suite
la philosophie générale des positivistes, impose un filtrage préalable.
La vérification des pouvoirs de l'entendement aura pour effet de réduire à leur juste valeur les ambitions irrépressibles de la raison.
Kant s'efforcera de rendre à la raison pratique les pouvoirs déniés à
la raison théorique ; mais du fait qu'il donne à la croyance un droit
d'initiative refusé à la science, il transforme la portée et le sens de
l'exigence philosophique. La raison pratique doit assumer l'agnosticisme imposé à la raison théorique. Les maîtres du XVIIIe siècle reconnaissent le caractère inéluctable d'un tel agnosticisme. L'un des
héros des Lettres persanes, séjournant à Paris, visite « une grande bibliothèque dans un couvent de dervis », sous la conduite d'un gardien
du lieu, qui lui en montre les différentes sections. Les livres de théologie sont présentés comme « doublement inintelligibles et par la matière qui y est traitée, et par la manière de la traiter » 395; quant à la
mystique, elle est le « délire de la dévotion » 396. Dans une autre section reposent « les livres de métaphysique, qui traitent de si grands
intérêts, et dans lesquels l'infini se rencontre partout » 397. Comme
Rica, Montesquieu ne s'intéresse pas à l'infini.
La métaphysique, telle qu'on l'a pratiquée, n'est qu'une maladie du
langage. « Le malheur de l'antiquité, estime Voltaire, fut de transformer les paroles en êtres réels : on prétendait qu'une idée était un être ;
il fallait consulter les idées, ces archétypes qui subsistaient je ne sais
où. Platon donna cours à ce jargon qu'on appelle philosophie. Aristote
réduisit cette chimère en méthode ; de là ces entités, ces quiddités, ces
eccéités et toutes les barbaries de l'École. Quelques sages s'aperçurent
que tous ces êtres imaginaires ne sont que des mots inventés pour sou395
Lettres Persanes, 1721, CXXXIV ; Œuvres de Montesquieu, Pléiade, t. I,
p. 322.
396 lbid., CXXXV, p. 334.
397 Ibid.
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288
lager notre entendement ; que la vie de l'animal n'est autre chose que
l'animal vivant, que ses idées sont l'animal pensant, que la végétation
d'une plante n'est rien que la plante végétante ; que le mouvement
d'une boule n'est rien que la boule changeant de place, qu'en un mot
tout être métaphysique n'est qu'une de nos convictions. Il a fallu deux
mille ans pour que ces sages eussent raison 398. » Même exigence d'un
nettoyage par le vide chez Hume : « Si nous prenons en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique par exemple, demandons-nous : « Contient-il des raisonnements abstraits sur la quantité, le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux
sur des questions de fait et d'existence ? Non. » Alors mettez-le au
feu, car il ne contient que sophismes et illusions 399. »
[224]
Cette exécution capitale affirme hautement le découragement métaphysique dont les historiens de la philosophie font grief au siècle des
Lumières, comme s'il s'agissait d'un constat de carence. Mieux vaut
pourtant, si l'on est ignorant, avouer son ignorance. L'agnosticisme du
XVIIIe siècle est différent de l'attitude de Montaigne, deux siècles plus
tôt. Montaigne suspend son jugement parce qu'il a conscience de
manquer de justifications positives pour assurer une affirmation quelconque ; le sol est mouvant sous ses pieds. Au contraire Locke et Hume, Voltaire et Kant se sentent en terrain solide. Ou plutôt, c'est parce
qu'ils disposent, dans certains ordres de connaissance, d'un terrain solide, qu'ils se refusent à le quitter pour s'aventurer en des secteurs où
la sécurité épistémologique n'est pas assurée. La révolution galiléenne
a fourni les bases d'une nouvelle définition de la vérité. Dès lors le
négativisme ontologique des « philosophes » revêt la signification positive d'un remaniement général du globus intellectualis. Il ne s'agit
nullement d'une dérobade, mais plutôt d'une conversion.
On peut trouver le principe de cette conversion dans l'œuvre de
Francis Bacon qui, faisant le procès des vaines idoles de la scolastique, donnait à la philosophie le nouveau programme d'une conquête
du monde réel, grâce à une enquête portant sur tous les aspects de
398
Voltaire, L'ABC ou Dialogues entre A, B et C, 1768, Second Entretien sur
l'Âme ; Œuvres, édition Furne, 1846, t. VI, p. 678.
399 David Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748, in line ; trad. A.
Leroy, Aubier 1947, p. 222.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
289
l'univers. Bacon entendait ramener le travail philosophique du ciel des
entités sur la terre des hommes. Il ne disposait pas de l'outil méthodologique de la science mécaniste fondée sur la conjonction de l'expérience et du calcul. C'est Galilée qui précisera cette orientation ; mais
Bacon a bien mérité d'être inscrit au tableau d'honneur des Lumières,
dans les Lettres Philosophiques de Voltaire, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie et dans la Préface à la seconde édition de la
Critique de la raison pure. Le Novum Organum affirme qu'il ne s'agit
plus de fonder de nouvelles sectes en philosophie, ni de formuler des
idées abstraites sur la nature et sur les principes des choses (opiniones
abstractas de natura et rerum principiis) ; ce sont là des conjectures
mutiles ; « mais notre ferme résolution est de rechercher par voie
d'expérience s'il existe des fondements réels à la puissance et à la
grandeur de l'homme et si l'on peut reculer les limites de son empire ».
Bacon ajoute qu'il n'est pas question pour lui de proposer un système
de la nature (theoriam nullam universalem), car le temps n'en est pas
encore venu (neque enim huic rei tempus adhuc adesse videtur) 400.
Ce repli baconien dans les limites de la certitude expérimentale
s'accusera avec le développement du savoir. Le modèle épistémologique de la scolastique reconnaissait à la théologie une place d'honneur
car il n'existait aucun autre fondement pour la certitude du savoir. Il
fallait attendre que l'âge mécaniste dégage, en se servant des procédures expérimentales, les premières lois de la nature, pour que [225] se
propose et s'impose aux esprits un type de vérité, capable de remplacer le modèle traditionnel. Les lois de Kepler, le principe d'inertie, la
loi de Boyle-Mariotte, la théorie de la gravitation assurent le succès du
nouveau paradigme, dont la transparence intelligible, par un choc en
retour, met en question la validité des procédures utilisées par la théologie et la métaphysique.
La pensée du XVIIIe siècle prend acte des conséquences de ce renouvellement des valeurs épistémologiques, qui commande le déclin
des absolus établis. La méthode expérimentale limite ses ambitions au
repérage des enchaînements entre les phénomènes dont elle s'efforce
de rendre compte en langage mathématique. La cohérence de ce type
d'affirmation met en lumière l'inconsistance du discours théologique
400
Francis Bacon, Novum Organum, 1620, II, CXVI ; éd. de Leyde, 1645, p.
133.
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290
et métaphysique, dont les fondements aussi bien que les articulations
ne répondent pas aux normes nouvelles du savoir.
La physique devient la terre natale d'un nouveau type de vérité, qui
s'en tient strictement à l'analyse des phénomènes dûment constatés. Le
positivisme s'annonce, dès le temps de la révolution mécaniste, dans
l'œuvre de Mersenne, prononçant en 1634 : « Puisque nous ne pouvons savoir les vraies raisons, ou la science, de ce qui arrive dans la
nature, puisqu'il y a toujours quelques circonstances ou instances qui
nous font douter si les causes que nous imaginons sont véritables, et
s'il n'y en a point ou s'il ne peut y en avoir d'autres, je ne vois pas que
l'on doive requérir autre chose des plus savants que leurs observations
et les remarques qu'ils auront faites des différents effets ou phénomènes de la nature 401. » Et l'historien de Mersenne commente : « La
science devient certaine quand elle cesse d'être une science au sens
d'Aristote pour devenir la connaissance de toutes sortes de mouvements réglés 402. »
C'est ce mécanisme positif que Mersenne mettra en œuvre dans les
Cogitata physico-mathematica, de 1644, ouvrage au titre significatif,
qui rassemble une série d'études sur des sujets de mécanique, de physique, de balistique, d'hydraulique. Ces recherches se bornent au repérage des lois d'enchaînements entre les faits, sans y mêler de spéculations sur les causes. L'honnête et religieux Mersenne, après avoir
consacré une partie de ses premiers travaux à des essais d'apologétique visant à rétablir les vérités chrétiennes sur des bases scientifiques,
manifeste par la suite un éloignement progressif à l'égard de ce genre
d'entreprise : « Son œuvre même, écrit Lenoble, témoigne d'un découragement à l'égard de la théologie. S'il s'intéresse toujours aux questions qu'elle soulève, il ne s'en occupe plus guère par lui-même. Il
laisse à d'autres cette science qu'il présentait comme la première 403. »
Dans la correspondance qu'il entretient avec des théologiens protestants libéraux, il reconnaît l'impossibilité de démontrer en raison les
dogmes fondamentaux de l'affirmation chrétienne : [226] trinité,
transsubstantiation, nature et attributs de Dieu. Ce sont là des mystères
401
Mersenne ; Questions théologiques, 1634, pp. 18-19 ; dans R. Lenoble,
Mersenne ou la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p. 361.
402 Lenoble, ibid.
403 Op. cit., p. 244.
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qui, en tant que tels, relèvent d'une intelligibilité irréductible à la raison 404. Rien ne permet de penser que Mersenne ait perdu la foi ; mais
ayant franchi dans le cours du développement de sa pensée la ligne de
démarcation que constitue la révolution mécaniste, il sait désormais
que le savoir et la foi ne doivent pas être confondus, car ils relèvent de
normes spécifiquement différentes. Comme le dit Lenoble, « Mersenne savant manquait dès lors de confiance en Mersenne théologien » 405.
À la génération suivante, Robert Boyle, chrétien non moins
convaincu, est, lui aussi, persuadé que l'on doit éviter à tout prix l'intervention, dans le champ expérimental, des mauvaises habitudes des
métaphysiciens et des théologiens. Le savant doit s'en tenir à l'investigation des causes secondes, dont il essaie de démêler l'enchaînement ;
il ne doit pas se hâter de rattacher ces causes secondes à des causes
premières, et par exemple à la volonté de Dieu, car ce genre de référence ne contribue en rien au progrès du savoir. « A mon avis, écrit
Boyle, l'un des principaux obstacles à l'avancement de la philosophie
naturelle est que les hommes se sont tellement hâtés d'en écrire des
systèmes. Lorsqu'un auteur qui a cultivé seulement une branche particulière de la physique se résout à en donner un exposé complet, il se
trouve, de par la nature de son entreprise et les lois de la méthode,
obligé de traiter de bien des choses qu'il ignore. Dès lors il est réduit
soit à répéter purement et simplement les balivernes qui ont déjà été
énoncées sur le sujet, soit à dire n'importe quoi pour éviter de ne rien
dire du tout 406. » Pour ma part, dit Boyle, « je suis trop conscient du
fait que nous manquons d'une masse suffisante d'expériences et d'observations, pour adopter la forme d'un exposé systématique 407 ».
Mieux vaudrait provisoirement se contenter de s'exprimer sous la
forme plus modeste de ce que les Français appellent essai.
La critique du système et des hypothèses, avec référence aux entreprises téméraires de la physique cartésienne, est un lieu commun dans
404
Lenoble, op. cit., p. 242, sqq.
Ibid., p. 245.
A preliminary discourse extracted from particular pieces of Mr. Boyle, en
tête de The philosophical Works of the Hon. Robert Boyle, abridged by Peter Shaw, 2nd édition, London, 1738, vol. I, p. XVII.
407 Ibid., p. XVIII.
405
406
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292
les milieux scientifiques proches de la Société Royale de Londres et
de l'Académie des Sciences de Paris. Fontenelle reprendra bientôt les
termes de Boyle, pour inviter le monde savant à la modestie épistémologique, avec l'autorité que lui confère sa fonction de maître incontesté de l'intelligence française : « Nous sommes obligés à ne regarder
présentement les sciences que comme étant au berceau, du moins la
physique. Aussi l'Académie n'en est-elle encore qu'à faire une ample
provision d'observations et de faits bien avérés, qui pourront être un
jour les fondements d'un système ; car il faut que la physique systématique attende, à élever des édifices, que la physique [227] expérimentale soit en état de lui fournir les matériaux nécessaires 408. » Le programme de l'Académie lui impose une attitude de réserve épistémologique : « Jusqu'à présent, l'Académie des Sciences ne prend la nature
que par petites parcelles (...). Aujourd'hui on s'assure d'un fait, demain
d'un autre qui n'a nul rapport. On ne laisse pas de hasarder des conjectures. Ainsi les recueils que l'Académie présente tous les ans au public
ne sont composés que de morceaux détachés et indépendants les uns
des autres, dont chaque particulier, qui en est l'auteur, garantit les faits
et les expériences, et dont l'Académie n'approuve les raisonnements
qu'avec toutes les restrictions d'un sage pyrrhonisme 409. »
La physique devient la discipline pilote, sur le modèle de laquelle
seront jugés tous les savoirs, pour autant du moins qu'ils prétendent
être parvenus à l'état adulte. Dès 1686, les Entretiens sur la pluralité
des mondes attestent que, pour Fontenelle, la mutation philosophique
est liée à l'explosion épistémologique, grâce à laquelle la cosmologie
irradie la totalité de l'espace mental. La nouvelle astronomie commande un renouvellement de toutes les valeurs. Tout se passe comme si la
philosophie elle-même changeait de contenu. L'homme et l'humanité,
capables de prendre en charge d'une manière de plus en plus assurée le
contrôle de la civilisation, prennent d'eux-mêmes une conscience différente, en tant qu'auteurs de leur œuvre. La philosophie ne peut plus
être cette ascèse contemplative, fascinée par l'ontologie, dont se
contentaient un Descartes, un Spinoza, un Malebranche. L'ontologie
traditionnelle sait trop, elle sait tout à l'avance, et donc ne se trouve
408
Fontenelle, Préface sur l'utilité des mathématiques et de la physique et sur
les travaux de l'Académie des Sciences, 1699 (publié en 1733), Œuvres de
Fontenelle, édition de 1825, t. I, p. 59.
409 Ibid., p. 60.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
293
plus en harmonie avec une science en devenir, dont les aboutissements demeurent incertains. L'entendement, opérateur de connaissance réelle, n'obéit nullement aux directives transcendantes d'une raison
figée dans son immuabilité.
La pensée humaine, comme déjà l'y invitait Bacon, doit cesser de
regarder en arrière : la femme de Loth est transformée en statue ; il lui
faut demeurer attentive à l'avenir qui se fait dans le présent. Telle est
l'attitude de Fontenelle, dont la réflexion se situe à l'articulation des
deux siècles. « Fontenelle est sceptique encore sur la vérité absolue de
nos lois simples ; sceptique aussi sur la possibilité de rendre l'esprit
entièrement transparent à lui-même, pénétré qu'il est, par l'expérience,
d'idées dont la résolution logique dernière réclamerait une trop haute
métaphysique ; mais ce scepticisme le conduit à réserver toute l'énergie de la pensée pour réaliser, sans illusion sur leur caractère définitif,
des synthèses successives du savoir, où la raison se joue, se défaisant
de la manie de la certitude, s'exerçant à soupeser les probabilités, à
sentir l'arrangement le plus convenable, à goûter aussi la raison de la
chose. Nous ne savons le dernier mot de rien, et il le faudrait savoir
pour être sûr que l'univers est intelligible [228] en son fond. Mais, si
même la raison ne fait que mordre sur les choses sans jamais les pleinement posséder, il est au moins remarquable que la vraie logique de
l'esprit humain soit la mathématique et que cette logique ait prise, si
superficielle qu'elle soit, sur la nature 410. »
Pour Fontenelle déjà, le problème de la connaissance a pris le pas
sur la préoccupation de l'être. Le lyrisme des idées transcendantes fait
place à une discipline restrictive, en laquelle ses adversaires ne verront parfois qu'un négativisme sceptique. Mais si l'attitude nouvelle se
contente de savoir moins, c'est parce qu'elle est assurée de savoir
mieux, en sachant bien le peu qu'elle sait. Notre pensée, vouée à
s'exercer dans le domaine humain, prétend avoir accès à l'infini, ce qui
lui permet de traiter avec Dieu d'égal à égal. Fontenelle refuse cette
idée de l'infini ; il « nie que cette idée soit innée, et qui plus est, qu'elle soit une véritable idée ; elle est une absence d'idée ; il ne nie pas
l'être infini, il nie que nous ayons aucune espèce d'idée de l'infi-
410
J. R. Carré, La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison, Alcan,
1932, pp. 239-240.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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ni » 411. Rien de positif dans une conception de cette espèce ; « l'idée
même de l'infini n'est prise que sur le fini, dont j'ôte les bornes, écrit
Fontenelle, et alors je ne l'embrasse ni ne la conçois plus ; seulement
je raisonne sur la supposition que j'ai faite qu'il n'a point de bornes, et
je ne vais pas bien loin sans tomber dans des embarras qui naissent de
l'imperfection de mon idée » 412.
La Préface des Éléments de la Géométrie de l'infini distingue avec
une perspicacité prophétique entre l'infini ontologique des métaphysiciens et l'infini épistémologique des mathématiciens. Ce dernier « est
seulement une grandeur plus grande que toute grandeur finie, mais
non pas plus grande que toute grandeur. Il est visible que cette définition permet qu'il y ait des infinis plus petits ou plus grands que d'autres infinis, et que celle de l'infini métaphysique ne le permettrait pas.
On n'est donc pas en droit de tirer de l'infini métaphysique des objections contre le géométrique, qui n'est comptable que de ce qu'il renferme dans son idée et nullement de ce qui n'appartient qu'à l'autre. Je
puis dire encore plus : l'infini métaphysique ne peut s'appliquer ni aux
nombres ni à l'étendue ; il y devient un pur être de raison, dont la fausse idée ne sert qu'à nous troubler et à nous égarer » 413.
Fontenelle développe ainsi les principes d'un criticisme, soucieux
de définir les limites du pouvoir de la raison, et d'éviter la vaine tentation des antinomies. « Les vérités, résume J. R. Carré, ne sont que
l'aboutissement, toujours provisoire, du long tâtonnement de l'esprit
(...). Comme la raison n'est jamais achevée, sa conception du monde
ne l'est jamais non plus 414. » Il n'y a rien, dans cette situation, qui
puisse décourager le secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences,
dont [229] l'insatiable curiosité s'efforce de préparer l'avenir de la
science. « Si nous ne saisissons pas les premiers principes des choses,
l'essentiel est (...) qu'à partir de constructions mentales qui nous pa-
411
Ibid., p. 211.
Fontenelle. De la connaissance de l'esprit humain ; Œuvres, éd. Bastien, t.
V, pp. 397-398, cité Ibid.
413 Préface des Éléments de la Géométrie de l'infini ; Œuvres, éd. Bastien, t. VI,
pp. 48-49 ; dans Carré, p. 217.
414 J. R. Carré, op. cit., p. 210.
412
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
295
raissent plus simples, nous rejoignions le réel empirique et coordonnions la connaissance de façon satisfaisante 415. »
La métaphysique traditionnelle s'est toujours perdue dans le terrain
vague de la spéculation non fondée. On a trouvé dans les papiers de
Fontenelle l'ébauche d'un Traité de la raison humaine, où s'affirme le
refus de l'aventure idéologique : « Je n'entreprends point sur la nature
de l'esprit une spéculation métaphysique, où je me perdrais peut-être
et où il est certain que peu de gens me suivraient, quand je ne m'y égarerais pas (...) J'éviterai avec soin les idées trop philosophiques, mais
je ne les contredirai pas. Je les laisserai à l'écart, mais sans les perdre
de vue (...) Peut-être même emploierai-je quelquefois la métaphysique, pourvu qu'elle se rende traitable 416. » Ce texte, dans son hésitation, atteste une conscience en transition, aux confins d'une métaphysique révolue et peut-être d'une métaphysique future. « On sent se
préparer chez lui, écrit J. R. Carré, un glissement de sens du terme
« métaphysique », qui sera achevé chez Condillac, chez d'Alembert et
les Encyclopédistes, puis chez les Idéologues ; dans de nombreux passages, il parle avec éloges de la métaphysique, mais il entend alors par
là, l'ensemble de réflexions qui montrent la généalogie des idées 417. »
De Fontenelle le cheminement du XVIIIe siècle mène à la Critique
kantienne de la Raison pure. La première phrase de la Préface de la
première édition (1781) constate que « la raison humaine a cette destinée singulière, dans un genre de ses connaissances, d'être accablée
de questions qu'elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa
nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu'elles
dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine 418 ». Contradictions et obscurités sont le lot de la pensée lorsqu'elle se laisse prendre
au piège de questions de cet ordre « parce que les principes dont elle
se sert, dépassant les limites de toute expérience, ne reconnaissent
plus aucune pierre de touche de l'expérience ». Et Kant ajoute que « le
415
Ibid., p. 219.
De la connaissance de l'esprit humain, éd. Bastien, t. V, pp. 395-396, dans
Carré, p. 394.
417 Carré, op. cit., p. 233.
418 Kant, Critique de la raison pure, Préface de la première édition ; traduction
Tremesaygues et Pacaud, Alcan, 1905, p. 5.
416
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
296
terrain où se livrent les combats sans fin se nomme la Métaphysique 419 ».
Kant se présente comme le tenant de la philosophie expérimentale
et prononce, au nom de cette philosophie, la condamnation de la métaphysique traditionnelle : « Dans notre siècle, c'est une mode bien
portée que de lui témoigner son mépris. » Ce discrédit mérité se justifie par l'introduction des nouvelles normes de vérité qui ont fait le
succès de la physique mathématique. La métaphysique « n'a [230] pas
encore eu jusqu'ici l'heureuse destinée de pouvoir s'engager dans la
voie sûre d'une science » 420. Le critère de la vérité a donc été transformé ; jusqu'à la « révolution copernicienne », selon la formule inventée par Kant, le dogmatisme métaphysique définissait le prototype
de toute certitude ; désormais la métaphysique doit accepter de se laisser confronter avec le nouveau modèle de vérité, qui décidera de sa
validité. « C'est dans cette tentative de changer la méthode suivie jusqu'ici en métaphysique et d'opérer ainsi en elle une révolution totale,
suivant l'exemple des géomètres et des physiciens, que consiste l'œuvre de cette critique de la raison pure spéculative 421. »
La critique kantienne apparaît comme le lointain accomplissement
de la révolution galiléenne. Kant, qui voit dans la cosmologie de Newton une acquisition définitive, pose la question de savoir s'il y a encore
place pour l'affirmation métaphysique dans le nouvel espace mental.
La philosophie des Lumières prenait en général son parti d'une disparition pure et simple de la philosophie première dont les préoccupations semblaient se situer en dehors des conditions d'une réponse positive. L'innovation kantienne consistera à admettre plusieurs statuts de
vérité : à côté de la science mathématique et physique, il peut exister
une forme de connaissance dont l'insuffisance objective est compensée par un engagement personnel. La raison pratique remédie à la limitation congénitale de la raison théorique. Cette métaphysique de la
subjectivité ouvrira la voie à la restauration de la conscience métaphysique au XIXe siècle.
En attendant, la pensée prédominante au XVIIIe siècle sera une
pensée sans transcendance et sans absolu. Si l'on définit la métaphysi419
420
Ibid.
P. 6.
421 Ibid., p. 25.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
297
que comme la science de l'esprit, des idées, on pourrait tenter d'aborder ces réalités mentales par la voie d'une méthodologie empirique,
amassant les observations et expérimentations. La Lettre sur le Progrès des Sciences (1752), programme de travail pour l'Académie de
Berlin proposé à Frédéric II, comporte une rubrique intitulée « expériences métaphysiques », qui concerne le domaine de ce que nous appelons aujourd'hui la psychologie expérimentale. Maupertuis suggère
des recherches sur le sommeil et les rêves, l'influence de l'opium et de
certaines drogues, la neuro-psychiatrie, l'apprentissage du langage par
l'entant, investigations sans présupposé, d'ordre strictement inductif 422. L'emploi en ce sens du mot « métaphysique » n'est pas particulier à Maupertuis. On le trouve chez Diderot, à l'article Locke de
l’Encyclopédie : « Il n'appartient qu'à celui qui a pratiqué la médecine
pendant longtemps, d'écrire de la métaphysique ; c'est lui seul qui a vu
les phénomènes, la machine tranquille ou furieuse, faible ou vigoureuse, saine ou brisée, délirante ou réglée, successivement imbécile,
éclairée, stupide, bruyante, muette, léthargique, agissante, vivante et
morte. »
[231]
Le mot « métaphysique » désigne ici l'étude des aspects mentaux
du phénomène humain, ce qui s'oppose aux manipulations conceptuelles a priori de l'ontologie classique. Il s'agit d'un positivisme, dont
l'affirmation centrale serait, comme le dit Burtt, qu'« il est possible
d'acquérir des vérités sut les choses sans présupposer aucune théorie
en ce qui concerne leur nature dernière, ou, plus simplement, qu'il est
possible d'avoir une connaissance correcte d'une partie sans connaître
la nature du tout » 423. Une telle attitude n'est possible que grâce à une
considérable restriction mentale. Le refoulement d'un certain ordre de
préoccupations suscite le retour du refoulé ; le romantisme sera la
contrepartie, ou l'ombre portée, de l’Aufklärung,
Il ne suffit pas de critiquer la métaphysique pour en avoir fini avec
la métaphysique. Kant consacre un chapitre de la Critique de la raison
pure à définir contradictoirement l'opinion, le savoir et la foi ; il fait
422
Maupertuis, Lettre sur le progrès des Sciences ; Œuvres, nouvelle édition,
Lyon, 1768, t. II, pp. 426 sqq.
423 E. A. Burtt, The metaphysical foundations of modern physical science, London, Routledge and Kegan Paul, 5th édition, 1959, p. 244.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
298
une place à la croyance en dehors et à côté de la science 424. Les penseurs critiques du XVIIIe siècle estimaient pouvoir éliminer la croyance pour ne garder que la science ; ce faisant, ils affirmaient leur
croyance en la science. L'attitude positiviste n'est pas aussi simple, ni
aussi simpliste qu'elle le paraît. Malebranche déjà avait fait la théorie
d'un positivisme non positiviste : il acceptait la notion physicomathématique de loi, au sens mécaniste, comme simple relevé de l'expérience, en même temps que la conception métaphysique de l'efficacité divine qui seule assure l'unité et la régularité du devenir naturel.
La perception scientifique ne saisit que des enchaînements matériels,
en eux-mêmes inintelligibles, dont le sens se révèle seulement à ceux
qui savent y voir l'épiphanie du mystère de la présence et de la providence divines.
Si paradoxal que cela puisse paraître, Newton est plus proche de
Malebranche que de Fontenelle et de Hume ou de d'Alembert. La synthèse newtonienne a hâté l'avènement de la mort de Dieu en épistémologie et en métaphysique, contre la volonté expresse de son auteur,
aux yeux duquel le système du monde se révèle sous les espèces d'une
véritable vision en Dieu. Selon un de ses historiens, « Newton appartenait d'emblée à cette famille de penseurs anglais, dont Clarke devait
être le représentant le plus connu, et qui fondait sur l'interprétation des
Écritures une théologie demi-naturaliste, demi-mystique, dont l'influence s'est fait sentir sur toute la philosophie anglaise du XVIIIe siècle 425. » Autant qu'un Boyle, un Clarke et un Berkeley, Newton entend faire œuvre d'apologétique. « Les vérités fondamentales de la
métaphysique et de la religion sont au-delà des atteintes du doute, ou
du moins l'idée ne s'est jamais présentée à lui d'un doute s'élevant jusqu'à ces objets (...) Newton, malgré son goût des choses théologiques,
peut-être à cause de ce goût, [232] est resté un croyant au sens le plus
ordinaire du mot. La religion ne s'est jamais posée à lui comme un
problème, mais comme un fait 426. »
La physique de Newton est une physico-théologie ; la puissance
mystérieuse de l'attraction transcende le simple mécanisme, elle maniCf. Théorie transcendantale de la méthode, chap. II, 3e section De l'Opinion, de la Science et de la Foi.
425 Léon Bloch, La Philosophie de Newton, Alcan 1908, p. 491.
426 Ibid., p. 492.
424
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
299
feste la puissance providentielle du Dieu, à l'œuvre dans l'univers. Les
Principes mathématiques de la philosophie naturelle s'achèvent en
forme de profession de foi. « Cet admirable arrangement du soleil, des
planètes et des comètes ne peut être que l'ouvrage d'un Être toutpuissant et intelligent (...) Cet être infini gouverne tout, non pas comme l'âme du monde, mais comme le Seigneur de toutes choses. Et à
cause de cet empire, le Seigneur Dieu s'appelle Pantocrator, c'est-àdire le Seigneur universel (...) Dieu n'est pas l'éternité ni l'infinité,
mais il est éternel et infini ; il n'est pas la durée ni l'espace, mais il dure et il est présent ; il dure toujours et il est présent partout ; il est existant ! toujours et en tout lieu ; il constitue l'espace et la durée (...) Il est
présent partout, non seulement virtuellement mais substantiellement... 427 »
Le positivisme de Newton, loin d'être une forme d'agnosticisme,
pourrait être considéré comme un gnosticisme. « Newton, dit un historien, était convaincu dès le début que l'univers est un cosmos ordonné,
parce qu'il savait, en tant que chrétien, qu'il était l'œuvre du Créateur 428. » La cosmologie newtonienne doit se lire sur l'arrière-plan
d'une piété cosmique où l'auteur des Principia trouve la justification
dernière de sa science et le repos de son esprit. Mais les penseurs du
XVIIIe siècle n'accepteront pas cette comptabilité en partie double.
L'eschatologie de Newton leur semble indigne du génie de Newton ;
ils y voient un signe d'arriération mentale, sinon même de folie. Newton le visionnaire est indigne de Newton le mathématicien ; le siècle
des Lumières censure impitoyablement les rêves du visionnaire, et les
spéculations religieuses de Newton ne valent pas mieux que celles de
Swedenborg.
427
Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Scolium générale, ajouté à la 2e édition anglaise, 1713 ; traduction de la marquise du
Châtelet, 2e éd., 1759, t. II, pp. 175-177.
428 R. S. Westfall, Science and religion in 17th century England, New Haven,
Yale University Press, 1958, p. 197 ; cf. aussi A. Koyré, From the closed
world to the infinite Universe, Baltimore, John Hopkins Press ; 1957.
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300
III. LA MÉTAPHYSIQUE
COMME ÉPISTEMOLOGIE GÉNÉTIQUE
OU THÉORIE DE LA CONNAISSANCE
Retour à la table des matières
Si le XVIIIe siècle a rejeté la métaphysique traditionnelle chargée
d'une hérédité ontologique incompatible avec la nouvelle exigence
critique, il n'a pas pour autant renoncé à toute affirmation concernant
la nature de l'homme et la nature des choses.
D'Alembert, dans son Essai sur les Éléments de philosophie ou sur
les principes des connaissances humaines (1759), consacre un chapitre [233] à la métaphysique. « Plus on approfondit les différentes
questions qui sont du ressort de la métaphysique, écrit-il, plus on voit
combien leur solution est au-dessus de nos lumières et avec quel soin
on doit les exclure des éléments de philosophie 429. » Il est absurde de
prétendre résoudre la question de savoir si l'âme pense toujours, ou
d'espérer qu'on pourra élucider les problèmes nés de l'union de l'âme
et du corps, et de leur interdépendance. « Sur tous ces objets, l'Intelligence suprême a mis au-devant de notre faible vue un voile que nous
voudrions arracher en vain. C'est un triste sort pour notre curiosité et
notre amour propre, mais c'est le sort de l'humanité. Nous devons du
moins en conclure que les systèmes ou plutôt les rêves des philosophes sur la plupart des questions métaphysiques ne méritent aucune
place dans un ouvrage uniquement destiné à renfermer les connaissances réelles acquises par l'esprit humain 430. »
Cette position, proche de l'attitude kantienne à la même époque, est
développée un peu plus tard dans un Éclaircissement du même ouvrage. D'Alembert cite des propos de son royal correspondant, Frédéric
II, selon lequel la métaphysique n'est qu'une « science de ténèbres » ;
en effet, dit Frédéric, « il n'y a point assez de données en métaphysique ; nous créons les principes que nous appliquons à cette science, et
429
D'Alembert, Essai sur les Éléments de philosophie..., chap. VI ; Œuvres
historiques, philosophiques et littéraires de d'ALEMBERT, 1805, t. II, p.
139.
430 Ibid., p. 141.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
301
ils ne nous servent qu'à nous égarer plus méthodiquement » 431. Il est
vain de s'interroger sur les attributs de Dieu, sur la nature de l'âme ou
sur la liberté de l'homme, puisque ces interrogations se situent dans
une région qui nous échappe d'une manière définitive. Mais cette
condamnation n'est pas totale ; il peut y avoir un bon usage de cette
même métaphysique : « La métaphysique, selon le point de vue sous
lequel on l'envisage, est la plus satisfaisante ou la plus futile des
connaissances humaines : la plus satisfaisante quand elle ne considère
que des objets qui sont à sa portée, qu'elle les analyse avec netteté et
avec précision et qu'elle ne s'élève point dans cette analyse au-delà de
ces mêmes objets 432. »
Le Discours préliminaire de l’Encyclopédie précise le sens que
d'Alembert donne à cette discipline en sa nouvelle validité. « A l'égard
de la métaphysique, il paraît que Newton ne l'avait pas entièrement
négligée. Il était trop grand philosophe pour ne pas sentir qu'elle est la
base de nos connaissances, et qu'il faut chercher dans elle seule des
notions nettes et exactes de tout 433. » L'honneur d'avoir le premier
défini et exploré ce domaine fondamental de la connaissance doit être
reconnu à Locke : « On peut dire qu'il créa la métaphysique à peu près
comme Newton avait créé la physique (...) Il réduisit la métaphysique
à ce qu'elle doit être en effet, la physique expérimentale de l'âme 434. »
[234]
Ainsi subsiste, dans la nouvelle organisation de la connaissance, la
nécessité d'une philosophie première qui gardera le nom de métaphysique, mais dans une acception fort différente du sens traditionnel.
Puisque tout savoir dépend de l'esprit humain, l'étude de la portée et
des limites de l'esprit humain constituera une connaissance de la
connaissance, préalable à la division des sciences en secteurs particuliers. L'étude de l'instrument du savoir doit fournir une clé universelle
pour la compréhension des formes diverses d'intelligibilité.
431
Op. cit., chap. XV : Éclaircissement : sur l'usage et sur l'abus de la métaphysique en géométrie et en général dans les sciences mathématiques, éd.
citée, p. 356.
432 Ibid.
433 Discours préliminaire, Gonthier, 1966, p. 99.
434 Ibid., pp. 99-100.
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302
Les débuts de Locke sont ceux d'un expérimentateur et d'un médecin. Il n'est pas attiré par la spéculation abstraite, mais se consacre à la
recherche expérimentale, comme l'atteste un texte de 1669 : « Ceux
qui s'appliquent sérieusement à manipuler et à arranger des abstractions se donnent beaucoup de peine pour peu de chose et feraient aussi
bien de reprendre, étant hommes, leurs poupées d'enfants (...) Il n'y a
de connaissances vraiment dignes de ce nom que celles qui conduisent
à quelque invention nouvelle et utile, qui apprennent à faire quelque
chose mieux, plus vite et facilement qu'auparavant. Toute autre spéculation, fût-elle curieuse et raffinée, eût-elle des apparences de profondeur, n'est qu'une philosophie vaine et paresseuse, une occupation de
désœuvrés 435. »
Ce serait rendre service à l'humanité que de ruiner le principe des
spéculations abusives, en montrant avec précision où s'arrête la validité de nos affirmations. Un texte de 1667 note qu' « il nous serait fort
utile de connaître la portée de nos facultés, en sorte que nous n'entreprenions pas de sonder là où notre ligne est trop courte, de savoir
quelles choses sont à la portée de nos enquêtes et de notre entendement (understanding), quand nous devons nous arrêter et renoncer à
nous lancer plus avant, de crainte de nous perdre, ou de perdre notre
peine. Une telle enquête présente autant de difficulté que toute autre
sur le chemin du savoir ; elle ne peut être menée à bien que par un
homme parvenu à la fin de ses études, elle ne peut être proposée à un
débutant. C'est en effet le résultat d'une recherche longue et diligente
que de déterminer ce qui est connaissable et ce qui ne l'est pas » 436.
Avec plus de vingt ans d'avance, c'est déjà le programme que se
proposera l’Essai philosophique concernant l'entendement humain
(1690) ; c'est aussi l'exposé des motifs de toute la philosophie à l'âge
des Lumières. L'Avant-propos de l’Essai affirme la nécessité d'une
connaissance de l'entendement par lui-même, préalable à tout développement de la connaissance. « Puisque l'Entendement élève l'homme au-dessus de tous les êtres sensibles, et lui donne cette supériorité
et cette espèce d'emprise qu'il a sur eux, c'est sans doute un sujet qui,
par son excellence, mérite bien que nous nous [235] appliquions à le
435
436
Locke, De arte medica, 1699, cité dans H. Marion, John Locke, 1878, p. 94.
Texte de 1667 cité dans Lord King, The life of John Locke, new édition,
London, 1830, vol. I, p. 197.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
303
connaître autant que nous en sommes capables. L'Entendement, semblable à l'œil, nous fait voir et comprendre toutes les autres choses,
mais il ne s'aperçoit pas lui-même. C'est pourquoi il faut de l'art et des
soins pour le placer à une certaine distance et faire en sorte qu'il devienne l'objet de ses propres contemplations 437. »
Ce texte pourrait être le point de départ d'une nouvelle métaphysique. A la fin du siècle, la pensée de Kant lui fera écho : « La métaphysique n'est pas une science, ni une forme d'érudition, mais seulement
la connaissance de l'entendement par lui-même » (plus exactement :
« l'entendement se connaissant lui-même : der sich selbst kennende
Verstand » 438). Le même Kant, dans une lettre de 1781 à Marcus
Herz, évoquant la tâche critique à laquelle il vient de se livrer, souligne l'immense difficulté d'une telle entreprise, « car elle contient la
métaphysique de la métaphysique (die Metaphysik der Metaphysik) » 439.
La critique kantienne et la restauration de la métaphysique se situent dans la voie ouverte par l’Essai de Locke. Au lieu de céder au
premier mouvement d'une raison inconsciente de ses pouvoirs réels,
qui extravague en dehors de son territoire propre, le philosophe sera
l'homme du retour sur soi et du retour à soi. Avant tout usage de l'esprit humain, il faut avoir mis au point une discipline, une hygiène de
l'esprit humain. Le but de l’Essai est d'« examiner la certitude et
l'étendue des connaissances humaines, aussi bien que les degrés de
croyance, d'opinion et d'assentiment qu'on peut avoir par rapport aux
différents sujets qui se présentent à notre esprit » 440. Ce but serait atteint si Locke parvenait à « marquer les limites qui séparent l'opinion
d'avec la connaissance », et à préciser « quelles règles il faut observer
pour déterminer exactement les degrés de notre persuasion à l'égard
des choses dont nous n'avons pas une connaissance certaine » 441. Telle est l'intention de Locke ; la critique kantienne poursuit les mêmes
437
438
439
440
441
Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1690. AvantPropos article I ; trad. Coste, 1700.
Reflexionen Kants zur kritischen Philosophie, hgg von B. Erdmann, Leipzig,
1885, t. II, p. 50, N° 167.
Kant, Lettre à Marcus Herz, après le 11 mai 1781 ; Werke, édition de l'Académie de Berlin, t. X, p. 252.
Locke, Essai..., ibid., article 2.
Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
304
fins ; les préoccupations d'un Hume et d'un Condillac n'étaient pas
différentes.
Condillac observe que « la science qui contribue le plus à rendre
l'esprit lumineux, précis et étendu, et qui, par conséquent, doit le préparer à l'étude de toutes les autres, c'est la métaphysique ». Mais il
précise que cette discipline « est aujourd'hui si négligée en France que
ceci paraîtra sans doute un paradoxe à bien des lecteurs. J'avouerai
qu'il a été un temps où j'en aurais porté le même jugement. De tous les
philosophes, les métaphysiciens me paraissaient les moins sages (...) ;
je ne trouvais partout que des fantômes ; et je faisais un crime à la
[236] métaphysique des égarements de ceux qui la cultivaient 442. »
Vingt ans avant les Rêves d'un Visionnaire, Condillac ne parle pas
autrement que Kant. Locke reçoit un hommage mérité, seul juste parmi beaucoup d'égarés, mais il semble avoir prêché dans le désert.
Pour assurer l'authenticité du savoir, il convient donc de distinguer
deux sortes de métaphysique : « l'une, ambitieuse, veut percer tous les
mystères ; la nature, l'essence des êtres, les causes les plus cachées » ;
elle « fait de la nature une sorte d'enchantement qui se dissipe comme
elle ». Mais il y a un bon usage de la recherche métaphysique, lorsqu'elle « proportionne ses recherches à la faiblesse de l'esprit humain
et, aussi peu inquiète de ce qui doit lui échapper qu'avide de ce qu'elle
peut saisir, elle sait se contenir dans les bornes qui lui sont marquées » 443. La métaphysique devient une épistémologie, le problème
fondamental étant celui de la connaissance. « Notre premier objet (...),
c'est l'étude de l'esprit humain, non pour en découvrir la nature, mais
pour en connaître les opérations, observer avec quel art elles se combinent, et comment nous devons les conduire afin d'acquérir toute l'intelligence dont nous sommes capables 444. »
Le point de vue de Condillac est à peu près celui de Hume, exposé
en 1748 dans l’Enquête sur l’entendement humain. Le penseur écossais oppose, lui aussi, à la raison spéculative, qui relève de la pathologie mentale, une raison critique, à laquelle seule la voie de la vérité est
442
Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, ouvrage où l'on
réduit à un seul principe tout ce qui concerne l'entendement, 1746, éd. Lenoir, Colin 1924, p. 1.
443 Ibid., pp. 1-3.
444 Ibid., p. 3.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
305
ouverte. « Tout esprit aventureux s'élancera toujours vers le prix difficile à atteindre et se trouvera stimulé plutôt que découragé par les
échecs de ses prédécesseurs tant qu'il pensera que la gloire d'achever
une aussi rude aventure lui est réservée à lui seul. La seule méthode
pour délivrer d'un seul coup le savoir de ces questions abstruses, c'est
d'enquêter sérieusement sur la nature de l'entendement humain, et de
montrer, par une analyse exacte de ses pouvoirs et capacités, qu'il n'est
apte en aucune manière à s'engager en de tels sujets lointains et abstrus. Il faut que nous nous imposions cette peine afin de vivre aisément tout le reste du temps, et que nous cultivions la véritable métaphysique avec soin pour détruire la fausse métaphysique
rée 445. »
La véritable métaphysique procédera à une vérification des pouvoirs de l'esprit humain. Une connaissance quelconque, avant d'être
reconnue valable, doit être examinée dans ses sources, dans sa genèse ; c'est cette remontée du conditionné au conditionnant, cette analyse
régressive de la pensée, qui reçoit le nom de métaphysique. Condorcet
fait dériver toute connaissance des impressions sensibles, élaborées
par l'entendement. « Si l'on se borne à observer, à connaître les faits
généraux et les lois constantes que présente le développement de
[237] ces facultés, dans ce qu'il a de commun aux divers individus de
l'espèce humaine, cette science porte le nom de métaphysique 446. »
Cette conversion de la métaphysique en une épistémologie génétique est l'un des traits originaux de la pensée au XVIIIe siècle. La méthode de l'analyse des idées sera mise en œuvre par l'école idéologique
française, et transmise au spiritualisme du XIXe siècle par l'intermédiaire de Maine de Biran et de son Mémoire sur la Décomposition de
la Pensée. En Angleterre, la tradition de Locke et de Hume est prolongée par l'utilitarisme de Bentham, dont l'influence demeure vivante
pendant la majeure partie du XIXe siècle.
445
Hume, Enquête sur l'entendement humain, 1748 ; section I : trad. A. Leroy,
Aubier, 1947.
446 Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,
2e éd., an III, p. 2.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
306
Si, selon Condillac, la « bonne métaphysique » n'est que « l'analyse
des opérations de l'entendement » 447, la méthode sera de suivre le
développement de la pensée. En découvrant la façon dont se forment
nos idées, on apercevra le degré de validité qu'elles comportent. Locke
se proposait de « faire voir par quel moyen notre entendement vient à
se former les idées qu'il a des choses (...) à l'aide d'une méthode claire
et, pour ainsi dire, historique » 448. L'histoire de la pensée est la justification de la pensée. Alors que l'épistémologie du rationalisme classique présentait un caractère contemplatif, les idées innées constituant
en chaque homme une dotation invariable de vérité, le XVIIIe siècle,
mobilisant la vérité dans le temps, se préoccupe de retrouver le sillage
de la connaissance dans le devenir de l'homme et du monde. L'analyse
de l'espace mental intègre la dimension temporelle, car l'espace mental est compris comme l'espace-temps du développement.
Selon Turgot, « s'il y a une méthode préférable, c'est donc celle de
suivre les pas de l'esprit humain dans ses découvertes, de faire sentir
les axiomes généraux qui naissent de toutes ces vérités particulières,
et en même temps de faire voir la manière dont elles lient entre elles
toutes les vérités particulières » 449. L'analyse idéologique doit donc
partir d'un point origine aussi reculé que possible, et montrer par des
enchaînements intelligibles comment se construit l'édifice complexe
du savoir. « Partons, écrit Turgot, de ce chaos où l'âme ne connaît que
ses sensations, où des sons plus ou moins forts, plus ou moins aigus,
où la température et la résistance des objets environnants, où un tableau de figures bizarres diversement colorées, venant assaillir l'âme
de toutes parts, la jettent dans une espèce d'ivresse qui est pourtant le
germe de la raison. La manière dont les idées commencent à y devenir
un peu distinctes et à y influer sur nos volontés, dépend d'une sorte de
mécanique spirituelle commune à tous les hommes : elle peut être
l'ouvrage de peu d'instants ; du moins l'exemple des animaux qui savent trouver leur nourriture et, ce qui semble plus difficile, [238] qui
447
Condillac, Cours d'études pour l'instruction du prince de Parme, 1775 :
Histoire Moderne ; Œuvres, Corpus des Philosophes français, t. II, P. U. F.,
1948, p. 53.
448 Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, AvantPropos, article 2.
449 Turgot, Plan du second discours concernant les progrès de l'esprit humain
(vers 1751) ; Œuvres, éd. Schelle, Alcan, 1913, t. I, p. 310.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
307
savent la chercher peu après leur naissance, paraît le prouver 450. »
Les penseurs de l'âge des Lumières appellent métaphysique, une analyse génétique à partir d'un degré zéro de la connaissance, reconstitué
par hypothèse. Gomme le dit encore Turgot, « quoique appartenant à
l'histoire de la nature plutôt qu'à celle des faits, cette époque doit être
considérée avec attention, puisque les premiers pas en tous genres décident de la direction de la route » 451. On reconnaît un lieu commun
de l'époque : à l'explication déductive, on substitue une explication
« historique », pour reprendre le mot de Locke ; mais il ne s'agit pas
d'une recherche empirique des origines. L'archéologie épistémologique, ou l'épistémologie archéologique, méthode conjecturale, reconstitue un devenir exemplaire de l'humanité, c'est-à-dire que, tout en
condamnant les procédures déductives, elle en fait usage pour son
propre compte, mais selon la dimension d'un devenir temporel. Rousseau évoque de cette manière la genèse des valeurs humaines, dans le
Discours sur l’Origine de l’Inégalité : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question, proclame-t-il
avec assurance. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles
on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement
pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres
à éclaircir la nature des choses qu'à montrer la véritable origine, et
semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde 452. »
La méthode génétique procède à une analyse de constitution, selon
la dimension temporelle promue à la dignité de grand axe épistémologique. Cette validation du temps apparaît comme un fait nouveau par
rapport à la métaphysique classique. La procédure du cogito cartésien
permet au sujet d'accéder directement de l'existence empirique à une
transcendance personnelle qui s'articule à la transcendance divine. Les
penseurs du XVIIIe siècle ne reconnaissent plus cette identité ontologique, latente en chaque individu, et qu'une initiative décisive suffirait
à dévoiler. Pour eux, la situation présente de la pensée ne peut être
rendue intelligible que par l'intermédiaire d'une procédure de décomposition et de recomposition de la connaissance, à partir du point ori450
451
Ibid., p. 298.
Ibid.
452 Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes,
1754 ; Œuvres de Rousseau ; Pléiade, t. III, pp. 132-133.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
308
gine où l'homme vient au monde par l'intermédiaire de la connaissance sensible, selon le schéma de Locke.
L'analyse procède ainsi à un démontage — remontage de la « mécanique spirituelle commune à tous les hommes », selon la formule de
Turgot. Cet empirisme n'est pas un empirisme véritable, comme l'atteste le mot de Rousseau : « Commençons par écarter tous les faits... »
La métaphysique, au sens du XVIIIe siècle, est une idéologie intellectualiste, aux yeux de laquelle le temps n'est pas un devenir concret,
mais une variable de la raison. Rousseau oppose aux « vérités historiques » les « raisonnements hypothétiques et conditionnels ». [239]
Comprise comme un schéma valable en droit plutôt qu'en fait, l'épistémologie génétique est une philosophie de l'histoire individuelle aussi
bien qu'une philosophie de l'histoire sociale. L'histoire conjecturale
étale l'analyse dans le devenir, mais ce devenir ne possède aucun pouvoir de renouvellement radical. Il semble exister surtout pour la clarté
de l'exposé. Le fonctionnement actuel de la pensée correspond à une
situation confuse ; on l'élucide grâce à un retour en arrière, qui permet
de revenir du complexe au simple.
Cette « métaphysique » génétique apparaît donc comme une philosophie de l'histoire personnelle, ou une histoire conjecturale de la
constitution de la pensée. Une telle méta-histoire, de caractère transempirique, a été une préoccupation majeure pour bon nombre des
meilleurs esprits du siècle. Dugald Stewart, dans une Notice sur Adam
Smith (1793), signale l'importance de ce genre de réflexion, à propos
de la Dissertation sur les Origines du Langage, où Smith a mis en
œuvre cette méthode de reconstitution hypothétique des faits. « Je
prendrai la liberté, écrit-il, de donner le nom d'histoire hypothétique
ou conjecturale à cette forme de recherche philosophique, qui n'a pas
encore de nom approprié dans notre langue ; cette expression correspond assez bien avec celle d'Histoire Naturelle, employée par M.
Hume, et avec ce que certains écrivains français ont appelé Histoire
raisonnée 453. »
On trouve dans l'anthropologie de Buffon un exemple célèbre de
cette méthode. L'auteur de l’Histoire naturelle veut rendre compte du
développement de la pensée humaine, non dans sa réalité, qui nous
453
Account of the life and writings of Adam Smith, 1793 ; The collected works
of Dugald Stewart, edited by W. Hamilton, vol. X, Edinburgh, 1877, p. 34.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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échappera toujours, mais dans sa possibilité. Il présente un mythe du
premier homme, pour justifier l'avènement de la première pensée.
« J'imagine un homme tel qu'on peut croire qu'était le premier homme
au moment de la création, c'est-à-dire un homme dont le corps et les
organes seraient parfaitement formés, mais qui s'éveillerait tout neuf
pour lui-même et pour ce qui l'environne. Quels seraient ses premiers
mouvements, ses premières sensations, ses premiers jugements ? Si
cet homme voulait nous faire l'histoire de ses premières pensées,
qu'aurait-il à nous dire ? Quelle serait cette histoire 454 ? » Buffon appelle « récit philosophique » cette évocation du moment zéro de la
connaissance. Le premier homme parle : « Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble où je sentis pour la première fois ma
singulière existence ; je ne savais ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux ; quel surcroît de sensation ! la lumière, la voûte
céleste, la verdure de la terre, ce cristal des eaux, tout m'occupait,
m'aimait et me donnait un sentiment inexprimable de plaisir. Je crus
d'abord que tous les objets étaient en moi, et faisaient partie de moimême... 455 »
[240]
L'analyse métaphysique de Buffon s'efforce de constituer une archéologie de la présence au monde, en projetant jusqu'à une origine
hypothétique la théorie de la connaissance élaborée par Locke. L'esprit du premier homme est une table rase sur laquelle viennent s'enregistrer les données des différents sens : vue, ouïe, odorat, etc. D'abord
confondu avec l'environnement qui l'envahit de toutes parts, le sujet
apprend à distinguer les idées de sensation des idées de réflexion ; il
découvre son droit d'initiative par rapport à la perception sensible, et
finit par se poser en s'opposant.
La parabole du premier homme demeure une spéculation gratuite :
l'Adam épistémologique ne se trouve pas en état d'immaculée
connaissance. Il a lu l’Essai de Locke et il récite la leçon. La genèse
est fictive ; dès l'origine, l'homme connaissant apparaît doté de sa
constitution intellectuelle définitive, et le monde lui-même se définit
comme nous le voyons aujourd'hui. Le sujet et l'objet se trouvent ainsi
454
Buffon, De l'homme, Des sens en général ; Œuvres, éd. Pourrat, 1833, t. IX,
p. 158.
455 Ibid., pp. 158-159.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
310
par avance réglés l'un sur l'autre. L' « histoire » est le vecteur rationnel
nécessaire au déploiement d'une vérité préfabriquée. Le premier
homme se raconte comme s'il appartenait à l'espèce des derniers. Buffon n'a pas le moindre soupçon des théories de l'évolution ; on ne saurait le lui reprocher, mais il aurait pu pressentir que l'affrontement
premier de l'homme et du monde n'a pas le caractère d'un exercice
purement intellectuel. D'autres facteurs interviennent, et des exigences
plus pressantes que celles de la seule épistémologie. À défaut d'informations sur l'Adam réel, Buffon aurait pu passer de la phylogenèse à
l'ontogenèse : chaque individu recommence dans sa vie l'expérience
du premier homme. Or il ne lui reste aucun souvenir de ses origines
psychologiques. On pourrait se demander pourquoi, et prendre conscience du fait que, s'il était donné à un individu de se remémorer les
premiers moments de sa présence au monde, la relation obtenue ne
ressemblerait certainement pas au poème en prose de Buffon. L'épistémologie génétique ne propose qu'une pseudo-genèse ; parfaitement
statique, elle se contente de procéder à, une projection rétroactive de
ses certitudes.
Le mythe épistémologique du premier homme est au centre des
préoccupations de l'âge des Lumières. Condillac, après avoir exposé
sa propre théorie de la connaissance dans l’Essai sur l'Origine des
connaissances humaines en 1746, illustra ses vues par le Traité des
Sensations (1754). Le premier homme est remplacé par une statue qui
s'éveillerait à la vie selon l'ordre graduel des perceptions sensibles,
dont elle se trouverait successivement dotée : « Nous imaginâmes une
statue entièrement organisée comme nous, et animée d'un esprit privé
de toute espèce d'idées. Nous supposâmes que l'extérieur, tout de
marbre, ne lui permettait l'usage d'aucun de ses sens, et nous réservâmes la liberté de les ouvrir chacun à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles 456. » L'expérience de [241] pensée, beaucoup plus détaillée que dans le texte de Buffon, consiste à
réaliser la construction du monde selon les perspectives, intervenant
successivement, des diverses perceptions sensibles. Condillac commence par l'odorat, considéré comme le moins intellectuel de tous les
sens ; viennent ensuite les révélations de l'ouïe, puis celles du goût, de
456
Condillac, Traité des Sensations, 1754, Dessein de cet ouvrage ; éd. G.
Lyon, nouvelle éd. Alcan, 1921, p. 54.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
311
la vue et du toucher. Condillac montre comment ces acquisitions successives, en se développant isolément, puis en se combinant les unes
avec les autres parviennent à constituer le monde et l'homme tels
qu'ils se présentent à nous dans leur réalité actuelle.
Le but de Condillac est de justifier la doctrine sensualiste, dans la
tradition de Locke : les connaissances sensibles sont nécessaires et
suffisantes pour la constitution de la pensée humaine. Il s'agit là pour
lui d'une opération proprement métaphysique : « Les questions bien
établies sont des questions résolues », expose-t-il, parodiant par avance une célèbre formule de Marx : « la difficulté est donc de les bien
établir, et souvent elle est grande, surtout en métaphysique. La langue
de cette science n'a pas naturellement la simplicité de l'algèbre, et
nous avons bien de la peine à la rendre simple, parce que notre esprit a
bien de la peine à l'être par lui-même » 457. La parabole de la statue,
fiction pédagogique, prétend élucider la constitution de la conscience
de soi et de la conscience du monde.
Le mythe du premier homme selon Buffon ayant paru en 1749,
avec le début de l’Histoire naturelle, et le Traité des Sensations datant
de 1754, on ne manqua pas de faire reproche à Condillac d'avoir volé
sa statue au naturaliste. Mauvaise langue par profession, Grimm s'est
fait l'écho de cette querelle : « Il y a environ un an, écrit-il en décembre 1754, que M. l'abbé de Condillac donna son Traité des Sensations.
Le public ne le jugea pas tout à fait aussi favorablement que je me
souviens d'avoir fait : il eut peu de succès. Notre philosophe est naturellement froid, diffus, disant peu de chose en beaucoup de paroles et
substituant partout une triste exactitude de raisonnement au jeu d'une
imagination philosophique. Il a l'air de répéter à contrecœur ce que les
autres ont révélé à l'humanité avec génie. On disait dans le temps du
Traité des Sensations que M. l'abbé de Condillac avait noyé la statue
de M. de Buffon dans un tonneau d'eau froide. Cette critique et le peu
de succès de l'ouvrage ont aigri notre auteur et blessé son orgueil ; il
vient de faire un ouvrage tout entier contre M. de Buffon, qu'il a intitulé Traité des Animaux 458... »
457
458
Ibid., Précis de la seconde partie ; éd. citée, p. 43.
Grimm, Correspondance littéraire..., 1er décembre 1754 ; éd. Tourneux,
1878, t. III, p. 112.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
312
Cette querelle de préséance est, comme il arrive, indigne de ceux
qu'elle oppose. Elle les dépasse et les englobe, dans la mesure où cette
épistémologie pseudo-génétique est un thème d'époque, imposé, par
un mouvement naturel, à ce qu'on appelle alors la recherche métaphysique. En 1751, Diderot, dans sa Lettre sur les sourds et muets à
l'usage de ceux qui entendent et qui parlent, avait aussi esquissé la
possibilité d'une reconstitution de la formation de la pensée : « Mon
[242] idée serait de décomposer, pour ainsi dire, un homme et de
considérer ce qu'il tient de chacun des sens qu'il possède. Je me souviens d'avoir été quelquefois occupé de cette espèce d'anatomie métaphysique (...) Ce serait, à, mon avis, une société plaisante que celle de
cinq personnes dont chacune n'aurait qu'un sens... 459 » Diderot imagine au lieu d'une seule statue mettant en œuvre successivement les
cinq sens, cinq personnages réalisant contradictoirement l'une de ces
expériences, et cherchant ensuite une confrontation entre leurs perspectives diverses sur le monde. Lecteur de Condillac, Diderot connaît
les thèses de l'auteur de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, et son esprit imaginatif lui permet d'apercevoir au passage la
voie où s'engagera l'auteur du Traité des Sensations.
La question de priorité ne présente guère d'intérêt : à l'époque où
fut rédigée la Lettre sur les Sourds-Muets, Diderot, Condillac et Rousseau se rencontrent régulièrement et réfléchissent de concert, mêlant
leurs idées dans le jeu de la conversation. « L'idée ne pourrait-elle pas
être née spontanément de cette association, ou tout au moins le germe
n'a-t-il pas pu en sortir pour se développer parallèlement chez Diderot
et chez Condillac ? Il n'y aurait là rien qu'une de ces choses qui se
voient tous les jours. Un lièvre surgit, deux chasseurs le tirent à la
fois. A qui appartient-il 460 ? »
La statue de Condillac, le nouvel Adam de Buffon, le « muet de
convention » de Diderot, représentent autant de figures symboliques
surgissant dans le contexte d'un même espace mental, sous l'impulsion
d'une identique orientation de pensée. Cette procédure méthodologique et pédagogique devait se présenter naturellement à l'esprit des tenants des idées de Locke. Le psychologue et biologiste Charles Bon459
Lettre sur les Sourds et Muets à l'usage de ceux qui entendent et qui voient,
1751 ; Œuvres de Diderot, éd. Assezat, t. I, 1875, p. 352.
460 Notice de la Lettre sur les Sourds et Muets, dans l'édition citée, p. 346.
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313
net raconte qu'après la publication de son Essai de Psychologie en
1754, l'idée lui vint de reprendre son étude des facultés humaines sous
la forme d'un « roman philosophique », en partant d'une statue qu'il
animerait, la dotant successivement des différents sens, à commencer
par le sens de la vue. Il se mit à travailler sur ce thème, jusqu'au moment où il sut que Condillac avait déjà utilisé la même parabole. Il
n'en conserva pas moins ce même fil conducteur, en faisant référence
au Traité des Sensations, dans l’Essai analytique sur les facultés de
l'âme (1760) ; sous l'influence de Condillac, Bonnet donne en priorité
à sa statue non pas le sens de la vue, mais celui de l'odorat 461. Bonnet
rend à Condillac ce qu'il lui doit, et même ce qu'il ne lui doit pas,
puisqu'il avait conçu indépendamment de lui la première idée de sa
propre statue. La priorité chronologique ne suffit pas pour attester une
influence.
Le thème de la statue semble fournir à ses utilisateurs une vérification expérimentale de leur doctrine. L'Avis au Lecteur du Traité [243]
des Sensations précise : « il est très important de se mettre à la place
de la statue que nous allons observer. Il faut commencer d'exister avec
elle, n'avoir qu'un seul sens quand elle n'en a qu'un, n'acquérir que les
idées qu'elle acquiert, ne contracter que les habitudes qu'elle contracte : en un mot, il ne faut être que ce qu'elle est » 462. L'imitation de la
statue fera de chaque lecteur le premier homme de Buffon, s'éveillant
au monde selon l'itinéraire imposé des perspectives sensibles, au prix
de véritables exercices spirituels. Le lecteur, à l'école du théoricien
sensualiste, fait table rase de toutes ses acquisitions antérieures, puis,
dans l'éveil gradué de ses sens, suit le long chemin de la constitution
de soi et de la constitution du monde. L'inconvénient est que la prétendue expérience ne peut être qu'une simulation d'expérience. Quoi
que fasse le lecteur, il ne lui sera pas donné d'effacer tout pour tout
recommencer. Un être humain ne peut réaliser l'énorme restriction
biologique et mentale nécessaire pour mettre entre parenthèses toutes
les inscriptions de la vie passée et du savoir acquis, pour retrouver la
virginité épistémologique de la statue. Nous aurons beau fermer les
yeux, le monde, notre monde n'en subsiste pas moins, tel que l'a fait le
long apprentissage de notre vie.
461
Cf. Mémoires autobiographiques de Charles Bonnet, de Genève, p p. R.
Savioz, Vrin, 1948, p. 176 sq.
462 Traité des Sensations, Avis important au lecteur, éd. Lyon, p. 29.
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L'épistémologie génétique ne fournit pas la véritable « anatomie
métaphysique », dont rêvait Diderot ; elle ne fait que projeter rétroactivement, en l'étalant dans un temps fictif, une doctrine préfabriquée,
dont la validité n'est pas augmentée pour autant. Ce procédé, d'ordre
rhétorique, avait déjà été utilisé dans un roman allégorique de l'espagnol Balthasar Gracian (1601-1658). Ce récit, intitulé El Criticon
{l'Homme détrompé), qui date de 1651, narre les aventures d'un héros
nommé Critile (Esprit critique) à qui il arrive, au cours d'un voyage en
mer, d'être jeté dans une île déserte. Il y rencontre un sauvage nommé
Andrenio (l'homme primitif) dont il entreprend l'éducation, en commençant par celle du langage. Andrenio a été élevé par des bêtes sauvages dans une caverne obscure. Son autobiographie atteste qu'il n'a
pas lu Locke, mais réalise à sa manière une odyssée de la conscience
de soi : « Arrivé à un certain degré de croissance et d'âge, je me sentis
soudain un extraordinaire instinct de connaissance. C'était comme un
grand coup de lumière, un éveil de l'attention. Par un retour sur moimême, je commençai à me reconnaître, et à faire tantôt une réflexion,
tantôt une autre sur ma propre nature. Qu'est cela me disais-je ? Suisje ou ne suis-je pas ? Mais, puisque je vis, puisque je connais et observe, je suis. Mais si je suis, que suis-je ? Qui m'a donné l'être et
pourquoi me l'a-t-on donné ? 463 »
Andrenio, l'homme de la caverne, se comporte donc tout autrement
que l'Adam de Buffon. Sa démarche intellectuelle évoque plutôt celle
de Descartes dans la solitude hivernale de son poêle. La lumière intérieure s'éveille pour lui avant même qu'il n'ait eu l'expérience du [244]
soleil sensible et de la présence au monde extérieur. C'est seulement
après un tremblement de terre, bouleversant la montagne, que le héros
du jésuite Gracian verra le jour pour la première fois. « À la fin, je ne
sais quand ni comment, je sortis de mon évanouissement pour revenir
à moi peu à peu ; j'ouvris les yeux au moment où le jour lui-même
commençait à paraître, un jour clair, magnifique, le plus heureux de
ma vie (...) Je m'avançai jusqu'à une sorte de balcon, d'où je promenai
ma vue pour la première fois sur cet immense théâtre de la terre et du
ciel (...) Je regardais le ciel, je regardais la terre, je regardais la mer,
tantôt ensemble, tantôt séparément, et tout me transportait 464. » Le
463
Balthasar Gracian, El Criticon, 1651-1657 ; dans Sommets de la littérature espagnole, Lausanne, éditions Rencontre, 1962 t. IX, p. 437.
464 Ibid., p. 439.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
315
précepteur d'Andrenio, Robinson de ce Vendredi avant la lettre, souligne le privilège que représente une pareille venue au monde, « qui fut
accordée uniquement au premier homme et à toi (...) Quand nous entrons au monde, les yeux de notre âme sont fermés, et lorsqu'ils s'ouvrent à la connaissance, l'habitude de voir les choses, si merveilleuses
qu'elles soient, ne laisse pas place à l'admiration. Aussi les sages ontils dû recourir à la réflexion et s'imaginer qu'ils venaient au monde de
nouveau afin de prêter attention à ses prodiges » 465.
Ainsi l'idée de recommencer à zéro l'odyssée de la conscience n'est
pas une invention du XVIIIe siècle. Buffon, Condillac, Diderot font
partie de la lignée des « sages » évoqués par Gracian. Et les sages en
question ne manqueront pas de découvrir aux origines les principes
mêmes qui selon eux doivent s'affirmer à l'arrivée. Une telle archéologie mentale nous renseigne sur les tendances de l'archéologue, qui déploie à l'aise selon l'ordre du temps ses propres préférences. Un père
de l'Église, Arnobe, qui vécut à la fin du second siècle et au début du
troisième de notre ère, se servait déjà d'une allégorie de ce genre pour
combattre la théorie platonicienne de la réminiscence, au livre II de
son traité Adversus gentes. Il imagine un enfant élevé dans la plus
complète solitude par des serviteurs muets. Privé de communication et
d'éducation, cet enfant ne sera pas instruit des réalités du monde par la
dotation innée des idées ; il ne deviendra jamais un homme digne de
ce nom.
L'idée se fit jour très tôt de réaliser non pas une expérience de pensée, mais une expérimentation réelle sur les origines de la conscience
humaine. L'un des principaux problèmes était celui du langage originaire. En admettant que chaque nouveau-né est un premier homme, il
était possible de réaliser effectivement ce qu'Arnobe se contentait de
décrire. Un passage célèbre d'Hérodote rapporte qu'un pharaon
d'Égypte fit élever de jeunes enfants en dehors de toute influence linguistique afin de surprendre, dans leurs premières expressions orales,
le secret de la parole initiale de l'humanité. Expérience décevante,
puisqu'elle tourna, contre les vœux des Égyptiens, au profit de la langue phrygienne, les nourrissons en question ayant bafouillé des sons
qui pouvaient être interprétés dans ce sens. Les chroniqueurs du
Moyen Age attribuent à [245] l'empereur éclairé Frédéric II de Ho465
Pp. 439-440.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
316
henstaufen (1198-1250) l'initiative d'une expérience analogue destinée
à trancher la question de savoir si le premier homme avait parlé hébreu ou grec, arabe ou latin. Le résultat fut moins convaincant que
dans la tentative égyptienne, car les sujets moururent en bas âge.
L'histoire ne s'arrête pas là. En 1752, Maupertuis, qui préside aux
destinées de l'Académie de Berlin, adresse au roi Frédéric II une Lettre sur le progrès des sciences, propositions pour un programme vaste
et varié de recherches à entreprendre. Dans cet ensemble figure une
série d' « expériences métaphysiques », recherches portant sur l'esprit
par opposition à celles qui portent sur le corps. L'une des expériences
proposées consiste à faire élever deux ou trois enfants en dehors de
toute contamination extérieure, afin d'étudier sur le vif la question des
origines et du développement du langage 466. L'« expérience métaphysique » ne semble pas avoir été tentée. Mais on peut la mettre en rapport avec la préoccupation du XVIIIe siècle pour les « enfants sauvages », qui défraient la chronique scientifique et mondaine, enfants
abandonnés, revenus à l'état sauvage, et fortuitement découverts. Il
existe une tradition européenne, parallèle à celle des enfants loups de
l'Inde, qui comprend entre autres célébrités l'enfant sauvage du Hanovre, découvert en 1725, la française Marie-Angélique, au milieu du
siècle, et Victor, le sauvage de l'Aveyron, à l'époque de la Révolution 467. Ces cas concrets ont fourni une ample matière à la réflexion
épistémologique et pédagogique. Celle-ci intervenait aussi dans le cas
de l'éducation des sourds-muets, dont l'âge des Lumières se préoccupait fort. L'abbé de l'Épée (1712-1789) est un contemporain de Diderot et de Condillac ; Itard, l'un des continuateurs de l'abbé de l'Épée,
fut précisément l'éducateur du « Sauvage de l'Aveyron » à l'Institution
des sourds-muets de Paris.
Les modèles théoriques, conçus dans l'abstrait, peuvent revêtir une
signification positive ; ils permettent de dégager des indications utiles
au praticien. Cette fécondation mutuelle du mythe et de la réalité est
un des caractères significatifs de la culture au XVIIIe siècle. Le mythe
466
Maupertuis, Lettre sur le progrès des sciences, 1752 ; Œuvres, 1758, t. II, p.
429.
467 On trouvera une histoire détaillée des enfants sauvages, et des problèmes
qu'ils posaient à leur époque, dans Franck Tinland, L'Homme sauvage ; homo ferus et homo sylvestris, Payot, 1968.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
317
du premier homme ou de la statue esquisse un passage à la limite ; il
prophétise rétroactivement une vérité des origines. Même si cette vérité eschatologique est inexacte, elle peut apporter quelque lumière pour
la compréhension des mécanismes à l'œuvre dans le devenir, attirer
l'attention sur la complexité intrinsèque de la connaissance sensible.
L'épistémologie génétique de style intellectualiste dans la manière de
Condillac était, pour beaucoup, un simple jeu d'esprit ; mais elle a
souligné la nécessité de recherches portant sur la genèse de la
connaissance et sur l'articulation des perspectives sensorielles.
[246]
Le XVIIIe siècle appelle métaphysique l'embryogénie de l'esprit
humain. Dans ce domaine, comme plus généralement dans l'histoire
de la culture, le muthos précède le logos. Il arrive que les mythes ont
plus de puissance explicative que les travaux savants et positifs. Un
roman comme Robinson Crusoé, paru en 1719, a fourni aux penseurs
du siècle des Lumières des incitations à la réflexion la plus sérieuse,
grâce à la rencontre entre le sauvage Vendredi et l'Occidental, porteur
de civilisation, qui sera le Pygmalion de cette statue humaine. Le livre
de Defoe donne, à cette situation romanesque, une solution imaginative. Mais, de l'aveu même de Rousseau, il existe un lien entre Robinson et l’Émile : l'affrontement solitaire de l'élève et de son précepteur
répète le dialogue dans l'île déserte entre l'homme de la nature et
l'homme de la culture. Robinson contient un traité de pédagogie comme l’Émile, et l’Émile constitue un roman d'aventures pédagogiques
bien plutôt qu'un véritable traité de l'éducation.
Gibbon raconte dans ses mémoires qu'il eut pour précepteur un
certain John Kirby, auteur d'un livre intitulé Life of Automathes, paru
à Londres en 1745. Automathes, celui qui s'instruit lui-même, est un
Vendredi sans Robinson, condamné lui aussi à vivre de l'enfance à
l'âge d'homme dans une île déserte. Il dispose néanmoins d'une maison à peu près équipée, observe et imite le savoir-faire des castors à
l'œuvre au bord d'un lac. Quelques révélations surnaturelles complètent sa formation. « Avec ces appuis et grâce à sa propre industrie,
Automathes devient, bien que muet, un philosophe autodidacte, qui a
exploré avec succès son propre esprit, l'univers naturel, les sciences
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
318
abstraites et les grands principes de la morale et de la religion 468 ». Il
s'agit ici d'une tentative de « métaphysique expérimentale », maintenue dans le domaine de l'imaginaire. Cette initiative devait être reprise
dans la suite par le Français Guillard de Beaurieu, dans un roman,
l'Élève de la Nature, dédié aux habitants de la Virginie, parce que,
leur dit l'auteur, « vous êtes tels que la nature voudrait que nous fussions tous ». L'histoire est celle d'un jeune homme, élevé comme les
nourrissons du roi d'Égypte, dans un complet isolement, puis transporté dans une île déserte où, grâce à une mise en scène appropriée, il
parviendra à acquérir toutes les connaissances nécessaires à un individu conscient et organisé 469.
Ces robinsonnades pédagogiques s'inspirent de préoccupations
analogues à celles qui motivent la parabole condillacienne : déplier la
théorie de la connaissance de manière à réaliser l'occupation mentale
de l'espace-temps personnel. Mais le recours à l'imagination, s'il rend
cette forme de « métaphysique » plus vivante, accentue sa crédibilité
sans augmenter sa vérité. L'erreur de ces paraboles se trouve dans leur
individualisme radical : le premier homme de Buffon est sans second,
de même que la statue de Condillac ; le thème de l'île déserte souligne
[247] ce caractère d'isolement. D'autre part, l'élément historique de la
genèse ne présente qu'un caractère illusoire, dans la mesure où le résultat est acquis d'avance. Le monde à découvrir par le premier homme est l'univers des derniers hommes, c'est un univers déjà découvert
et qui ne saurait être constitué autrement que notre univers à nous. La
pensée du premier homme est prédestinée à imiter exactement la pensée du blanc, adulte, civilisé d'Occident : Vendredi n'a pas d'autre
avenir que de devenir un second Robinson.
Ces critiques figurent, en 1762, dans la lettre de J.-J. Rousseau à
l'archevêque de Paris pour la défense de l’Émile. L'idée s'y trouve exprimée que le cheminement de la raison n'obéit pas à cette prédestination simpliste d'une structure tout armée dans l'esprit humain, et qui
n'aurait qu'à s'extérioriser pour prendre possession d'un espace mental
préfabriqué. Rousseau insiste sur l'importance du contact avec autrui
468
Edward Gibbon, Memoirs of my Life, éd. G. A. Bonnard, London, Nelson
1966, p. 32.
469 Cf. Bernard Fay, L'esprit révolutionnaire en France et aux États-Unis à la
fin du XVIII' siècle, Champion 1925, pp. 14-15.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
319
et du langage, dont Condillac et Buffon ne semblent pas avoir reconnu
l'importance. « Vous supposez, écrit Rousseau, ainsi que ceux qui traitent de ces matières que l'homme apporte avec lui sa raison toute formée, et qu'il ne s'agit que de la mettre en œuvre. Or cela n'est pas
vrai ; car l'une des acquisitions de l'homme, et même des plus lentes,
est la raison. L'homme apprend à voir des yeux de l'esprit ainsi que
des yeux du corps ; mais le premier apprentissage est bien plus long
que l'autre, parce que les rapports des objets intellectuels, ne se mesurant pas comme l'étendue, ne se trouvent que par estimation, et que
nos premiers besoins, nos besoins physiques, ne nous rendent pas
l'examen de ces mêmes objets si intéressant. » Rousseau souligne la
complexité de l'élaboration des rapports intellectuels : « Il faut avoir
combiné des infinités de rapports pour acquérir des idées de convenance, de proportion, d'harmonie et d'ordre. L'homme qui, privé du
secours de ses semblables et sans cesse occupé de pourvoir à ses besoins, est réduit en toutes choses à la seule marche de ses propres
idées, fait un progrès bien lent de ce côté-là ; il vieillit et meurt avant
d'être sorti de l'enfance de la raison... 470 »
Ce texte pénétrant rappelle que l'auteur de l’Émile est aussi l'auteur
du Contrat social. La pédagogie homme par homme doit être replacée
dans le contexte global d'une éducation de l'homme par la société. De
là l'insuffisance de toutes les paraboles d'une épistémologie génétique
réduite à un individu exemplaire, premier homme ou statue. La route
de l'être humain vers l'humanité passe par l'itinéraire obligé de la relation avec autrui, par le langage, et par la coexistence au sein de la
communauté sociale. « Plus on médite sur ce sujet, plus la distance
des pures sensations aux simples connaissances s'agrandit à nos regards ; et il est impossible de concevoir comment un homme aurait pu
par ses seules forces, sans le secours de la communication, et sans
l'aiguillon de la nécessité, franchir un si grand intervalle 471. » Il est
absurde d'imaginer « un homme sauvage aussi habile dans l'art de
penser que nous le [248] font nos philosophes ». Et à supposer qu'il
parvienne par ses propres moyens à toutes ces belles découvertes
qu'on lui attribue, « quelle utilité retirerait l'espèce de toute cette mé-
470
Lettre à Christophe de Beaumont, 18 novembre 1762 ; Œuvres de Rousseau,
Pléiade, t. IV, p. 951.
471 Discours sur l'Origine de l'Inégalité, 1755, Œuvres, éd. citée, t. III, p. 144.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
320
taphysique, qui ne pourrait se communiquer et qui périrait avec l'individu qui l'aurait inventée » 472 ?
Rousseau souligne la nécessité de conjuguer l'épistémologie génétique de style individualiste avec une épistémologie historique et sociale. La pensée progresse non dans l'homme isolé, mais dans l'espèce
humaine. C'est cette épistémologie culturelle qui fait l'objet des esquisses que sont le Discours sur les Sciences et les Arts et le Discours
sur l'origine et les fondements de l’inégalité... L'anthropologie sociale
apparaît comme le complément obligé des analyses intellectualistes de
la vie de l'esprit. Cette articulation justifie sans doute le développement de la philosophie de l'histoire culturelle au XVIIIe siècle. L'histoire de l'humanité constitue une partie essentielle de cette nouvelle
métaphysique, dont les penseurs de l'âge des Lumières ont conçu le
projet. Kant lui-même a éprouvé la nécessité de compléter les trois
Critiques, où l'esprit humain est considéré dans son identité individuelle, par des essais où se trouve ébauchée une mise en perspective
historique de la raison : l’idée d'une histoire universelle au point de
vue cosmopolitique (1784), les Conjectures sur les débuts de l’histoire
de l’humanité (1786) et le Projet de paix perpétuelle (1785), qui prévoit une fin de l'histoire de l'humanité. Un Lessing, un Herder s'attachent à l'éducation collective de la communauté humaine.
L'analyse intellectualiste, de caractère statique même lorsqu'elle se
projette en genèse idéale, se double ainsi d'une philosophie du développement. Grâce à cette seconde voie, l'épistémologie se prolonge en
axiologie ; la dimension historique permet le déploiement des énergies
humaines dans le sens d'une activité morale, politique et économique.
L'impératif voltairien : « Cultivons notre jardin » doit s'entendre
comme l'obligation faite à l'homme d'assumer ses responsabilités en
devenant le jardinier du domaine terrestre. Condillac, après Locke et
Hume, s'intéresse aux réalités économiques et travaille à une refonte
totale du domaine culturel. La « métaphysique » devient une théorie
de la connaissance, mais en vue de l'action. L'empirisme, excluant du
domaine humain l'hypothèse transcendante des idées innées, débloque
les horizons de l'espace mental. Toute prédestination idéologique abolie, le changement devient possible, et l'action concertée en vue d'une
amélioration de la condition humaine. Cela s'appelle le progrès.
472
Ibid., p. 145.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
321
Quoi qu'il en soit de ces développements, l'épistémologie génétique représente pour les penseurs du XVIIIe siècle la voie d'une métaphysique authentique comme étude des conditions intellectuelles de la
connaissance valable. Les Idéologues ne feront que reprendre et systématiser cette discipline ; la philosophie devient pour eux une réflexion de la pensée sur elle-même, une ascèse ou une hygiène. On
retrouve ici une célèbre distinction kantienne : la Critique de la raison
[249] pure interdit à l'homme l'usage de la raison en dehors des limites de l'expérience. Mais aux chimères du transcendant s'oppose la
validité du transcendantal, ce mot désignant les normes intellectuelles
qui conditionnent la connaissance dans son exercice légitime. La métaphysique telle que la définissent un Condillac, un Condorcet, à la
suite de Locke, est une réflexion transcendantale. La Chalotais résume
cette conception : « La métaphysique est la science des principes ;
c'est elle qui instruit du but où tendent les facultés de l'homme, de leur
étendue, de leurs bornes et de leur usage. Il n'appartient qu'à cette
science de fixer ce que c'est que la vérité ; en quoi consiste l'erreur, et
quels sont les moyens de l'éviter ; elle démontre par l'expérience que
tout aboutit aux connaissances sensibles et à la perception immédiate ;
avec la logique, elle apprend à découvrir les vérités, à les déduire de
leurs véritables principes, à les ranger par ordre ; enfin elle est la base
des autres sciences, dont elle contient le germe et l'ébauche. (...) Elle
découvre la faiblesse de l'esprit humain, mais elle en apprécie les forces (...) Une partie de cette science, qui n'est pas la moins utile, est
celle qui apprend jusqu'où l'on peut parvenir en fait de raisonnement,
et où l'on doit arrêter ses recherches. Cette science négative, s'il est
permis de parler ainsi, serait d'un aussi grand prix que les connaissances positives 473. »
473
La Chalotais, Essai d'éducation nationale, 1763, pp. 111-113.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
322
IV. LA MÉTAPHYSIQUE
COMME THÉORIE DES ÉLEMENTS
Retour à la table des matières
La métaphysique, condamnée en tant que fantasmagorie de la
transcendance, est sauvée en tant qu'analyse idéologique de la
connaissance humaine, et mise en lumière des normes de la subjectivité transcendantale. À côté de cette métaphysique portant sur les fondements de la subjectivité connaissante, le XVIIIe siècle en définit une
autre qui concerne la structure de la réalité connue. Le point de départ
est, dans les deux cas, la situation épistémologique, mais, à partir de
cette situation, il est possible de pousser la recherche dans le sens
d'une généalogie des idées, ou dans le sens d'une élucidation du savoir.
L'Encyclopédie, à l'article Métaphysique, donne cette définition :
« c'est la science des raisons des choses. Tout a sa métaphysique et sa
pratique : la pratique sans la raison de la pratique, et la raison sans
l'exercice ne forment qu'une science imparfaite. Interrogez un peintre,
un poète, un musicien, un géomètre, et vous le forcerez à rendre
compte de ses opérations, c'est-à-dire à en venir à la métaphysique de
son art ». La métaphysique en question est celle de l'art, et non celle
de l'artiste, ainsi que le précise Diderot, à l'article Encyclopédie de son
dictionnaire : « toute science, écrit-il, tout art a sa métaphysique. Cette
partie est toujours abstraite, élevée et difficile (...) Il est de la dernière
importance de bien exposer la métaphysique des choses, ou [250]
leurs raisons premières et générales ; le reste en deviendra plus lumineux et plus assuré dans l'esprit ».
En ce sens nouveau, la recherche métaphysique s'orienterait vers la
réduction de chaque discipline en ses affirmations fondamentales.
D'Alembert, développe ce point de vue dans ses Essais sur les éléments de philosophie ou sur les principes des connaissances humaines, 1759, dont le titre même pourrait signifier qu'il s'agit d'un traité
de métaphysique en cette acception du terme. « A proprement parler,
écrit-il, il n'y a point de science qui n'ait sa métaphysique, si on entend
par ce mot les principes généraux sur lesquels une science est ap-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
323
puyée, et qui est comme le germe des vérités de détail qu'elle renferme et qu'elle expose ; principes d'où il faut partir pour découvrir de
nouvelles vérités, ou auxquels il est nécessaire de remonter pour mettre au creuset les vérités qu'on croit découvrir 474. »
La métaphysique serait une théorie générale de la science, ou plutôt de chaque science, résolue en ses propositions préalables. « Ce
qu'il faut surtout s'attacher à bien développer, c'est la métaphysique
des propositions. Cette métaphysique, qui a guidé ou dû guider les
inventeurs, n'est autre chose que l'exposition claire et précise des vérités générales et philosophiques sur lesquelles les principes de la science sont fondés. Plus cette métaphysique est simple, facile, et pour ainsi dire populaire, plus elle est précieuse (...) Tout ce qui est vrai, surtout dans les sciences de pur raisonnement, a toujours des principes
clairs et simples, et par conséquent peut être mis à la portée de tout le
monde sans aucune obscurité 475... »
Pour employer le langage de la logique moderne, la métaphysique
correspond à ce qu'on appellerait aujourd'hui un essai d'axiomatisation
des différents savoirs. Cette procédure est applicable « surtout dans
les sciences de pur raisonnement », est-il dit dans l'article Éléments
des Sciences. D'Alembert précise ailleurs que la métaphysique en
question traite seulement des « objets immatériels » ; les disciplines
du concret, qui concernent des objets empiriques, par exemple la médecine, la pharmacie, la botanique, n'ont pas de partie métaphysique,
« mais la physique générale en a une, parce que cette physique a pour
objet des choses abstraites, comme l'espace en général, les mouvements et le temps en général, les propriétés générales de la matière » 476.
Les vues de d'Alembert semblent prolonger certaines lignes de force de l'œuvre de Leibniz et prophétiser la théorie transcendantale de la
science, à laquelle s'attachera Husserl à ses débuts. La métaphysique
se définit comme une science portée à un degré supérieur d'abstraction, une science de la science : « Quels sont dans chaque science les
principes d'où l'on doit partir : des faits simples, bien vus et bien
474
Essai sur les Éléments de philosophie, Œuvres de d’Alembert, éd. Bastien,
1805, t. II, chap. XV, article 15, p. 357.
475 Encyclopédie, article Éléments des Sciences.
476 Essai sur les Éléments de philosophie, op. cit., p. 358.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
324
avoués ; en physique, l'observation de l'univers ; en géométrie, les
[251] propriétés principales de l'étendue ; en mécanique, l'impénétrabilité des corps ; en métaphysique et en morale, l'étude de notre âme et
de ses affections, et ainsi des autres. » Ici, le mot « métaphysique »
paraît être employé avec sa signification traditionnelle, ce que souligne d'Alembert, qui oppose aussitôt le sens ancien au sens nouveau :
« Je prends ici la métaphysique dans le sens le plus rigoureux qu'elle
puisse avoir, en tant qu'elle est la science des êtres purement spirituels. Ce que j'en dis sera encore plus vrai quand on la regardera dans
un sens plus étendu, comme la science universelle qui contient les
principes de toutes les autres, car, si chaque science n'a et ne peut
avoir que l'observation pour vrais principes, la métaphysique de chaque science ne peut consister que dans les conséquences générales qui
résultent de l'observation, présentées sous le point de vue le plus étendu qu'on puisse leur donner 477. »
Pour d'Alembert l'avenir de la métaphysique correspondrait à une
axiomatisation du savoir, étendue de proche en proche à la totalité de
l'espace mental. Le projet vise à extraire les racines de la connaissance, selon la norme d'un modèle mathématique de l'intelligibilité. Les
mathématiciens, estime d'Alembert, devraient donner l'exemple : « il
semble que les grands géomètres devraient être excellents métaphysiciens, au moins sur les objets dont ils s'occupent ; cependant il s'en
faut bien qu'ils le soient toujours. La logique de quelques-uns d'entre
eux est renfermée dans leurs formules et ne s'étend point au-delà. On
peut les comparer à un homme qui aurait le sens de la vue contraire à
celui du toucher, ou dans lequel le second de ces sens ne se perfectionnerait qu'aux dépens de l'autre » 478.
La métaphysique, en tant que théorie des éléments, permettrait non
seulement de condenser chaque discipline par la mise en lumière de
son axiomatique, mais encore de rapprocher les disciplines les unes
des autres, en procédant, par delà, à une axiomatisation de l'ensemble
des axiomatiques. Tel est le sens du rêve de d'Alembert, que résume
l'article Éléments des Sciences : on peut, à la limite, espérer réduire
chaque science en une proposition fondamentale « qu'on pourrait regarder comme l’élément de la science dont il s'agit, puisque cette
477
478
Article Éléments des Sciences.
Essai sur les Éléments de philosophie, éd. citée, p. 323.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
325
science y serait entièrement renfermée. Si chacune des sciences qui
nous occupent était dans le cas dont nous parlons, les éléments en seraient aussi faciles à faire qu'à apprendre ; et, même si nous pouvions
apercevoir sans interruption la chaîne invisible qui lie tous les objets
de nos connaissances, les éléments de toutes les sciences se réduiraient à un principe unique, dont les conséquences principales seraient
les éléments de chaque science particulière. L'esprit humain, participant alors de l'intelligence suprême, verrait toutes ces connaissances
comme réunies sous un point de vue indivisible » 479.
On comprend pourquoi d'Alembert donne le nom de métaphysique
à cette eschatologie de l'épistémologie. L'accomplissement de cette
[252] ambition représenterait une sorte de point de fuite, situé à l'infini, où se recouperaient l'espérance d'une doctrine du savoir, parfaitement axiomatisée, et cette autre espérance d'une épistémologie génétique, ou théorie des structures mentales, elle aussi parvenue à, son accomplissement. Les deux sens nouveaux de la métaphysique se trouveraient ainsi réconciliés. Seul un messianisme rationnel peut, par une
extrapolation hardie, permettre à, un esprit assez vaste et assez pénétrant de jouir par avance des prémices d'une telle satisfaction. Mais il
est permis de penser que d'Alembert considérait l'entreprise même de
l’Encyclopédie comme une première étape sur le chemin de la plénitude épistémologique.
Sur ce point d'ailleurs, on doit relever une curieuse affinité entre la
pensée de d'Alembert et le génie de Leibniz. Non que l'auteur de
l’Essai sur les éléments de philosophie ait pu s'inspirer directement de
son prédécesseur, dont l'œuvre immense demeurait en son temps à peu
près inédite 480. Entre d'Alembert et Leibniz, esprits mathématiques de
haute qualité, il faut parler plutôt d'une rencontre, en vertu d'affinités
profondes. La réalisation d'une encyclopédie fut une des hantises de la
pensée leibnizienne, et ce thème s'apparente à ceux de la combinatoire
et de la langue universelle, qui permettraient une résolution du savoir
en ses éléments constituants. Indication significative, on trouve dans
l'Éloge de Leibniz par Fontenelle une définition de la métaphysique
conforme déjà au renouvellement des significations à l'âge des Lumiè479
480
Éléments des Sciences.
Cf. Yvon Bel aval, L'Héritage leibnizien au siècle des Lumières ; dans
Leibniz, Aspects de l'homme et de l'œuvre, Aubier, 1968.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
326
res : « le caractère de la métaphysique » est selon lui de saisir « dans
tout les principes les plus élevés et les plus généraux » 481. Mainteneur
de l'ontologie classique, Leibniz se trouve aussi aux origines de la
conversion de la philosophie première en une épistémologie générale.
Cette convergence se manifeste dans la préoccupation commune
aux deux penseurs de négocier les rapports du langage et de la raison
dans le sens d'une rationalisation plus poussée 482. Aux yeux de
d'Alembert comme à, ceux de Leibniz la langue mathématique est une
langue bien faite, qu'il faut perfectionner encore. « L'algèbre est une
espèce de langue qui a, comme les autres, sa métaphysique ; cette métaphysique a présidé à la formation de la langue ; mais quoiqu'elle soit
implicitement contenue dans les règles, elle n'y est pas développée ; le
vulgaire ne jouit que du résultat ; l'homme éclairé voit le germe qui l'a
produit, à peu près comme les grammairiens ordinaires pratiquent
aveuglément les règles du langage, dont l'esprit n'est senti et aperçu
que par les philosophes 483. »
L'idée d'une métaphysique de l'expression algébrique paraît pouvoir se généraliser sous la forme d'une théorie rationnelle du langage
[253] destinée à ramener le langage à la raison. « Une autre science,
qu'il ne faut pas séparer de la logique et de la métaphysique, écrit-il, et
qui appartient essentiellement à l'une et à l'autre, c'est la grammaire ou
l'art de parler. D'un côté, la formation des langues est le fruit des réflexions que les hommes ont fait sur la génération de leurs idées ; et
de l'autre le choix des mots par lesquels nous exprimons nos pensées a
beaucoup d'influence sur la vérité ou sur la fausseté des jugements que
nous portons ou que nous faisons porter aux autres. Ainsi, c'est principalement par rapport à l'art de raisonner et à celui d'analyser nos idées
que le philosophe traite de la grammaire. Par conséquent il doit se
borner aux principes généraux de la formation des langues ; principes
dont les règles de chaque langue particulière sont des affirmations faciles ou des exceptions bizarres qui n'ont d'autre raison que le caprice
des instituteurs 484. »
481
Fontenelle, Éloge de Leibniz (1716), Œuvres, éd. de 1818, t. I, p. 242.
Sur la linguistique de Leibniz, cf. G. Gusdorf, La Révolution galiléenne,
Pavot, 1969, t. II, p. 344 sqq.
483 Essai sur les Éléments de philosophie, op. cit., chap. XIV, p. 292.
484 Essai sur les Éléments de philosophie, chap. XIII, éd. citée, p. 243.
482
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
327
Ces indications résument l'une des positions fondamentales des
théoriciens de la grammaire, qui, eux aussi, prétendent réaliser une
métaphysique de l'ordre grammatical. Quelques années après d'Alembert, Beauzée observe, en 1767, que « c'est une espèce d'axiome ou du
moins c'est un proverbe reçu dans la république des lettres que « qui
ne sait pas la métaphysique d'une chose ne doit pas se flatter de savoir
la chose » 485 ». La métaphysique est une réflexion sur les principes
abstraits et les fondements de tel ou tel ordre de connaissance, seul
susceptible d'en procurer l'élucidation intellectuelle. Beauzée présente
sa propre Grammaire générale comme une entreprise métaphysique.
« La métaphysique grammaticale, écrit-il, n'est rien autre chose que la
nature du langage mise a découvert, constatée par ses propres faits et
réduite à des notions générales. Il n'importe à la vérité que de bien
connaître la destination des mots et l'emploi des différentes terminaisons qu'ils peuvent prendre, mais cette destination des mots en constitue la nature, et la connaissance de cette nature en est la métaphysique 486. »
L'analyse métaphysique des langues, ou grammaire générale, révèle qu' « elles viennent de la raison éternelle, qui nous dirige à notre
insu et dont nous ne saurions trop étudier les voies pour apprendre à
rectifier les nôtres ». Ces principes échappent à ceux qui « n'en ont
point étudié l'ensemble et le système ; mais enfin puisqu'ils suivent
ces principes, ils les sentent au-dedans d'eux-mêmes ; ils ne peuvent
se dérober aux impressions de cette logique naturelle, qui dirige secrètement mais irrésistiblement les esprits droits dans toutes leurs opérations. Or la Grammaire générale n'est que l'exposition raisonnée des
procédés de cette logique naturelle » 487.
On ne détruit que ce qu'on remplace. Autant la métaphysique traditionnelle, [254] la doctrine des esprits, qui n'était guère qu'une métapsychique, pouvait paraître indigne d'intérêt, autant la critique des
sciences et leur réduction en éléments fondamentaux suscitaient la
curiosité et motivait la recherche. La grammaire raisonnée de Beau485
Nicolas Beauzée, Grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments
nécessaires du langage, pour servir de fondement à l'étude de toutes les
langues, 1767, t. I, Préface, p. XXXIV.
486 Ibid., p. XXX.
487 Ibid., pp. XXXI-XXXII.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
328
zée, de Turgot et de l’ Encyclopédie, est un thème important de la vie
intellectuelle. Mais la chimie de Lavoisier pourrait aussi être comprise
comme une théorie des éléments, une chimie raisonnée ou une métaphysique chimique. Et la philosophie de l'histoire, telle que la pratiquent Voltaire et les historiens de la culture, peut être entendue comme une histoire raisonnée. Fontenelle, Gondillac et Turgot sont qualifiés de « métaphysiciens » par leurs contemporains 488. Les mêmes
idées se retrouvent dans le milieu de l'Académie de Berlin : Maupertuis, Formey, Mérian conçoivent la métaphysique comme la science
des sciences, dans la mesure où elle se préoccupe des faits les plus
généraux, qui sont le fondement de toute certitude.
Porte-parole de l'Académie des Sciences et des Belles-Lettres de
Berlin, Formey écrit, dans l'Avant-propos du premier volume des
Mémoires de cette institution, paru en 1745 : « La métaphysique est
sans contredit la mère des autres sciences, la théorie qui fournit les
principes les plus généraux, la source de l'évidence et le fondement de
la certitude de nos connaissances. Ces beaux caractères ne convenaient pas, à la vérité, à la métaphysique des scolastiques, terre ingrate
qui ne produisait guère que des ronces et des épines. Et, comme on
n'en connaissait point d'autre lorsque les principales Académies ont
été fondées, on l’a laissée à l'écart avec une espèce de dédain, et on l'a
regardée comme un obstacle plutôt que comme une aide à l'étendue de
nos connaissances. De grands génies, en donnant une nouvelle culture
à cette portion de l'empire des sciences, lui ont fait revêtir une tout
autre face. Au lieu d'un dictionnaire de termes barbares, nous commençons à avoir une pépinière où chaque science trouve pour ainsi
dire sa semence, et d'où naissent tous les principes, toutes les notions
directrices qui nous guident, de quelque côté que nous tournions nos
pas 489. »
488
Cf. D. J. Garat, Mémoires historiques sur la vie de M. Suard, t. I, 1820 ; p.
118, à propos des fragments d'un Traité de la raison humaine trouvés dans
les papiers de Fontenelle : « c'est dans ces fragments qu'une main centenaire
a déposé la première fois les germes de beaucoup d'idées lumineuses, développées depuis par les meilleurs métaphysiciens de l'Europe. » Voltaire qualifie Turgot de « métaphysicien », en un sens élogieux, dans une lettre à
d'Alembert du 17 novembre 1760.
489 Dans Adolf Harnack, Geschichte der königlich preussischen Akademie der
Wissenschaften zu Berlin, Berlin, 1900, Erster Band, erster Hälfte, p. 310.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
329
Ce texte officiel montre qu'aux yeux des membres de l'Académie
rénovée une mutation du sens de la métaphysique a été réalisée. Formey est un disciple et un propagandiste de Wolff, mais son confrère
Maupertuis, qui est newtonien, ne pense pas autrement. Et les Encyclopédistes de Paris partagent les vues des Académiciens de Berlin.
D'ailleurs l'Académie berlinoise comporte, à côté des sections consacrées aux recherches physiques et philologiques, une classe de « philosophie spéculative », unique en Europe à l'époque. Une note [255]
de Maupertuis précise que « la philosophie spéculative considère les
objets qui n'ont plus aucune propriété des corps. L'Être suprême, l'esprit humain et tout ce qui appartient à l'esprit est l'objet de cette science. La nature des corps mêmes, en tant que représentée par nos perceptions, si encore ils sont autre chose que ces perceptions, est de son
ressort » 490. Maupertuis ajoute que l'on ne saurait employer dans ce
domaine les mêmes méthodes qu'en mathématiques, ni en espérer des
résultats aussi certains. Il convient de résister aux sollicitations de
l'esprit d'aventure, et de se tenir dans les limites d'une espérance raisonnable. « Si la plupart des objets que la philosophie spéculative
considère paraissent trop au-dessus des forces de notre esprit, certaines parties de cette science sont plus à notre portée. Je parle de ces
devoirs qui nous lient à, l'Être suprême, aux autres hommes et à nousmêmes ; de ces lois auxquelles doivent être soumises toutes les intelligences, vaste champ, et le plus utile de tous à cultiver 491 ! »
La « philosophie spéculative » a donc pour domaine la psychologie, la morale, le droit naturel, c'est-à-dire qu'elle se consacre à l'anthropologie et non à l'ontologie ou à, la théologie. Une place était
même réservée, dans cette section originale, à l'histoire de la philosophie. On était fier à Berlin, d'avoir donné un siège social à ce genre de
recherches, qui échappait à la compétence des diverses académies parisiennes. Ce programme consacre la conversion de la métaphysique à
des tâches nouvelles correspondant à l'esprit du siècle.
Ainsi les deux acceptions de la métaphysique au XVIIIe siècle —
épistémologie génétique et théorie des éléments — trouvent leur prin490
Maupertuis, Des devoirs de l'Académicien, dans Formey, Histoire de l'Académie royale des Sciences et des Belles-Lettres de Berlin, t. I, 1745, p. 142
sq ; cité dans Harnack, op. cit., p. 310.
491 lbid., p. 311.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
330
cipe commun dans le présupposé d'un monisme de la raison universelle, qui régit à la fois l'ensemble des sujets connaissants et la totalité
des objets connus, en vertu d'une harmonie préétablie, ou d'une prédestination. Les disciplines communiquent entre elles et s'emboîtent
les unes dans les autres ; elles communient dans l'unité. Et les esprits
de tous les hommes, une fois parvenus à maturité, doivent affirmer
leur identité en constituant un univers du savoir qui, étant le même
pour tous, assure par là même l'unité du genre humain. Voltaire, qui
couvre de son mépris le sommeil dogmatique séculaire de la scolastique, laisse échapper par ailleurs que « tout ce qui tient à la métaphysique a été pensé de tous les temps et chez tous les peuples qui cultivent
leur esprit » 492.
La synthèse de Newton manifeste l'universalité d'un certain type de
vérité. Cette vérité a pu demeurer longtemps en état de latence, mais
elle n'en était pas moins valable en droit, sinon en fait. La métaphysique en tant que théorie ou hygiène de la connaissance vraie [256] doit
être complétée par une pathologie de la vérité, une analyse de la mauvaise volonté épistémologique, qui conduit à l'erreur. La mauvaise foi,
l'intolérance, le désir de domination à tout prix ont longtemps maintenu l'humanité dans un état d'enfance et d'abaissement. Les Lumières,
selon la définition de Kant, c'est l'humanité enfin sortie des errances
de l'enfance et s'affirmant adulte, c'est-à-dire prenant en charge la vérité universelle. La révolution galiléenne, réformation épistémologique, se prolonge, au siècle des Lumières, en une réformation axiologique. Au cours du XVIIe siècle, la contrainte de la transcendance ontologique, cléricale et politique, avait été assez puissante pour limiter
les dégâts, pour maintenir l'affirmation nouvelle dans les limites du
domaine scientifique. Des esprits aussi novateurs que Galilée luimême, Pascal, Descartes, Mersenne et Gassendi, partisans de la nouvelle intelligibilité, ne songent nullement à la généraliser dans la totalité de l'espace mental. Un Hobbes, un Locke vont plus loin, et comprennent qu'il ne saurait y avoir de domaine réservé, où l'exigence de
la conscience rationnelle ne puisse exercer son droit de regard.
Le renouvellement de la connaissance s'affirme en renouvellement
des valeurs. Ce qui est en question, ce n'est plus le seul espace mental,
492
Voltaire, Lettres philosophiques, 1734, XXII : Sur M. Pope et quelques autres poètes fameux ; éd. Lanson, réédition Didier, 1964, t. II, p. 139.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
331
c'est l'espace social dans sa totalité. Les Lumières sont lumières d'une
raison concrète, qui cherche à s'incarner, à transformer matériellement
la terre des hommes. Des catégories apparaissent, exigences d'un esprit qui ne se contente plus d'agir et de réagir sur sa propre intimité,
qui tend à constituer selon son vœu toute réalité humaine. Culture,
progrès, civilisation, tolérance, philanthropie, humanité, justice ne développent pas des thèmes intellectuels. Le dessèchement apparent du
XVIIIe siècle ne doit pas tromper. L'universalité épistémologique s'accomplit en universalité morale ; elle est une invitation pressante à l'action.
Le vers fameux de Pope, dans son Essai sur l’Homme : « The proper study of Mankind is Man » 493 n'est pas seulement la traduction de
la formule de Charron : « la vraie science et la vraie étude de l'homme, c'est l'homme » 494. D'un siècle à l'autre, le contenu de l'idée a
changé. Élève de Montaigne, Charron songe au développement de la
conscience de soi, dans la perspective d'une sagesse stoïcienne, qui se
préoccupe de se transformer soi-même plutôt que le monde. Chez Pope, catholique mais franc-maçon, et chez ses lecteurs, l'idée s'annonce
qu'il faut travailler à l'édification de l'humanité dans l'homme et dans
le monde. De là l'enthousiasme de Voltaire pour un texte qui risque de
sembler au lecteur d'aujourd'hui quelque peu banal, sinon tout à fait
plat : « l’Essai sur l'Homme de Pope, s'écrie Voltaire, me paraît le
plus beau poème didactique, le plus utile, le plus sublime qu'on ait
jamais fait dans aucune langue » 495.
[257]
L'universalité de la raison n'est pas une donnée de fait, c'est un
programme de revendication et d'action, dont les « philosophes » n'hésitent pas à poursuivre avec passion l'accomplissement, en payant de
leur personne, et même, qui plus est, de leur argent. Car le but proposé
par Pope, c'est le bonheur de l'homme social, « la joie, la paix, la gloire de l'humanité ( The joy, the peace, the glory of Mankind) » 496. Le
493
Pope, An essay on Man, 1732 ; Épitre II, vers 2.
Pierre Charroi », De la Sagesse, 1601 ; éd. de 1646, Préface du premier Livre, p. 25.
495 Voltaire, Lettres philosophiques, XXII ; éd. citée, p. 139.
496 Pope, op. cit., Épitre II, v. 250.
494
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
332
rationalisme, renonçant aux délectations moroses de la contemplation,
veut unir la théorie et la pratique.
V. SYSTÈME
Retour à la table des matières
L'étude du concept de métaphysique au XVIIIe siècle a mis en lumière l'ambiguïté de la notion, à la fois condamnée dans son aspect et
ses prétentions traditionnelles, et restaurée avec une dignité et une signification nouvelles. La notion de système, qui donne lieu à d'amples
débats au siècle des Lumières, atteste une hésitation analogue entre la
réprobation et l'approbation.
Le dictionnaire de Littré définit le système, en son sens le plus général, comme « un composé de parties coordonnées entre elles », que
le système soit d'ordre mécanique, constitutionnel, organique ou autre.
On parle des systèmes politiques, ou encore du système digestif, vasculaire ou osseux. Le système, en ce sens moderne, n'est autre chose
que l'unité d'une diversité organisée d'éléments quelconques, que cette
diversité se compose de corps physiques ou même d'idées philosophiques. Mais cette généralisation de l'emploi du terme est tardive ; on
est plus près de l'acception primitive avec une définition que Littré
emprunte à un traité de physique, publié en 1789 : « On appelle système du monde l'assemblage et l'arrangement des corps célestes, et
l'ordre selon lequel ces corps sont situés relativement les uns aux autres, et suivant lequel ils se meuvent. » Lorsqu'on parlait du système
de Ptolémée ou du système de Copernic, l'expression désignait sans
ambiguïté aucune un schéma adopté pour la mise en ordre des planètes qui composent l'univers traditionnel. Dans une lettre de 1610, Galilée annonce qu'il a en préparation un traité « De sistemate seu constitutione universi, conception immense, pleine de philosophie, d'astronomie et de géométrie » 497.
Comme l'écrit un historien, « pendant toute cette période, le mot
système ou systema, employé absolument et sans autre qualification,
497
Galilée, Lettre à Belisario Vinta, 7 mai 1610 ; dans Galilée, Œuvres et lettres choisies, p.p. P. H. Michel, Hermann 1966, p. 359.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
333
désigne un système céleste » 498. En 1632, pourtant, Galilée précisera
le terme dans le titre d'un de ses écrits les plus célèbres : Dialogue sur
les deux principaux systèmes du monde. C'est le moment où le mot
prend un sens analogique, pour s'appliquer à certaines procédures
[258] de pensée qui visent à constituer un ensemble fermé de notions,
aussi rigoureusement liées entre elles que les corps célestes constituant le Cosmos. L'idée se fait jour que le penseur procède à un arrangement général de l'espace mental, dont l'économie évoque celle des
astres. W. J. Ong signale l'apparition de ce sens dans l'œuvre de l'Allemand Johann Heinrich Alsted (Alstedius), notable professeur de
Herborn, et auteur d'un Artium liberalium ac facultatum omnium systema mnemonicum (1610). Alsted souligne qu'il existe, en philosophie
comme en astronomie, des systèmes différents, qu'il est possible de
confronter. Un autre philosophe universitaire, Rodolphe Goclenius,
emploie l'expression « système métaphysique » en 1612, et son élève
Clemens Templerus publie en 1616 un Metaphysicae systema methodicum.
En France, le mot système, au sens philosophique, rencontra quelque résistance. Un mémorialiste mentionne, à la fin du XVIIe siècle,
que « M. de Sorbière raconte qu'il eut autrefois beaucoup de peine à
faire résoudre un homme disert à lui permettre d'employer dans sa traduction de la Politique de Hobbes le mot de Système, (...) non plus que
celui de Syntagme. Cependant Système est demeuré, mais Syntagme
n'a pas encore passé les bornes du pays latin » 499. Sorbière était le
disciple de Gassendi, mort en 1655, et qui, à la fin de sa vie, avait résumé sa pensée dans un Syntagma philosophicum, publié dans les œuvres posthumes en 1658. Le choix de Gassendi en faveur d'un terme
qui ne devait pas survivre atteste que « système » ne s'est pas encore
imposé au milieu du siècle. Descartes expose son système dans les
Principes de la philosophie ; Spinoza intitule son traité Éthique, le
mot « système » n'appartient pas à leur langue.
498
Walter J. Ong, System, Space and Intellect in Renaissance symbolism, Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, t. XVIII, Genève, Droz, 1956, p.
236.
499 Vigneul Marville, Mémoires d'histoire et de littérature, 1699, t. I. Sorbière
publia en 1649, à Amsterdam, un ouvrage intitulé : Éléments philosophiques
du Citoyen, traité politique où les fondements de la société civile sont découverts, par Th. Hobbes.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
334
Si l'on cherche la filiation des idées, il semble que « système » se
soit imposé, dans sa signification la plus étendue, en passant de la
physique céleste à la physique terrestre, grâce à la révolution galiléenne. Entré en usage dans le vocabulaire de la philosophie naturelle, il
désigne des ensembles de concepts formant une unité intelligible dans
quelque domaine que ce soit, l'utilisation de ce terme donnant à penser
que l'on était parvenu à un haut degré de certitude. La généralisation
du sens a dû se produire dans les milieux scientifiques de France et
d'Angleterre, au cours des dernières décades du XVIIe siècle. Claude
Perrault, dans le lexique annexé à ses Essais de physique, en 1680,
donne la définition suivante : « On appelle système en physique ce qui
fait qu'une chose agit d'une certaine manière en vertu de sa composition et des dispositions qui font sa nature 500. » Le système est descendu du ciel sur la terre : il évoque un schéma mécaniste d'intelligibilité, par décomposition et recomposition [259] des éléments et des
forces à l'œuvre dans telle ou telle partie du réel.
Or, dès le début de son utilisation nouvelle, le mot suscite des mises en garde, comme s'il ouvrait des perspectives dangereuses. Claude
Perrault, présentant son grand ouvrage, prend ses précautions : « Je
déclare que mes systèmes nouveaux ne me plaisent pas assez pour les
trouver beaucoup meilleurs que d'autres, et que je ne les donne que
pour nouveaux ; mais je demande en réponse qu'on m'accorde que la
nouveauté est presque tout ce que l'on peut prétendre dans la physique, dont l'emploi principal est de chercher des choses non encore
vues et d'expliquer le moins mal qu'il est possible les raisons de celles
qui n'ont point été aussi bien entendues qu'elles le peuvent être 501. »
La notion de système semble correspondre à l'idée d'un schéma
explicatif, dans un domaine où l'absence de fondements solides
condamne le théoricien à se contenter de conjectures : « La physique
ayant deux parties, savoir la philosophique et l'historique, il est certain
que de la première, qui explique les éléments, les premières qualités et
les autres causes des corps naturels, par des hypothèses qui n'ont point
la plupart d'autre fondement que la probabilité, l'on ne peut acquérir
500
Claude Perrault, Essais de Physique ou recueil de plusieurs traités touchant
les choses naturelles, 1680, t. III : Table pour l'explication des termes de
science, non paginée.
501 Ibid., t. I, Préface, pp. II-III.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
335
que des connaissances obscures et peu certaines ; et l'on est encore
obligé d'avouer que l'autre partie, quoiqu'elle soit remplie de faits
constants et avérés, ne laisse pas de contenir beaucoup de choses douteuses, à cause que les conséquences qu'on y tire des phénomènes
extraordinaires et des nouvelles expériences n'ont rien de bien assuré,
parce que nous n'avons pas toutes les connaissances nécessaires pour
bien établir ces conséquences ; et il se trouve même que plus on fait
de nouvelles observations, et plus on connaît qu'on est toujours en
danger de se tromper 502. » Claude Perrault, à la veille de la synthèse
de Newton, distingue entre une physique « philosophique », notre
physique théorique, et une physique « historique », notre physique
expérimentale. Il est difficile de délimiter exactement les deux domaines ; les savants avancent dans un champ épistémologique où règne la
confusion. La philosophie expérimentale se développe dans cette situation ambiguë. L'idée de système oriente l'esprit vers la « physique
philosophique », soucieuse de synthèse et de déduction, en un temps
où les connaissances acquises demeurent insuffisantes. Au contraire,
la physique « historique », procédant par induction, atteste une humilité épistémologique empreinte de prudence, en se contentant de recueillir le plus possible d'informations précises.
L'Académie des Sciences de Paris entretient de bonnes relations
avec la Société Royale de Londres, où la même attitude est en honneur depuis sa fondation, en conformité avec la tradition de l'empirisme baconien. Dès 1663, le premier projet des statuts de la Société
[260] Royale, rédigé par le curateur Hooke, s'exprime sur ce point
avec netteté. La tâche de la nouvelle institution sera « d'examiner tous
les systèmes (systems), théories, principes, hypothèses, éléments, histoires, expériences concernant les réalités naturelles, mathématiques et
mécaniques, inventées, relatées ou pratiquées par les auteurs anciens
ou modernes de quelque importance. Le but est de mettre au point un
système de connaissance complet et sûr (a complete system of solid
philosophy) pour expliquer tous les phénomènes de la nature et de l'art
et pour enregistrer un compte rendu rationnel des causes des choses ».
Le système est une espérance à longue échéance. Le virtuoso Hooke
ne se fait pas d'illusion : « Pour le moment, la Société n'adoptera aucune hypothèse, système ou doctrine concernant les principes de la
502
Préface citée, pp. I-II.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
336
philosophie naturelle, proposé ou mentionné par quelque philosophe
ancien ou moderne que ce soit ; elle ne fera sienne aucune explication
d'un phénomène qui remonterait jusqu'aux causes originaires (...) ; elle
ne définira pas de manière dogmatique et ne fixera pas d'axiomes en
matière de science ; elle mettra en question et critiquera toutes les
opinions, sans en adopter aucune, jusqu'à ce que, au moyen de débats
sérieux et d'arguments intelligibles, surtout ceux qui sont déduits
d'expérimentations régulièrement menées, la vérité de telles expériences ait été invinciblement démontrée. Et jusqu'à ce que l'on ait rassemblé une quantité suffisante d'expériences, de descriptions et d'observations, on n'instituera pas, au cours des séances hebdomadaires de
la Société, de débats concernant des hypothèses ou des principes de la
philosophie, on ne fera aucun exposé pour l'explication de quelque
phénomène que ce soit, sinon par une invitation spéciale de la Société
ou une autorisation du Président 503. »
Ce texte de 1663 expose une conjoncture intellectuelle où la réserve épistémologique l'emporte sur l'audace spéculative. L'emploi du
mot système, comme celui du mot principe, y revêt un teinte péjorative. Il est permis de penser qu'au jugement de Hooke les Principes de
la Philosophie de Descartes (1644) représentent un exemple particulièrement utile de ce qu'il ne faut pas faire. L'état d'esprit de l'Académie des Sciences de Paris, tel que l'évoque Fontenelle, n'est pas différent : « Nul système général, de peur de tomber dans l'inconvénient
des systèmes précipités, dont l'impatience de l'esprit humain ne s'accommode que trop bien 504... » Le système relève d'une pathologie de
la connaissance.
Un autre mot important, dans le texte de Hooke, est celui d'hypothèse, associé au mot système. Le savant Robert Hooke est le confrère
d'Isaac Newton à la Royal Society ; les deux académiciens eurent l'occasion, aux environs de 1680, d'échanger leurs idées sur le thème
[261] de la causalité physique. Hooke est un précurseur direct de
Newton ; il a peut être eu avant lui l'idée de la gravitation universelle.
503
Texte cité dans Martha Ornstein, The role of scientific societies in the 17th
century, Chicago University Press ; 3rd éd., 1938, p. 109.
504 Fontenelle, Préface sur l'utilité des mathématiques et de la physique et sur
les travaux de l'Académie des Sciences (1733) ; Œuvres de Fontenelle,
1825, t. I, p. 60 ; cf. le contexte de cette citation plus haut, p. 227.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
337
Dans une lettre de janvier 1680 à son illustre confrère, il émet même
l'idée que la force de gravité est inversement proportionnelle au carré
de la distance à partir de la masse qui gravite. De là, après la publication des Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton, en
1687, une déplaisante accusation de plagiat et une polémique passionnée entre les deux savants. Ce qui dans la pensée de Hooke n'avait été
qu'une brillante intuition devient dans la géniale synthèse newtonienne
une théorie rigoureuse dont l'appareil mathématique est confirmé par
l'observation 505.
Le premier texte imprimé par Newton, paru en 1672 dans les Philo-sophical Transactions, concerne le problème de la décomposition
de la lumière, que Christian Huygens avait cru pouvoir ramener à
deux couleurs fondamentales : le jaune et le bleu. Le jeune Newton se
prononce contre cette théorie, mais il précise qu'il ne se propose pas
de substituer une autre hypothèse à l'hypothèse de Huygens : « Je n'ai
pas l'intention d'examiner comment les couleurs pourraient être expliquées hypothétiquement. Je n'ai jamais prétendu montrer en quoi
consiste la nature et la différence des couleurs ; j'ai voulu seulement
montrer qu'en fait elles sont des qualités originales et immuables des
rayons qui les manifestent, laissant à d'autres le soin d'expliquer par
des hypothèses mécaniques la nature de ces qualités, et leurs différences, ce qui ne me paraît pas autrement difficile... 506. »
Ce dédain du jeune virtuoso de 1672 pour les hypothèses annonce
le hypothèses non fingo des Principia ; il est conforme à l'esprit de la
Société Royale, tel que Robert Hooke le définissait dans le projet de
règlement de 1663. En 1704 encore, Newton répétera à peu près exactement ses propos de 1672 dans les premières lignes de son Optique :
« Mon dessein dans ce livre n'est pas d'expliquer les propriétés de la
lumière à l'aide d'hypothèses, mais de les exposer et de les démontrer
par la raison et par les expériences. »
505
Cf. sur cette affaire A. Rupert Hall, The scientific revolution, London,
Longmans Green, 2nd éd. 1962, p. 265 sqq
506 Philosophical Transactions, mars 1672 ; dans A. E. Bell, Christian Huygens
and the development of science in the 17th Century, London Edward Arnold, 2nd éd., 1950, p. 73.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
338
Alexandre Koyré a consacré une étude à l'élucidation du sens du
mot hypothèse dans la pensée de Newton 507. On entendait par ce terme dans l'astronomie traditionnelle une série de principes présupposés
à partir desquels on se proposait de déduire les phénomènes célestes
tels qu'ils se présentent à l'observation. Les principes en question,
échappant à toute vérification possible, n'étaient qu'une vue de l'esprit,
et rien n'empêchait d'en choisir d'autres, si l'on estimait qu'ils « sauvaient les phénomènes », comme disaient les savants helléniques,
d'une manière plus simple et plus économique. Les systèmes de Ptolémée, d'Eudoxe ou d'Hipparque ne prétendent pas [262] présenter la
réalité telle qu'elle est ; ce sont des montages fictifs, des modèles représentatifs, dont les auteurs ne dévoilent pas la structure intime du
réel.
Ce sens traditionnel du mot hypothèse a été repris par Descartes
dans ses Principes de la philosophie, où il entreprend de reconstituer
le réel à partir de quelques points de départ aussi simples que possible : « Je désire que ce que j'écris soit seulement pris pour une hypothèse, laquelle est peut-être fort éloignée de la vérité ; mais encore que
cela fût, je croirais avoir beaucoup fait si toutes les choses qui en sont
déduites sont entièrement conformes à l'expérience 508. » La pensée
cartésienne adopte donc une procédure hypothético-déductive sans
éprouver le besoin de vérifier la validité des suppositions dont elle
part : « J'en supposerai ici quelques-unes que je crois fausses (...) bien
que leur fausseté n'empêche point que ce qui en sera déduit ne soit
vrai 509. »
Une telle attitude est sujette à caution, et l'on doit se demander
comment Descartes peut espérer établir la vérité, en partant de prémisses qu'il reconnaît lui-même comme fausses. C'est cette épistémologie que répudie Newton dans la fameuse formule du scolium générale, sur lequel s'achèvent les Principia : « Je ne feins pas d'hypothèses (hypotheses non fingo) ». Ce que refuse Newton, c'est le recours à
une « fiction gratuite et nécessairement fausse », ce qui « implique un
divorce entre la science et la réalité. Il signifie soit un scepticisme
507
A. Koyre, L'hypothèse et l'expérience chez Newton, Bulletin de la Société
française de philosophie, 1956.
508 Descartes, Principes de la philosophie, III, 44.
509 Ibid., III, 45.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
339
complet, si la fiction est conçue et présentée comme telle ; soit, et c'est
généralement le cas, la substitution à la réalité donnée d'une réalité
fictive ou, du moins, d'une réalité inaccessible à la perception et la
connaissance d'une pseudo-réalité, posée pour expliquer le donné et
dotée de propriétés imaginées, ou feintes, d'une façon arbitraire et précisément à cette fin » 510.
Parce qu'il se refuse à mettre en œuvre des « hypothèses » imaginatives, dont la correspondance avec la réalité ne peut être assurée,
Newton présente ses principes propres comme le relevé d'interconnexions entre les faits dûment constatés. La science ne sera qu'une
phénoménologie, puisqu'elle ne saurait se proposer avec certitude
comme une ontologie. L'attraction n'est qu'un mot, une expression mathématique ; ceux qui y voient une qualité occulte se méprennent sur
les intentions de Newton, soucieux de limiter son affirmation à ce que
garantit l'expérience.
La condamnation du système est liée au refus de l'hypothèse par la
philosophie expérimentale telle qu'elle se forme dès la fin du XVIIe
siècle. Confrère de Newton, Robert Boyle dénonce avec la même sévérité l'esprit d'impatience qui engendre les systèmes prématurés :
« Un des principaux obstacles à l'avancement de la philosophie naturelle est, à mon avis, la promptitude des hommes à rédiger des systèmes sur cette matière. » Un savant qui n'a qu'une connaissance [263]
limitée de telle ou telle partie de la philosophie se croit autorisé à rédiger un traité complet, où il expose avec assurance des choses qu'il
ignore ou ne connaît que par ouï-dire. « Les titres spécieux et prometteurs choisis par les faiseurs de systèmes sont de nature à persuader
les lecteurs inexpérimentés que toutes les parties de la philosophie
naturelle ont été suffisamment expliquées 511. » Il n'y a donc pas à
chercher plus loin. « Pour ma part, conclut Boyle, je suis trop sensible
à l'insuffisance du stock des expériences et des observations dont nous
disposons pour écrire d'une manière systématique 512. »
510
511
Koyre, op. cit., p. 68.
A preliminary discourse extracted from particular pieces of M. Boyle ; in
The philosophical works of the Hon. Robert Boyle, éd. Peter Shaw, 2nd éd.,
London, 1738, vol. I, p. XVII.
512 Ibid., p. XVIII.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
340
Les savants du XVIIIe siècle ont conscience d'avoir fondé une
science nouvelle. La philosophie de la nature héritée d'Aristote proposait une doctrine totalitaire, permettant d'expliquer en vertu de ses
principes l'ensemble des aspects de la nature. Les novateurs devaient
être tentés de substituer leurs propres principes à ceux d'Aristote, et de
réaliser à leur tour des déductions couvrant l'espace mental dans son
ensemble. Hooke, Boyle, Newton et leurs émules soutiennent qu'un
non-savoir reconnu vaut mieux qu'un pseudo-savoir. D'autant que la
science expérimentale, fondée sur les faits, peut être vraie sans être
achevée ; elle se présente comme une science en progrès ; elle fait appel à la collaboration de tous ; le temps viendra, s'il n'est pas encore
venu, où les patientes analyses feront place à une synthèse véritable,
qui ne présentera pas les inconvénients du système. Comme l'écrit, en
1667, un autre virtuoso, Joseph Glanvill : « Nous ne disposons pas
encore d'une théorie certaine de la nature, et à parler tout à fait sérieusement : tout ce que nous pouvons espérer pour le moment est une
description (history) des choses telles qu'elles sont ; la formation
d'axiomes généraux et la conception d'hypothèses sera, je pense, l'heureux privilège des générations à venir 513. »
Dans ce texte, le mot hypothèse est employé sans nuance péjorative, au sens où nous dirions aujourd'hui une « théorie scientifique ».
Les penseurs qui s'en prennent aux hypothèses et aux systèmes entendent par là des spéculations non fondées, par opposition aux explications valables, parce que validées par l'expérience. La nuance est marquée par Voltaire, à l'article Système de son Dictionnaire philosophique : « Nous entendons par système une supposition ; ensuite quand
cette supposition est prouvée, ce n'est plus un système, c'est une vérité. Cependant, nous disons encore par habitude le système céleste,
quoique nous entendions par là la position réelle des astres. » Et Voltaire donne en exemple de sa définition le système de Copernic qui,
pour son auteur, n'était en effet qu'un système, c'est-à-dire une spéculation gratuite, alors qu'il devient, dans l'œuvre de Newton, une théorie scientifique vraie.
[264]
513
Joseph Glanvill, Lettre à lady Margaret of Newcastle, 1667 ; dans Douglas
Grant, Margaret the first, a biography of Margaret Cavendish, London,
1957, p. 209.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
341
La réprobation qui pèse sur les systèmes apparaît donc comme le
signe d'une conversion des valeurs épistémologiques. La philosophie
s'est mise à l'école de la science, et la science donne priorité aux faits
sur les idées. La philosophie expérimentale est caractérisée par un découragement spéculatif, exprimant la priorité reconnue à l'analyse sur
la synthèse. Un des secteurs où cette attitude s'affirme clairement est
la médecine, longtemps régie par des idéologies a priori, auxquelles
on reproche d'avoir recherché le triomphe d'une thèse, fût-ce au prix
de la vie du malade. Thomas Sydenham (1624-1689), ami de Locke,
qui est associé à ses travaux, professe un authentique newtonianisme
médical : « Celui qui voudra donner une histoire des maladies doit
renoncer à toute hypothèse et à tout système de philosophie, et marquer avec beaucoup d'exactitude les plus petits phénomènes des maladies (...) On ne saurait presque dire de combien d'erreurs ont été causes ces hypothèses physiques 514... »
L'édition française des œuvres de Sydenham, parue à la fin du
XVIIIe siècle, s'intitule Médecine pratique. L'œuvre maîtresse d'un
autre grand nom de la médecine, contemporain italien de Sydenham,
Baglivi (1668-1706), est aussi une Praxis medica. De tels titres sont
des professions de foi : la pratique médicale s'oppose à la théorie, à la
spéculation vaine, qui cache la réalité derrière un écran de fumée. Baglivi dénonce les doctrinaires qui s'enferment dans leur cabinet pour y
chercher dans les livres des maîtres la vérité en matière de pathologie
ou de thérapeutique : « Ceux qui lisent ainsi font usage de leur mémoire bien plus que de leur raison, et l'on dirait que tous leurs efforts
n'ont d'autre but que d'apprendre ce qu'a pensé tel ou tel écrivain.
Quant à ce qu'on peut penser soi-même, quant à ce qu'on doit penser
d'après sa propre expérience, ils l'ignorent complètement 515. » La
médecine moderne doit être une médecine de l'expérience appuyée par
la raison, qui s'élabore au lit du malade. Ce que réclament Sydenham
et Baglivi, c'est une médecine expérimentale. La même attitude se retrouve chez le fondateur de la physiologie moderne, Haller (17081777), qui reprend à son compte la neutralité spéculative de Newton.
La physiologie doit se limiter à l'investigation des faits : « Je n'ai pas
514
Thomas Sydenham, Médecine pratique, trad. Sault, Paris, 1784, p. XXI ; sur
Sydenham, cf. notre Révolution galiléenne, t. II, pp. 219 sqq.
515 Baglivi, De la Médecine pratique (1695) ; trad. Boucher, 1851 ; livre I,
chap. VII, article 4, p. 40.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
342
admis d'hypothèse (hypothesin nullam admisi), et je m'étonne souvent
de ce que l'on se réfère au « système de Haller », car je me suis
contenté de qualifier comme sensitives ou motrices les parties de l'organisme en lesquelles je constatais sensibilité ou mouvement 516... »
Il semble que l'on ait à choisir entre la leçon de l'expérience et la
tentation des idéologies auxquelles se laisse prendre une raison à la
fois précipitée et présomptueuse. Dès le début du siècle, le critique Le
Clerc souligne cette tendance : « Je crois que le monde commence
[265] à revenir de cet air décisif que Descartes avait introduit en débitant des conjonctures pour des démonstrations, et on ne voit pas un
habile homme qui soit autant systématique, pour ainsi dire, qu'il était.
Les Anglais surtout sont ceux qui en sont les plus éloignés 517. » La
péripétie soulignée par Le Clerc correspond à la crise de l'esprit européen au moment où la raison ontologique et théologienne s'effondre
sous la poussée de la nouvelle critique ; celle de Bayle, de Richard
Simon et de Fontenelle, dont l'intelligence lucide semble prolonger
dans le domaine des sciences de l'homme l'inspiration de Bacon.
Toute recherche de la vérité au siècle des Lumières comporte,
comme un rite initiatique, quelques imprécations contre l'esprit de système. Une formule de Shaftesbury résume le débat : « La plus ingénieuse manière de devenir idiot est d'emprunter la voie du système
(the most ingenious way of becoming foolish is by a system 518». Les
historiens de la culture n'eurent pas de peine à découvrir les origines
du mal. Selon Nicolas Fréret (1688-1749), « l'amour des systèmes qui
s'empara des esprits après Aristote fit abandonner aux Grecs l'étude de
la nature et arrêta le progrès de leurs découvertes philosophiques : les
raisonnements subtils prirent la place des expériences ; les sciences
exactes, la géométrie, l'astronomie, la vraie philosophie disparurent
presque entièrement. On ne s'occupa plus du soin d'acquérir des
connaissances nouvelles, mais de celui de ranger et de lier les unes
aux autres celles qu'on croyait avoir, pour en former des systèmes.
C'est là ce qui forma toutes les différentes sectes ; les meilleurs esprits
516
Haller, Elementa physiologiae corporis humani, Lausanne, 1757, t. I, Préface, p. XII.
517 Le Clerc, Lettre à Louis Tronchin ; dans J. Texte, J.-J. Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire. Hachette 1895, p. 98.
518 Shaftesbury, Characteristics of Men, Manners, Opinions and Times, 1711,
éd. Robertson, London 1900, t. I, p. 189.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
343
s'évaporèrent dans les abstractions d'une métaphysique obscure, où les
mots tenaient le plus souvent la place des choses, et la dialectique,
nommée par Aristote l'instrument de notre esprit, devint chez ses disciples l'objet principal et presque unique de leur application. La vie
entière se passait à étudier l'art du raisonnement, et à ne raisonner jamais, ou du moins à ne raisonner que sur des objets fantastiques 519».
Le procès du système s'inscrit dans la voie royale de la culture moderne, depuis la rupture avec la scolastique, dont l'abandon, au moment de la Renaissance, commande à longue échéance le déclin de la
métaphysique classique, laquelle apparaît désormais beaucoup plutôt
comme un prolongement qu'une contestation de la scolastique ellemême. Le démarrage de la science moderne fournit les voies et
moyens d'une intelligibilité radicalement nouvelle. Le système exprime une sclérose de la pensée qui, renonçant à assumer la tâche de
prendre en charge l'univers, se ferme sur elle-même, en se berçant de
l'illusion du définitif. Le système est le repos du septième jour, alors
que la connaissance n'en est encore qu'au matin de la création. [266]
Turgot a bien caractérisé cet aspect de pompe funèbre prématurée
propre aux fabriques de l'esprit humain. « Ces systèmes qui, comme
les mausolées, monuments de l'orgueil des grands et de la misère des
hommes, semblent avoir rendu plus sensible le néant des choses humaines et la mort qu'ils voulaient cacher, ne servent qu'à couvrir la
honte de notre ignorance. C'est une bière dont on revêt le cadavre et
qui devient elle-même le signe de la mort 520. »
Un tel langage donne à penser que vers le milieu du siècle le système est bel et bien mort et enterré sous le mépris mortuaire dont il est
accablé. Comme l'écrit un savant de ce temps, « système ou chimère
semblent être aujourd'hui termes synonymes dans la bouche de bien
des personnes, d'ailleurs habiles et qui se distinguent par leurs ouvrages. C'est un système fait souvent la critique entière d'un livre ; se déclarer contre les systèmes et assurer que ce qu'on va donner au public
n'en est pas un est devenu un lieu commun des préfaces » 521. Ces
519
Nicolas Freret, Réflexions sur les anciennes histoires et sur le degré de certitude de leurs preuves, in Mémoires de Littérature de l'Académie royale des
Inscriptions et Belles-Lettres, t. VI, 1729, p. 150.
520 Turgot, Pensées diverses ; in Œuvres, éd. Schelle, t. I, Alcan, 1913, pp. 340341.
521 Mairan, Dissertation sur la glace, 1749, Préface p. V.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
344
propos semblent annoncer la possibilité d'une réaction ; le système
qu'on dénonce comme une forme pathologique de la pensée, on l'a
peut-être fabriqué de toutes pièces afin de le charger de tous les péchés d'Israël.
Dans son éloge de Vincent de Gournay, Turgot définit le système
comme une explication sans fondement : « Les philosophes de ces
derniers temps, écrit-il, se sont élevés avec autant de force que de raison contre l'esprit de système, et ils entendaient par ce mot ces suppositions arbitraires par lesquelles on s'efforce d'expliquer tous les phénomènes, et qui effectivement les expliquent tous également, parce
qu'ils n'en expliquent aucun ; ces analogies indirectes par lesquelles
on se hasarde à convertir un fait particulier en principe général et à
juger d'un tout immense par un coup d'œil superficiel jeté sur une partie ; cette présomption aveugle qui rapporte tout ce qu'elle ignore au
peu qu'elle connaît, qui, éblouie d'une idée ou d'un principe, le voit
partout, comme l'œil fatigué par la vue fixe du soleil en promène
l'image sur tous les objets vers lesquels il se dirige ; qui veut tout
connaître, tout expliquer, tout arranger et qui, méconnaissant l'inépuisable variété de la nature, prétend l'assujettir à ses méthodes arbitraires et bornées, et veut circonscrire l'infini pour l'embrasser 522. » Le
système exprime ici l'ambition d'un esprit qui organise l'espace mental
en partant de principes fantaisistes : « l'arbitraire et la manie de plier
les choses à ses idées, et non pas ses idées aux choses, sont la marque
caractéristique de l'esprit de système » 523. Mais Turgot, qui fait l'éloge d'un précurseur de la doctrine physiocratique, laquelle présentait un
caractère systématique très marqué, oppose au mauvais sens du système, un sens plus favorable, où « un système signifie une opinion
adoptée mûrement, appuyée sur des preuves et suivie dans [267] ses
conséquences. Dans ce dernier sens, il est cependant vrai que tout
homme qui pense a un système, et qu'un système ne peut être un reproche, puisqu'un système ne peut être renversé que par un système
contraire » 524.
La forme du système exprime le souci de cohérence et de rigueur
logique ; en elle-même, elle peut être considérée comme saine.
522
523
Turgot, Éloge de Vincent de Gournay, 1759 ; Œuvres, éd. citée, t. I, p. 618.
Ibid., p. 619.
524 Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
345
L’Encyclopédie, au mot système donne la signification astronomique
du terme, qui évoque « la supposition d'un certain arrangement des
différentes parties qui composent l'univers, d'après laquelle hypothèse
les astronomes expliquent tous les phénomènes ou apparences des
corps célestes ». Au sens philosophique, le mot système désigne « un
assemblage ou un enchaînement de principes et de conclusions, ou
bien encore le tout et l'ensemble d'une théorie dont les différentes parties sont liées entre elles, se suivent et dépendent les unes des autres ».
Et le rédacteur ajoute : « Les expériences et les observations sont les
matériaux des systèmes. Aussi rien n'est-il plus dangereux en physique et plus capable de conduire à l'erreur que de se hâter de faire des
systèmes sans avoir auparavant le nombre des matériaux nécessaires. » Et l'on oppose au « système » de Descartes la « vraie physique »
de Newton qui « s'appuie sur les expériences ». Autrement dit, un système vrai, parce que fondé sur l'expérience, est honoré du nom de
théorie scientifique, ou de science tout court.
L'article Philosophie de l’Encyclopédie se contente de réprouver
l’ « esprit systématique » : « par esprit systématique, je n'entends pas
celui qui lie les vérités entre elles pour former des démonstrations, ce
qui n'est pas autre chose que le véritable esprit philosophique, mais je
désigne celui qui bâtit des plans et forme des systèmes de l'univers,
auxquels il veut ensuite ajuster, de gré ou de force, les phénomènes ».
L'esprit systématique porte le savant, le penseur à adopter des opinions qui le rendent imperméable à l'expérience, déformée à ses yeux
par les partis pris une fois arrêtés. « Ce qui rend l'esprit systématique
si contraire au progrès de la vérité, poursuit le rédacteur de l'article,
c'est qu'il n'est plus possible de détromper ceux qui ont imaginé un
système qui a quelque vraisemblance. Ils conservent et retiennent très
chèrement toutes les choses qui peuvent servir en quelque manière à
le confirmer, et au contraire ils n'aperçoivent pas presque toutes les
objections qui leur sont opposées, ou bien ils s'en défont par quelque
distinction frivole (...) Ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux,
mais ils ne regardent jamais d'une vue arrêtée les autres faces de leurs
sentiments, lesquelles leur en découvriraient la fausseté. »
L'esprit de système mène aux erreurs systématiques. D'Alembert
évoque la question dans le Discours préliminaire de l'Encyclopédie :
« L'esprit d'hypothèse et de conjecture, écrit-il, pouvait être autrefois
fort utile, et avait même été nécessaire pour la renaissance de la philo-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
346
sophie, parce qu'alors il s'agissait encore moins de bien penser que
[268] d'apprendre à penser par soi-même. Mais les temps sont changés, et un écrivain qui ferait parmi nous l'éloge des systèmes viendrait
trop tard 525. » Dans le domaine de la science expérimentale, l'esprit
de système peut fournir des suggestions utiles ; mais la vérité ne peut
être atteinte que grâce à la conjonction de l'observation et du calcul :
« toute hypothèse dénuée d'un tel secours acquiert rarement ce degré
de certitude qu'on doit toujours chercher dans les choses naturelles, et
qui néanmoins se trouve si peu dans ces conjectures frivoles qu'on
honore du nom de systèmes (...) Le principal mérite du physicien serait, à proprement parler, d'avoir l'esprit de système et de n'en faire
jamais 526. »
Mathématicien et physicien, d'Alembert précise le bon usage de
l'hypothèse dans les sciences exactes, en négociant les rapports de la
spéculation et de l'expérience. Le Traité des Systèmes de Condillac
(1749) pose la question d'une manière générale, dans l'ordre de la
connaissance philosophique, où l'on peut constater un choc en retour
de l'épistémologie scientifique. « Un système, selon Condillac, n'est
autre chose que la disposition des différentes parties d'un art ou d'une
science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement et
où les dernières s'expliquent par les premières. Celles qui rendent raison des autres s'appellent principes ; et le système est d'autant plus
parfait que les principes sont en plus petit nombre ; il est même à souhaiter qu'on les réduise à un seul 527. »
Le point de vue de Condillac est celui d'une épistémologie générale ; le système présente une structure axiomatique qui, fondée en vérité, représenterait l'idéal de la connaissance. Puisque le but du système
est de réduire la diversité d'un savoir à l'unité de quelques principes, la
validité du système dépend de la validité des principes de base. Or, on
peut remarquer dans les ouvrages des philosophes trois sortes de principes, d'où se forment trois sortes de systèmes 528. Le Traité des Sys-
D'Alembert, Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751, 2e partie, éd.
Gonthier, 1966, p. 110.
526 Ibid., p. III.
527 Condillac, Traité des Systèmes, 1749, chap. I, éd. de 1822, p. I.
528 Ibid.
525
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
347
tèmes se propose de réaliser une typologie critique de ces différentes
productions de la pensée.
La première catégorie de principes, « le plus à la mode », se compose de « maximes abstraites et générales » 529, évidentes par ellesmêmes, puisqu'elles doivent constituer le fondement de toutes les déductions ultérieures. Ces axiomes ont la faveur des philosophes dont
chacun s'efforce d'en définir qui lui appartiennent en propre ; « les
métaphysiciens se sont en cela distingués. Descartes, Malebranche,
Leibniz, etc., chacun à l'envi nous a en prodigué... » 530 Seulement ces
principes ne sont que des abstractions, dont la valeur explicative demeure illusoire, en dépit des prétentions des philosophes : « qui [269]
dit métaphysique dit, dans leur langage, la science des premières vérités, des premiers principes des choses. Mais il faut convenir que cette
science ne se trouve pas dans leurs ouvrages » 531. L'abstraction répète
sous une forme condensée ce qu'on savait déjà ; le confort intellectuel
qu'elle suscite est dû à la magie du verbe. L'évidence de telle ou telle
prétendue vérité ne lui confère nullement un supplément ontologique
de validité ; il s'agit d'une réaffirmation du même énoncé sous une
forme différente et plus prestigieuse.
« Les principes de la seconde espèce sont des suppositions qu'on
imagine pour expliquer les choses dont on ne saurait d'ailleurs rendre
raison. Si les suppositions ne paraissent pas impossibles, et si elles
fournissent quelque explication des phénomènes connus, les philosophes ne doutent pas qu'ils n'aient découvert les vrais ressorts de l'hypothèse (...) De là est venue l'opinion que l'explication des phénomènes prouve la vérité d'une supposition, et qu'on ne doit pas tant juger
d'un système par ses principes que par la manière dont il rend raison
des choses 532. » L'imagination prétend expliquer le réel par le vraisemblable ; explication fictive car elle ne se soucie pas du contrôle
expérimental. Il s'agit d'une rhétorique au niveau du vraisemblable,
d'une argumentation ; de telles hypothèses on ne peut rien conclure de
certain.
529
Ibid., p. 1.
Ibid., p. 3.
Ibid., p. 3-4.
532 P. 3.
530
531
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
348
Il convient de distinguer des systèmes abstraits et des systèmes hypothétiques une troisième espèce, celle des « vrais systèmes, ceux qui
mériteraient seuls d'en porter le nom ; (...) des faits constatés, voilà
proprement les seuls principes des sciences » 533. L'explication doit
suivre la procédure empirique, celle qui s'impose la première à
l'homme dans son contact quotidien avec la réalité extérieure ; telle
aurait dû être aussi la voie de la connaissance réfléchie : « Quand on
aurait eu des faits en assez grand nombre pour expliquer les phénomènes dont on cherchait la raison, les systèmes se seraient achevés en
quelque sorte tout seuls, parce que les faits se seraient arrangés d'euxmêmes dans l'ordre où ils s'expliquent successivement les uns et les
autres 534. » La connaissance authentique est celle qui classe les données de fait et qui les met en ordre.
Continuateur de Locke, Condillac refuse à l'univers du discours
toute priorité par rapport à l'univers réel. Les idées naissent de l'expérience des choses par l'intermédiaire de nos sens ; la connaissance
s'organise au niveau de la réflexion, mais sans que les idées aient d'autre signification et d'autre fonction que d'organiser le savoir en provenance de l'univers sensible. L'expérience perceptive et l'expérience
scientifique se situent dans la même perspective, à des niveaux différents, et définissent toutes les possibilités de savoir dont dispose l'humanité. Aux fictions aberrantes des philosophes s'oppose le savoir
élaboré dans la familiarité du réel. « Aujourd'hui, quelques physiciens,
[270] les chimistes surtout, s'attachent uniquement à recueillir des
phénomènes, parce qu'ils ont reconnu qu'il faut embrasser les effets de
la nature et en découvrir la dépendance mutuelle avant de poser des
principes qui les expliquent. L'exemple de leurs prédécesseurs leur a
servi de leçon ; ils veulent au moins éviter les erreurs où la manie des
systèmes a entraîné. Qu'il serait à souhaiter que le reste des philosophes les imitât 535 ! »
Le physicien, le chimiste indiquent au philosophe la voie à suivre,
s'il veut éviter de s'enliser dans le verbalisme auquel conduisent les
principes abstraits. Le philosophe, incapable d'un contact avec le réel
en forme d'expérimentation raisonnée, opère au niveau du vocabulai533
534
Pp. 5-6.
P. 8.
535 Chap. II, p. 20.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
349
re ; le répertoire traditionnel lui fournit des termes tels que : « Être,
substance, essence, nature, attribut, mode, cause, effet, liberté, éternité, etc. » Ces notions, « il les définit selon son caprice ; et la seule précaution qu'il prenne, c'est de choisir les définitions les plus commodes
pour son dessein » 536 Ensuite il raisonne à perte de vue sur des déductions opérées à partir des concepts donnés au départ ; « il conclut
que les définitions de mots sont devenues des définitions de choses, et
il admire la profondeur des découvertes qu'il croit avoir faites » 537,
semblable en cela, dit Condillac après Locke, à un homme qui, jouant
avec des jetons, se figurerait qu'il manipule en effet une immense fortune. Celui qui se lance dans une telle rhétorique est dupe de ses propres convictions ; le malheur est qu'il fait aussi des dupes autour de
lui, ce qui peut entraîner des conséquences désastreuses dans le domaine de la morale et de la politique. « Les principes abstraits ne sont
proprement qu'un jargon » ; la première tâche est d'épurer, d'élucider
le vocabulaire, matériel de base de la pensée. « L'art de raisonner,
conclut Condillac, se réduit à une langue bien faite 538
Le Traité des Systèmes est un des manifestes du siècle ; d'Alembert
se réfère expressément à lui pour répudier l'esprit de système dans le
Discours préliminaire de l’Encyclopédie. Condillac s'en prend aux
métaphysiciens démontrant à leur gré des thèses contradictoires : Descartes, Malebranche, Spinoza et Leibniz sont successivement mis en
question ; ils ne font que développer les présupposés dont ils étaient
animés dès le départ. Les systèmes métaphysiques ne sont que des
organisations irréelles de matériaux irréels. La science expérimentale
fournit les meilleurs exemples de la « langue bien faite », dans la mesure où « tout consiste, en physique, à expliquer des faits par des
faits » 539. Le système valable, selon Condillac, s'apparente sans doute
à la théorie des éléments des sciences, développée par d'Alembert 540.
La connaissance se contente de dégager la suite naturelle des phénomènes ; selon le mot d'ordre de l'épistémologie [271] positiviste au
XIXe siècle, il faut « laisser parler les faits », en s'effaçant devant eux.
536
537
Chap. III, p. 28.
Ibid., p. 29.
538 P. 34.
539 Op. cit., 2e partie, chap. XVI, p. 301.
540 Cf. plus loin, p. 296 sqq.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Dans la mesure où Condillac souligne la nécessité du contrôle expérimental dans l'édification des théories scientifiques, son point de
vue paraît parfaitement justifié. Encore faut-il que le contrôle soit possible. En physique même, avant Galilée, les « systèmes abstraits »
s'imposaient, en l'absence d'un champ épistémologique constitué excluant ce genre de spéculation. Condillac s'intéresse aussi au rôle des
« systèmes » en politique : « il y a une grande différence entre les
principes de physique et ceux de politique. Les premiers sont des faits,
dont l'expérience ne permet pas de douter, les autres n'ont pas toujours
cet avantage. Souvent la multitude des circonstances et la nécessité de
se déterminer promptement contraignent l'homme d'État de se régler
sur ce qui n'est que probable. Obligé de prévoir ou de préparer l'avenir, il ne saurait avoir les mêmes lumières que le physicien qui ne raisonne que sur ce qu'il voit. La physique ne peut élever des systèmes
que dans des cas particuliers, la politique doit avoir des vues générales, et embrasser toutes les parties du gouvernement... » 541
La notion de système peut avoir une consistance différente selon la
spécificité des domaines épistémologiques. Le domaine politique
obéit non à des déterminismes physiques, mais à des probabilités, et
Condillac y reconnaît la légitimité d'une méthode des essais et des erreurs, où l'on procède par correction et approximation. La physique et
la médecine sont susceptibles d'une plus grande rigueur : « Ces sciences sont proprement des parties de la physique : ainsi la méthode y
doit être la même. D'ailleurs toutes les personnes instruites connaissent les progrès que la chimie fait tous les jours 542... »
La référence à la chimie semble prophétiser, avec quelques dizaines d'années d'avance, l'œuvre d'un Lavoisier, apparenté au groupe
des Idéologues qui développent l'épistémologie de Condillac. Le but
de Lavoisier, initiateur de la chimie positive, sera précisément de doter cette discipline d'une « langue bien faite » 543, en créant le code
Traité des Systèmes, IIe partie, chap. XVI, pp. 304-305.
P. 305.
543 Cf. ce texte extrait du Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner la nomenclature de la chimie (Œuvres de Lavoisier, Imprimerie nationale, t. V, 1892, p. 359) : « Cette méthode qu'il est si important d'introduire dans l'étude et dans l'enseignement de la chimie est étroitement liée à la
réforme de sa nomenclature ; une langue bien faite, une langue dans laquelle
on aura saisi l'ordre successif et naturel des idées, entraînera une révolution
541
542
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
351
symbolique moderne. Mais l'œuvre de Lavoisier conserve quelque
chose de la doctrine du « phlogistique », qui peut être caractérisée
comme un « système », au sens péjoratif du terme, fondé sur une interprétation incorrecte des phénomènes 544. Lavoisier inaugure la
chimie moderne et lui donne une langue sans être parvenu à éliminer
de sa pensée [272] toutes les doctrines antérieures. Ce qui n'enlève
rien au génie de Lavoisier, car le devenir de la connaissance ne
connaît pas de mutation radicale ; les novateurs conservent dans leur
œuvre, comme un moment d'inertie, certaines pensées acquises des
siècles passés. Seul le progrès ultérieur de la recherche permettra
d'établir la doctrine chimique sur le terrain de la science positive, où
Lavoisier a marqué sa place d'une manière définitive.
Le procès fait au système par les penseurs du XVIIIe siècle revêt
un double sens. Dans l'ordre philosophique, il correspond à la
condamnation de la métaphysique déductive, opérant sur des abstractions conceptuelles, sans fondement dans la réalité des choses. Ce qui
équivaut à, l'affirmation d'une philosophie positive, à, l'école de la recherche scientifique. Mais le « système » a sa place également dans le
domaine de la science, où il renvoie à la pensée organisatrice, qui doit
fournir des schémas explicatifs rassemblant la masse des phénomènes.
La connaissance scientifique se situe dans le prolongement de l'expérience perceptive. Mais les hommes perçoivent depuis les origines de
l'humanité, et la révolution galiléenne a attendu pour s'affirmer un certain nombre de millénaires. Il a fallu qu'intervienne une initiative de la
raison humaine qui, même si l'on admet qu'elle a élaboré ses normes à
partir des données sensibles, n'a exercé qu'avec beaucoup de retard
son droit de reprise sur l'intelligibilité du réel.
D'autre part, l'idéal positiviste, qui se contente de repérer dans des
lois les enchaînements des phénomènes, en excluant toute spéculation
sur les causes, essences et principes, n'est pas une position si aisée
qu'il peut le sembler. La synthèse newtonienne ne doit pas être un
« système » au mauvais sens du terme. Selon le propos déjà cité de
Voltaire, « nous entendons par système une supposition ; ensuite,
nécessaire et même prompte dans la manière d'enseigner ; elle ne permettra
pas à ceux qui professeront la chimie de s'écarter de la nature (...) C'est ainsi
que la logique des sciences tient essentiellement à leur langue. »
544 Cf. Maurice Daumas, Lavoisier théoricien et expérimentateur, P.U.F.,
1955.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
352
quand cette supposition est prouvée, ce n'est plus un système, c'est une
vérité » 545. Seulement le chemin peut être long de l'hypothèse à la
vérification ; il se peut aussi que, dans l'état du savoir à un moment
donné, une hypothèse ne puisse être ni vérifiée, ni infirmée. Il faut
encore que le savant conçoive son hypothèse avant de la soumettre au
contrôle de l'expérience. L'hypothèse naît de la pensée et dans la pensée ; elle n'est pas imposée par l'expérience, sans quoi n'importe qui
aurait pu avoir aussi bien que Newton, et avant les années 1680, l'idée
de la gravitation. Enfin, le positivisme de Newton n'est peut-être pas
aussi strict que lui-même l'affirme lorsqu'il prétend que l'attraction
n'est pour lui qu'une expression verbale dépourvue de toute signification. Le mot existait auparavant ; il appartenait à un champ sémantique donné, et n'a pas été choisi au hasard. Le choix d'un mot qui fait
image implique le risque de mobiliser dans les esprits des résonances
incompatibles avec la stricte neutralité positiviste.
Newton ne se contente pas d'enregistrer les phénomènes. L'histoire
fameuse, vraie ou fausse, de la pomme, ne met pas en cause le sens
[273] de la vue, mais une faculté de divination. Sans doute Newton ne
triche-t-il pas lorsqu'il déclare qu'il ne feint pas d'hypothèse, mais le
propos signifie que son exposé n'a pas besoin de ce genre de recours.
La question serait de savoir ce qu'il en pensait pour son compte.
« Était-il satisfait avec cet appareil abstrait de lois et de relations,
considéré comme constituant le seul savoir accessible à la recherche
intellectuelle ? (...) À l'arrière-plan de ses démonstrations mathématiques et de ses expériences, nous discernons le modèle conceptuel fondamental des penseurs du XVIIe siècle : les réalités naturelles sousjacentes sont des particules en mouvement. Dans toutes ses recherches, il était guidé par une philosophie atomistique de la nature, issue
de Gassendi et de Charleton ; elle lui a rendu des services inappréciables comme soutien psychologique et aide heuristique. Nous pouvons
être assurés qu'il y croyait bien qu'il fût incapable de la
trer 546. »
545
546
Dictionnaire philosophique, article Système.
Henry Guerlac, Where the statue stood, Divergent loyalties to Newton in the
18th Century, in Aspects of the 18th Century, éd. by E. R. Wassermann, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1965, p. 332.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
353
L'œuvre écrite et publiée n'exclut pas un contexte spéculatif non
seulement dans la maturation de la théorie, mais même dans ses prolongements une fois qu'elle est constituée, par exemple lorsque Newton déclare, dans l'Optique : « Les petites particules des corps n'ontelles pas certains pouvoirs, vertus ou forces qui leur permettent d'agir
à distance, non seulement sur les rayons de lumière, pour les réfléchir,
les réfracter et les infléchir, mais aussi les uns sur les autres pour produire une grande partie des phénomènes de la nature 547 ? » Il arrive à
Newton d'esquisser un rapprochement entre la force d'attraction et
l'électricité, ce qui constitue une hypothèse de structure. Même chez
Newton l'affirmation de la vérité se nimbe d'un halo de conjecture. La
formule de Condillac : « tout consiste en physique à expliquer des
faits par des faits » 548, ne s'applique donc pas exactement à l'auteur
des Principia. Elle risque de convenir encore moins dans des disciplines moins exactes que la physique mathématique.
Le Traité des Systèmes, pathologie de l'intelligence, évoque le rôle
abusif de l'imagination dans la formation des systèmes abstraits. La
fonction imaginative n'est pas absolument condamnée ; les esprits
froids et lents, qui ne goûtent pas la poésie, souffrent de déficience :
« s'ils sont propres à dévoiler quelquefois les erreurs des autres, ils le
sont peu à, découvrir la vérité, encore moins à la présenter avec grâce.
Par l'excès ou par le défaut d'imagination, l'intelligence est donc très
imparfaite » 549. Condillac n'insiste pas sur les inconvénients du défaut d'imagination ; pour lui, les systèmes sont engendrés par les débordements de cette faculté qui, échappant au contrôle expérimental,
construit, dans le vide, des édifices sans fondements, mais si ambitieux, en dépit de leur caractère illusoire, que leurs auteurs passent
pour des génies.
« Quoiqu'on entende communément par génie le plus haut point
[274] de perfection où l'esprit humain puisse s'élever, rien ne varie
plus que les applications qu'on fait de ce mot, parce que chacun s'en
sert selon sa façon de penser et l'étendue de son esprit 550. » Le commun des mortels identifie le génie avec « l'art d'inventer » ; encore
547
Newton, Opticks, 1704, Book II, qu. 31.
Traité des Systèmes, 2e partie, chap. XVI, p. 301.
Ibid., chap. XIII, p. 282.
550 Ibid., pp. 283-284.
548
549
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
354
faut-il que l'invention trouve son contrepoids dans l'esprit critique.
« La plupart des erreurs des philosophes viennent de ce qu'ils n'ont
pas distingué soigneusement ce que l'on imagine de ce que l'on
conçoit, et de ce qu'au contraire ils ont cru concevoir des choses qui
n'étaient que dans leur imagination 551. » Devant ce genre de fabulation, il convient de se méfier : « A suivre exactement cette notion, il
ne faut pas s'attendre à trouver de vrais génies. Nous ne sommes pas
naturellement faits pour l'infaillibilité. Les philosophes qu'on honore
de ce titre savent inventer ; on ne peut même leur refuser les avantages du génie, quand ils traitent des matières qu'ils rendent neuves par
les découvertes qu'ils y font ou par la manière dont ils les présentent ;
on s'approprie tout ce que l'on traite mieux que les autres. Mais s'ils ne
nous conduisent guère au-delà des idées déjà connues, ce ne sont que
des esprits au-delà du médiocre, des hommes à talent tout au plus.
S'ils s'égarent, ce sont des esprits faux ; s'ils vont d'erreurs en erreurs,
les enchaînent les unes aux autres, en font des systèmes, ce sont des
visionnaires 552... »
Le système serait donc dû à une hypertrophie de l'imagination,
avec l'espoir de compenser à force de « génie » l'insuffisance des
connaissances. La pensée de l'âge des Lumières tient en état de suspicion légitime tout ce qui procède des puissances irrationnelles, de l'enthousiasme. Avant Condillac, François Quesnay, le futur fondateur du
mouvement physiocratique, en un temps où il se consacrait à la médecine, avait affirmé avec force le rationalisme critique dans une série de
discours-programmes, à partir de 1735. Le chirurgien Quesnay s'efforce de délimiter les droits réciproques de l'expérience et de la théorie, cette dernière n'étant souvent faite que de spéculations à vide :
« j'appelle de simples spéculations ces fictions de l'imagination, ces
idées qui ne sont point tirées du fond des choses, ces principes fondés
sur des possibilités et sur des vraisemblances, ces conséquences qu'on
en déduit si légèrement et avec tant d'assurance. De telles spéculations
ne peuvent pas former la théorie de l'art de guérir (...) C'est de telles
spéculations que sont sortis ces systèmes qui se sont détruits mutuellement et qui ont amusé successivement les esprits (...) Des explications arbitraires et ingénieuses, où l'imagination trouve des réponses à
551
552
P. 286.
Ibid., p 284.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
355
toutes les difficultés, ont été adoptées comme des explications dictées
par la nature même (...) C'est dans cette espèce de délire, et sur des
fondements que l'imagination seule a jetés, que des philosophes ont
élevé avec complaisance toute la machine de l'univers ; que des praticiens célèbres et ignorants ont reconnu pour principes de toutes les
maladies l'acide, l'alcali, [275] la fermentation, l'épaississement du
sang et de la lymphe 553... »
Les excès que dénonce Quesnay justifient la neutralité spéculative
dont il fait profession, et que défendra à son tour Condillac. Néanmoins, lorsque le docteur Quesnay sera devenu le chef de la « secte »
des Physiocrates, ses adversaires lui feront grief d'avoir cédé à son
tour aux tentations de l'esprit de système. Preuve que la question n'est
pas si simple. Un autre cas d'ambiguïté est celui de Buffon, qui, après
avoir réprouvé l'esprit de système, sera l'objet d'accusations de ce
chef. Dans sa préface de 1735 à la traduction d'un ouvrage anglais,
Buffon préconise le strict esprit expérimental : « en fait de physique,
l'on doit rechercher autant les expériences que l'on doit craindre les
systèmes (...) Les vrais physiciens ne peuvent s'empêcher de regarder
les anciens systèmes comme d'anciennes rêveries, et sont réduits à lire
la plupart des nouveaux comme on lit les romans ». Il faut s'en tenir
aux indications précises, à la réalité des faits ; « amassons donc toujours des expériences et éloignons-nous, s'il est possible, de tout esprit
de système, du moins jusqu'à ce que nous soyons instruits ; nous trouverons assurément à placer un jour ces matériaux » 554.
Or une quinzaine d'années plus tard, le même Buffon encourt les
reproches des ennemis du système. L'accusation se lit entre les lignes,
en particulier dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie.
D'Alembert, après un éloge de l'esprit critique de Fontenelle, caractérise en ces termes l'auteur de l’Histoire naturelle, qui « a suivi une
553
François Quesnay, Préface, en tête des Mémoires de l’Académie royale de
chirurgie, t. I, 1743 ; dans Quesnay, Œuvres économiques et philosophiques, p. p. Aug. Oncken, 1888, réédition Aalen, Scientia Verlag, 1965, pp.
733-734. Quesnay avait soutenu les mêmes thèses dans son discours de réception à l'Académie de Lyon en 1735, et en 1736 dans la préface de son
Essai physique sur l'économie animale.
554 Buffon, Préface à sa traduction de La Statique des végétaux et l'analyse de
l'air, de Stephen Hales, 1737 ; Œuvres philosophiques de Buffon, p. p. J.
Piveteau, Corpus général des philosophes français, 1954, pp. 5-6.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
356
route toute différente » : « Rival de Platon et de Lucrèce, il a répandu
dans son ouvrage, dont la réputation croît de jour en jour, cette noblesse et cette élévation de style, qui sont si propres aux matières philosophiques, et qui, dans les écrits du sage, doivent être la peinture de
son âme » 555. Buffon est une sorte de poète, et le compliment se
convertit en accusation, car d'Alembert fait suivre cet apparent éloge
d'un développement sur « le goût des systèmes, plus propre à flatter
l'imagination qu'à éclairer la raison. » Mais ce goût fâcheux « est aujourd'hui presque absolument banni des bons ouvrages. Un de nos
meilleurs philosophes semble lui avoir porté les derniers coups » 556.
Le philosophe en question est Condillac ; d'Alembert, en se référant à
l'auteur du Traité des Systèmes, manifeste sa défiance envers l'auteur
de l’Histoire naturelle coupable d'avoir donné le pas à l'imagination
sur la raison expérimentale.
Par delà la querelle personnelle, se pose ici une question fondamentale. [276] Le positivisme est un physicalisme, comme on dit aujourd'hui. L'épistémologie newtonienne pouvait prétendre s'appliquer
au domaine de la physique mathématique et expérimentale, où d'ailleurs, comme nous l'avons vu, il n'est pas certain qu'elle puisse se passer, même chez Newton, de toute récurrence spéculative. Hors de son
lieu d'origine, il est encore plus improbable que la stricte intelligibilité
physico-mathématique puisse régir la connaissance.
Le naturaliste devait donc être amené à revendiquer pour l'histoire
naturelle un schéma épistémologique spécifique. La nature, aux yeux
de l'observateur, forme un tout, même si cette unité échappe à toute
démonstration. « Pour peu qu'on étudie la Nature, écrit Charles Bonnet, l'on s'aperçoit bientôt que toutes ses parties sont étroitement liées
par divers rapports. C'est la recherche de ces liaisons, de ces rapports,
qui doit occuper le physicien 557. » La réalité du monde ne s'offre pas
à nous comme une mosaïque de faits juxtaposés. Elle nous oblige à
555
D'Alembert, Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751, éd. Gonthier,
1966, p. 110.
556 Ibid.
557 Charles Bonnet, Analyse abrégée de l'Essai analytique où l'on trouve quelques éclaircissements sur les principes psychologiques de l'auteur, en tête
de la Palingénésie philosophique ou idées sur l'état futur des êtres vivants,
Genève, t. I, 1770, p. 75.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
357
présupposer une économie interne que la tâche principale de la pensée
est de reconstituer.
« Bannir entièrement de la physique l'art de conjecture, estime
Bonnet, ce serait nous réduire aux pures observations ; et à quoi nous
serviraient les observations, si nous n'en tirions pas la moindre conséquence ? Nous amasserions sans cesse des matériaux pour ne bâtir
jamais. Nous confondrions sans cesse le moyen avec la fin. Tout demeurerait isolé dans notre esprit, tandis que tout est lié dans l'univers.
Je n'ignore point qu'on ne doit pas se presser de bâtir des systèmes (...)
Mais je n'ignore point aussi qu'il est des faits dont les conséquences
sont si palpables, si immédiates, qu'il est très permis en bonne logique
de les tirer et de les regarder comme des principes à la lumière desquels on peut tenter de faire quelques pas en avant 558. » L'ensemble
des réalités naturelles doit être rangé selon un ordre hiérarchique, et
c'est au savant d'établir de l'unité dans la diversité indéfinie des phénomènes. Les normes du calcul ne suffisent plus ; le naturaliste met en
œuvre des dons de perception formelle pour distribuer la masse des
productions en un inventaire intelligible de l'espace mental. Goethe
appellera morphologie la discipline qui a pour but de percevoir et de
classer les formes naturelles, par la vertu d'une intuition qui n'est pas
sans rapport avec la divination poétique.
Avant Goethe, Buffon défend les droits d'une intelligence qui ne se
laisse pas réduire aux seules conditions restrictives de l'analyse mathématique. Ayant proposé une théorie sur l'origine des mines métalliques, il ajoute que ses vues se heurteront sans doute à « l'objection
triviale, si souvent répétée contre les hypothèses », selon laquelle « en
bonne physique, il ne faut ni comparaisons ni systèmes. Cependant,
poursuit Buffon, il est aisé de sentir que nous ne connaissons rien que
par comparaison et que nous ne pouvons juger des choses et de leurs
[277] rapports qu'après avoir fait une ordonnance de ces mêmes rapports, c'est-à-dire un système » 559. Contre le lieu commun de la réprobation du système, Buffon, sûr de sa gloire, entreprend une contreattaque, fondée sur les caractères propres à la connaissance en matière
d'histoire naturelle. Le naturaliste doit avoir pour thème régulateur
558
559
Ibid., pp. 73-74.
Buffon, Histoire naturelle des Minéraux, 1782, Du Fer, t. II, p. 341 ; dans
Œuvres philosophiques de Buffon, éd. citée, p. 27.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
358
l'idée qu'il se fait de la Nature en son unité : « Celui qui l'embrasse par
des vues plus générales reconnaît la simplicité de son plan et ne peut
qu'admirer l'ordre constant et fixe de ses combinaisons et l'uniformité
de ses moyens d'exécution : grandes opérations qui, toutes fondées sur
des lois invariables, ne peuvent varier elles-mêmes ni se contrarier
dans les effets. Le but du philosophe naturaliste doit donc être de
s'élever assez haut pour pouvoir, d'un seul effet général pris comme
cause, déduire tous les effets particuliers. Mais pour voir la nature
sous ce grand aspect, il faut l'avoir examinée, étudiée et comparée
dans toutes les parties de son immense étendue ; assez de génie, beaucoup d'étude, un peu de liberté de pensée sont trois attributs sans lesquels on ne pourra plus que défigurer la nature au lieu de la représenter 560. »
Contre d'Alembert et Condillac, Buffon maintient la nécessité
d'une saisie intuitive du réel, d'une vue synthétique des choses, sans
laquelle nous ne connaîtrons jamais la nature qu'au détail. Les notions
de système et de génie se trouvent relevées de l'indignité dont elles
étaient marquées. Newtonien de stricte observance dans sa jeunesse,
l'auteur de l'Histoire naturelle défend les droits de la science à la synthèse, même si l'acte divinatoire du génie transgresse les limites de la
certitude positive. Buffon n'hésite pas à dénoncer « les ouvrages de
ces écrivains qui n'ont d'autre mérite que de crier contre les systèmes,
parce qu'ils sont non seulement incapables d'en faire, mais peut-être
même d'entendre la vraie signification de ce mot qui les épouvante ou
les humilie. Cependant tout système n'est qu'une combinaison raisonnée, une ordonnance des choses ou des idées qui les représente, et
c'est le génie seul qui peut faire cette ordonnance, c'est-à-dire un système en tout genre (...) Le génie seul peut former un ordre systématique des choses et des faits, de leurs combinaisons respectives, de la
dépendance des causes et des effets ; de sorte que le tout rassemblé,
réuni, puisse représenter à l'esprit un grand tableau de spéculations
suivies ou du moins un vaste spectacle dont toutes les scènes se lient
et se tiennent par des idées conséquentes et des faits assortis » 561.
Défenseur du système et du génie, Buffon souligne que dans son
domaine l'intelligence critique, d'ailleurs indispensable, doit être fé560
561
Ibid.
Ibid., pp. 27-28.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
359
condée par une imagination, capable de saisir la multiplicité des formes et l'enchaînement de leurs rapports ; c'est le naturaliste Goethe
qui sera sur ce point le légitime héritier de l'auteur de l’Histoire naturelle. Tout se passe comme si l'on devait admettre une double polarité
épistémologique. Le positivisme physicaliste n'est applicable que dans
[278] le domaine d'un savoir où l'entendement opère selon des normes
rigoureuses et sur des données précises. Or une large part de l'espace
mental ne répond pas aux conditions de possibilité d'une axiomatique
de ce type. Plutôt que de laisser ces régions à l'état de terrain vague,
l'esprit humain doit s'aventurer dans l'incertain.
Le globus intellectualis ne se laisse pas partager entre les zones du
connu et de l'inconnu, exclusives l'une de l'autre. Entre ces deux domaines se situe l'immense région du possible et du probable épistémologiques, où se réalise le progrès réel de la connaissance. La notion de
nature présente une ambiguïté significative : le concept mécaniste d'un
ensemble de phénomènes régis par un déterminisme rigoureux s'oppose au thème de la nature vivante, où prévaut une intelligibilité biologique, fortement marquée de finalité ; cette nature telle que l'envisage
l'histoire naturelle implique l'immense diversité des espèces, qui impose à l'esprit humain la tâche d'un ordonnancement intelligible.
La plupart des penseurs du XVIIIe siècle réprouvent les systèmes,
mais l'un des chefs-d'œuvre de la culture européenne à l'âge des Lumières est le Systema naturae de Linné, paru pour la première fois en
1735, et souvent réédité dans les principales langues de l'Europe. La
systématique, c'est-à-dire la description exacte et la classification des
espèces, est une des tâches majeures de la connaissance en histoire
naturelle, et c'est précisément au XVIIIe siècle que la taxonomie devient adulte. Sans doute s'agit-il, dans l'œuvre de Linné, d'une discipline descriptive, qui s'abstient en principe de toute hypothèse métaphysique. La systématique se déploie au niveau d'une phénoménologie des productions de la nature, à l'exclusion de toute essence transcendante, de tout présupposé ontologique. Mais il ne s'agit là que
d'une restriction mentale.
L'histoire naturelle présente la classification à la manière d'un étalement dans l'espace ; ce déploiement spatial est tributaire d'une genèse dans le temps. Le thème de la chaîne des êtres ordonne les espèces
selon les degrés d'une hiérarchie, du plus simple au plus complexe,
l'homme figurant l'aboutissement en valeur de la série naturelle selon
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
360
le schéma théologique de la création. « Presque autant que le mot Nature, écrit Lovejoy, la « grande chaîne de l'Être » fut une formule sacrée du XVIIIe siècle ; elle jouait un rôle quelque peu analogue à celui
du mot providentiel « évolution » dans la dernière partie du XIXe siècle 562. » Locke souligne la probabilité de cette doctrine : il n'y a pas
de séparation radicale entre les espèces ; il y a des poissons qui volent,
et des oiseaux à sang froid qui vivent dans l'eau ; des êtres amphibies
qui relient le domaine terrestre au domaine aquatique ; il y a des animaux que leur intelligence rend très proches de l'homme. « Si nous
considérons le pouvoir infini et la sagesse du Créateur, nous avons des
raisons de penser qu'il convient à la magnifique harmonie de l'univers,
au projet grandiose et à l'infinie bonté de l'Architecte, que les espèces
[279] différentes de Créatures s'élèvent au-dessus de nous, par degrés
insensibles, jusqu'à sa perfection infinie, de même que nous les
voyons descendre graduellement au-dessous de nous 563. »
De même, selon Addison, « la vie s'avance à travers une prodigieuse variété d'espèces, avant que soit formée une créature disposant de
tous les sens au complet (...) Ce progrès dans la Nature est si graduel
que le degré supérieur d'une espèce inférieure approche tout près du
degré le plus imparfait de l'espèce supérieure (...) Tout l'intervalle de
la Nature entre une plante et un homme est rempli par diverses espèces de créatures, s'élevant l'une au-dessus de l'autre d'une montée si
douce et si aisée que les petites transitions et déviations d'une espèce à
l'autre sont à peu près insensibles » 564. Ainsi se trouve défini un
« système de la nature » 565 d'essence métaphysique, présupposé
commun de la plupart des théoriciens et penseurs dans le domaine de
l'histoire naturelle. Pope et Bolingbroke, Haller, Buffon, Charles Bonnet, Diderot, Kant, Herder et Schiller, entre autres, si opposés qu'ils
puissent être entre eux, sont d'accord sur cette thèse fondamentale, qui
a rendu possible non seulement la spéculation, mais aussi les progrès
de la classification.
562
A. O. Lovejoy, The great chain of Being, Cambridge Mass, Harvard University Press, 1957, 6th édition, p. 184.
563 Locke, Essai sur l'Entendement humain, III, VI, 12 ; dans Lovejoy, op. cit.,
p. 184.
564 Addison, Spectator, 519, cité Ibid.
565 Maupertuis est l'auteur d'un Système de la Nature, paru d'abord sous le titre
Essai sur la formation des corps organisés en 1754.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
361
Le thème de la chaîne des êtres a le caractère d'un système, dans la
mesure où il dépasse, en son affirmation, les strictes données de fait
qu'il permet d'organiser ; on ne peut le séparer de ses implications métaphysiques concernant l'essence de la Création. Ainsi se trouvent soulignées les limites de la condamnation des systèmes ; le physicalisme,
qui s'en tient aux données fournies par la méthode expérimentale en sa
rigueur, est une position intenable. La plupart des penseurs s'accorderaient pour rejeter, sous l'accusation de « système », les doctrines de la
philosophie scolastique ou de la métaphysique classique. L'ontologie
des idées innées est abandonnée ; il faut régler sa pensée sur les données de l'expérience. Mais ces données, pour être comprises et regroupées, exigent des initiatives intellectuelles dont le caractère varie avec
le domaine considéré. L'œuvre de Newton semble proposer un déchiffrement correct d'un vaste ensemble de faits expérimentaux ; en dehors de cette réussite où l'hypothèse est devenue vérité, les théoriciens
doivent se contenter d'hypothèses qui demeurent des hypothèses.
Nature et culture figurent les foyers d'une compréhension qui
transgresse les limites du positivisme physico-mathématique. Les
grandes œuvres, le Systema Naturae de Linné, l’Histoire naturelle de
Buffon comme les synthèses de Bonnet, mais aussi bien le Système de
la Nature de d'Holbach et les œuvres d'Helvétius, la Critique du Jugement de Kant, se présentent comme de vastes hypothèses cosmologiques. Et pareillement l’Essai sur les Mœurs de Voltaire, les Ideen de
Herder, [280] les grands ouvrages de Ferguson et de Monboddo s'efforcent de donner un sens unitaire au devenir de l'humanité. Il est vrai
que l'interprétation s'efforce d'organiser le devenir concrètement perçu
au niveau de la réalité empirique. Mais l'essai pour mettre en lumière
la rationalité immanente de l'ordre naturel se fonde sur des hypothèses
qui prétendent révéler les lignes de force du devenir : « évolution »,
chaîne des êtres, progrès, civilisation, optimisme jouent le rôle d'hypothèses destinées à systématiser la diversité du réel. La métaphysique
du XVIIIe siècle, métaphysique sans absolu, se borne à déchiffrer les
révélations de l'ordre naturel ou de la réalité humaine. Elle a changé
de style sans renoncer à assumer sa fonction fondamentale. Elle est
toujours, elle veut être, la prise en charge, par la pensée, de la condition humaine.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
362
VI. DE LA THÉODICÉE
À L’ANTHROPODICÉE
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La préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure
(1787) présente le thème de la révolution copernicienne en tant que
renversement de la perspective épistémologique. Copernic « voyant
qu'il ne pouvait pas réussir à expliquer ces mouvements du ciel, en
admettant que toute l'armée des étoiles évoluait autour du spectateur,
(...) chercha s'il n'aurait pas plus de succès en faisant tourner l'observateur lui-même autour des astres immobiles ». Devant la déchéance
irrémédiable de l'ontologie traditionnelle, l'auteur des Critiques
conçoit l'idée d'une péripétie analogue, d'un décentrement et d'un recentrement dans l'ordre de la connaissance. Il pose la question de savoir « si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre
connaissance » 566.
Kant fait de Copernic le héros éponyme d'une mutation dont l'honneur doit revenir à Galilée. L'ordre copernicien du monde, quelle que
soit la modification du schéma, sauvegarde la consistance ontologique
traditionnelle, qui deviendra chez Galilée un simple appareillage de
normes physico-mathématiques. Le texte kantien résume néanmoins
la grande péripétie de la pensée moderne : la pensée humaine, rejetant
la prédestination astrale, assume résolument sa responsabilité dans
l'organisation du globus intellectualis.
La terre tourne sur elle-même ; elle tourne autour du soleil. Mais,
comme l'a dit Hegel, si la terre a cessé d'être le centre du monde physique, elle demeure le centre du monde métaphysique. Deux formules
de Herder résument le renouvellement des significations et des valeurs. La phrase inaugurale des Idées sur la philosophie de l’histoire
de l'humanité (1784) constate que « la terre est un astre parmi les astres ». Mais, quelques années auparavant, le même Herder avait dit
566
Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Alcan, 1905, p.
22.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
363
aussi : « Nous vivons dans un monde que nous avons nous-mêmes
créé » 567.
Dans la perspective galiléenne, les penseurs du XVIIIe siècle découvrent [281] la réciprocité de la cosmologie et de l'anthropologie.
Un siècle après les découvertes décisives qui ont desserré la contrainte
que la transcendance des cieux exerçait sur la terre des hommes, il
apparaît que l'homme, maître et possesseur d'une liberté neuve, doit
reprendre à son compte cette faculté créatrice, jusque-là principal attribut de la divinité. L'astrobiologie avait partie liée avec une théologie ; les commandements divins devaient se trouver mis en question
dès que l'on touchait à l'ordre du ciel, le procès d'impiété fait à Galilée
se trouvant par là justifié.
Jusque-là en effet, la théologie fournissait le prototype d'une certitude faisant autorité. L'affaire Galilée et ses suites refoulent les théologiens hors du domaine de la connaissance scientifique. Or la science
sacrée ne peut perdre une partie de son empire sans se trouver exposée
à une exigence de vérification de ses pouvoirs en ce qui concerne le
reste. D'autant que la connaissance positive propose un modèle épistémologique beaucoup plus convaincant que le modèle traditionnel.
L'autorité de la science exclut la méthode d'autorité ; la pensée opère
selon des normes rigoureuses sur un matériel de faits bien déterminés.
Cette intelligibilité de transparence souligne par contraste les obscurités et les incertitudes des procédures théologiennes. Déjà Galilée jugeait ses juges ; très vite les accusateurs sont réduits à une défensive
sans espoir.
Le changement de l'épistémologie choisie comme référence impose un remembrement de l'espace mental. La vérité n'a plus son foyer
en Dieu, ou sa norme dans l'ordre du Cosmos ; elle est désormais centrée sur l'homme, qui en est ensemble l'auteur et l'acteur, à ses risques
et périls, sous un régime de libre entreprise. Le modèle théologique
écrasait le domaine humain sous l'emprise d'une transcendance, en
laquelle le premier et le dernier mot de toute vérité se trouvaient formulés par avance. Les éléments déterminants de la condition humaine
se dérobent dans des lointains eschatologiques, en deçà ou au-delà de
l'existence concrète : la Création, la Chute, la Rédemption, le Juge567
Herder Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele, 1778 ; Werke, éd. Suphan, Berlin, t. VIII, p. 252.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
364
ment dernier... Le schéma de l'histoire du salut se situe sur le grand
axe d'une prédestination où les événements réels de l'existence en ce
monde ne revêtent qu'une signification symbolique. La métaphysique
classique ne fait guère qu'imiter de manière plus abstraite les procédures de la spiritualité religieuse ; elle propose elle aussi les consolations
de l'éternité à l'homme en proie au malheur des temps. Descartes et
Spinoza, Malebranche et Berkeley reprennent les thèmes d'un platonisme éternel, revu et corrigé par l'inspiration judéo-chrétienne.
La pensée du XVIIIe siècle lève l'hypothèque de l'absolu transcendant. La vérité ne sera pas reçue de la tradition comme un dépôt, elle
ne sera plus réservée à la satisfaction solitaire de son propriétaire. Le
paradigme de la philosophie expérimentale ne se présente nullement
comme une formule magique ; il n'est qu'un outil intellectuel pour la
conquête des horizons qui s'offrent à l'entreprise humaine. Le premier
mot, ici, n'est pas le dernier, mais un point de départ pour la recherche
d'une vérité à hauteur d'homme. Car c'est l'homme qui joue le rôle
[282] du maître d'œuvre, rejetant les garanties imaginaires d'une vérité
divine qui se prononcerait quelque part, dans les lointains eschatologiques de la connaissance.
Le procès de la métaphysique a cette signification de rejet de la
conception d'une vérité comme une revue des deux mondes, selon la
perspective du platonisme, passé dans les mœurs de la philosophie
traditionnelle. Théologiens et métaphysiciens présupposaient que
l'homme vit à, l'envers d'une vérité à laquelle il tend, mais qu'il ne
peut atteindre que grâce à une ascèse négatrice de ce monde d'ici-bas.
L'ontologie séparait la vérité de la réalité ; la pensée du XVIIIe siècle
affirme que la vérité habite dans le monde réel, où il est possible de la
découvrir par une recherche attentive. A l'affirmation désespérée d'une
raison triomphante et inaccessible se substitue la confiance résolue en
une raison militante, parfois même souffrante, mais capable de faire
ses preuves par la conquête des vérités qu'elle a établies, sans besoin
d'aucune certification étrangère. La pensée s'ouvre au monde, qui est
son véritable contenu ; elle se sait en chemin, non vers quelque plénitude inhumaine, mais sur la voie d'un surplus de savoir, grâce à quoi
elle se prouve à elle-même sa propre valeur, c'est-à-dire sa propre
existence. Car la question fondamentale n'est plus désormais celle de
l'existence de Dieu, mais celle de l'existence de l'homme.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
365
Le XVIIIe siècle est le siècle où la théodicée traditionnelle fait place à une anthropodicée. Ce renouvellement des valeurs implique un
remembrement de l'espace mental qui s'impose à l'ensemble des intéressés ; chrétiens ou athées, ils font de l'homme et de sa condition le
foyer de leur réflexion. L'au-delà et l'en deçà reculent, leur réalité se
fait symbolique plutôt que matérielle. Le destin des individus comme
celui des sociétés se joue selon l'ordre du devenir. La théologie ellemême se comprend comme un mode d'établissement de l'homme dans
l'univers ; l'histoire, l'économie, la politique s'imposent à la réflexion
des philosophes comme des perspectives où la vérité de l'être humain
se trouve en question.
La Préface du Discours sur l'Origine... de l’Inégalité de Rousseau
s'ouvre par cette phrase significative : « La plus utile et la moins
avancée de toutes les sciences humaines me paraît être celle de
l'homme 568. » L’Essay on Man de Pope (1733-1734), en lequel se
conjuguent les influences de Shaftesbury et de Bolingbroke, l'un des
manifestes du siècle, affirme la priorité de l'homme en tant que point
d'origine de tous les savoirs et de toutes les valeurs. Un demi-siècle
plus tard, un membre d'une société savante d'Allemagne proteste : « Il
me paraît ignominieux pour l'entendement humain que la connaissance de l'homme doive demeurer en retard par rapport à la connaissance
des plantes 569. » Le XVIIIe siècle verra l'essor de [283] l'anthropologie ; Buffon consacre à l'étude de l'espèce humaine une importante
section de son Histoire naturelle ; Blumenbach crée un nouveau
champ épistémologique pour le dénombrement de la réalité humaine.
Mais l'anthropologie est autre chose qu'une science parmi les sciences.
Objet de connaissance, l'homme semble être un obstacle à la connaissance. « C'est en un sens à force d'étudier l'homme, dit encore Rousseau, que nous nous sommes mis hors d'état de le connaître 570. »
Avant lui, Bayle avait observé : « L'homme est le morceau le plus difficile à digérer qui se présente à tous les systèmes 571. »
568
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les
hommes, 1754 ; Préface ; Œuvres, Pléiade, t. III, p. 122.
569 Th. von Dalberg, Actes de l'Académie d'Erfurt ; VI, 1782, p. 10 ; dans Andreas Kraus, Vernunft und Geschichte, Freiburg, Herder, 1963, p. 18.
570 Rousseau, Discours sur l'Inégalité, édition citée, p. 123.
571 Pierre Bayle, Œuvres diverses, Hildesheim, Olms reprints, 1964, t. II,
p. 343.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
366
La difficulté tient à ce que l'homme est à la fois sujet et objet de la
connaissance, en sorte que les problèmes de l'anthropologie ont une
complexité intrinsèque plus grande que ceux de la botanique. On lit,
dans un exposé fait par un historien à l'Académie de Munich : « L'espèce humaine est la seule qu'il nous est permis d'étudier, et encore ne
la considérons-nous que dans ce qu'elle a fait et dans les différentes
révolutions qu'elle a éprouvées, et nullement dans ce qu'elle est, ou
dans ce qu'elle doit être 572. » L'historien n'est pas un naturaliste, mais
il lui faudrait être aussi un spécialiste de la métaphysique et de la morale. Les études historiques mettent en cause des vérités dont la signification n'est pas seulement historique. Le même savant ajoute qu'à
étudier l'histoire « on s'accoutumera à peser pour ainsi dire les hommes et les peuples, on se mettra en état de lire plus sûrement dans
l'avenir et de juger mieux du présent » 573. Autrement dit, la connaissance historique du devenir du genre humain fournit un substitut de
l'ancienne astrologie, puisque, grâce à elle, nous pourrons non seulement « lire dans l'avenir nos destinées », mais encore « les corriger ou
du moins les retarder » 574. Une liaison s'établit entre le souci épistémologique et la préoccupation d'agir pour le meilleur sur le devenir
social
L'aboutissement anthropologique de la révolution cosmologique
entraîne un changement de signe de la religion et de la métaphysique :
de plus en plus les devoirs religieux envers Dieu se convertissent en
devoirs philanthropiques envers les hommes. Le mythe du premier
homme ou de la statue, choisi par Buffon, Diderot et Condillac comme point origine de la théorie de la connaissance, trouve ainsi sa pleine signification : l'homme apparaît comme le support des valeurs fondamentales. Le thème de l'honneur de Dieu (soli Deo gloria), qui
s'était imposé au XVIe siècle, s'efface devant le thème de l'honneur de
l'homme et de l'humanité, même chez les penseurs nombreux qui demeurent fidèles à la foi chrétienne.
Selon Emanuel Hirsch, le trait dominant de la vie intellectuelle à
partir du milieu du XVIIIe siècle est « le sens de la libre humanité, qui
devient consciente de sa nature, de son droit et de ses limites, [284] et
572
573
Du Buat, Exposé à l'Académie de Munich, mars 1762, p. 4.
Du Buat, ibid., p. 42 ; dans Kraus, p. 29.
574 Du Buat, octobre 1762, cité ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
367
cherche à élucider les énigmes de l'existence, les buts de la vie et de
l'action à partir de sa propre compréhension de soi » 575. Cette revendication d'une libre entreprise de la conscience anthropologique est un
phénomène européen. « Elle met l'idée de l'humanité à la place où,
dans les époques antérieures, se trouvait l'idée de la chrétienté ou de
l'Église ; elle réclame tolérance et liberté pour les possibilités de
convictions variées qui demeurent dans les limites de la saine raison
humaine 576. » Cet état d'esprit, répandu à travers l'espace mental européen, exprime la conviction de Locke, de Toland ; il s'affirme dans
le Discourse of free-thinking d'Anthony Collins (1713), et se maintient dans La religion dans les limites de la simple raison, de Kant
(1793) ; il inspire l'œuvre de Lessing comme celle de Mendelssohn,
celle de Voltaire et des Encyclopédistes, comme celle de Beccaria ou
de Filangieri.
Les différences et discordances locales tiendront à l'accueil qui sera fait, ici ou là, à la même revendication de principe. Les tenants du
droit divin, en politique comme en religion, ne peuvent se laisser déposséder sans combat par les affirmateurs du droit humain. En Angleterre, le libéralisme est entré dans les mœurs de l'église anglicane ellemême : la grande polémique déiste du début du siècle se développe
aussi bien entre membres de l'église établie qu'entre anglicans et nonanglicans. Et le libéralisme de bon ton finit par prévaloir, en vertu de
la glorious comprehensiveness britannique. Dans l'Allemagne protestante, l'église luthérienne qui représente l'orthodoxie hiérarchique subit fortement l'influence du pouvoir politique ; lorsque le souverain est
Frédéric II, il ne sera pas le soutien d'une forme quelconque de cléricalisme. D'autre part, l'influence du piétisme renouvelle du dedans
l'atmosphère des églises, dans un sens opposé aux problématiques des
théologiens. Entre le piétisme et le rationalisme s'établit une entente
cordiale favorable à l'une comme à l'autre tendance. « L'atmosphère
prédominante en Allemagne est celle d'une Aufklärung chrétienne réfléchie ; elle accorde la place qui lui revient à un élément naturaliste et
rationnel 577. » On compte sur les Lumières pour améliorer à la fois la
575
Emanuel Hirsch, Geschichte der neuern evangelischen Theologie im zusammenhang mit den allgemeinen Bewegungen des europäeschen Denkens,
Gütersloh, Bertelsmann Verlag, 1951, Band III, p. 7.
576 Ibid., pp. 4-5.
577 Ibid., p. 10.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
368
religion et la théologie, grâce à une meilleure compréhension des origines chrétiennes et des dogmes, « car l'humanité et la chrétienté sont
toutes deux capables d'amélioration, elles sont « perfectibles ». État,
science, église, piété marchent la main dans la main sous la conduite
de la raison, pour se rapprocher du but qui est l'accomplissement de la
vie humaine » 578.
Dans les pays catholiques, les représentants des transcendances politique et ecclésiastique ne renoncent pas à leur prérogative. En France, où la revendication de l'esprit nouveau est forte, elle se [285] heurte à une fin de non-recevoir de la part des autorités, qui aboutit à créer
un radicalisme philosophique ; Voltaire, Diderot, Helvétius, d'Holbach, Mably, Raynal sont en lutte ouverte ou clandestine contre les
pouvoirs. Dans la mesure où le bon sens et l'esprit critique ne jouissent pas d'une liberté de plein exercice, ils s'exaspèrent et tendent à
détruire un adversaire qui ne veut pas les entendre. Cet antagonisme
n'admet pas d'autre issue, pour chacune des parties en présence, que la
mort de l'autre.
En dépit des diversités locales, un même esprit nouveau règne à
travers l'espace culturel d'Occident. Au dogmatisme ontologique de
naguère a succédé un dogmatisme intellectualiste, fondé sur le déploiement de l'esprit critique, auquel revient désormais la fonction
d'arbitrer en dernier ressort les affirmations contradictoires. Les penseurs ne sont plus en quête des vérités éternelles. Pour eux, la raison
n'est plus « un ensemble d'idées innées données avant toute expérience, et dans lesquelles se révèle l'essence absolue des choses. La raison
est beaucoup moins une telle possession qu'une forme particulière
d'acquisition. Elle n'est pas le trésor, la chambre forte de l'esprit, dans
laquelle la vérité, à la manière d'une monnaie bien frappée, reposerait
sous bonne garde. Elle est bien plutôt cette énergie intellectuelle originaire et fondamentale qui mène à, la découverte de la vérité, à sa
détermination et à sa consolidation » 579.
Le thème fondamental est celui du renoncement à la vérité comme
possession et comme capital, pour l'affirmation d'une vérité comme
enquête et conquête, rejet de toute présupposition. Lessing résume
578
579
Ibid., p. 11.
Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufklärung, Tübingen, Mohr, 1932, pp.
15-16.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
369
cette nouvelle profession de foi : « Ce n'est pas la possession de la vérité, à laquelle aucun homme ne parvient et ne croit parvenir, c'est son
effort sincère pour y atteindre qui fait sa valeur ; car ce n'est point par
la possession, c'est par la recherche de la vérité que ses forces se développent ; c'est dans cette recherche que consiste, et grâce à elle que
grandit sans cesse sa perfection. La possession, c'est le repos, la paresse, l'orgueil. Si Dieu tenait enfermée dans sa main droite la vérité tout
entière, et dans sa main gauche l'aspiration toujours en mouvement
vers la vérité même, avec la condition de me tromper toujours éternellement, et s'il me disait : « Choisis », je saisirais humblement sa main
gauche, et je dirais : « Donne, mon père, car la vérité pure n'appartient
qu'à toi seul 580. »
Ce texte n'est pas seulement l'exposé d'une épistémologie ; il est
révélateur d'une psychologie, ou plutôt d'une anthropologie. L'immobilisme contemplatif, toutes les formes de la vision en Dieu selon les
traditions de la mystique philosophico-religieuse font place à une volonté d'exercice, de mouvement dans l'espace-temps, de progrès. Le
domaine de la transcendance s'offrait à la connaissance comme un espace fermé, où les aboutissements se trouvaient d'avance [286] marqués par les vérités éternelles ; l'espace épistémologique du XVIIIe
siècle est un espace ouvert, où le progrès est possible. À l'idée de la
pensée comme objet succède la conception de la pensée comme œuvre.
Ainsi se justifie la répudiation du système, pièce montée une fois
pour toutes, où les notions se trouveraient figées dans leur articulation
définitive. Mais les penseurs ne répugnent nullement aux grandes entreprises, aux tableaux d'ensemble, pourvu que ces synthèses gardent
le caractère provisoire d'une Encyclopédie ou d'une Histoire naturelle,
récapitulation et bilan provisoire, en attendant les améliorations à venir. La différence entre le système et l'encyclopédie, c'est que le système prétend être un point d'arrivée, le repos du septième jour, alors
que l'encyclopédie propose en chacun de ses articles un nouveau point
de départ à une pensée soucieuse de progresser plus avant. Cette distinction apparaît clairement dans un texte de Fréret : « Je ne crains
point que l'on confonde aujourd'hui l'esprit de système avec cet esprit
580
Lessing, Eine Duplik, 1778 ; Werke, éd. Göring, Stuttgart, Berlin, Band
XVIII, I, 42 ; trad. Xavier Léon.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
370
philosophique qui nous porte à tout discuter, à tout examiner, à comparer tout, à ne tirer que des conséquences naturelles, à peser scrupuleusement la force de chaque preuve, pour assigner à chaque proposition le véritable degré de certitude et même de probabilité qu'elle doit
avoir. On sait aujourd'hui distinguer l'esprit de système de l'esprit philosophique : la vraie critique n'est autre chose que cet esprit philosophique appliqué à, la discussion des faits ; elle suit dans leur examen
le même procédé que les philosophes emploient dans la recherche des
vérités naturelles. La justesse du raisonnement s'applique à, toutes sortes de faits, elle n'est point bornée aux phénomènes de la nature 581. »
L'historien Fréret, en essayant de définir l'esprit critique, révèle ce
qu'est pour l'âge des Lumières l'exercice de la pensée. Dans les sciences naturelles comme dans les sciences morales, ou dans l'ordre de la
philosophie proprement dite, la marche vers la vérité est une mobilisation de l'entendement qui se cherche lui-même à travers la diversité
des résultats qu'il obtient. Le XVIIIe siècle, écrit Cassirer, « n'identifie
pas la raison avec un ensemble défini de connaissances, de principes,
de vérités ; il la considère plutôt comme une énergie, comme un dynamisme, qui ne peut être pleinement conçu que dans son exercice et
dans ses effets » 582. La fonction de la raison est d'analyser, de disjoindre et d'unir, afin de constituer un univers du discours rationnel
sur lequel puissent s'accorder librement les jugements humains.
Le but de l'entreprise de la pensée est de convertir le monde vécu
en un univers de la représentation. Opérateur de cette transmutation,
l'esprit humain y gagnera une nouvelle conscience de soi, en tant que
support et garant de l'œuvre menée à bien. Les Discours sur l’histoire
[287] universelle, si nombreux de Voltaire à Turgot et à Condorcet, de
Kant à Lessing, à Herder et à Christoph Meiners, de Robertson à
Monboddo, ont pour but de promouvoir cette prise de conscience du
sujet de l'histoire à travers le déroulement de l'histoire elle-même.
L'entreprise de l'Encyclopédie, cet immense tour du propriétaire de la
connaissance, équivaut à une recherche du centre. Selon la formule de
Karl Joël, la pensée du XVIIIe siècle réduite à l'essentiel, c'est « l'es581
Fréret, Réflexions sur les anciennes histoires et sur le degré de certitude de
leurs preuves ; Mémoires de Littérature de l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, t. VI, 1729, p. 151.
582 Cassirer, op. cit., p. 16.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
371
prit personnel en quête de la conscience de soi (ein Sichselbstvernehmen des persönlichen Geistes) » 583. L'inventaire scientifique de
l'objet, révélé dans la nature et dans l'histoire, doit aboutir à la manifestation du sujet. Kant et Hegel accomplissent les intentions des penseurs du XVIIIe siècle.
La raison militante et constituante entreprend ainsi une tâche qui
n'est plus à la portée d'un esprit individuel. Descartes, Spinoza peuvent espérer aller d'un seul élan jusqu'aux limites extrêmes de la vérité ; il ne s'agit pour eux que de passer en revue une collection de
concepts préfabriqués, et de les articuler soigneusement. Les penseurs
du XVIIIe siècle doivent assumer la tâche de mener à bien le tour du
monde matériel et de la réalité humaine, avant de revenir à soi. L'entreprise dépasse les capacités d'un esprit isolé. Le philosophe de l'âge
des Lumières s'inscrit dans le cadre d'un groupe, d'une équipe, d'une
communauté d'esprits de bonne volonté ; il ne prétend pas à la transcendance du génie ; il fait partie d'un atelier, ainsi que le souligne la
symbolique de la maçonnerie. L'œuvre de pensée se veut collective et
elle se poursuit au profit de la communauté ; son expansion n'est limitée que par les limites mêmes de l'humanité. À l'école philosophique,
où les rapports sont ceux du maître et de l'élève, se substitue le thème
d'une confrérie, d'une société mi-secrète, mi-ouverte, et qui prend parfois les allures d'une Internationale, dans les rapports d'un Voltaire,
d'un d'Alembert avec Frédéric II, ou d'un Diderot avec Catherine II.
Édification du monde et édification de soi, éducation de l'humanité
sont des thèmes dominants, qui associent la théorie à la pratique.
L'idéal de la contemplation désintéressée cède la place à une recherche utilitaire, puisque le penseur fait œuvre en vue du mieux être de
tous. La critique de la connaissance est une arme ou un outil pour la
transformation du monde au bénéfice de l'humanité, ainsi que l'enseignait Francis Bacon. « La véritable manière de philosopher, écrit Diderot, c'eût été, et ce serait, d'appliquer l'entendement à l'entendement ; l'entendement et l'expérience aux sens ; les sens à la nature ; la
nature à l'investigation des instruments ; les instruments à la recherche
583
Carl Joël, Wandlungen der Weltanschauung, Tübingen, Mohr, 1934, p. 22 ;
Goethe parle du XVIIIe siècle comme du « selbslkluge Jahrhundert » (cité
ibid).
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
372
et à la perfection des arts, qu'on jetterait au peuple pour lui apprendre
à respecter la philosophie 584. »
La philosophie des Lumières se veut populaire et elle se veut utilitaire. [288] « Il n'y a qu'un moyen de rendre la philosophie vraiment
recommandable aux yeux du vulgaire, écrit encore Diderot, c'est de la
lui montrer accompagnée de l'utilité. Le vulgaire demande toujours : A
quoi cela sert-il ? et il ne faut jamais se trouver dans le cas de lui répondre : A rien 585... » Et le promoteur de l’Encyclopédie insiste sur la
nécessité d'une action éducative : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en
avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. Diront-ils qu'il est des ouvrages qu'on ne mettra jamais à la portée du
commun des esprits ? S'ils le disent, ils montreront seulement qu'ils
ignorent ce que peuvent la bonne méthode et la longue habitude 586. »
Ce sont là des accents nouveaux ; le sujet et l'objet de la philosophie ont changé. Le penseur poursuit une réflexion de l'humanité sur
elle-même, en vue du mieux-être de l'humanité dans son ensemble ; il
a conscience d'œuvrer dans le temps, de concert avec tous ses confrères, afin de hâter l'accomplissement des temps, c'est-à-dire l'établissement d'une civilisation conforme au nouvel idéal de liberté et de
progrès. Les vues de Diderot se retrouvent, quarante ans plus tard,
dans les Rapports de Condorcet sur l’instruction publique (1792) ;
l'incessant combat de Voltaire a le même sens. Et les auteurs de
l’Aufklärung allemande, professeurs, pasteurs, journalistes, rédacteurs
de magazines, veulent être des Popularphilosophen, diffuseurs d'une
philosophie dont l'ambition dernière est de contribuer à une promotion
générale de l'opinion publique. Bien entendu, cette démocratisation de
la pensée se limite à la classe bourgeoise, assez instruite pour lire les
revues, assez riche pour souscrire à Y Encyclopédie. L'essentiel est
qu'une orientation nouvelle soit affirmée, qu'un mouvement soit engagé. Le renoncement à la transcendance rapproche la philosophie des
hommes et de l'humanité. Le nouvel humanisme est un œcuménisme
de la raison, qui entraîne un cosmopolitisme des valeurs.
584
Diderot, De l'interprétation de la Nature, 1753, article XVIII ; Œuvres, éd.
Assezat, t. II, p. 19.
585 Ibid., article XIX.
586 Ibid., article XL, pp. 38-39.
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Le dépérissement de la métaphysique, la mort de l'ontologie doivent être compris comme la face négative, la contrepartie de cette
conversion très positive qui substitue à la théodicée traditionnelle une
anthropodicée. Nouveau centre d'intérêt, l'homme apparaît comme le
foyer de toutes les valeurs. La philosophie semble avoir perdu son
contenu propre, son matériel de concepts et ses exercices rituels, ses
liturgies intimes. Mais elle n'a tout perdu que pour tout regagner, dans
la mesure où elle s'attribue un droit de regard, en seconde lecture, sur
toutes les disciplines de la connaissance, qu'elle a désormais pour
fonction de reclasser dans l'humain.
« En vertu de cette représentation fondamentale, écrit Cassirer, la
philosophie ne représente plus un secteur particulier de la connaissance, qui se situerait à côté ou au-dessus des propositions de la [289]
science naturelle, du droit ou de la politique, etc. ; elle est le milieu
général dans lequel ces disciplines se constituent, se développent et se
fondent. Elle ne se distingue plus de la science de la nature, de l'histoire, des sciences juridique et politique, mais elle leur fournit à toutes
l'inspiration et la vie, la seule atmosphère au sein de laquelle elles
peuvent s'affirmer et faire œuvre 587. »
La philosophie comme définitive acquisition fait place à une philosophie comme exigence universelle et comme orientation de toutes les
entreprises de la connaissance dans le sens d'un avènement de l'humanité de l'homme.
[290]
587
E. Cassirer, Die Philosophie der Aufklärung, Tübingen, Mohr, 1932, Vorrede, p. IX.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
[291]
Les sciences humaines et la pensée occidentale.
Tome IV. Les principes de la pensée au siècle des lumières.
Troisième partie
Les valeurs dominantes
e
au XVIII siècle
Retour à la table des matières
[292]
374
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
375
[293]
Troisième partie :
Les valeurs dominantes au XVIIIe siècle
Chapitre I
LUMIÈRES
Retour à la table des matières
« Nous voilà dans un siècle qui va devenir de jour en jour plus
éclairé, en sorte que tous les siècles précédents ne seront que ténèbre
en comparaison... 588 ». Bayle, dès 1684, baptise par avance le siècle
qui vient, en lequel il annonce un siècle des Lumières. L'expression
est passée dans les mœurs intellectuelles pour désigner le XVIIIe siècle en son ensemble. Un mot d'ordre, une sorte de slogan, est devenu
une dénomination positive, reconnue par le consentement à peu près
général des usagers. L'expression est d'autant plus commode qu'elle
permet d'éviter toute définition, toute détermination des valeurs présupposées par le concept en question.
Le XVIIIe siècle a une face d'ombre ; les Lumières n'ont jamais fait
l'unanimité. Elles se sont heurtées à des objecteurs de conscience, dont
certains portent de très grands noms, un Rousseau par exemple, un
Burke, un Herder ou un Hamann. Les Lumières ont été contestées au
temps même de leur apogée. Il n'est pas certain qu'elles occupent le
siècle entier, en sa durée chronologique, ni même qu'elles aient eu une
588
Nouvelles de la République des Lettres, avril 1684, article 11.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
376
signification invariable à travers l'espace occidental, là même où elles
étaient invoquées.
Paul Hazard, qui a rassemblé un certain nombre de données dans
les notes de sa Pensée européenne au XVIIIe siècle, écrivait en 1946 :
« Nous manquons d'une étude sur l'histoire de cet emploi du mot 589. »
Il ne semble pas que cette lacune ait été comblée ; sous réserve d'inventaire, il vaudrait mieux éviter de définir le XVIIIe siècle comme le
« siècle des Lumières ». Telle est l'opinion d'Yvon Belaval : « Le
XVIIIe siècle, écrit-il, n'a été le siècle des Lumières que par une généralisation après coup. Les Lumières ont été une mode comme, après la
dernière guerre, l'existentialisme. Cette mode a duré de 1748 à environ
1765. Le siècle la dépasse de beaucoup par sa diversité et par sa profondeur. Il y a des courants religieux qui continuent, des courants souterrains sans l'étude desquels on ne saurait comprendre un LouisClaude de Saint-Martin et son opposition au condillacisme du langage, [294] qu'il attaque chez Garat. Il y a des problèmes insolubles à
qui ne voit que les Lumières, et rien que les Lumières ... » Belaval,
soulignant la diversité intrinsèque des significations selon les aires
culturelles, estime qu'« on devrait éviter de traduire l'un par l'autre
Enlightenment, Lumières, Aufklärung, et garder chacun de ces mots
comme terme technique. L'Aufklärung n'est pas les Lumières » 590. Le
même mot d'ordre incarne des aspirations et des valeurs intrinsèquement différentes. De là la définition prudemment restrictive proposée
par Francastel : « Les Lumières s'identifient, au sens philosophique du
terme, avec le développement, à partir du milieu du siècle, d'une pensée à la fois empiriste et rationaliste, dont les antécédents sont divers,
mais dont la forme positive est loin d'avoir pris l'allure d'une doctrine
admise par un groupe nombreux d'adhérents. Chacun des participants
589
Paul Hazard, La pensée européenne de Montesquieu à Lessing, Notes et
références, Boivin, 1946, p. 26.
590 Yvon Belaval, L'héritage leibnizien au siècle des Lumières, dans : Leibniz,
Aspects de l'homme et de l'œuvre, Aubier 1968, p. 255. Il convient de relever que, selon Hazard, op. cit., p. 30, « Enlightenment, traduit de Aufklärung, n'appartiendra qu'au XIXe siècle », mais on trouve au XVIIIe : light,
enlighten, enlightened.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
377
du mouvement des Lumières estime apporter la pierre angulaire ; les
contrastes et les contradictions ne manquent point 591. »
Le terme Lumières désigne un état d'esprit à la fois global et nuancé, en lequel communient un certain nombre d'intellectuels européens,
en particulier dans la seconde partie du XVIIIe siècle, jusqu'au moment où l'incidence historique de la Révolution française vient bouleverser l'ordre des valeurs. Les dates indiquées par Belaval semblent
restreindre la sphère d'influence chronologique des Lumières. Les
thèmes fondamentaux apparaissent dès avant 1748, date de l’Esprit
des Lois ; on les trouve dans l’Essay on Man, de Pope (1733-1734), et
déjà dans les Lettres philosophiques de Voltaire (1734). Et le mouvement ne s'arrête pas en 1765, comme l'attestent les écrits de Condorcet, l'un des représentants les plus caractéristiques des Lumières à la
française, ou encore Nathan le Sage (1779) et l’Éducation du genre
humain (1780) de Lessing, et l'article célèbre de Kant Was ist Aufklärung ? (1784).
Le mot d'ordre des Lumières représente l'une des intentions maîtresses de la culture, non pas la seule, mais la plus apparente parce que
la plus dynamique. Les tenants des Lumières ont conscience de faire
œuvre pour le bien des hommes. Le thème des Lumières implique une
philosophie de l'histoire, en même temps qu'un acte de foi : « Occupé
à méditer depuis longtemps sur les moyens d'améliorer le sort de
l'humanité, écrit Condorcet, je n'ai pu me défendre de croire qu'il n'y
en a réellement qu'un seul : c'est d'accélérer le progrès des Lumières.
Tout autre moyen n'a qu'un effet passager et borné 592... » Celui qui
marche dans le sens de l'histoire procède avec un optimisme résolu ;
celui qui résiste à l'évidence des Lumières se trouve dans [295] une
situation moins avantageuse. Sa mauvaise conscience exprime une
récrimination, vouée à la clandestinité ; peut-être se sent-il d'avance
vaincu.
Le mouvement des Lumières peut être considéré comme une lame
de fond culturelle qui déferle sur l'Europe de l'Ouest à l'Est et du Nord
591
Pierre Francastel, l’Esthétique des Lumières, dans Utopie et institutions au
XVIIIe siècle. Mouton 1963, p. 341.
592 Condorcet, De l'influence de la révolution de l'Amérique sur l'Europe (texte
rédigé en 1787-1789), dans Daire et Molinari, Collection des principaux
économistes ; réédition Osnabrück, Zeller Verlag, 1966, t. XIV, p. 559.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
378
au Sud ; aucune région de l'espace occidental n'est épargnée, mais il
existe des différences d'un pays à l'autre et d'une langue à l'autre, ne
fût-ce que parce que certaines parties de l'espace ont été pour les autres des foyers. L'Angleterre a donné naissance à certaines valeurs
fondamentales, qui ont été reçues et comme naturalisées en France, où
l'on a oublié leur origine. La France, servant de relais sur le continent,
a diffusé le programme axiologique des Lumières dans d'autres pays,
où ce programme est reçu plus tardivement, et demeure un produit
d'importation. C'est déjà le cas en Allemagne, et encore plus en Russie, où l'idéologie des Lumières est liée à la lecture des livres français ; de même en Italie et, plus encore, dans la péninsule ibérique. Un
tenant des Lumières, dans certains pays d'Europe, est un partisan de
l'étranger ; de là le fait qu'à plus ou moins longue échéance le rejet de
cette idéologie, en Allemagne, en Russie, en Italie, en Espagne est solidaire de l'éveil d'un nationalisme qui dénonce l'envahissement politique et culturel du pays par des influences venues d'au-delà des frontières. La Révolution française est marquée de ce signe de contradiction :
elle se proclame universaliste et humanitaire, conformément à l'idéal
des Lumières, mais partout en Europe elle ouvre la voie à l'impérialisme napoléonien.
La situation de 1750 ou de 1770 n'est pas celle de 1810 ; il faut
néanmoins tenir compte d'un indice local de réfraction des Lumières.
« Sur le plan linguistique et culturel, écrit un philologue, le phénomène historique se teinte, d'un pays à l'autre, de nuances très particulières. » Les formes du vocabulaire sont des formes de sensibilité ; « il
est impossible de dénier à chaque forme spécifique du langage, en tant
que réaction inconsciente ou collectivement consciente, la valeur d'un
témoignage historico-culturel » 593. La terminologie des Lumières
pourrait être étudiée dans les champs sémantiques nationaux. « Le
mot lumière, poursuit le même auteur, m'apparaît chargé tout à la fois
de haute et réelle sensibilité et d'une expressivité non moins grande,
partiellement dues, sans doute, au fait que le sens propre de ce terme
s'enrichit de toutes les résonances de son sens figuré. Il en va tout autrement du mot Aufklärung : de structure abstraite et surtout de moindre sonorité que son équivalent français, il est aussi plus terne et ne
593
Gunther Wytrzeno, Sur la sémantique de l’Aufklärung en Allemagne, en
Autriche et dans les pays slaves non-russes ; dans Utopie et Institutions au
XVIIIe siècle, Mouton, 1963, p. 314.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
379
recèle aucun potentiel émotif 594. » Il nous manque un répertoire des
harmoniques de tel ou tel mot dans un espace linguistique donné ; il
faut admettre qu'en l'absence d'un tel répertoire la traduction exacte
d'une langue dans une autre risque de [296] masquer des faux sens ou
en tout cas des inexactitudes. Le même auteur donne un exemple de
ces valeurs, qui varient d'un idiome à un autre : alors que, pour un
Français, le « despotisme », si « éclairé » soit-il, restera au premier
chef « despotique », aux yeux d'un Allemand, « l'absolutisme éclairé », si « absolu », qu'il puisse être, paraîtra toujours et avant tout
« éclairé » 595.
La sensibilité intellectuelle germanique procède d'une expérience
historique, dans la mesure où l'initiative de l’Aufklärung est liée à l'intervention personnelle de souverains comme Frédéric II. L'esprit frédéricien en Prusse, le Joséphisme dans l'empire d'Autriche ont une
signification à laquelle rien ne correspond dans le domaine français ou
britannique. Les lumi à l'italienne sont liées pour une part à l'influence
transalpine du Joséphisme, et pour une autre partie à la propagande de
l'encyclopédisme français. Dans l'ordre politique, l'esprit de renouvellement est incarné en particulier par le Bourbon d'Espagne don Carlos
(1716-1788), qui réorganise le royaume des Deux-Siciles de 1734 à
1759, avant d'introduire ou d'imposer, dans cette Espagne sur laquelle
il règne à partir de 1759, l'esprit réformateur du despotismo ilustrado,
selon les schémas idéologiques venus d'au-delà des Pyrénées.
Les problèmes de vocabulaire sont beaucoup trop sérieux pour être
abandonnés à la compétence des seuls linguistes. Il faudrait pouvoir
étudier chaque terme non seulement en lui-même, mais en situation à
la fois philologique et historique, non seulement dans son contexte
national, mais dans l'ensemble international de l'espace culturel. Le
débat des Lumières n'a pas eu autant de retentissement en Angleterre
que sur le continent, sans doute pour la simple raison que l'Angleterre
libérale, pays de Locke et de Newton, est le pays le plus éclairé d'Europe ; on ne se passionne pas pour la tolérance religieuse, pour les libertés politiques et intellectuelles, lorsqu'on les possède. Le Contrat
Social de Rousseau soulève en France et hors de France des apologies
et des réfutations ; il n'intéresse guère l'opinion britannique, pour la594
595
Ibid.
Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
380
quelle l'idée d'un contrat entre la nation et le souverain représente un
système de gouvernement passé dans les mœurs, et non une utopie qui
suscite enthousiasme ou indignation. Le réseau des significations qui
constituent le champ sémantique, expression de l'espace mental, ne
représente pas seulement un redoublement en esprit de la réalité historique, politique et sociale. Il est une réaction à cette réalité, vis-à-vis
de laquelle il se trouve en situation de polémique. Entre la matérialité
historique des institutions et des événements et les affirmations idéologiques, il y a donc un écart ; plus cet écart est grand, plus la contestation risque de devenir violente, si elle rencontre des circonstances
favorables à sa propagande, et par exemple si elle se heurte à une fin
de non-recevoir de la part d'autorités établies, elles-mêmes en situation de faiblesse. Telle est la situation française, où le parti des Lumières [297] finira par susciter une révolution ; telle n'est pas la situation
en Angleterre, en Prusse, ou en Autriche.
Si l'on fait abstraction de cette linguistique différentielle, on doit se
contenter de décrire l'attitude d'esprit impliquée par le mot d'ordre des
Lumières. L'image appartient au répertoire de la symbolique traditionnelle ; elle exprime un contenu de conscience qui justifie depuis
les origines humaines l'immense variété des cultes solaires. Le soleil
est l'objet d'une révérence sacrée, pour la chaleur et la lumière qui
émanent de lui ; la chaleur est l'emblème de la fécondité, du bien-être
et de la prospérité ; la lumière représente le triomphe sans cesse renouvelé du jour sur la nuit, de la clarté sur les ténèbres, lieu propre des
puissances maléfiques et règne de la peur. Cette intuition anthropologique n'a jamais cessé d'imposer ses significations à la relation des
hommes avec l'univers qui les entoure. La polarité du clair et de l'obscur est, dans une large mesure, celle qui oppose le positif au négatif, le
favorable au défavorable. La civilisation technique moderne â estompé la signification existentielle de l'alternance du jour et de la nuit. La
disparition du soleil n'interrompt plus les activités des hommes ; la
lumière électrique assure la permanence nécessaire à la poursuite des
travaux et à la sécurité des personnes. Le monde ne disparaît pas chaque soir pour renaître seulement à l'aube prochaine.
« Ce drame quotidien de l’occultation et de la révélation du monde, écrit Clémence Ramnoux, nous autres hommes, trop intelligents,
nous l'escamotons, ne cessant de penser et de poser une permanence
des objets à travers les avatars de leurs apparitions et de leurs occulta-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
381
tions ; nous prenons par là une sorte d'assurance contre l'angoisse de
ces étonnantes quotidiennes métamorphoses, ressentie avec violence
par une humanité toute livrée à l'invasion de ses intuitions perceptives 596. » Les hommes qui vivent dans le monde naturel et non dans le
nouveau milieu technique éprouvent directement l'ambivalence du
jour et de la nuit. L'espace nocturne est obscur et opaque ; il évoque le
mystère, le secret, la terreur, il est hanté par la menace, la malveillance, le mal. Les valeurs du jour évoquent la clarté, la lucidité, l'évidence, l'illumination ; par opposition aux valeurs nocturnes, dont le caractère souterrain semble mettre en œuvre des influences inférieures sinon infernales, d'ordre émotif et quasi-paniques, les valeurs diurnes
ont un caractère intellectuel. Le thème même de l'intelligibilité évoque
un étalement discursif des données, une perception nette et raisonnée
de la situation. Du côté du jour règnent l'ordre, la régularité, la raison,
l'objectivité, la bienveillance ; en sont exclues les forces des ténèbres,
qui impliquent possession et fascination, perte de tout contrôle de soi.
La nuit, temps du sommeil, est aussi un symbole de la mort ; elle est
le domaine du songe, où se perdent les certitudes et l'ordre du jour 597.
[298]
Toute mythologie est d'essence anthropologique ; les attitudes de
l'homme à l'égard de l'univers impliquent une mythologie à l'état naissant, qui se développe en représentations, en comportements rituels,
peu à peu rassemblés en systèmes d'intelligibilité. Les religions succèdent aux cultes archaïques, les philosophes regroupent en ensembles
cohérents les éléments épars de la connaissance du monde. Mais la
symbolique solaire et le thème de la lumière continuent à s'affirmer
dans le vocabulaire des mots et des emblèmes. Les cosmologies antiques maintiennent, sous leur forme apparemment scientifique, un véritable culte solaire ; et les accents de cette héliolâtrie se retrouvent chez
un Copernic. Plaçant le soleil au centre du monde, Copernic a cons-
596
Clémence Ramnoux, Les aspects nocturnes de la divinité et la dualité du
bien et du mal, dans Deucalion, 4, Neuchâtel, 1952, p. 179 ; sur L'espace
noir et l'espace clair, cf. E. Minkowski, Vers une cosmologie, Aubier, 1936,
pp. 154 sqq.
597 Cf. sur ce thème les développements de Karl Jaspers relatifs à la « loi du
jour » et la « passion de la nuit « (Gesetz des Tages, Leidenschaft zur
Nacht), dans Philosophie, Band III, Berlin, Springer, 1932 sqq. p. 102.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
382
cience de lui restituer la place d'honneur qui lui revient en vertu d'une
priorité ontologique.
Dans le domaine philosophique, la mythologie de la lumière est
développée par le platonisme et le néoplatonisme. La clarté est le milieu naturel de la vérité ; mais la lumière empirique d'ici-bas n'est que
le pâle reflet de la lumière intelligible qui règne dans l'univers transcendant des idées. L'œuvre de la pensée doit être une ascèse contemplative, qui peu à peu substituera à la vision imparfaite des yeux du
corps l'éblouissante perception de l'œil de l'esprit, enfin éveillé à sa
fonction de révélateur de cette clarté totale qui s'affirme par delà les
limites du discours. L'imagerie platonicienne, transmise par Augustin
à la théologie médiévale, constitue l'un des éléments du vocabulaire
philosophique.
La polarité fondamentale du jour et de la nuit s'affirme aussi dans
la tradition judéo-chrétienne. Isaïe évoque les tribulations du peuple
qui a renié son Dieu : « regardant à terre, il n'y retrouvera que détresse
et ténèbres, obscurité de l'angoisse, et ne verra plus que la nuit » 598.
Mais la réconciliation viendra, avec le Messie promis : « le peuple qui
marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière ; sur les habitants
du sombre pays, une lumière a resplendi » 599. Sans cesse répétées,
ces images prophétiques sont devenues un élément essentiel de la spiritualité occidentale. Le prologue de l'évangile de Jean les reprend, en
les enveloppant d'une atmosphère qui évoque le néoplatonisme. Du
Verbe, qui était au commencement avec Dieu, il est dit : « De tout être
il était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit
dans les ténèbres et les ténèbres n'ont pu l'atteindre 600. » Quant à
Jean-Baptiste, « il n'était pas la lumière, mais le témoin de la lumière.
Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme ; il venait
dans le monde. Il était dans le monde, et le monde ne l'a pas
connu... » 601
Ces incantations de la lumière ont nourri la mystique chrétienne,
selon laquelle, conformément à la tradition universelle, la révélation
divine est une épiphanie de la vérité, dans l'illumination de l'esprit et
598
Isaïe, VIII, 22, traduction de la Bible de Jérusalem.
Ibid., IX, I.
Jean, I, 4-5, même traduction.
601 Ibid., I, 9-10.
599
600
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
383
[299] du cœur. L'idéologie des Lumières s'inscrit dans le prolongement d'une affirmation de la conscience religieuse prédominante en
Occident depuis des millénaires. Il s'agit là d'une intuition immédiate
de certaines valeurs propres à la sensibilité intellectuelle, et constamment réaffirmées dans la suite des temps. Il faut ajouter que la lumière
des Lumières n'est pas exactement la même que celle à laquelle rendent témoignage le prophète Isaïe et l'évangile de Jean. Une péripétie
est intervenue, une désacralisation, les Lumières du XVIIIe siècle
étant dépouillées de tout caractère confessionnel, et se présentant
comme résolument profanes.
Encore convient-il de se méfier de toute interprétation simpliste. Si
dans le domaine français, les Lumières se veulent résolument anticléricales, il n'en est pas de même dans les autres régions de l'Europe.
Même dans les cas extrêmes, la question se poserait de savoir si la
lumière rationnelle est une négation de la lumière religieuse, ou bien
si elle ne pourrait pas en être considérée comme une généralisation.
Le chemin du rationalisme moderne, historiquement, n'est pas celui
d'un rejet du christianisme mais bien plutôt celui de son élargissement.
La lumière naturelle, dont l'autorité tend à se substituer à celle de la
lumière surnaturelle, ne prétend pas la refuser, mais la mettre en place
dans une intuition plus vaste, commune à l'ensemble du genre humain.
Des préoccupations de ce genre apparaissent dès le milieu du XVe
siècle chez le très religieux cardinal Nicolas de Cues ; elles se retrouvent au XVIe siècle, dans l'œuvre de Jean Bodin entre autres. Au
XVIIe siècle, c'est surtout en Angleterre que s'affirme et se développe
l'inspiration déiste, à travers laquelle le thème de la religion naturelle
prendra forme en Europe. Ce thème est celui de l'œuvre de Herbert de
Cherbury (1588-1648) ; il trouve son expression la plus originale dans
le mouvement des platoniciens de Cambridge, pour la plupart hommes
d'église, auxquels l'esprit d'impiété demeure parfaitement étranger.
Henry More (1614-1687), Ralph Cudworth (1617-1688), entre autres,
entreprennent d'opposer aux dangereuses spéculations de Hobbes, qui
développent un matérialisme radical, une philosophie qui, respectant
les enseignements de la science, préserve l'essentiel des valeurs spirituelles. Le procès de Galilée a provoqué un divorce désastreux entre la
fidélité chrétienne et les plus nobles acquisitions de la pensée humaine. Il faut négocier un nouveau concordat entre deux aspirations fon-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
384
damentales de l'être humain, qui représentent également dans la créature des intentions du Créateur.
Ces modernistes religieux ne se lassent pas de proclamer, selon
une formule souvent reprise par Whichcote, que la raison est la lumière, le candélabre du Seigneur (the candle of the Lord). « Ils ne pouvaient accepter l'idée, exprimée par l'insistance de la tradition sur le
caractère surnaturel de la grâce, que depuis la chute les enfants
d'Adam ne disposaient plus d'aucune lumière naturelle. Le Dieu qui
était une raison divine ne pouvait avoir imposé à l'homme une pareille
déchéance. De même, la Révélation ne pouvait avoir été interrompue
après l'âge apostolique, et par conséquent elle ne pouvait pas se trouver [300] confinée tout entière dans les pages de l'Écriture sainte. Dieu
est la source perpétuelle d'illumination pour tous ceux qui sont capables de vivre la vie de la raison ; la fonction de l'Écriture est de
confirmer les vérités que l'on peut découvrir par la lumière naturelle
(...) En particulier, comme on peut s'y attendre, ils abhorraient les doctrines de la prédestination et spécialement ce que Henry More appelait
« la noire doctrine de la réprobation absolue » 602.
Cette ligne de pensée aboutit à concilier raison et révélation, la révélation historique n'étant qu'une voie d'accès, à l'usage des esprits
simples, vers cette révélation universelle que la raison propose à l'ensemble des hommes. Le Tractatus theologico-politicus de Spinoza
(1670) propose une interprétation analogue de la révélation scripturaire : la religion hébraïque apparaît comme une vulgarisation de la religion universelle à l'usage d'un peuple particulier ; la religion positive
doit être dépassée par les esprits éclairés, capable de reconnaître en
vérité les intentions divines. Cette thèse, qui entraîne la réprobation de
l'esprit d'orthodoxie, et de toutes les passions religieuses liées au
dogmatisme des théologiens, sera reprise en 1780 par Lessing dans
son Éducation du genre humain, l'un des manifestes de l’Aufklärung
La lumière naturelle de la raison et la lumière surnaturelle de la révélation historique ne s'opposent nullement ; elles sont ordonnées à la
même fin et peuvent s'aider mutuellement. La lumière naturelle est
aussi une parole de Dieu ; elle doit être considérée comme une révélation naturelle. Lorsque le chrétien protestant Bayle condamne le fana602
Basil Willev, The Seventeenth century background, chap. VIII, I ; New
York, Doubleday Anchor Books, 1953, p. 142.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
385
tisme qui a inspiré la révocation de l'édit de Nantes et son cortège de
persécutions, c'est au nom d'une certitude, transcendant la diversité
des religions établies, qui permet de juger de l'authenticité de tous les
comportements prétendument conformes à la volonté de Dieu. « Y
ayant, écrit-il, une lumière vive et distincte qui éclaire tous les hommes dès aussitôt qu'ils ouvrent les yeux de leur attention, et qui les
convainc invinciblement de la vérité, il en faut conclure que c'est Dieu
lui-même, la vérité essentielle et substantielle, qui nous éclaire alors
très immédiatement, et qui nous fait contempler dans son essence les
idées des vérités éternelles, contenues dans les principes ou dans les
notions communes de métaphysique 603. »
Face aux égarements du fanatisme, auquel il arrive de se réclamer
de la Bible, Bayle affirme le droit de contrôle souverain de la conscience humaine, car le « dictamen de la conscience » est aussi un témoignage de la volonté divine : « la loi de ne pas choquer les lumières
de la conscience est telle que Dieu ne peut jamais nous en dispenser » 604. Ce principe d'herméneutique s'impose à tous ; « cela est si
vrai que ceux de l'église romaine, tout intéressés qu'ils soient à sacrifier leur métaphysique, et à nous rendre suspects tous les principes du
sens commun, [301] reconnaissent que ni l'Écriture, ni l'Église, ni les
miracles ne peuvent rien contre les lumières évidentes de la raison, par
exemple contre ce principe : le tout est plus grand que sa partie » 605.
Dès la fin du XVIIe siècle, Bayle, comme d'ailleurs Fontenelle, affirme le thème fondamental des Lumières, le droit de la conscience
éclairée, sur toute indication provenant d'une autre source, cette source fût-elle considérée comme transcendante à la volonté et à l'esprit de
l'homme, non seulement en ce qui concerne la logique de la connaissance, mais aussi dans l'ordre des valeurs morales et spirituelles. Face
aux puissances obscures de l'autorité hiérarchique ou des passions irrationnelles, l'homme des Lumières soutient la prépondérance d'une
autonomie intellectuelle ; chaque individu peut se considérer comme
un centre de rayonnement de la raison universelle.
603
Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ :
Contrains-les d'entrer, 1686, p. 140.
604 Ibid., p. 401.
605 Ibid., p. 135.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
386
L'attitude de Bayle sera, un siècle plus tard, celle de Kant, aux
yeux duquel le dictamen de la conscience n'est pas autre chose que la
parole même de Dieu. Une communication directe existe entre le jugement personnel et la vérité absolue, et l'on doit récuser tous les pouvoirs intermédiaires qui prétendent s'interposer, s'arrogeant une autorité qui ne leur appartient pas. « Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie
de l'homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la
cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un
manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières 606. » Sans doute la bonne marche
de l'État implique-t-elle la soumission des citoyens à l'autorité légitime. Mais le jugement doit demeurer libre, et particulièrement en matière de religion, où la conscience ne doit pas être soumise au contrôle
de la hiérarchie. Et Kant, sujet de Frédéric II, ajoute : « Si maintenant
on nous demande : « Vivons-nous maintenant dans un siècle éclairé ? », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche
vers les lumières 607. » Une telle affirmation est conforme à l'esprit du
temps : les lumières ne sont pas un donné, une acquisition une fois
réalisée ; elles définissent le sens de la marche.
Un autre texte kantien à peu près contemporain, Que signifie :
s'orienter dans la pensée ? (1785), présente la raison comme foyer, ou
pôle des valeurs humaines. Elle doit être honorée comme un souverain
bien sur la terre ; elle représente l'ultime pierre de touche de la vérité :
« Penser par soi-même signifie rechercher en soi-même (c'est-à-dire
dans sa raison) la suprême pierre de touche de la vérité ; et la maxime
[302] de penser en tout temps par soi-même constitue l’esprit des Lumières (die Maxime jederzeit selbst zu denken ist die Aufklä-
606
Kant, Was ist Aufklärung ? 1784 ; Werke, éd. de l'Académie de Berlin (Ak),
t. VIII p. 35 ; trad. Piobetta, in Kant, la Philosophie de l'histoire, 1947, p.
83. La formule « Sapere aude » vient d'Horace (Épitres, I, 2, 40) ; elle a été
utilisée par Gassendi et par Christian Wolff.
607 Ibid., Ak, p. 40 ; Piobetta, p. 90 ; Kant oppose l'état où l'on est éclairé (aufgeklärt) et le mouvement vers les Lumières (die Aufklärung) qu'il identifie
avec le siècle de Frédéric.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
387
rung) » 608. Ce principe de conservation de la raison (Selbsterhaltung
der Vernunft) permettra d'éviter toutes les formes de superstition et
d'illusion transcendante.
En 1788, dans un temps où régnait en Prusse, après la mort de Frédéric, un roi animé d'intentions réactionnaires, le pasteur Andréas
Riem propose à son tour une définition de l’Aufklärung conforme à
l'esprit kantien. Le mot désigne, selon lui, « l'effort de l'esprit humain
pour éclairer tous les objets du monde des idées, toutes les opinions
humaines et leurs résultats, et tout ce qui a de l'influence sur l'humanité selon les principes d'une pure doctrine de la raison en vue de l'utilité
commune » 609. Cette pure raison ne met pas en péril l'authenticité de
la religion, sinon chez des philosophes devenus dogmatiques et intolérants. L'homme éclairé rejette seulement les corruptions et perversions
auxquelles elle a donné lieu dans l'histoire ; il respecte l'exigence
chrétienne essentielle. « L' Aufklärung est une exigence de l'esprit
humain. Tout développement de sa force, toute justification de ses
idées, tout affinement de sa connaissance, et tout accomplissement de
ses capacités relève de l’Aufklärung 610. »
Les vues de Kant et de Riem ne sont pas sans rapport avec celles
que soutenait, au début du siècle, un ami de Locke, Anthony Collins,
dans son Discourse of Free-Thinking (1713), apologie de la liberté de
penser. La libre pensée, qui fait ainsi son apparition dans la littérature
européenne, est définie comme « l'usage de l'entendement pour tenter
de découvrir le sens d'une proposition quelle qu'elle soit, pour considérer la nature des témoignages favorables ou défavorables et pour
trancher la question selon la force apparente ou la faiblesse des preuves » 611. De même que dans les arts manuels on se sert de la comparaison et de l'expérience pour découvrir les meilleures procédures, de
même la perfection dans la connaissance ne peut être atteinte que par
la pensée libre. Collins donne en exemple l'interprétation de la Bible,
ouvrage complexe dont l'étude demande la mise en œuvre des disci608
Was heisst : sich im Denken orientiren ; Ak, VIII, p. 146.
Andréas Riem, Ueber Aufklärung, ob sie dem Staaie, der Religion, oder
iiber-haupt gefàhrlich sei und sein konne ?... dans Bibliotek der deutschen
Aufklârer des achzehnten Jahrhunderts, hgg von Martin Geismar, Leipzig,
1847, Bd. V, p. 315.
610 Ibid., p. 321.
611 Anthony Collins, A discourse of Free Thinking, 1713, Section I, p. 5.
609
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
388
plines les plus variées, ainsi que le montrent les récents progrès dans
ce domaine ; toute contrainte extérieure fausse la recherche de la vérité, comme le prouve l'exemple du papisme et le précédent du Moyen
Age. « Que de notions absurdes, dans le domaine religieux, contraires
aux indications les plus évidentes des sens et de la raison, ont recouvert l'ensemble des églises chrétiennes pendant de nombreuses générations 612. » La multiplicité des opinions en matière de religion montre
que la seule issue est de s'en remettre à l'arbitrage de la raison, ainsi
que l'atteste l'exemple des Provinces Unies de Hollande, où règne le
[303] libéralisme. « Celui qui pense librement fait de son mieux pour
demeurer dans le droit chemin ; par conséquent il fait tout ce que
Dieu, qui ne demande rien de plus à l'homme que de faire de son
mieux, peut attendre de lui. Même s'il était prouvé qu'il se trompe en
quelque point, Dieu doit le considérer de la même façon que si toutes
ses opinions étaient correctes 613. »
La notion de libre pensée, ici à l'état naissant, correspond à l'état
d'esprit du libéralisme religieux, avec une tendance au déisme, caractéristique d'un milieu anglo-hollandais, dont Bayle est solidaire jusqu'à un certain point. Il semble bien que ce soit le milieu d'origine de
l'idéologie des Lumières qui se diffusera dans l'intelligentsia européenne. L'intention anticléricale est sensible dès le début : Collins dénonce les ténèbres médiévales et l'absolutisme papiste ; Kant n'hésite
pas à contester l'autoritarisme des hiérarchies ecclésiastiques. Mais
anticléricalisme, chez ces penseurs, ne signifie nullement irréligion ou
athéisme. Collins, champion de la liberté d'opinion, dresse une généalogie de la libre pensée, qui remonte à Salomon et aux prophètes, passe par Socrate, Aristote, Épicure, Cicéron pour aboutir à Érasme, à
Bacon, « grand libre penseur », à Hobbes, Descartes, Gassendi, Herbert de Cherbury, Milton, Cudworth et Locke, sans oublier l'archevêque Tillotson.
C'est en France que l'affirmation des Lumières se présentera sous
sa forme radicale. Le mot d'ordre français des tenants des Lumières :
« Écrasons l'infâme » n'a pas d'équivalent en anglais ou en allemand.
Kant, sujet prussien, se réjouit de vivre dans le siècle de Frédéric, et
même un sujet de Joseph II, s'il est un tenant de l’Aufklärung, ne peut
612
613
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 33.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
389
que se ranger du côté de l'autorité établie. Néanmoins, comme nous
l'avons indiqué, dans le domaine français et chez Voltaire en tout cas,
le thème du « siècle des Lumières » se lie d'une manière assez surprenante au thème du « siècle de Louis XIV ». L'historien de l'âge classique annonce qu'il a l'intention de peindre « non les actions d'un seul
homme, mais l'esprit des hommes dans le siècle le plus éclairé qui fut
jamais » 614. Il s'agit bien ici du XVIIe siècle, et non du XVIIIe ; Voltaire justifie cette éminence par le fait qu'au cours de cette période « la
raison humaine en général s'est perfectionnée. La saine philosophie
n'a été connue que dans ce temps » 615. Il ne semble pas que Voltaire
ait développé davantage le paradoxe qui fait du siècle de Louis XIV le
siècle des Lumières ; sans doute était-il préoccupé, lorsqu'il écrivait
ces lignes, de rentrer en grâce auprès de Louis XV ; elles signifient
néanmoins que la notion de lumière est liée à l'avancement de la raison et, plus généralement, de cette civilisation qui connaît une si brillante expansion dans la France du Grand Roi, en dépit des faiblesses
et des erreurs propres à ce personnage. L'éclat de la culture française
au XVIIIe siècle est [304] une suite et une conséquence de la synthèse
littéraire et artistique, dont Louis XIV fut le maître-d'œuvre.
Aux yeux de Voltaire, la ligne de démarcation entre les temps obscurs et l'âge des Lumières se situe au moment où l'ère médiévale fait
place à la culture renaissante. Après avoir esquissé un portrait de
Louis XI, roi perfide et dévot, Voltaire constate : « Son imbécillité
était égale à sa tyrannie. Ce portrait n'est pas seulement celui de ce
monarque, c'est celui de presque toute l'Europe. Il ne faut connaître
l'histoire de ces temps-là que pour la mépriser. Si les princes et les
particuliers n'avaient pas quelque intérêt à s'instruire des révolutions
de tant de barbares gouvernements, on ne pourrait plus mal employer
son temps qu'en lisant l'histoire 616. » Le dogmatisme des Lumières se
trahit à la réprobation de l'obscurantisme médiéval, considéré comme
la non-valeur ou l'anti-valeur. Voltaire décrira les fastes de la fête des
fous, avec le plus grand dégoût pour ces saturnales chrétiennes : « Les
danses dans l'église, les festins sur l'autel, les dissolutions, les farces
obscènes étaient les cérémonies de ces fêtes, dont l'usage extravagant
614
Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. I, Introduction ; Œuvres, éd. LahureHachette, 1859, t. VIII, p. 493.
615 Ibid., p. 494.
616 Essai sur les Mœurs, chap. XCIV ; Œuvres, t. VII, p. 519.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
390
dura sept siècles environ dans plusieurs diocèses. A n'envisager que
les coutumes que je viens de rapporter, on croirait voir le portrait des
nègres et des Hottentots, et il faut avouer qu'en plus d'une chose nous
n'avons pas été supérieurs à eux 617. »
Ainsi l'obscurantisme, c'est la sauvagerie primitive, dont l'humanité émerge peu à peu, grâce à l'entreprise de la civilisation. Ce qui est
ténébreux, occulte, irrationnel apparaît comme un pôle de répulsion
pour un homme en quête d'une certitude fondée sur l'évidence qui se
justifie elle-même. Chaque conscience doit être son propre foyer de
vérité. Le fondement de toute conviction doit être un consentement de
soi-même à soi-même, sans abdication ni renoncement, et dont la vérification est aisée, puisque ce qui est lumineux pour moi doit l'être aussi pour autrui. La vérité n'est pas un secret ; elle est l'épiphanie d'un
bien commun à l'humanité entière. La philosophie des lumières est
une philosophie du consentement universel.
Mais ce schéma dualiste se présente dans une perspective génétique ; il semble que les ténèbres possèdent une priorité chronologique
par rapport à la lumière, sans que l'on comprenne exactement pourquoi. La révélation de la vérité succède à une période de confusion et
de malentendu, comme l'atteste l'image fréquente de l'âge adulte venant après l'enfance, employée entre autres par Kant. Il en est des
peuples comme des individus ; ils ne se trouvent pas d'emblée en possession du patrimoine de la vérité. Les temps doivent d'abord s'accomplir, ce qui place en situation défavorable les hommes des commencements. Leur raison est comme engourdie. Turgot esquisse le
devenir de l'intelligence humaine en montrant, avant Auguste Comte,
qu'elle doit passer par les stades successifs de la fabulation religieuse,
puis de la métaphysique abstraite avant de parvenir, [305] à l'école de
la science, à l'explication positive et lumineuse de la réalité 618. La loi
des trois états présente une théorie de la connaissance qui est ensemble une philosophie de l'histoire, selon la perspective d'une croissance,
dont le thème se retrouve aussi chez Kant et chez Condorcet.
La dynamique des Lumières apparaît comme une loi de l'histoire.
Le dogme du progrès garantit le salut final de l'humanité par le libre
617
618
Ibid., chap. XLV ; même édition, p. 297.
Turgot, Plan du second discours sur les progrès de l'esprit humain (vers
1751) ; Œuvres de Turgot, éd. Schelle, Alcan, 1913, t. I, pp. 315-316.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
391
développement de la connaissance. « C'est par le progrès des Lumières parmi les hommes qui cultivent leur esprit, c'est par leur influence
sur la raison générale que celle-ci perfectionnant peu à peu les institutions publiques, et à son tour perfectionnée par elles, la marche générale du peuple vers ce but (...) deviendra constante et rapide 619. » À la
différence de la lumière physique du jour qui croît jusqu'à son midi
avant de décliner, il ne semble pas qu'il y ait dans l'histoire un grand
midi de la connaissance, un point d'équilibre qui pourrait être un jour
atteint. « N'est-il pas, demande Condorcet, un terme où les limites naturelles de notre esprit rendraient tout progrès impossible ? Non, Messieurs ; à mesure que les lumières s'accroissent, les méthodes de s'instruire se perfectionnent. L'esprit humain semble s'agrandir et les limites se reculent 620... »
On peut considérer l'affirmation des Lumières comme un vecteur
idéologique, réinterprétation du thème traditionnel de la cité de Zeus,
de l'utopie de la ville idéale, ou encore de celle du royaume de Dieu
selon la représentation chrétienne, en lequel se scellerait la réconciliation de l'immanence et de la transcendance. La conscience éclairée se
sent encore loin des aboutissements qu'elle pressent. Il lui suffit
d'avoir découvert le sens de la marche, et de hâter autant qu'il est possible la progression, grâce à la mise en place d'un bon système d'éducation. Tous les défauts des hommes ont leur source dans l'ignorance.
« Pour les rendre meilleurs, estime Duclos, il ne faut que les éclairer ;
le crime est toujours un faux jugement 621. » L'optimisme pédagogique représente l'une des grandes espérances du siècle des Lumières.
« Les sciences sont nécessaires à l'homme, écrit La Chalotais ; s'il
a des devoirs à remplir, il est important qu'il les connaisse ; les connaître, c'est posséder la plus utile de toutes les sciences ; c'est être fort
avancé dans les carrières où se forment les citoyens utiles. L'ignorance
n'est bonne à rien et elle nuit à tout. Il est impossible qu'il sorte quelque lumière des ténèbres, et on ne peut marcher dans les ténèbres sans
619
Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,
1794, fin de la IXe époque ; Œuvres, éd. Arago et O'Connor, 1847-9, t. VII,
p. 235.
620 Discours de réception à l'Académie française, février 1782 ; Œuvres, éd.
citée, t. I, p. 391.
621 Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, 1754, chap. I ; éd. de
Londres, 1759, p. 7.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
392
s'égarer 622. » La Chalotais est l'un des premiers, sinon [306] le premier, à avoir parlé d'une « éducation nationale » en France ; mais en
Allemagne aussi le projet de l’Aufklärung correspond à une extension
sociale de la culture, jusque-là réservée à l'élite aristocratique, et qui
aspire à devenir une culture nationale et bourgeoise. « Le concept
d'Aufklärung, écrit un historien, doit être entendu littéralement : éclairer ceux qui jusque-là ne l'étaient pas, cultiver ceux qui restaient incultes, tel est le but du mouvement, qui revêt le caractère d'une grande
entreprise éducative, et prépare l'Allemagne à l'essor spirituel de la
seconde moitié du XVIIIe siècle, à Goethe et Kant 623. »
Comme Helvétius en France, certains théoriciens germaniques rêvent de transformer la société tout entière en une institution éducative 624. Selon Reimarus, « nous sommes, en vertu de notre constitution
essentielle, destinés à l'éducation de la raison, et à sa mise en œuvre,
afin de vivre, afin d'accéder au bonheur en tant qu'hommes et humainement » 625. La toute-puissance d'un bon système d'enseignement,
appelé à triompher de tous les obstacles dans l'individu et dans la société, est un des présupposés de l'optimisme des Lumières : « On aurait bien étonné Voltaire et les Encyclopédistes, écrit Francastel, si on
leur avait dit que deux cents ans plus tard, on considérerait les Lumières comme caractérisant un moment dépassé de l'histoire, non pas
même de l'humanité, mais de leur temps, et qu'on aurait tendance à
mépriser très couramment l'intelligence 626... »
La supériorité de la Lumière sur l'obscurité est évidente par ellemême ; la certitude qui en résulte n'a pas besoin d'autre justification.
La sortie des ténèbres, de l'errance, est une forme de salut. Cette prééminence de la clarté peut être considérée comme un lieu commun
622
623
624
625
626
La Chalotais, Essai d'éducation nationale ou plan d'étude pour la jeunesse,
1763, p. 2.
Hans M. Wolff, Die deutsche Aufklärung, Revue internationale de Philosophie, 1952, p. 356. Cf. pour le domaine de l’illuminisme italien le texte de
Filangieri, cité p. 112.
Lydia Leiste, Der Humanitätsgedanke in der Philosophie der deutschen
Aufklärung, Diss., Halle, 1932, p. 39.
Reimarus, Abhandlung von den vornehmsten Wahrheiten der natürlichen
Religion, 5e Auflage, 1781, p. 685, dans Leiste, p. 40.
Pierre Francastel, L'Esthétique des Lumières, dans Utopie et Institutions au
XVIIIe siècle. Mouton, 1963, p. 334.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
393
culturel. Diderot inscrit en épigraphe à ses pensées De l’Interprétation
de la Nature un vers de Lucrèce : « Des ténèbres nous pouvons voir ce
qui est à la lumière (E tenebris autem quae sunt in luce tuemur) » 627,
en donnant un sens figuré, emblématique, à un énoncé auquel le poète
donnait une signification physique. Spinoza traduit la supériorité épistémologique de la lumière, en disant qu'elle se révèle elle-même en
révélant l'obscurité (lux seipsam et tenebras manifestat) 628. Être éclairé, c'est se libérer de l'asservissement aux puissances obscures, à l'injustice et à l'erreur. L'un des mots d'ordre de la Réformation indique
sobrement cette odyssée de la conscience délivrée : post tenebras lux.
Ouvrir les yeux, c'est déjà conquérir son autonomie, s'affirmer comme
un centre d'initiative, ordonner l'univers en fonction [307] d'une présence qui, en le prenant en charge, l'a déjà transfiguré.
Le progrès des Lumières évoque la dimension de la culture surimposée à la nature. L'espèce humaine, en sortant du rang des espèces
naturelles, s'est éveillée à la conscience ; la lumière définit le sens de
son aventure : l'éducation de l'humanité par elle-même. L'homme a
renouvelé l'acte de la création selon l'ordre de la culture. Selon Herder, « que nous nommions cette seconde création, qui s'étend sur toute
la vie de l'homme, que nous la nommions culture, de l'action de cultiver la terre, ou que nous disions que l'homme est éclairé, métaphore
que nous empruntons au phénomène de la lumière, peu importe ; la
chaîne de la lumière et de la culture s'étend jusqu'à l'extrémité du globe. Il n'est pas jusqu'au Californien ou jusqu'à l'habitant de la Terre de
Feu qui n'apprenne à se confectionner un arc et des flèches et à s'en
servir (...) Ainsi la différence qui se remarque entre les nations éclairées et non éclairées, cultivées ou non cultivées, n'est pas une différence spécifique, absolue, mais simplement une différence du plus au
moins » 629.
Ainsi l'image de la lumière désigne les principales catégories en
lesquelles s'affirme la sensibilité intellectuelle du XVIIIe siècle : culture, civilisation, progrès, éducation de l'humanité. Mais la lumière en
question, si elle reprend la terminologie de la symbolique traditionnel627
628
Lucrèce, De Natura rerum, IV, 337.
Spinoza, Éthique, II, XLIII, scolie.
629 Herder, Philosophie de l'histoire de l'humanité (Idem), 1784-1791, trad.
Tandel, nouvelle édition, 1874, livre IX, chap. I, t. II, p. 78.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
394
le, possède des caractères spécifiques. Elle n'a rien de commun avec
l'illumination mystique, avec la lumière transcendante de l'ontologie
platonicienne ou de la révélation chrétienne. Lorsque Jésus proclame :
« Je suis la Lumière du inonde », il fait appel à une relation d'individu
à individu, à la foi engendrée par une grâce donnée et reçue dans le
secret de l'âme fidèle. La lumière telle que la conçoit le XVIIIe siècle
n'a pas ce caractère d'une vocation personnelle et mystérieuse ; en tant
que lumière naturelle elle est commune à la totalité du genre humain,
sans distinction de temps ni de lieu. Comme le dit le curé Meslier,
prêtre incrédule, « les seules lumières de la raison naturelle sont capables de conduire les hommes à la perfection de la science et de la sagesse humaines, aussi bien qu'à la perfection des arts » 630.
L'anthropologie des Lumières revêt donc un aspect sélectif. La réalité humaine doit se définir par la prééminence de la fonction rationnelle, à l'exclusion de toutes les influences qui peuvent perturber
l'exercice du jugement. La puissance prédominante doit être celle de
l'intellect, organisateur de l'univers du discours et procédant selon des
méthodes analytiques. L'homme éclairé agit en toute lucidité, sans
jamais se laisser dominer par les sollicitations des influences troubles
et obscures du sentiment et de la passion. La condamnation de toute
forme d' « enthousiasme » est un trait commun de la mentalité des
Lumières, le mot s'appliquant aussi bien au délire poétique selon les
normes du classicisme qu'aux formes variées de la [308] possession
religieuse. L'impératif épistémologique est de rejeter tout ce qui se
présente comme supérieur ou inférieur à la fonction judicatoire de
l'entendement ; ce sont là des formes d'aliénation, des tentations auxquelles il convient d'opposer un refus fondé sur la lucidité d'une conscience qui tient à maintenir son autonomie. La transcendance des prétentions ontologiques et la transcendance des opinions confuses, des
options sentimentales, sont également attentatoires à l'intégrité de la
conscience éclairée.
De même doivent être rejetées toutes les formes d'aliénation sociale qui subordonnent la conscience individuelle à une autorité extérieure non justifiée en raison. Le principe des Lumières impose un refus
d'obéissance aux représentations collectives en matière de politique ou
630
Œuvres du curé Meslier, éd. Rudolf Charles, Amsterdam, 1864, t. III, p.
378.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
395
de religion, de droit, d'esthétique ou de morale. La principale source
du désordre dans l'humanité, du mal dans l'histoire provient de ce que
certains hommes se sont servis du pouvoir qu'ils détenaient pour imposer par la force des idées, des attitudes, des comportements. Toute
affirmation, tout jugement de valeur non justifiable en raison discursive, et qui se réclame de l'institution, de la tradition, qui se voile de
mystère pour mieux prévaloir, et contraindre à l'obéissance, est
contraire à la liberté et à la dignité de l'être humain. Les Lumières,
dans l'ordre social, sont un combat contre de tels empiétements, qui
ont pour caractère commun de mettre en œuvre le principe d'autorité.
Le despotisme des prêtres et des rois, lorsqu'ils imposent une obéissance aveugle, est l'une des formes du mal radical. Il est indispensable
que chaque individu revendique un droit de contrôle sur l'ensemble de
ses principes d'action et de pensée, de telle sorte qu'en obéissant aux
lois, règlements et normes de toute espèce, il ne se soumette en réalité
qu'aux prescriptions de son propre entendement, dûment éclairé sur ce
qui est en question.
Ainsi conçue, l'exigence des lumières, dans son hostilité à la foi religieuse, à l'esprit d'obéissance en matière politique ou culturelle, est
elle-même une foi, comme on le voit dans le cas d'un Voltaire ou d'un
Condorcet, acharnés à défendre la bonne cause contre les tenants de
l'Ancien Régime spirituel. Ces militants de la raison sont en fait des
hommes de passion, acharnés à combattre par tous les moyens, au péril de leur sécurité et même de leur vie, les maux qu'ils ont dénoncés.
Ce faisant, ils mettent en œuvre une forme nouvelle d'aliénation. Le
pouvoir totalitaire accordé à l'entendement aboutit à doter la fonction
réflexive d'une prééminence qui déforme systématiquement la réalité
humaine. Rien ne permet de penser que l'univers du discours intellectuel soit un cadre approprié à tous les aspects de l'être humain. Définir
l'homme par le seul intellect, c'est fausser son identité, en refoulant,
comme nul et non avenu, tout ce qui ne se laisse pas analyser selon les
schémas discursifs.
L'accomplissement de la révolution galiléenne, tel que le manifeste
la philosophie de l'âge des Lumières, serait de considérer l'ensemble
du domaine humain comme un champ expérimental exposé tout entier
aux procédures d'une axiomatique analogue à celle qui triomphe dans
[309] le domaine physique. Le phénomène humain en sa totalité est
supposé s'offrir à la pleine lumière de l'intellect, exactement comme
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
396
l'univers de Newton. Les parties cachées, les recoins obscurs ne tirent
pas à conséquence ; les progrès déjà acquis de l'analyse permettent de
penser que le jour est proche où ils subiront eux aussi la loi de l'intelligibilité discursive. La conscience individuelle et la conscience collective forment un ensemble unidimensionnel où doit prévaloir un type d'explication unitaire. Les faits mentaux, les faits sociaux sont des
choses, soumises à la loi des choses, et dépourvus de spécificité propre, de complexité intrinsèque. Tout se passe comme si l'idéologie des
Lumières, en vertu d'une extrapolation systématique, donnait à une
procédure épistémologique la valeur d'une hypothèse de structure applicable à l'ensemble du réel.
Les théories modernes de l'inconscient ont manifesté le caractère
irréductible des résistances qui s'opposent à la thèse d'une exposition
universelle des réalités humaines. Dès le XVIIIe siècle, la dogmatique
du refoulement mise en œuvre par l'affirmation des Lumières suscite,
sous des formes nombreuses, le retour du refoulé. Le siècle des Lumières est aussi celui de l'illuminisme, qui maintient la priorité de la
lumière intérieure sur la clarté illusoire de l'intellectualisme, véritable
puissance d'aveuglement. L'univers du discours, où s'affirme l'apparente autonomie de l'entendement, n'est qu'un plan de projection, une
zone intermédiaire, soumise aux influences des mobiles non rationnels, qui ne se laissent pas élucider ni exorciser par les habitudes mentales nées de la fréquentation des laboratoires.
La période des Lumières se terminera par la lame de fond romantique, revanche de la lumière noire des profondeurs sur la pseudo-clarté
de la physique expérimentale. Dès 1770, le mouvement du Sturm und
Drang est un coup d'arrêt, et comme un avertissement, soulignant la
fragilité, et l'arbitraire, des valeurs mises en œuvre par l’Aufklärung.
Tout au long du siècle, on peut discerner des lignes de force spirituelles selon lesquelles se poursuit la résistance à l'intellectualisme dominant. La spécificité du rapport de l'homme avec son Dieu, dans la piété de la foi, est maintenue par la doctrine du pur amour, issue de Fénelon et de Madame Guyon, par le mouvement piétiste en Allemagne,
par le méthodisme de Wesley dans le domaine anglo-saxon. En littérature, la nouvelle tradition du roman, née en Angleterre, et qui trouve
dans l'encyclopédiste Diderot un apologiste résolu, fait régner à travers l'Europe les délices de la sensibilité. Antidote des Lumières, la
poésie des Nuits, annoncée par les poèmes de Young (1742-1745),
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
397
suscite elle aussi des échos passionnés ; les Hymnes à la Nuit de Novalis, parus en 1800, donneront à cette inspiration la consécration du
chef-d'œuvre. Les valeurs de la sensibilité, la priorité de la sympathie
ne cessent de s'affirmer dans l'anthropologie britannique, chez Shaftesbury déjà, chez Thomas Reid (1770-1796) et chez Adam Smith.
L'objection de conscience aux Lumières rassemble d'aussi grands
noms que ceux de Rousseau, de Hamann (1730-1788), de Jacobi
(1743-1788), de Herder (1744-1803), [310] de Swedenborg (16881772), de Lavater (1741-1801), sans oublier Goethe qui, né en 1749,
est, pour la majeure partie de son existence, un homme du XVIIIe siècle.
L'idéologie des Lumières ne correspond qu'à une des faces du
XVIIIe siècle. La face éclairée a pour contrepartie une face d'ombre, à
laquelle on n'accorde peut-être pas assez d'importance. Il ne suffit pas
de la caractériser par le vocable préromantisme, car ce terme a l'inconvénient de définir une époque par son avenir, qui n'existe pas encore. Il s'agit d'autre chose, d'un ensemble d'attitudes, de valeurs et de
significations affirmées contre la prééminence abusive attribuée à un
aspect de l'être humain. L'homme se sait et se veut un être de chair, un
être de sentiment, et non pas seulement une faculté de juger selon des
normes rigoureuses importées de la province scientifique. À l'impérialisme d'une fonction désincarnée s'oppose la protestation de l'homme
concret, à la recherche d'un équilibre entre les divers aspects de son
être, révélateurs des aspects divers du monde.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
398
[310]
Troisième partie :
Les valeurs dominantes au XVIIIe siècle
Chapitre II
PROGRÈS
Retour à la table des matières
À la différence du français lumières, l'allemand Aufklärung possède un sens dynamique ; il désigne un mouvement d'élucidation, en
même temps que le résultat de ce mouvement. Néanmoins, le terme
français implique aussi une signification active, attestée par Littré, qui
définit les « Lumières du siècle » comme « le point de civilisation, de
connaissances auquel il est parvenu ». La notion de lumières ne prend
son sens que dans la perspective d'un mouvement de l'esprit humain
vers un surplus de connaissances qui serait un surplus de sagesse. La
possession des lumières acquises ne suffit pas ; la tâche de l'intellectuel est de contribuer au « progrès des lumières », qui prépare à l'humanité un avenir meilleur. Que l'on admette le progrès comme un
dogme, ou qu'on le combatte comme une illusion, il est nécessaire, à
partir du XVIIIe siècle, de prendre parti à propos d'une idée qui ne
jouait qu'un rôle très secondaire, ou pas de rôle du tout, dans la pensée
d'un Gassendi, d'un Descartes, d'un Spinoza ou d'un Malebranche.
[311]
Le thème du progrès est lié à une prise de conscience de la réalité
humaine comme constituant une entité autonome dans la perspective
d'un développement temporel. Le présent ne doit pas être jugé en soimême et par soi-même, comme formant un absolu, ni par référence à
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
399
un ordre transcendant. Le présent est conçu comme un moment, qui
fait l'objet d'une évaluation par rapport à des états antérieurs et à des
états futurs ; on admet qu'il y a progrès lorsque cette succession temporelle correspond à un mouvement vers un surplus de puissance et de
richesse dans l'ensemble de la réalité humaine. Pour les modernes cette temporalisation de l'existence est passée en habitude ; plans, graphiques, programmes et statistiques nous font spontanément considérer la situation actuelle, en son détail ou dans son ensemble, en termes
de moins-value ou de plus-value. La culture contemporaine, fortement
imprégnée d'histoire, nous a convaincus que le déroulement du temps
est un vecteur de vérité. Les politiques concurrentes, dont l'affrontement se lit tous les jours dans la presse et s'impose par les moyens de
la radio, de la télévision, sont des schémas explicatifs, dénonçant les
erreurs du passé et promettant un meilleur avenir. La possibilité de
« changer la vie » se propose et s'impose comme un devoir à l'homme
de bonne volonté. La vie a changé, elle ne cesse de changer. L'obligation est faite à l'homme de contrôler ce changement dans la mesure du
possible, afin qu'il revête la signification positive d'une amélioration
de la condition humaine.
La catégorie du progrès implique donc l'historicité de l'existence et
l'efficacité de l'entreprise humaine. Une telle idée est étrangère à la
conscience primitive. Le monde archaïque, soumis à la contrainte d'un
déterminisme ontologique, doit demeurer tel que les dieux l'ont créé à
l'origine. Les comportements humains, dans l'ordre individuel, social
ou technique doivent seulement répéter les modèles rituels définis une
fois pour toutes par les êtres bienveillants, auteurs des liturgies cosmiques de création. L'éternelle répétition du même est la garantie d'une
bonne marche de l'univers, que toute initiative, toute innovation risquerait de faire dévier, en faussant l'équilibre modulé par l'obéissance
rigoureuse aux précédents mythiques.
Ce primat du divin sur l'humain, emprisonnant la réalité sociale
dans la captivité d'un modèle préfabriqué, fait encore autorité dans la
culture antique, en dépit de la libération de la conscience individuelle
par l'intellectualisme hellénique. La création des grands ensembles
humains, royaumes et empires, et l'apparition des chefs-d'œuvre culturels mettent pourtant en lumière le droit d'initiative de l'homme, capable de susciter sur la face de la terre des formes inédites. L'horizon de
l'existence cesse d'être immuable, des possibilités apparaissent et d'au-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
400
tres disparaissent ; les héros de la politique, de l'art ou de la technique
marquent de leur empreinte la mémoire des hommes. Ces innovations
suscitent une première conscience historique. L'historien est celui qui,
conscient du changement, se donne pour tâche de fixer pour les générations à venir le souvenir des changements dont il a été témoin, ou
dont ses enquêtes lui ont donné [312] connaissance. L'histoire est la
relation d'un devenir, qui revêt toujours une signification en valeur :
un présent complexe et troublé suscite la nostalgie du bon vieux
temps ; un présent prospère et paisible se tourne avec complaisance
vers la barbarie des origines, et tire argument en sa faveur du chemin
parcouru.
Dans la culture antique, les thèmes de l'âge d'or passé ou futur sont
des thèmes mythiques, des projections eschatologiques d'une conscience qui s'éprouve, dans le présent, bonne ou mauvaise. En dépit
d'un assouplissement relatif, la contrainte ontologique persiste, à ceci
près que la répétition archaïque fait place au régime plus souple de
l'éternel retour. Le déterminisme transcendant des dieux qui, du haut
du ciel, régissent les événements du monde s'organise sous la forme
du modèle astrobiologique. A une même conjonction, là-haut, des
planètes toutes-puissantes correspond ici-bas une même disposition
des hommes et des choses. La course circulaire des astres donne prise
à l'observation et au calcul. De même que se succèdent régulièrement,
sous l'impulsion de la course solaire, les phases de l'année, de même il
existe une Grande Année, horizon mathématique du retour éternel, à
l'issue de laquelle, le ciel ayant retrouvé sa configuration initiale, l'ordre terrestre se retrouvera lui aussi dans le même état.
La prédestination astrale desserre la contrainte ontologique de la
répétition. On peut admettre en ce bas monde une succession de phases, d'ères ou d'âges ; mais l'horizon demeure fermé dans la mesure où
les révolutions célestes, strictement circulaires, ne permettent pas à
l'humanité de s'engager sur un chemin non encore parcouru. Si l'historicité est le sens de « ce que jamais on ne verra deux fois », le cosmos
hellénique, en dépit du témoignage des historiens anciens, demeure
anhistorique. Le sens de l'histoire apparaîtra lorsque la culture humaine, affranchie de la contrainte des astres, prendra la tangente par rapport à la circularité des gravitations célestes, avec la conscience de
mettre en œuvre un dynamisme autonome.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
401
Néanmoins, à l'intérieur du schéma à longue échéance de la Grande Année, les Anciens ont pu concevoir certaines intuitions du progrès
comme nous l'entendons aujourd'hui. Les porte-parole des époques les
plus brillantes de la culture, dans l'Athènes du cinquième siècle, ou
dans l'exaltation de l'épopée alexandrine, puis lors de l'apogée de
l’Imperium Romanum, témoignent de cette bonne conscience d'une
époque fière de ce qu'elle a accompli, et qui se penche sur son passé
pour louer son présent. La succession des générations, ou même la
succession des siècles, permet de noter des améliorations d'un temps à
l'autre, de constater des déclins ou d'enregistrer des apogées. La continuité des hommes réalise au long du temps une œuvre dont un seul ne
serait pas capable.
Le livre VII des Questions naturelles de Sénèque, consacré à l'étude des comètes, contient une analyse du progrès de la connaissance, à
propos des obscurités qui persistent dans le domaine de l'astronomie.
« Le temps viendra, estime Sénèque, où une étude attentive et poursuivie [313] pendant des siècles fera le jour sur les phénomènes de la
nature. A supposer qu'elle se donnât tout entière à la connaissance du
ciel, une seule vie ne suffirait pas à de si vastes recherches, et nous
partageons inégalement entre l'étude et le vice le tout petit nombre
d'années que nous avons ! Aussi faudra-t-il pour résoudre tous ces
problèmes de longues successions de travailleurs. Le temps viendra où
nos descendants s'étonneront que nous ayons ignoré des choses si manifestes 631. » Bien avant Bacon, Sénèque sait que la vérité est fille du
temps : « L'homme viendra un jour, qui expliquera dans quelles régions courent les comètes, pourquoi elles s'écartent autant des autres
astres, quelles sont leur grandeur et leur nature. Soyons satisfaits de ce
que l'on a déjà découvert, et permettons à nos descendants d'apporter
aussi leur contribution à la connaissance de la vérité 632. »
Le vecteur temporel est présenté ici comme une dimension de révélation de la vérité à la chaîne des hommes, dont le patrimoine épistémologique est appelé à s'enrichir peu à peu. « Que d'animaux nous
ne connaissons que d'aujourd'hui ! dit encore Sénèque. Que d'objets
dont notre siècle même n'a aucune idée ! La génération qui vient saura
631
Sénèque, Questions naturelles, livre VII, chap. XXV, S. trad. Oltramare,
Collection Budé.
632 Ibid., chap. XXV, 7.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
402
beaucoup de choses qui nous sont inconnues. Bien des découvertes
sont réservées aux siècles futurs, à des âges où tout souvenir de nous
se sera effacé. Le monde serait une pauvre petite chose, si tous les
temps à venir n'y trouvaient matière à leurs recherches 633. » La progressivité du savoir semble bien s'affirmer ici en toute lucidité, en
même temps que la possibilité d'une histoire de la connaissance, à une
époque où l'empire romain paraît avoir donné au monde d'Occident un
haut degré d'organisation et de prospérité.
Pourtant Sénèque demeure solidaire de la représentation antique du
monde, qui subordonne le devenir de l'espace-temps humain à l'impératif astrobiologique du cosmos, tel que l'a constitué la Providence
divine. Pour Cicéron le cycle de la Grande Année astrale s'étend sur
près de 13 000 ans ; un segment d'une telle circonférence peut à
l'échelle de la vie humaine revêtir l'apparence d'une droite. L'observateur notera la continuité linéaire des entreprises humaines pendant une
certaine période de temps, jusqu'à ces « âges où tout souvenir de nous
se sera effacé ». L'horizon de l'histoire se perd dans la confusion, pour
le passé comme pour le futur, selon la coutume de l'historiographie
ancienne, qui, dans le recul du temps, débouche très vite de l'histoire
dans le mythe 634.
La conscience antique du progrès, là où elle existe, s'inscrit dans
une représentation du devenir cosmique, assujetti à la loi de la circularité, ainsi que l'atteste le sens du mot période, dont l'étymologie [314]
désigne un chemin en arc de cercle. Le modèle astronomique familiarise l'esprit avec une évolution calquée sur la marche des planètes, qui,
tel le soleil, passent par des phases de croissance jusqu'à une apogée
suivie d'un déclin. Il en est de l'humanité comme de l'être humain qui,
une fois venu au monde, progresse de l'enfance à l'âge d'homme, puis
décline et disparait, pour être à son tour remplacé sur la terre par les
êtres nouveaux des générations suivante ».
Absente du domaine hellénique, l'idée de progrès ne trouve pas sa
place dans l'espace mental chrétien de la Romania médiévale, qui
prend en Occident la succession du pouvoir romain. La dogmatique
chrétienne s'inscrit dans le cadre épistémologique de l'astrobiologie
633
634
Ibid., chap. XXX, 5.
Sur la représentation historique chez les Grecs, cf. notre ouvrage : Les Origines des Sciences humaines, Payot, 1967, pp. 79 sqq.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
403
traditionnelle ; dès lors, l'horizon chronologique doit présenter le
rayon de courbure qui le caractérisait chez les Anciens, encore que la
plupart des théoriciens hésitent à affronter ce genre de spéculations
qui risquerait de les mettre en conflit avec les présupposés théologiques régnants. En droit néanmoins, le déterminisme astrologique universellement admis, et que Thomas d'Aquin professe à la suite d'Aristote, impose le thème de l'éternel retour des événements humains. On
ne voit pas comment il serait possible d'échapper à la récurrence de
l'incarnation elle-même, qui devrait se multiplier à l'infini, par une
sorte de jeu de miroirs, et malgré la transcendance du Dieu créateur.
Néanmoins, on trouve aussi dans la pensée chrétienne médiévale le
thème d'une unité du sens de l'existence humaine à travers la succession du temps. De même que la Création a été étalée au long des jours
de la première semaine, de même il y a des âges du monde échelonnés
jusqu'à l'âge du grand repos ; de même aussi se suivent les âges de
l'homme, qui mènent à la mort. A cette croissance biologique suivie
d'un déclin s'oppose la continuité du processus d'acquisition des
connaissances. « A mesure qu'il avance en âge, écrit Gilson, chaque
homme accumule un certain capital de connaissances, perfectionne les
facultés de connaître au moyen desquelles il les acquiert et s'accroit,
pour ainsi dire, aussi longtemps que ses forces le lui permettent. Lorsqu'il disparaît, ses efforts ne sont pas pour cela perdus, car ce qui est
vrai des individus est vrai des sociétés qui leur survivent, et des disciplines intellectuelles et morales, qui survivent aux sociétés ellesmêmes. C'est pourquoi, saint Thomas l'a souvent noté, il y a un progrès dans l'ordre politique et social, comme il y en a un dans les sciences et la philosophie, chaque génération bénéficiant des vérités accumulées par les précédentes, tirant profit de leurs erreurs mêmes et
transmettant à celles qui vont la suivre un héritage accru par ses efforts 635. »
Mais cette accumulation de biens culturels s'inscrit dans le devenir
orienté de l'humanité. La dimension intellectuelle présuppose une
perspective surnaturelle, qui seule donne à ses acquisitions leur véritable [315] valeur en fonction du projet divin dont elles sont l'accomplissement. « C'est pourquoi des penseurs chrétiens devaient en venir
635
Étienne Gilson, L'Esprit de la philosophie médiévale, 2e éd., Vrin, 1944, pp.
369-370.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
404
à concevoir, avec saint Augustin et Pascal, que le genre humain tout
entier, dont la vie ressemble à celle d'un homme unique, depuis Adam
jusqu'à la fin du monde, passe par une série d'états successifs, vieillit
selon une suite d'âges, au cours desquels la somme de ses connaissances naturelles et surnaturelles ne cesse de s'accroître, jusqu'à l'âge de
sa perfection, qui sera celui de sa gloire future 636. » Gilson conclut
que l'idée de progrès aurait pris naissance dans la culture chrétienne
médiévale, laquelle aurait donné pour la première fois un sens à l'histoire du monde : « elle n'est ni celle d'une décadence continue puisque
au contraire, elle affirme la réalité d'un progrès collectif et régulier de
l'humanité comme telle, ni celle d'un progrès indéfini, puisqu'elle affirme au contraire que le progrès tend vers sa perfection comme vers
une fin ; elle est bien plutôt l'histoire d'un progrès orienté vers un certain terme (...) Ordonnée et traversée tout entière par une finalité interne, on dirait presque par une intention unique, a suite des générations dans le temps ne trouve pas seulement une unité réelle ; du fait
qu'elle s'offre désormais à la pensée comme autre chose qu'une succession d'événements accidentels, elle prend un sens intelligible » 637.
Sans doute faut-il admettre la nouveauté de la représentation chrétienne de l'histoire. « C'était une idée nouvelle, affirme Gilson, car ni
chez Platon, ni chez Aristote, ni même chez les Stoïciens, on ne trouverait cette notion aujourd'hui familière, d'une humanité conçue comme un être collectif unique, fait de plus de morts que de vivants et en
progrès constants vers une perfection dont il se rapproche sans cesse 638. » Il ne faudrait pourtant pas identifier la théologie médiévale de
l'histoire avec les conceptions modernes du progrès ; autant vaudrait
identifier Bossuet avec Turgot, Condorcet, Lessing ou Auguste Comte. La conscience moderne du progrès n'est pas le fruit d'un développement du schéma chrétien, bien plutôt elle résulte d'une rupture. De
même que les vues de Sénèque sur le progrès du savoir s'inscrivent
dans le cadre de l'ontologie astrobiologique, de même les thèmes de
progrès qu'on peut déceler dans la pensée médiévale présupposent
l'horizon dogmatique de l'histoire du salut, qui, commençant à la création du monde, passe par les points d'inflexion de la chute et de l'in636
637
Op. cit., p. 370.
Ibid., pp. 370-371.
638 P. 371.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
405
carnation pour se diriger vers le retour du Christ dans sa gloire et la
fin du monde. Le grand axe de l'histoire universelle est défini par une
visée eschatologique ; sous peine d'être réduits au néant, les biens intellectuels doivent être considérés comme des analogies du spirituel ;
ils ne seraient que vanité s'ils se constituaient en un patrimoine autonome, pour la plus grande gloire de l'homme et non plus pour celle de
Dieu. De même la thèse de la perfectibilité indéfinie n'est pas médiévale, puisque l'histoire du salut trouve son [316] point final dans le
temps où le salut est accompli, non pas par la volonté de l'homme,
mais conformément au décret éternel du Dieu tout-puissant.
La notion moderne de progrès implique l'émancipation du devenir
humain par rapport à tout impératif transcendant. Échappée au contrôle de l'ontologie, la réalité humaine doit poursuivre des fins qui lui
sont propres, en direction d'un avenir non déterminé à l'avance. Le
thème du progrès est celui d'une croissance en valeur, attestée par
l'accroissement d'une variable dont on peut constater les états successifs du passé au présent ; le bond en avant déjà réalisé autorise l'espérance d'une continuation, dans l'avenir, de la tendance qui s'est manifestée au cours des âges précédents. La conscience de progrès est le
fait d'une conscience en mouvement, qui affirme la continuité du
mouvement, sans être capable pour autant d'en prévoir la fin. Le sujet
se sent responsable de cette progression ; il en est l'auteur, et s'en attribue le mérite, ce qui présuppose l'autonomie de la réalité humaine
par rapport à une prédestination transcendante. L'humanité forme un
vaste ensemble selon la dimension temporelle ; son devenir lui appartient et définit son identité. En chaque esprit individuel, l'humanité
accède à la conscience de soi, capable de rétrospection et de prospection, et c'est ce mouvement, centré sur le présent, qui permet de définir le sens de la marche et fait l'objet d'un jugement de progrès.
Valeur maîtresse de la culture moderne, l'idée de progrès implique
le passage de la transcendance à l'immanence, de la verticalité à l'horizontalité. La cité médiévale, dominée de très haut par les clochers
des églises qui pointent vers le ciel, révèle sans ambiguïté la dimension prioritaire dans une société dont l'ordre hiérarchique oriente toutes les activités dans le sens du salut éternel. Le thème du progrès ne
signifie pas une négation pure et simple de la divinité, mais à tout le
moins une modification du sens de sa présence au monde. Dieu prend
ses distances par rapport aux événements ; il cesse d'être présent maté-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
406
riellement, d'intervenir par des miracles dans l'ordre des choses.
L'homme s'attribue un droit d'initiative ; il prend en charge l'ordonnancement de la réalité selon l'ordre du devenir. Si l'homme, comme
le veut la tradition judéo-chrétienne, a été créé à l'image de Dieu, il
appartient à l'homme de mettre en œuvre en sa personne les divers
attributs de l'être divin. Un moment vient où l'homme honore en soi la
vocation créatrice, qui définit l'un des aspects essentiels du Dieu créateur. A ce moment seulement, la constatation d'un changement en bien
ou en mal, dont l'homme est l'auteur responsable, peut donner lieu à
un jugement de progrès, ou de régression, tel que nous l'entendons
aujourd'hui.
Le moment en question semble bien être celui où se forme, dans
l'Italie du Quattrocento, la conscience de l'humanisme renaissant. Le
thème de l'humanisme est celui de la mise en honneur de l'homme
comme centre de valeurs et créateur de culture, ainsi que le manifeste
la reprise des mythes de Prométhée et d'Hercule. L'insistance sur
[317] l'efficacité opérative de l'homme ne revêt nullement le sens
d'une négation de la prééminence de Dieu ; l'humanisme n'est pas un
athéisme ; il signifie que l'homme, échappant dans une certaine mesure aux suites fatales de la chute, bénéficie, de la part de Dieu, d'une
délégation de pouvoirs. De là ces célébrations de l'homme que sont les
traités De dignitate et excellentia hominis (1452) de Gianozzo Manetti, De hominis dignitate (1486) de Pic de la Mirandole, ou le Bref discours de l’excellence et dignité de l’homme (1558) du français Pierre
Bouaystuau.
Cette promotion de l'homme n'entraîne pas en contrepartie la mort
de Dieu ; tout se passe comme si la nouvelle anthropologie était solidaire d'une nouvelle théologie, car l'honneur de la créature humaine,
dotée du don de création, fait honneur à son Créateur. Ce qui est donné à l'homme n'est nullement enlevé à Dieu ; ce serait plutôt à l'inverse la gloire divine qui s'enrichirait encore, par récurrence, de la gloire
de l'homme. L'homme découvre sa propre excellence en contemplant
ses œuvres sur la face de la terre, comme le dit très bien Manetti :
« Nôtres sont en effet, c'est-à-dire humaines, parce que réalisées par
l'homme, toutes ces choses que nous voyons : toutes les maisons, toutes les forteresses, toutes les villes, enfin tous les édifices de la terre,
tels et si nombreux que leur excellence permet de juger qu'ils sont
l'œuvre des anges plutôt que des hommes. Nôtres sont les peintures,
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
407
nôtres les sciences, nôtre la sagesse même, en dépit des sceptiques
selon lesquels nous ne pouvions rien connaître sinon notre ignorance.
Nôtres sont toutes les inventions (...), nôtre la diversité des langues et
des genres littéraires (...). Nôtres enfin toutes les machines 639. »
Comme le dira Herder, « nous vivons dans un monde que nous
avons nous-mêmes créé », et Dilthey développera l'idée que la culture
est le monde propre de l'homme. Telle est déjà l'affirmation de l'humanisme, qui fait de l'homme le transformateur des significations de
l'univers, et donc l'origine d'un nouveau départ de la création. L'idée
de progrès est liée à cette conscience renaissante d'un démarrage de la
culture en Occident, bientôt corroborée par l'aventure des grandes découvertes et la prise en charge de la planète Terre par les héros civilisateurs européens. Lorsque Francis Bacon exhorte ses contemporains
à développer une science nouvelle tournée vers l'amélioration de la
condition humaine grâce aux moyens efficaces de la technique, il reprend l'image de la caravelle voguant vers l'inconnu par delà les colonnes d'Hercule : comme il s'est rendu maître du Nouveau Monde
géographique, l'homme d'Occident doit constituer un nouveau globus
intellectualis, inconnu de l'humanité traditionnelle, installée dans l'horizon protecteur et millénaire du Cosmos. Il appartient aux hommes de
bonne volonté de faire mouvement vers un futur différent, et qui a déjà commencé.
La conscience de progrès est d'abord une conscience de rupture, la
conscience d'un devenir qui substitue à la réaffirmation du Même la
[318] création d'un Autre, prévu comme préférable. L'espérance d'un
avenir meilleur anime le messianisme hébraïque ; elle se perpétue
dans l'attente eschatologique du millénarisme chrétien. La venue du
messie, le retour du Christ glorieux transfigureront toutes choses, assurant à la limite la coïncidence de la terre et du ciel. Les doctrinaires
du progrès retrouveront l'inspiration des prophètes d'Israël pour annoncer l'institution, au point de fuite extrême du perfectionnement
humain, d'un équivalent profane du Royaume de Dieu sur la terre.
L'esprit d'apocalypse n'est pas réservé aux seuls illuminés religieux ;
639
G. Manetti, De dignitate et excellentia hominis, dans E. Gahin, Filosofi italiani del Quattrocento, Firenze, Le Monnier, 1942, pp. 238-240. Sur le sens
de l'humanisme renaissant, Cf. Gusdorf, Les origines des Sciences humaines, Payot, 1967, pp. 484 sqq.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
408
le caractère optimiste de l'idée de progrès implique un acheminement
vers une fin de l'histoire, en laquelle l'histoire finirait bien. Le mouvement progressif déboucherait, en fin de compte, sur un état stationnaire, considéré comme définitif.
La philosophie de l'histoire n'est pas seulement une lecture de l'histoire, elle peut proposer un remède au malheur de l'histoire. Le messianisme hébraïque apparaît comme une compensation aux tribulations du peuple juif. Tuveson a montré comment la pensée du progrès,
dans l'Angleterre du XVIIe siècle en proie au tourment des guerres de
religion, hésite entre un pessimisme, qui tend à prophétiser une
consommation des temps en forme d'embrasement apocalyptique, et
un optimisme, dans les moments de calme, où l'espérance reprend
pied dans le siècle, en forme de confiance dans un mouvement progressif de l'histoire 640. Ce qui permettrait de distinguer entre la discontinuité d'un millénarisme eschatologique, où la décision ultime est
imposée d'en haut, par une décision du Tout-Puissant, et la continuité,
caractéristique de l'idée de progrès qui propose une continuité sans
rupture, engendrée par l'effort méritoire d'une humanité de bonne volonté. Même lorsqu'il réalise une totalisation ultime dans un passage à
la limite, le thème du progrès exclut les catastrophes, les bouleversements et châtiments propres à l'esprit d'apocalypse. L'idéologie progressive peut très bien faire alliance avec une théologie, mais ce sera
une théologie providentialiste, selon la norme d'une finalité interne,
d'une téléologie de l'histoire, où Dieu semble avoir renoncé à tirer
vengeance de l'iniquité des hommes, pour les conduire sur la voie
d'une amélioration persévérante, d'une justification par les œuvres de
la connaissance et de l'action, sans référence à d'ultimes et formidables embrasements.
Il ne semble pas que l'idée de progrès ait trouvé son origine dans
une récapitulation de l'histoire politique. La succession des événements civils et militaires obéit à une intelligibilité heurtée et contradictoire, souvent violente, où l'alternative des péripéties, des retours
de fortune ne peut guère être interprétée, à moyenne ou à longue
échéance, comme une marche vers l'avènement d'un surplus de valeur.
640
E. L. Tuveson, Millenium and Utopia, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1949 ; cf. aussi Cari L. Becker, The heavenly city of
the 18th century philosophers New Haven, Yale University Press, 1932.
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409
Le devenir des nations s'accomplit dans le désordre, et ressemble à
cette histoire contée par un idiot dont il est question dans Shakespeare.
Pour [319] que l'idée de progrès puisse apparaître comme indiquant le
sens du réel, il faut que s'impose l'évidence d'une plus-value dans l'ordre de la connaissance ou de la puissance ; il faut que le visage du
monde, perdant son apparence d'immutabilité, atteste l'œuvre de civilisation accomplie par l'espèce humaine.
L'idée de progrès implique la dissociation de l'ordre de la culture
par rapport à l'ordre naturel. Comme le dit Turgot en 1750, « les phénomènes de la nature, soumis à des lois constantes, sont renfermés
dans un cercle de révolutions toujours les mêmes, tout renaît, tout périt ; dans ces générations successives par lesquelles les végétaux et les
animaux se reproduisent, le temps ne fait que ramener à chaque instant l'image de ce qu'il a fait disparaître. La succession des hommes,
au contraire, offre de siècle en siècle un spectacle toujours varié (...)
Tous les âges sont enchaînés les uns aux autres par une suite de causes
et d'effets qui lient l'état présent du monde à ceux qui l'ont précédé.
Les signes arbitraires du langage et de l'écriture, en donnant aux
hommes le moyen de s'assurer la possession de leurs idées et de les
communiquer aux autres, ont formé de toutes les connaissances particulières un trésor commun qu'une génération transmet à l'autre, ainsi
qu'un héritage toujours augmenté des découvertes de chaque siècle ; et
le genre humain, considéré depuis son origine, paraît aux yeux d'un
philosophe un tout immense qui, lui-même, a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès » 641.
Alors que les phases de la vie naturelle se reproduisent indéfiniment sous la même forme, l'axe du progrès apparaît comme la direction selon laquelle la civilisation prend la tangente par rapport à l'éternelle répétition des cycles naturels. Sans doute, l'histoire humaine manifeste les vicissitudes des peuples et des institutions ; les passions se
donnent libre cours, mais « au milieu de leurs ravages, les mœurs
s'adoucissent, l'esprit humain s'éclaire, les nations isolées se rapprochent les unes des autres ; le commerce et la politique réunissent enfin
toutes les parties du globe, et la masse totale du genre humain, par des
641
Turgot, Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain ;
discours prononcé à la Sorbonne en novembre 1750 ; Œuvres de Turcot, éd .
Scheffe, t. I, Alcan, 1913, pp. 214-215.
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alternatives de calme et d'agitation, de biens et de maux, marche toujours, quoique à pas lents, à une perfection plus grande » 642.
Ce texte de Turgot, pour qui le progrès est une évidence dogmatique, souligne le fait qu'il s'agit d'une perception globale, qui doit tenir
compte de certains aspects contradictoires, pour conclure néanmoins à
l'affirmation d'une progression d'ensemble. L'état de civilisation est la
résultante d'un grand nombre de composantes ; certaines présentent un
caractère négatif, d'autres un caractère positif, dont l'analyse doit permettre une appréciation finale. On conçoit que dans ces conditions le
déchiffrement du phénomène ne soit pas chose aisée. La prise de
conscience du caractère progressif de la civilisation implique non seulement la réalisation d'un certain nombre de conditions historiques,
[320] mais aussi une éducation du jugement, et l'établissement d'un
rapport particulier de l'homme avec le monde dans lequel il vit. La
lecture du réel est solidaire d'une appréciation du réel. La question est
de savoir, pour une période donnée de l'histoire, quels sont les éléments les plus significatifs.
L'idéologie du progrès se situe dans le nouvel espace mental de
l'historiographie. Voltaire, dans l’Essai sur les Mœurs, retrace, selon
les normes traditionnelles, l'histoire du Moyen Age, période pour laquelle il n'éprouve aucune sympathie. Mais après avoir évoqué les
principales péripéties de ces temps de guerre et de foi, il consacre un
chapitre aux « Mœurs, usages, commerce, richesses vers les et XIIIe
siècles », et précise : « Je voudrais découvrir quelle était alors la société des hommes, comment on vivait dans l'intérieur des familles,
quels arts étaient cultivés, plutôt que de répéter tant de malheurs et
tant de combats, funestes objets de l'histoire, et lieux communs de la
méchanceté humaine. » L'intention de Voltaire est donc, pour employer un mot qui n'appartient pas à son vocabulaire, de présenter un
tableau de ce que nous appelons la civilisation médiévale. Il poursuit :
« Vers la fin du XIIIe siècle, et dans le commencement du XIVe, il me
semble qu'on commençait en Italie, malgré tant de dissensions, à sortir
de cette grossièreté dont la rouille avait couvert l'Europe depuis la
chute de l'Empire romain. Les arts nécessaires n'avaient point péri.
Les artisans et les marchands, que leur obscurité dérobe à la fureur
ambitieuse des grands, sont des fourmis qui se creusent des habita642
Ibid., pp. 215-216.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
411
tions en silence tandis que les aigles et les vautours se déchirent. On
trouva même dans ces siècles grossiers des inventions utiles, fruits de
ce génie de mécanique que la nature donne à certains hommes, très
indépendamment de la philosophie 643. » Et Voltaire donne en exemple l'invention des besicles, l'utilisation de la force motrice du vent, la
faïence, le cristal de Venise, les horloges, le papier ; « c'est ainsi que
les arts utiles se sont peu à peu établis, et la plupart par des inventeurs
ignorés » 644.
Les inventions techniques, dont le nombre s'accroît avec le temps,
définissent pour Voltaire un axe épistémologique. L'épistémologie
met en œuvre une axiologie, qui sera l'élément déterminant dans
l'idéologie du progrès. Or la Renaissance s'était affirmée d'abord
comme une espérance culturelle, retrouvant, par-delà la zone d'ombre
des siècles scolastiques, l'éternelle jeunesse des chefs-d'œuvre antiques. Le phénomène renaissant apparaît comme une hallucination du
passé, qui capte la révérence et la dévotion du présent. Il semble y
avoir contradiction entre le mouvement de ce retour aux sources et le
sens d'un bond en avant constitutif de la conscience progressive. La
contradiction n'est qu'apparente, parce que la résurrection du passé
honore le présent, et lui donne une supériorité certaine sur l'époque
qui l'a précédé. Le retour à l'Antiquité perdue et retrouvée implique
[321] un mouvement en avant ; le renouveau est une amélioration. De
plus, l'humanisme n'est pas seulement philologie ; il implique un rapport au monde qui ne se contente pas de répéter les stéréotypes d'autrefois. En dépit des excès du cicéronianisme, qui pastiche les modèles
anciens, l'originalité de la conscience renaissante est d'appliquer les
énergies retrouvées de la culture à la mise en valeur d'un monde nouveau. Les Anciens sont connus et reconnus en tant qu'anciens ; leur
exemple a valeur de stimulation pour ceux qui veulent rivaliser avec
eux, même dans les domaines où ils excellèrent. L'œuvre poétique de
Dante est mise en parallèle avec les plus parfaits trésors antiques ; la
coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs, à Florence, œuvre de Brunelleschi (1446), offre à l'enthousiasme des contemporains un emblème de
génie des temps nouveaux, capable de surpasser les exemples dont il
s'inspire. Rapidement aussi, on insiste sur les acquisitions techniques :
643
Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, 1756, chap. LXXXI ;
Œuvres, éd. Lahure-Hachette, 1859, t. VII, p. 465.
644 Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
412
imprimerie, navigation, artillerie qui confèrent aux Occidentaux des
pouvoirs considérables, dont ne disposaient ni les Grecs ni les Romains.
Il n'y a donc pas incompatibilité entre l'esprit humaniste de révérence pour les trésors de la culture et l'esprit d'entreprise pour la préparation d'un avenir supérieur au présent, en ce qui concerne les
conditions d'existence de l'homme sur la terre. Les grandes découvertes géographiques achèvent de fournir les preuves de l'excellence de
l'homme moderne ; un domaine immense de pensée et d'action s'ouvre, que les Anciens ont totalement ignoré. Science et technique marchent de pair dans l'entreprise collective de l'Europe ; l'idée de progrès
atteste un report de l'espérance littéraire et artistique à l'espérance
technique, ouvrière d'un monde meilleur et d'une pensée plus efficace 645. L'idée d'une modernisation de la culture apparaît dès le XVIe
siècle, dans la vie et les œuvres de Pierre de la Ramée (Ramus, 15151572), humaniste et mathématicien, qui ne cesse d'affirmer le primat
de la pratique, de l'exercice sur la dispute dialectique. Ramus développe un empirisme qui donne en exemple les procédures des arts appliqués et de l'artisanat.
L'influence de Ramus, prophète de la révolution technique, est
considérable, en particulier dans l'Europe réformée, où elle sera relayée par celle de Bacon, qui le fera injustement oublier 646. La même
inspiration se retrouve dans le curieux ouvrage du Français Louis Le
Roy (1510-1577) : De la vicissitude ou variété des choses en l'univers,
paru en 1575, méditation sur le devenir de la civilisation dont on a pu
dire qu'elle évoquait par avance l'œuvre grandiose de Vico. Le Roy
compare son siècle avec les siècles précédents en vue de décider auquel d'entre eux on doit reconnaître la supériorité. L'originalité de cet
essai tient à une sorte d'indétermination entre la théorie [322] cyclique
de l'histoire, qui fait alterner phases d'expansion et phases de décadence, sous l'influence du schéma traditionnel du retour éternel, et une
théorie progressive et linéaire selon laquelle la civilisation se déve645
Cf. J. B. Bury, The idea of progress, London, 1924 ; Edgar Zilsel, The genesis of the concept of Scientific progress, in Roots of scientific thought, edited
by Wiener and Noland, New York, Basic books publishers, 1957.
646 Cf. R. Hooykas, Humanisme, science et Réforme : Pierre de la Ramée,
Leyde, Brill, 1958.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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lopperait d'une manière continue. La thèse d'une amélioration de la
condition humaine est affirmée dans le premier livre, intitulé « De la
vicissitude et invention des arts et comment les hommes, de leur simplicité et rudesse première sont parvenus à la commodité, magnificence et excellence ». Un certain relativisme historique appuyé sur une
érudition vaste et quelque peu confuse, n'empêche pas de reconnaître
que le siècle présent ne le cède à nul autre par les innovations dont il
est responsable. Néanmoins, à longue échéance, un nouveau déclin de
la culture doit être prévu, lié à de nouvelles invasions barbares et à des
catastrophes, qui figurent dans la planification mystérieuse de l'histoire par la divinité 647.
Le livre de Le Roy a été traduit en anglais en 1594 et a connu une
diffusion européenne. Il a certainement influencé Francis Bacon.
L'originalité de Bacon sera de dissiper l'ambiguïté persistante entre le
schéma cyclique du retour et le schéma linéaire du progrès. Bacon est
le prophète de l'accumulation indéfinie de la connaissance scientifique, indissolublement associée à l'entreprise technique d'utilisation
des ressources éparses dans le milieu, pour le bien de l'humanité. La
catégorie additive du progrès exprime l'idée d'une conquête méthodique et collective du savoir en vue de la puissance. Pour que soit mise
en évidence cette avance épistémologique et technique, il faut que
l'histoire du savoir s'émancipe de l'histoire générale des sociétés, dont
les vicissitudes confuses et contradictoires ne justifient nullement un
optimisme raisonné. L'œuvre de Bacon prend acte de l'état présent de
la civilisation, en dégage les grands axes et les prolonge vers le futur
sous forme de plans de travail pour promouvoir l'emprise de l'homme
sur l'univers. Tel est le thème fondamental de l’Advancement of learning (1605) repris, en latin, en 1623 sous le titre De augmentis scientiarum ; telle est aussi la grande espérance du Novum organum (1620)
qui doit permettre à l'homme moderne de dépasser les bornes du savoir antique, grâce à un nouvel instrument épistémologique, destiné à
remplacer celui d'Aristote. Enfin la Nouvelle Atlantide (1627) présente
une sorte de passage à la limite, une utopie de ce nouveau savoir, sous
la forme d'un centre de la recherche scientifique et technique, qui met
en œuvre selon les normes d'un programme systématique toutes les
647
Cf. W. L. Gundersheimer, Louis Le Roy's humanistic optimism, Journal of
the history of ideas, XXIII, 1962.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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ressources de la science opérative, en vue de l'amélioration de la
condition humaine. Condorcet achève son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1794) par un Fragment sur
l’Atlantide qui se place sous le patronage de Bacon, pour esquisser le
plan de la nouvelle société, régie par des savants et des techniciens,
qui assurera l'avenir de la science. Par l'intermédiaire de Condorcet, le
rêve baconien du progrès scientifico-industriel [323] se transmet à
Saint-Simon, prophète de la technocratie moderne. Bacon est bien
l'initiateur de cette grande espérance, qui assigne pour but à l'histoire
de l'humanité non pas l'accomplissement des volontés obscures d'un
Dieu caché, non pas la puissance et la gloire de tel ou tel souverain,
mais la promotion continue de la culture et de la civilisation grâce aux
progrès des sciences (progressus scientiarum). La lecture baconienne
du devenir apparaît décisive, car elle a défini le programme de la civilisation occidentale, qui a pris à son compte l'œuvre de transformation
du monde proposée par l'auteur du Novum Organum.
L'idée de progrès s'affirme comme un relevé de faits passés et présents, dont la consécution forme une série qui garantit le sens de la
marche en direction de l'avenir. Pour que l'argumentation soit
convaincante, tout dépend des repères choisis ; l'attention se fixera sur
certains éléments, retenus à l'exclusion de certains autres. Bacon apparaît comme un maître dans l'ordre de cette rhétorique, rendue chez lui
plus pressante par la vertu de style. Il dénonce les obstacles qui empêchent les hommes de croire à l'imminence d'un futur, à ses yeux presque déjà arrivé. « De tous les obstacles, dit-il, qui empêchent les
hommes de former dans les sciences de nouvelles entreprises, ou
d'ouvrir de nouveaux domaines, le plus puissant réside dans le manque d'espérance et dans l'idée de l'impossibilité. Car les hommes
doués d'un esprit prudent et exact sont généralement méfiants en cette
matière, considérant l'obscurité de la nature, la brièveté de la vie, les
erreurs de nos sens et la faiblesse de notre jugement. C'est pourquoi ils
pensent que dans les révolutions des siècles et de l'univers, les sciences présentent des alternatives de flux et de reflux, qu'elles croissent et
fleurissent à une certaine époque, déclinent et tombent à une autre, et
qu'après avoir atteint un certain degré d'achèvement, elles ne peuvent
pas procéder plus avant. Si quelqu'un croit un perfectionnement possible, et l'annonce, on attribue son attitude à la présomption et au défaut
de maturité ; on se figure que de pareilles interprétations commencent
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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dans la facilité, puis deviennent laborieuses et finissent dans la confusion 648... » Et Bacon prend le parti de l'espérance, contre le scepticisme découragé des tenants du retour éternel dans l'histoire de la
culture.
Le thème du progrès devient chez Bacon un objet de foi. Il ne
s'agit pas seulement de mettre en lumière le sens de la marche de
l'humanité, mais de mobiliser les intelligences et les énergies des
hommes pour accélérer le mouvement. L'histoire n'est pas le produit
d'une prédestination transcendante ; elle doit être comprise comme
une conquête raisonnée. Bacon a souvent repris l'idée que « ce serait
une honte pour l'humanité si les limites du globe intellectuel restaient
bornées par l'étroitesse des anciennes inventions, alors que notre
temps a vu les étendues du globe matériel (je veux dire des terres,
[324] des mers, du monde sidéral) s'éclairer et s'ouvrir sur l'infini » 649.
Cette position catégorique fait de Bacon l'initiateur de l'attitude
moderne selon laquelle le thème du progrès revêt un caractère projectif ; il annonce un devoir être, dont il fait un impératif catégorique particulier à l'espèce humaine et doué d'une exaltante vertu. Toutes sortes
de variations sur ce thème vont apparaître dans la seconde moitié du
XVIIe siècle, en Angleterre et en France. L'idée de progrès permet une
apologétique humaniste, en tant que vocation à l'humanité dans
l'homme. Elle offre la perspective d'une conciliation entre la toutepuissance de Dieu et le libre arbitre de l'homme, à qui s'impose le devoir de promouvoir la tâche de la culture. L'homme de progrès s'associe de par sa propre volonté à l'expression temporelle de la volonté de
Dieu ; du point de vue théologique, une telle attitude implique une
atténuation du thème de la chute, une certaine réhabilitation, échappant à la corruption radicale.
Un autre point important est la confrontation qui s'impose entre les
accomplissements des Européens depuis la Renaissance, et ceux des
grands hommes de l'Antiquité classique. Le mythe renaissant d'un âge
d'or culturel, constellé de chefs-d'œuvre, semble en effet interdire l'es648
Novum Organum, II, Aphorismi, article XCII ; Works, éd. Spedding, London, 1857, t. I, pp. 198-199.
649 Cogitata et Visa ; Works, éd. citée, t. III, p. 595. Bacon a souvent repris cette image, qui fait autorité à ses yeux.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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poir de faire mieux, ou de faire aussi bien, que les Pères Fondateurs de
la tradition humaniste gréco-latine. La canonisation de cette culture, la
sacralisation des auteurs qui font autorité dans les collèges revêt d'un
caractère blasphématoire les prétentions des tenants d'une progression
en vertu de laquelle les plus tard venus devraient être considérés
comme bénéficiant automatiquement d'un surcroît de valeur par rapport à leurs prédécesseurs. Aux yeux des humanistes, le passé accable
l'avenir, et lui enlève toute chance. De là un grand débat d'ordre surtout rhétorique, facilité par les malentendus que suscitent les notions
abusives de « grand homme » et de « chef-d'œuvre » ; il semble que
l'on confère une valeur absolue à des individus et à des productions
qui, si admirables qu'elles soient, demeurent l'œuvre d'un homme et
d'un temps, et ne sauraient être identifiées avec les pommes d'or d'un
jardin des Hespérides. Certaines époques sont plus riches et fécondes
que d'autres, mais aucune n'enlève sa chance à toutes les époques à
venir. Comme le dira Fontenelle, il s'agit de savoir si les arbres fruitiers d'autrefois étaient d'une essence supérieure à ceux d'aujourd'hui.
Si l'on admet qu'ils étaient d'honorables arbres fruitiers, mais non des
arbres mythologiques, alors on peut espérer bénéficier aujourd'hui de
pommes et de poires aussi savoureuses que celles de jadis.
La culture antique aux yeux de ses partisans constitue un domaine
où prédominent les valeurs esthétiques. L'œuvre d'art exprime la personnalité individuelle de son auteur ; l’Iliade, l’Énéide appartiennent
en propre à Homère, à Virgile, héros de la culture, parvenus par leurs
propres moyens jusqu'à l'extrême limite des possibilités humaines.
[325] L'idée de progrès s'applique mal à des productions aussi incomparables que les individualités dont elles portent témoignage. On ne
peut pas mettre des notes à Euripide, à Racine, Corneille, Sophocle et
Shakespeare ou Dante, afin do les classer selon une échelle de valeurs
unique et universelle, d'autant que les vicissitudes du goût ne cessent
de remettre en question ce genre de classements. L'histoire des arts se
prête mieux que toute autre aux analyses d'une théorie des cycles, qui
fait alterner successivement les mêmes préférences esthétiques.
Au contraire, la théorie du progrès trouve son point d'application
naturel dans le domaine de la connaissance et de la technique. L'histoire du savoir ne présente pas un éternel retour du même ; elle décrit
un axe privilégié pour l'accumulation des richesses acquises. Le devenir de la vérité scientifique et de l'efficacité technicienne ne constitue
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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pas un musée de témoignages simplement juxtaposés, et qui s'excluraient les uns les autres. L'histoire des mathématiques, de la physique,
l'histoire de l'utilisation des énergies naturelles ont chacune un sens
unitaire ; les acquisitions nouvelles ne suppriment pas les anciennes,
elles les prolongent et les parachèvent. Une vérité ne cesse pas de valoir comme vérité, elle fait autorité universellement, en attendant
d'être non pas démentie, mais prolongée, généralisée par des découvertes ultérieures. On a pu oublier les Éléments d'Euclide, mais une
fois retrouvés, ils gardent leur validité et les géomètres non-euclidiens
consacrent le génie d'Euclide bien plutôt qu'ils ne le démentent.
De plus, l'entreprise scientifique et technique se présente comme
une création à la fois continuée et collective. Savants et techniciens
apparaissent, en dépit des distances spatiales et temporelles, comme
des collaborateurs bien plutôt que comme des concurrents. Poètes et
sculpteurs au contraire, engagés chacun dans sa propre aventure, s'offrent à nous sous les espèces d'un égocentrisme exclusif. Il n'est pas
certain que chacun souhaite la mort de l'autre ; néanmoins il s'affirme
dans la solitude, alors que les hommes de science travaillent à une
œuvre solidaire ; la suite des générations semble poursuivre une même
recherche en vue du bien commun de l'humanité, qui bénéficie des
acquisitions de la science sous la forme des produits de la technique.
Les œuvres d'art sont le décor de la vie spirituelle ; les œuvres de la
technique, transformant la vie matérielle, changent les conditions
d'existence de l'humanité.
Bacon impose à la conscience occidentale la catégorie de ce que
l'époque moderne devait désigner sous le nom de développement. Ce
vocable ancien, en son sens actuel, a le mérite d'éviter certaines
confusions ; à la différence de l'idée de progrès, il n'implique pas de
résonances esthétiques, et met en cause seulement des transformations
techniques, économiques et sociales. Tout se passe comme si le débat
autour de l'idée de progrès, au XVIIe et au XVIIIe siècle, traduisait, au
niveau de la réflexion, le take off, le démarrage de la civilisation occidentale sur la voie du développement scientifique et technique, [326]
dont Bacon apparaît comme le Jules Verne, avec un bon siècle d'avance sur l'événement.
La certitude d'une croissance en valeur de l'humanité dans le temps
s'atténue dans la mesure où l'on se cantonne dans l'ordre esthétique, où
l'incommensurabilité des œuvres entre elles permet de renouveler un
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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débat sans issue, et d'ailleurs de peu d'intérêt. En Angleterre, l'inspiration baconienne prédomine, en accord avec l'expansion commerciale
et économique ; la Société Royale de Londres s'efforce de réaliser cette Nouvelle Atlantide ou maison de Salomon, que Bacon situait dans
la mer d'Utopie. Cette académie des sciences et des techniques surmonte aisément l'obstacle épistémologique des valeurs esthétiques,
ainsi que le manifeste le témoignage de Thomas Sprat, son premier
historien. Le milieu des virtuosi britanniques est disposé à accueillir le
thème d'une expansion progressive de la civilisation ; l'un d'entre eux,
Joseph Glanvill, développe la thèse dans son Plus ultra, or the progress and advancement of learning since the days of Aristotle (1668) ;
il s'agissait d'un lieu commun, qui fournissait la matière de comparaisons entre la valeur respective des Anciens et des Modernes ; les virtuosi tranchent le débat grâce à l'indiscutable supériorité de la science
et de la puissance des modernes ; la philosophie expérimentale, inconnue de l'Antiquité, assure aux hommes d'aujourd'hui une maîtrise
croissante de l'univers.
L'inspiration de Bacon et de Glanvill se retrouve chez Leibniz,
dans les papiers duquel figure l'esquisse d'un ouvrage qu'il projetait
sous le titre de Guilielmi Pacidii plus ultra, seu initia et specimina
scientiae generalis de instauratione et augmentis scientiarum, ac de
perficienda mente rerumque inventionibus ad publicam felicitatem 650.
Daté de 1681, le document qui, selon Gerhardt, correspond à un projet
d'encyclopédie, revêt une signification emblématique par rapport à
l'âge des Lumières. Le génie encyclopédique de Leibniz prolonge en
bien des points l'influence baconienne ; le dynamisme de sa physique
et de sa métaphysique, auquel correspond une activité inlassable pour
l'accroissement de la connaissance, s'exprime aussi dans une conception progressive du devenir de l'humanité. Un texte de 1697 affirme
que « pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des œuvres
divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument
illimité de tout l'univers (progressus quidam perpetuus liberrimusque
totius universi), de sorte qu'il marche toujours vers une plus grande
civilisation (ad majorem semper cultum). C'est ainsi que maintenant
une grande partie de notre terre est cultivée (culturam recepit) et le
sera de plus en plus. Et bien qu'il soit vrai que, de temps en temps,
650
Leibniz, Philosophische Schriften, éd. Gerhardt, t. VII, p. 49.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
419
quelque partie retourne à l'état sauvage, ou est détruite ou submergée,
il faut cependant le considérer comme nous avons considéré plus haut
les affections ; c'est-à-dire que cette destruction même, ou cette submersion, fait progresser vers quelque conséquence supérieure de façon
à ce qu'en quelque sorte nous gagnions [327] au dommage ». L'idée se
fait jour d'une création progressive ; à l'objection que le terme du progrès devrait déjà être atteint, c'est-à-dire le paradis sur terre, Leibniz
répond que « à cause de la divisibilité du continu à l'infini, il subsiste
toujours dans l'abîme des choses des parties assoupies encore à réveiller, et à attirer vers du plus, du meilleur et dirai-je, une culture supérieure (ad meliorem cultum). Et jamais par suite le progrès ne sera
parvenu à son terme 651. »
En France, la querelle des Anciens et des Modernes donne lieu à
bon nombre d'amplifications oratoires, qui doivent leur retentissement
pour une part au fait qu'il existe à Paris non seulement une Académie
des Sciences, jumelle de la Société Royale de Londres, mais aussi une
Académie française, purement littéraire et sans rivale en Europe. Cette
académie est un organisme de centralisation culturelle, en même
temps qu'un instrument de propagande au service du pouvoir royal. Si
les membres de l'Académie des lettres pouvaient être tentés d'exalter
l’insurpassable valeur des chefs-d'œuvre antiques, les sujets du Grand
Roi se trouvaient tenus de mettre en honneur la synthèse culturelle
réalisée sous le patronage de Louis XIV. La décision sera emportée
par des hommes, tels Charles Perrault et Fontenelle, à la fois lettrés et
savants ; leur double compétence leur permet, après avoir souligné les
titres esthétiques des temps modernes, de faire pencher la balance en
soulignant les récentes acquisitions scientifiques et techniques.
La polémique, lancée par des littérateurs comme Desmarets de
Saint-Sorlin (1670) et François Charpentier (1683), portait d'abord sur
les mérites respectifs du français, du latin et du grec 652. Elle trouva
son plein développement avec la présentation par Charles Perrault, à
651
De rerum originatione radicali, in fine ; Œuvres de Leibniz, éd. P. Janet,
1900, t. I, p. 665 ; traduction L. Prenant, in Œuvres choisies de Leibniz, éd.
Garnier, p. 273.
652 Sur la querelle, cf. le livre toujours utile de H. Rigault, Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes, Hachette, 1856 ; plus récemment Hans Kortum, Charles Perrault und Nicolas Boileau, Der Antike Streit im Zeitalter
der klassischen französischen Literatur, Berlin, Rütten und Loening, 1966.
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420
l'Académie française, de son poème Le Siècle de Louis le Grand, en
1687. Le thème des « siècles » renvoie à une théorie cyclique, où les
époques de l'histoire offrent au regard rétrospectif des alternances de
perfection et de décadence. Charles Perrault, avant Voltaire, soutient
que le siècle de Louis XIV l'emporte sur les plus parfaites réussites
antérieures de l'humanité. Le télescope, le microscope, la circulation
du sang, autant de découvertes qui assurent le triomphe de la science
moderne sur celle d'Aristote.
Non, non, sur la grandeur des miracles divers
Dont le souverain Maître a rempli l'Univers,
La docte Antiquité, dans toute sa durée,
À l'égal de nos jours ne fut point éclairée 653.
[328]
Ainsi se trouve justifiée la thèse selon laquelle :
La belle Antiquité tut toujours vénérable,
Mais je ne crus jamais qu'elle fût adorable.
Je vois les Anciens sans plier les genoux ;
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;
Et l'on peut comparer sans crainte d'être injuste
Le siècle de Louis au grand siècle d'Auguste 654.
La polémique reprend inlassablement les mêmes arguments et
consacre beaucoup de peines inutiles à examiner la question de savoir
s'il est possible de faire mieux qu'Homère ou Virgile. Dans cette littérature de lieux communs, on peut distinguer la Digression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle (1688) et le Parallèle des Anciens
et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences, qui développe les idées de Charles Perrault (1688-1692). Parmi les thèses essentielles figure celle de l'identité de la nature à travers le temps, d'où
résulte l'égalité des chances au départ pour toutes les époques. L'héri653
654
Ch. Perrault, Le siècle de Louis le Grand.
Ibid.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
421
tage culturel se transmet d'une génération à l'autre ; le recul du temps
fait que les Modernes, plus expérimentés, plus riches en tant qu'héritiers, sont plus Anciens que les Anciens, thème repris par toutes sortes
d'auteurs au XVIIe siècle. « Je me fais un très grand plaisir de jeter les
yeux sur tous les siècles précédents, où je vois la naissance et le progrès de toutes choses, mais je ne vois rien qui n'ait reçu un nouvel accroissement et un nouveau lustre dans le temps où nous sommes. Je
me réjouis de voir notre siècle parvenu en quelque sorte au sommet de
la perfection. Et comme depuis quelques années le progrès marche
d'un pas beaucoup plus lent et paraît presque imperceptible, de même
que les jours semblent ne croître plus lorsqu'ils approchent du solstice,
j'ai encore la joie de penser que vraisemblablement nous n'avons pas
beaucoup de choses à envier à ceux qui viendront après nous 655. »
Pour Bacon, l'idée de progrès formulait une espérance ; aux yeux
de Perrault, la constatation du fait accompli rend inutile l'acte de foi.
A l'impératif du plus ultra, Perrault est bien près d'opposer le nec plus
ultra d'une bonne conscience qui se repose sur ses lauriers. Sans doute
subsiste-t-il, dans l'esprit de Perrault, quelques vestiges de la théorie
cyclique, avec la représentation d'une apogée suivie d'un déclin,
comme le suggère l'image astronomique du solstice. Cette attitude sera reprise par un esprit aussi avisé que Hume dans son Essai sur
l’Essor et le progrès des arts et des sciences (1742) : « Une fois les
arts et les sciences parvenus à la perfection dans un certain État, à partir de ce moment ils déclinent d'une manière naturelle, ou plutôt nécessaire ; ils ne revivent que rarement dans cette nation où ils avaient
fleuri auparavant 656. » Hume pense aux exemples anciens [329] de la
Grèce et de Rome, ou au cas plus récent de l'Italie renaissante, désormais dépouillée de sa puissance créatrice. Au surplus, la diffusion
d'une culture parvenue à un haut degré de perfection fait obstacle au
développement de la culture dans les pays lointains. Les peintures italiennes importées en Angleterre accablent les artistes anglais. De même, « cette multitude d'œuvres raffinées en langue française qui inon655
Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde
les Arts et les Sciences, nouvelle édition, Amsterdam, 1693, t. I, le dialogue,
p.67.
656 Hume, Of the rise and progress of the arts and sciences, 1742, dans Essays,
moral, political and literary, éd. Green and Grose, London, 1882, t. I, p.
195.
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422
de l'Allemagne et les pays du Nord empêche ces nations de cultiver
leur propre langue, et les maintient en état de dépendance par rapport
à leurs voisins en ce qui concerne ces divertissements élégants » 657. Il
en est des arts et des sciences comme des plantes qui réclament un sol
neuf ; lorsqu'une terre est épuisée, on aura beau faire, « elle ne produira plus rien de parfait ou d'accompli dans le genre considéré » 658.
Hume, historien et psychologue, refuse le thème de la perfectibilité
indéfinie. Rousseau, dans son procès de la civilisation, rejette absolument la thèse d'une progression de l'humanité. Tout dépend ici des
valeurs choisies comme normes de référence pour la détermination
d'un axe de progrès ou de régression. La tendance au primitivisme qui
exalte les origines ne cessera de dénoncer une déchéance continue, là
même où d'autres relèvent un accomplissement graduel 659. Le thème
du progrès renvoie à des justifications axiologiques, c'est-à-dire métaphysiques. Pour que s'impose l'idée d'une plus-value croissante dans le
devenir, il faut que la perspective adoptée permette de percevoir le
phénomène total de l'humanité, tout en faisant leur place aux discordances et contradictions apparentes. Hume se place dans le cadre restreint des cultures nationales et de leurs vicissitudes particulières.
Mais l'humanité peut progresser dans son ensemble indépendamment
des épisodes locaux ; il suffit de prendre un recul suffisant, et de
considérer non pas l'histoire d'un peuple, d'un art, d'une science, ou
même d'un individu, mais le développement global de l'espèce humaine, au sein duquel les irrégularités se compensent et se totalisent. Cette argumentation reprend la critique grâce à laquelle certains philosophes du XVIIe siècle, un Malebranche par exemple, tranchaient les
difficultés concernant la question du mal. Dans le dessein général de
la Providence, le mal particulier peut être la condition d'un plus grand
bien pour l'ensemble, argument que l'on retrouvera dans le providentialisme leibnizien.
De même les tenants d'un progrès général et continu estiment que
les régressions apparentes se perdent dans la masse d'un devenir orienté dans un sens positif : « Les progrès, estime Turgot, quoique néces657
658
Ibid., p. 196.
P. 197.
659 Cf. Henry Vyverberg, Historical pessimism in the french Enlightenment,
Cambridge, Mass, Harvard University press, 1958.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
423
saires, sont entremêlés de décadences fréquentes, par les événements
et les révolutions qui viennent les interrompre. Aussi ont-ils été fort
différents chez les différents peuples 660. » Pour percevoir le [330]
sens de la marche, il faut prendre du recul par rapport aux histoires
locales et considérer l'histoire générale de l'humanité, dans sa dispersion géographique, mais aussi dans la succession des phases chronologiques, selon l'itinéraire obligé des diverses sociétés connues. « Le
peuple qui eut le premier un peu plus de lumières devint promptement
supérieur à ses voisins ; chaque progrès donnait plus de facilité pour
un autre. Ainsi, la marche d'une nation s'accélérait de jour en jour,
tandis que d'autres restaient dans leur médiocrité, fixées par des circonstances particulières, et que d'autres demeuraient dans la barbarie.
Un coup d'œil jeté sur la terre nous met, même aujourd'hui, sous les
yeux l'histoire entière du genre humain, en nous montrant les vestiges
de tous ses pas et les monuments de tous les degrés par lesquels il a
passé, depuis la barbarie encore subsistante des peuples américains,
jusqu'à la politesse des nations les plus éclairés de l'Europe. Hélas !
nos pères et les Pélasges, qui précédèrent les Grecs, ont ressemblé aux
sauvages de l'Amérique 661 ! »
Le domaine ethnologique apporte une rallonge préhistorique au
temps de l'histoire. Le devenir de l'espèce humaine définit le grand
axe d'une histoire progressive de la civilisation dans l'univers. Au discours chrétien sur l'histoire universelle, à la manière d'un Bossuet, se
substitue le discours sur le progrès de la raison universelle selon le
schéma d'intelligibilité de la philosophie de l'histoire. Le chemin de la
barbarie à la civilisation est celui du progrès de l'être humain encore
proche de l'animalité jusqu'à un homme de plus en plus proche de la
pleine humanité. Cette maturation, une fois admis que les écarts se
compensent, doit se poursuivre d'une manière continue. L'humanité
conçue comme le sujet du progrès n'est pas comparable à un individu
qui, une fois atteint l'âge adulte, vieillit et meurt ; elle ne cesse d'accroître sa maturité grâce aux acquisitions des générations qui enrichissent son capital culturel.
660
Turgot, Plan du second Discours sur les progrès de l'esprit humain, vers
1751 ; Œuvres, éd. Schelle, Alcan, 1913, t. I, p. 303.
661 Ibid., pp. 303-304.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
424
On peut lire, à l'article Philosophie de l'Encyclopédie : « Un bon
esprit cultivé de notre siècle, dit M. Fontenelle, est, pour ainsi dire,
composé de tous les esprits des siècles précédents. Ce n'est qu'un même esprit qui s'est cultivé pendant tout ce temps-là : ainsi cet homme
qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu'à présent a eu
son enfance où il ne s'est préoccupé que des besoins les plus pressants
de la vie ; sa jeunesse où il a assez bien réussi aux choses d'imagination, telles que la poésie et l'éloquence, et où même il a commencé à
raisonner, mais avec moins de solidité que de feu ; il est maintenant
dans l'âge de virilité, où il raisonne avec plus de forces et de lumières
que jamais. Cet homme même, à proprement parler, n'aura point de
vieillesse ; il sera toujours également capable des choses auxquelles sa
jeunesse était propre, et il le sera toujours de plus en plus de celles qui
conviennent à l'âge de virilité car, pour quitter l'allégorie, les hommes
ne dégénèrent jamais et les vues saines de tous les bons esprits s'ajouteront toujours les unes aux autres. »
[331]
Le devenir du progrès échappe aux retours cycliques de la génération et de la corruption. L'idée d'une série hiérarchique de degrés
d'humanité évoque par analogie le thème des degrés de la vie selon la
théorie traditionnelle de la chaîne des êtres. De même que l'on a mis
au point une classification hiérarchique des formes de la nature, depuis les plus frustes jusqu'aux plus complexes, passant du minéral au
végétal et du végétal à l'animal, de même la philosophie de l'histoire
jalonne l'histoire de la civilisation selon les degrés de perfection caractéristiques des diverses sociétés connues. La thèse de la perfectibilité
indéfinie de l'espèce humaine trouve dans cette perspective un soubassement métaphysique, non sans affinité avec la doctrine leibnizienne
de la continuité.
Margaret Hodgen a mis en lumière ce processus de temporalisation
de la chaîne des êtres, aux origines de la pensée anthropologique moderne. Chez William Petty par exemple, dès la fin du XVIIe siècle,
l'idée se fait jour que la chaîne des êtres doit se prolonger en une chaîne des hommes, depuis la barbarie primitive jusqu'à l'état de civilisation le plus avancé. « La conception hiérarchique de la nature, naguère
considérée comme une majestueuse combinaison de formes dans l'es-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
425
pace, prit la forme d'une série progressive dans le temps » 662. Histoire
naturelle et histoire de l'humanité se raccordent dans une même perspective, préparant les voies aux doctrines de l'évolution qui s'ébauchent dès le XVIIIe siècle. Les témoignages des explorateurs sur les
Hottentots et les Patagons, décrits comme des êtres frustes, tout proches de l'animalité, illustrent la réalité d'un progrès de l'espèce humaine vers des formes plus raffinées de civilisation. L'idée d'une éducation de l'humanité à travers le temps fournit le fil conducteur à la naissante ethnologie. « Assez curieusement, écrit Margaret Hodgen, la
temporalisation des sections zoologique et botanique de la hiérarchie
de l'être, leur conversion en une histoire conjecturale ou philosophique
des formes vivantes ne fut acceptée que beaucoup plus lentement que
sa contrepartie sociale et culturelle (...) Les théories du développement
et de l'évolution sociale ne furent pas des dérivations ou des imitations
des théories de l'évolution biologique ; elles les précédèrent 663. »
L'immutabilité de l'espèce humaine était réfutée par toutes les évidences, alors que l'on croyait toujours à la fixité des espèces naturelles.
Tout se passe comme si la pensée occidentale dans son ensemble
ressentait les effets de l'ébranlement de la civilisation, qui accède d'un
régime statique à un régime dynamique. L'accélération de l'histoire
entraîne une nouvelle conscience de soi, sensibilisée à la mutation du
milieu humain et de l'homme lui-même. L'humanité prend ses distances par rapport à ses conditions d'existence ; elle découvre la plasticité
des évidences et des certitudes, ainsi que le mieux-être [332] général
qui s'affirme dans les sociétés occidentales. Ce qui est déjà acquis
paraît un gage d'avenir
Le progrès, sous la forme d'un pressentiment de l'avenir, est surtout
une conscience du présent. Adam Smith souligne que l'état le plus
heureux pour l'humanité est celui où elle se sent en voie de progrès
(progressive state) : « il vaut peut-être la peine de remarquer que c'est
dans cet état de progression, alors que la société se trouve en train
d'avancer vers des acquisitions nouvelles, plutôt que quand elle a atteint sa pleine moisson de richesses, que la condition des pauvres travailleurs, de la masse du peuple semble la plus heureuse et la plus ai662
Margaret Hodgen, Early anthropology in the 16th and the 17th Centuries,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1964, p. 451.
663 Ibid., p. 469.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
426
sée. Cette condition est dure dans un état stationnaire et misérable
dans un état de déclin. L'état de progrès est en réalité l'état le plus
joyeux et le plus cordial pour toutes les classes de la société ; l'état
stationnaire est terne, l'état de déclin mélancolique 664. » Les doctrines
du progrès s'enracinent dans la certitude d'une humanité consciente de
bénéficier dès à présent d'une amélioration réelle, et qui prolonge vers
l'avenir cette flèche du temps, partie dans le bon sens. L'humanité, arrachée au cercle vicieux du devenir naturel, s'est mise en mouvement
dans un état d'esprit d'optimisme raisonnable, assurée que les lendemains continueront à chanter. Condorcet, dans la préface de son testament philosophique, écrit que son but « est de montrer, par le raisonnement et par les faits, qu'il n'a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines, que la perfectibilité de l'homme est
réellement indéfinie ; que les progrès de cette perfectibilité, désormais
indépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter, n'ont d'autre
terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute ces
progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide, mais jamais
elle ne sera rétrograde, du moins tant que la terre occupera la même
place dans le système de l'univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe ni un bouleversement général, ni des
changements qui ne permettront plus à l'espèce humaine d'y conserver, d'y déployer les mêmes facultés, et d'y trouver les mêmes ressources » 665.
La théorie du progrès peut donc revendiquer, pour la science du futur, la certitude dont bénéficie la science du passé : « s'il existe une
science de prévoir les progrès de l'espèce humaine, de les diriger de
les accélérer, l'histoire de ceux qu'elle a faits en doit être la base première 666 ». Le mathématicien Condorcet se sent autorisé, après avoir
défini les phases successives de l'histoire passée de l'humanité, à prolonger la trajectoire vers l'avenir.
Le messianisme apocalyptique selon la tradition judéo-chrétienne
attendait le passage d'un extrême à l'autre, de l'accablement à la totale
664
Adam Smith, An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations
1776, Book I, chap. VII, Edinburgh, Thomas Nelson, 1839, p. 34.
665 Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain,
Préface ; 2nde éd., an III de la République, pp. 4-5.
666 Ibid., p. 17.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
427
libération. L'idéologie de progrès qui anime un Turgot, un [333]
Condorcet, un Lessing et un Kant postule la poursuite du mouvement
selon l'ordre d'un devenir où les lumières finiront par dissiper totalement les ombres. L'humanité ne devra pas son salut à l'intervention
d'un Dieu transcendant, dont l'initiative ferait violence à l'histoire ;
elle sera elle-même l'agent de sa libération. Ce qu'elle a déjà accompli
est le signe et le gage d'une maturité qui, délivrée des aliénations magico-religieuses, permettra aux sociétés humaines d'assumer enfin le
contrôle de leurs destinées selon les indications d'une raison adulte.
Propre à la seule culture occidentale, cet état d'esprit est associé à
l'expansion économique et technique des puissances européennes qui
contrôlent la planète. Les sagesses non-européennes, soit dans les
grandes cultures de l'Asie, soit dans les sociétés archaïques, restent
étrangères à l'idéologie du progrès ; leur présence au monde demeure
sous la loi d'axiomatiques ontologiques. D'où la discordance culturelle
qui permet aux Européens de prendre l'initiative et d'exploiter la terre
à leur profit. Les fins qu'ils poursuivent sont sans commune mesure
avec celles de leurs interlocuteurs exotiques, dès lors en état de moindre résistance, qui subissent passivement la loi des étrangers.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
428
[333]
Troisième partie :
Les valeurs dominantes au XVIIIe siècle
Chapitre III
CIVILISATION
Retour à la table des matières
Le substantif civilisation, en français et en anglais, est une acquisition du XVIIIe siècle, cependant que la langue allemande emploie depuis la même époque, dans un sens voisin, le mot Kultur. L'acte de
naissance de ce terme n'est pas seulement un événement linguistique ;
il dénote l'avènement à la conscience d'un ensemble de valeurs assez
significatives pour revendiquer une dénomination nouvelle.
L'historien Guizot consacre, en 1828, la première leçon de son Histoire de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain
jusqu'à la Révolution française, à un essai de définition de ce terme,
alors entré dans les mœurs : « Depuis longtemps et dans beaucoup de
pays, écrit Guizot, on se sert du mot de civilisation : on y attache des
idées plus ou moins nettes, plus ou moins étendues ; mais enfin on
s'en sert et l'on se comprend. C'est le sens de ce mot, son [334] sens
général, humain, populaire qu'il faut étudier 667. » La nécessité même
667
F. Guizot, Cours d'histoire moderne : Histoire de la civilisation en Europe
depuis la chute de l'Empire romain jusqu'à la Révolution française, 1828,
chap. I ; dans Ehrard et Palmade, l'Histoire, Colin, 1964, p. 205.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
429
où se trouve Guizot de définir le mot prouve que sa signification n'est
pas tellement facile à saisir. A côté des faits « matériels, visibles,
comme les batailles, les guerres, les actes officiels des gouvernements,
il y a, souligne-t-il, des faits moraux, cachés qui n'en sont pas moins
réels. » Ces faits appartiennent à « ce qu'on a coutume d'appeler la
portion philosophique de l'histoire, les relations des événements, le
lien qui les unit, leurs causes et leurs résultats (...) La civilisation est
un de ces faits-là » 668.
Ainsi la civilisation ne fait pas l'objet d'une appréhension directe ;
elle est un fait d'arrière-plan, un ensemble qui permet de regrouper des
données fragmentaires. Selon Guizot, l'aspect fondamental du concept
en question, c'est « le fait de progrès, de développement ; il éveille
aussitôt l'idée d'un peuple qui marche, non pour changer de place,
mais pour changer d'état ; d'un peuple dont la condition s'étend et
s'améliore ». L'étymologie évoque « le perfectionnement de la vie civile, le développement de la société proprement dite, des relations des
hommes entre eux (...) On se représente à l'instant l'extension, la plus
grande activité et la meilleure organisation des relations sociales :
d'une part une production croissante de moyens de force et de bienêtre dans la société, de l'autre une distribution plus équitable, entre les
individus, de la force et du bien-être produits » 669. L'idée de civilisation désigne donc un phénomène qui intéresse tout ensemble les
hommes et l'humanité ; elle met en cause à la fois « le développement
de l'activité sociale et celui de l'activité individuelle, le progrès de la
société et le progrès de l'humanité. Partout où la condition extérieure
de l'homme s'étend, s'élève et s'améliore, partout où la nature intime
de l'homme se montre avec éclat, avec grandeur, à ces deux signes et
souvent malgré la profonde imperfection de l'état social, le genre humain applaudit et proclame la civilisation » 670.
Le concept en question, à la fois empirique et transempirique, met
en cause des ensembles de faits liés par certaines corrélations, qui
peuvent être considérées comme des indicatifs de la valeur. La civilisation apparaît comme une réalité et comme un idéal ; elle résume
l'avènement et l'institution sur la terre d'un ordre nouveau, préférable à
668
669
Ibid., pp. 203-204.
Ibid., p. 206.
670 P. 207.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
430
l'ordre ancien, lui-même en voie d'amélioration graduelle. L'état de la
civilisation en un moment donné peut être considéré comme une coupe sur le devenir du progrès. La prise de conscience du fait que
l'homme est appelé à vivre dans un cadre de civilisation présuppose
un jugement favorable concernant l'état présent des choses, supérieur
à l'état antérieur. D'où il ressort que la variété et [335] la complexité
des critères de civilisation risquent de donner lieu à des oppositions
entre les théoriciens, selon qu'ils opteront en définitive en faveur de
telle valeur, considérée comme prépondérante dans le réseau des relations constitutives de l'état social. Certains des travaux intellectuels les
plus importants du XVIIIe siècle sont des études qui ont la civilisation
pour objet, par exemple la Science nouvelle de Vico, dès 1725,
l’Enquête d'Adam Smith sur la Richesse des Nations (1776), l’Esprit
des Lois, l’Encyclopédie elle-même, l’Essay on the history of Civil
Society, de Ferguson (1767), comme l'important ouvrage de Goguet :
De l’origine des lois, des arts et des sciences, et de leurs progrès chez
les anciens peuples (1758), les Ideen de Herder, ou encore l'étude de
Gibbon sur le Déclin et la chute de l’Empire romain.
Un programme de réforme pour l'enseignement supérieur en France, élaboré en 1792 par un professeur de Strasbourg, consacre l'apparition de cette nouvelle catégorie, en proposant, dans le cadre des études
philosophiques, et après l'histoire de la philosophie, une rubrique particulière à l’Histoire de l’Homme ou de la Société civile. L'innovation
est justifiée en ces termes : « On n'a pas encore une connaissance parfaite de l'homme lorsqu'on s'est contenté de savoir quelles sont ses
facultés morales et intellectuelles, les opérations de son entendement,
les notions générales qu'il est capable de former, quelle est la cause
des sensations qu'il éprouve et la nature des devoirs auxquels il est
appelé. Les sciences qui traitent de ces différents objets nous donnent
uniquement une théorie de l'homme considéré comme un être sensible
et intelligent. Ce n'est pas assez. Il faut aussi l'envisager comme individu, voir comment dans les différentes périodes de la société ces facultés dont il porte en son âme le germe se sont plus ou moins développées ; quelle est l'influence qu'ont eue sur lui les siècles, les climats, les zones brûlantes ou glacées, le gouvernement, la religion, la
liberté, l'esclavage, quelles sont les causes qui ont arrêté ou accéléré
ses progrès ; comment il a passé successivement de l'ignorance et de
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
431
la barbarie à un plus haut degré de culture et de civilisation. Tel doit
être le but d'une histoire de l'homme ou de la société civile 671. »
Le mot civilisation apparaît à la fin de ce texte. Il n'est déjà plus un
néologisme en 1792, bien qu'il ne doive être enregistré que dans la
cinquième édition du Dictionnaire de l'Académie française (ou plutôt
de la classe correspondante de l'Institut national) en l'an VII de la République (1798). Le programme proposé pour cet enseignement part
de la géologie, comme nous disons aujourd'hui, de l'anthropologie
physique et culturelle, pour passer de l'étude des peuples sauvages au
développement des arts et métiers, du commerce, de la religion, des
formes politiques. On traitera, en hommage à l'esprit du temps, « de la
marche lente de la vérité, des nuages qui partout interceptent encore
ses rayons. Des restes de l'ancienne barbarie [336] parmi le peuple et
les grands ». Il s'agit de « tracer le sort que l'humanité a éprouvé dans
les différentes périodes de son existence », et l'auteur de ce rapport
précise : « c'est encore à l'esprit philosophique de notre siècle que
nous devons la culture de cette nouvelle branche des connaissances
humaines ; les érudits des temps passés n'en avaient pas conçu
l'idée » 672. La liste d'auteurs proposée pour servir de base à cet enseignement ne comporte guère que des noms anglo-germaniques : Robertson, Hume, Ferguson, Falconer, Millar, Georges Forster, Iselin,
Herder...
L'enseignement suivant toujours à distance respectueuse le mouvement de la connaissance vivante, ce programme de 1792 peut être
considéré comme l'attestation d'une prise de conscience qui avait déjà
fait sentir ses effets à Göttingen ; et l'on peut dire que l'enseignement
de Volney à l'École Normale de Paris s'inspirera bientôt de directives
analogues à celles proposées par le professeur de Strasbourg. La notion de civilisation apparaît ainsi comme désignant une nouvelle exigence épistémologique. Mais toute science de l'homme met en œuvre
une conscience de l'homme ; la relation neuve de l'homme à la réalité
humaine de l'univers est l'expression d'une nouvelle relation de
l'homme à lui-même, corrélative de la remise en question de son
contrat d'établissement dans l'univers.
671
Haffner, De l'éducation littéraire ou Essai sur l'organisation d'un établissement pour les hautes sciences, Strasbourg, 1792, pp. 274-275.
672 Op. cit., pp. 277-278.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
432
L'un des faits dominants de l'histoire de la pensée au XVIIIe siècle
est que l'homme s'est mis à vivre en situation de civilisation ; comme
le dit Haffner, l'élucidation de ce concept et de ses implications en ce
qui concerne le statut de l'homme dans le monde est devenue un préalable à la connaissance de soi. Descartes, retranché dans son poêle,
accède, par transparence ontologique, à la connaissance de l'essence
de son existence, directement reliée à l'existence de Dieu. L'homme
du XVIIIe siècle ne bénéficie plus de ces facilités de parcours ; pour
lui, le chemin qui mène de soi à soi fait le tour du monde géographique ; il implique la récapitulation des âges historiques. La question
fondamentale paraît être celle de l'identité de l'être humain. Pour la
philosophie classique, cette découverte de soi s'effectue selon l'ordre
ontologique reliant le domaine empirique à l'ordre d'une transcendance organisée en univers du discours sous le patronage de Dieu. L'intelligibilité médiévale, auparavant, s'articulait aussi en fonction de la hiérarchie normative instituée par la Création ; des créatures au Créateur,
une hiérarchie ascendante d'êtres spirituels jalonne le chemin qui mène de la terre au Ciel. Cet ordre est imité par l'appareil des autorités
politiques et ecclésiastiques, qui relient le simple sujet ou le fidèle à
ces puissances supérieures que sont le souverain pontife, sommet de la
pyramide cléricale, et les chefs politiques, eux aussi investis par
l'Église, et sommets de la pyramide civile.
L'ordonnancement liturgique du monde selon une progression ascendante fixe à chacun une place ontologiquement déterminée. Or le
monde moderne découvre la dimension horizontale de la réalité [337]
humaine. L'homme doit se chercher lui-même selon des distances
nouvelles, qui mettent en jeu le temps et l'espace du monde d'ici-bas.
La Renaissance découvre une distance de révérence qui sépare les
modernes des anciens, ou plutôt les réunit en un dialogue où se
confrontent les valeurs humanistes. Le dépaysement temporel invite à
un recentrement de la vie intellectuelle et spirituelle. Son influence se
trouve encore accusée par la découverte des horizons géographiques,
dont il apparaît qu'ils sont aussi des horizons de conscience. Les lointains de l'espace rejoignent les lointains du temps. Le Nouveau Monde
apparaît comme un Ancien Monde : les Sauvages sont aussi des Primitifs, c'est-à-dire le souvenir perpétué des origines humaines. Le
Nouveau Monde des Indiens d'Amérique ou des Nègres d'Afrique impose à la réflexion des Occidentaux le thème d'une archéologie hu-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
433
maine remontant depuis les premiers temps de l'humanité jusqu'à nos
jours. Les hommes se trouvent en chemin ; nulle axiomatique ontologique ne peut prétendre éterniser tel ou tel moment de ce devenir collectif de la réalité humaine.
Le navigateur Samuel Gulliver, dont les relations de voyage surprennent et passionnent l'Europe à partir de 1726, rencontre au cours
de ses pérégrinations des hommes beaucoup plus grands que lui, et
d'autres beaucoup plus petits ; il a maille à partir avec des êtres qui
n'ont pas l'air d'être des hommes, et qui sont pleins d'humanité, tandis
que d'autres ont toutes les apparences de cette humanité sans en avoir
la réalité. Un peu plus tard, au milieu du siècle, Micromégas, visiteur
venu de Sirius sur Terre, sera le témoin voltairien de cette relativisation de l'être humain, l'expression de la nouvelle conscience de soi
propre au moderne, dans sa situation spatio-temporelle. Il faut mettre
en perspective toutes les évidences et toutes les valeurs, c'est-à-dire
faire la critique systématique des valeurs et des évidences, afin de
fonder un ordre de la vérité humaine capable d'intégrer tous les aspects contradictoires des phénomènes humains.
L'idée de civilisation est une résultante de cette attitude de pensée.
Le témoignage de la diversité et de la relativité des êtres humains et
de leurs institutions ne suscite pas chez les modernes un scepticisme, à
la manière de celui que professait un Montaigne devant la révélation
des Cannibales. L'idée de civilisation, principe épistémologique, implique une norme de classement et d'ordre ; le chemin de l'humanité
n'est pas une voie sans issue, mais une progression, en faveur do laquelle l'état actuel du monde occidental porte un témoignage irréfutable. Sauf l'exception d'esprits enclins au paradoxe, tel Jean-Jacques
Rousseau, les théoriciens estiment que la longue marche depuis la
sauvagerie jusqu'à la civilisation est une marche ascendante, conformément à l'idéologie optimiste du progrès. La civilisation correspond
à une promotion de l'homme par l'homme, qui passe par l'itinéraire
obligé d'une transformation du milieu humain.
L'étymologie du mot « civilisation » renvoie à civitas, la cité (de
même que l'étymologie grecque du mot « politesse » renvoie à polis,
qui désigne aussi la cité). De par cette étymologie, « civilisation »
[338] aurait le même sens que le terme plus récent « urbanisation ».
Cette indication donne à réfléchir : les centres de culture ont toujours
été les villes, où le rassemblement des individus suscite une concen-
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
434
tration des énergies créatrices. Athènes, Rome, Alexandrie ont été des
lieux de haute densité culturelle dont le rayonnement a transfiguré la
réalité humaine jusqu'aux limites du monde occidental. Dans le tissu
lâche de l'habitation humaine de la terre, la ville représente un nœud,
où le paysage naturel se trouve oblitéré par un paysage artificiel. Le
contact de l'homme avec l'homme remplace l'intimité du cultivateur
avec la terre qu'il exploite. Le milieu urbain est un nouveau milieu où
l'humanité, confiante dans ses forces propres, prend ses distances par
rapport à l'environnement ; l'espace fermé, l'espace centré de la ville,
où l'être humain se recroqueville sur lui-même, s'oppose à l'espace
ouvert de la campagne, espace de dispersion et de solitude.
Le XVIIIe siècle est un siècle de croissance urbaine. L'expansion
démographique peuple les villes, et, dans la sécurité générale, déjà
commence, au-delà des barrières, l'essor des banlieues. L'urbanisme
classique et baroque organise l'espace de la ville selon de vastes perspectives, pour la circulation des foules et pour les déploiements des
festivités. La ville, avec le mode particulier de vie qui s'y développe, à
l'abri des intempéries, des rigueurs du climat, devient le cadre normal
de l'existence et de la pensée. Pierre Ier, héros civilisateur de la Russie,
pour affirmer à la face de son peuple et du monde sa volonté de faire
passer l'État qu'il dirige à un nouveau stade de développement, crée de
toutes pièces une ville. À partir de cette capitale, construite selon les
normes modernes, où se rassemblera l'élite dirigeante, l'esprit de renouveau soufflera sur les steppes et par delà l'Oural jusqu'à la lointaine Asie. L'idée de civilisation est liée à ce renouvellement du paysage.
En dehors des villes traditionnelles, le XVIIIe siècle voit s'affirmer
dans les pays les plus avancés, et d'abord en Angleterre, les premiers
symptômes de la révolution technique et industrielle. Mines et manufactures, avec leurs systèmes de canaux et de routes, surchargent le
milieu naturel de toutes les ratures géométriques, de toutes les balafres
dont l'ordre mécaniste marque la face de la terre. En même temps, la
révolution agraire modifie le régime de la propriété et de l'exploitation. Le remembrement aboutit à une redistribution géométrique des
surfaces, bousculant les traditions immémoriales du labourage et du
pâturage. Ces transformations demandent, pour s'accomplir, des dizaines d'années et leurs corrélations n'apparaissent peut-être pas très clairement aux yeux de ceux qui en sont les artisans ou les témoins. Le
fait essentiel est que les apparences de l'univers se modifient. Alors
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
435
que l'environnement naturel demeure figé, l'initiative qui rayonne des
villes impose à la géographie physique une géographie humaine de
plus en plus entreprenante.
La vogue des peintures de genre qui présentent des « vues » des
grandes villes ou des ports de mer suffirait à prouver que l'idée de
[339] civilisation naît de la leçon des choses. À l'invariabilité de l'ordre naturel s'oppose la variable humaine, exerçant un droit de reprise
sur les déterminismes pour les mettre au service des finalités sociales.
Lorsque l'homme vient au monde, sa présence change le monde. La
croissance de l'Occident est l'expression d'un changement dans le
même espace, selon la dimension chronologique. La même prise de
conscience de la variable humaine est suscitée par le témoignage de la
diversité des hommes et des peuples selon la dispersion de l'espace.
Cette constatation, autre source de l'idée de civilisation, s'impose aux
lecteurs des recueils de mœurs et de coutumes proposés depuis le
XVIe siècle par les cosmographes. Des compilateurs, condensant les
relations des voyageurs et missionnaires, dressent un tableau comparatif des peuples de la terre, dans des ouvrages comme celui de l'Allemand Johann Boemus : Omnium gentium mores, leges et ritus ex
multis clarissimis scriptoribus (1520) ou encore la célèbre Cosmographia universalis de Sebastien Münster (1544-1554) 673. Ce genre littéraire est prolongé au XVIIIe siècle par les grandes collections de récits
de voyage, et, dans un ordre plus scientifique, par les ouvrages de statistique, encyclopédies de cette géographie humaine qui trouvera à
l'université de Göttingen, à partir du milieu du siècle, un brillant foyer
de rayonnement.
L'apparition du mot civilisation se produit dans une constellation
de significations déjà bien établie. Le substantif n'entre en usage que
bien après le verbe dont il dérive 674. Civiliser, au sens moderne, est
673
Sur cette littérature, cf. Margaret T. Hodgen, Early anthropology in the 18th
and 17th centuries, Philadelphia University of Pennsylvania Press, 1964, pp.
131 sqq.
674 L'histoire du terme civilisation a été esquissée par Lucien Febvre dans le
recueil : Civilisation, le mot et l’idée, Première semaine internationale de
synthèse, Renaissance du Livre, 1930. Ce travail a été complété par E. Benveniste dans son article : Civilisation, contribution à l'histoire du mot, dans
Éventail de l'Histoire vivante, Hommage à Lucien Febvre, Colin, 1953, p.
48.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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attesté déjà chez Montaigne, et se rencontre chez de nombreux auteurs
dans le domaine français ou anglais. Le Discours de la Méthode
(1637) évoque « les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages »,
ne se sont « civilisés que peu à peu » 675. La Bruyère, en ses Caractères (1688), souligne ce fait que « tous les étrangers ne sont pas barbares, et tous nos compatriotes ne sont pas civilisés » 676. En Angleterre,
le verbe to civilize semble d'un usage courant au XVIIe siècle. L’Ars
signorum vulgo character universalis et lingua philosophica, de
George Dalgarno, paru en 1661, est précédé d'une lettre de la chancellerie royale louant ce nouvel instrument de communication qui pourra
servir « pour promouvoir toute espèce de savoir réel et utile, pour civiliser les nations barbares (civilizing barbarous nations), propager
l'Évangile et accroître les relations commerciales » 677. Le verbe to
civilize est employé par Mandeville, dans l'ensemble des écrits qui
gravitent autour de sa [340] Fable des Abeilles ; nous en citerons seulement un exemple : « il n'y a pas de différence entre la nature originelle d'un sauvage et celle d'un homme civilisé (a civilized man) » 678.
Le verbe civiliser se rencontre également au début du XVIIIe siècle
chez un écrivain soigneux comme Shaftesbury, et plus tard chez Hume.
Il semble donc que le verbe civiliser s'impose avec la découverte
de la distance psychologique, morale et sociale qui sépare l'Occidental
des hommes relevant, en terre exotique, des mentalités archaïques.
Cette distance que les Européens ont parcourue peu à peu par leurs
seules forces, ils peuvent aider les peuples demeurés dans un état plus
primitif à la franchir à leur tour. Dans son Plan d'une université pour
le gouvernement de Russie, Diderot professe que « instruire une nation, c'est la civiliser » 679. Le substantif civilisation, en tant que désignant le résultat de cette progression, et le mouvement même de ce
processus, n'entre en usage qu'après un large décalage temporel. Il a
été précédé en ce sens par le mot civilité, que l'on trouve à diverses
Descartes, Discours de la Méthode, 2e partie ; Œuvres, Pléiade, p. 133.
La Bruyère, Les Caractères, XII, article 22.
677 Dans Otto Funke, Zum Weltsprachen problem in England im 17. Jahrhundert, Anglistische Forschungen, 69, Heidelberg, 1929, p. 7.
678 Mandeville, The Fable of the Bees, éd. F. B. Kaye, Oxford, 1929, t. II, p.
214.
679 Diderot, vers 1776 ; Œuvres, éd. Assezat, t. III, p. 429.
675
676
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
437
reprises dans la traduction française de l’Histoire de la Société royale
de Londres, de Thomas Sprat (1667), parue à Genève dès 1669. On
peut y lire que l'Angleterre, après les guerres religieuses, est rapidement revenue « à la perfection de sa première civilité et doctrine » 680,
ou qu'« il peut encore couler quelque marée heureuse de civilité dans
les terres qui sont encore sauvages » 681.
Mais le mot civilité demeure ambigu, dans la mesure où il peut
aussi désigner la politesse, la courtoisie qui caractérisent l'homme bien
élevé. C'est pourquoi, avant que ne s'impose le mot civilisation, on
utilise aussi en ce sens le mot police et l'adjectif policé, dont l'étymologie renvoie elle aussi aux mœurs de la ville. Voltaire écrit, au chapitre CXLIII de l’Essai sur les Mœurs (1756), où il traite de l'Inde :
« C'est un objet digne de l'attention d'un philosophe que cette différence entre les usages de l'Orient et les nôtres, ainsi qu'entre nos langages. Les peuples les plus policés de ces vastes contrées n'ont rien de
notre police. Nourriture, vêtements, maisons, jardins, lois, cultes,
bienséances, tout diffère 682. » Le mot police désigne ici un ensemble
de mœurs et d'institutions caractéristiques d'un pays en un moment
donné. Voltaire souligne la relativité du concept de civilisation. Une
certaine ambiguïté demeure néanmoins, dont on peut se faire une idée
d'après ce texte de Duclos, daté de 1754 : « Les peuples les plus polis
ne sont pas aussi les plus vertueux. Les mœurs simples et sévères ne
se trouvent que parmi ceux que la raison et l'équité ont policés, et qui
n'ont pas encore abusé de l'esprit pour se corrompre. Les peuples policés valent mieux que les peuples polis. Chez les Barbares, les lois
doivent former [341] les mœurs ; chez les peuples policés, les mœurs
perfectionnent les lois, et quelquefois y suppléent ; une fausse politesse les fait oublier 683. » Duclos joue sur les mots, en utilisant l'imprécision du concept ; sans doute à cause de cette imprécision même, le
mot police ne s'imposera pas.
680
Sprat, L'Histoire de la Société royale de Londres, trad. française, Genève,
1669, p. 3.
681 Ibid., 3e partie, chap. XXX, pp. 479-480 ; cf. p. 479 : « les mécaniques se
peuvent améliorer par l'étendue de la civilité ».
682 Voltaire, Essai sur les Mœurs, chap. XCLIII, Œuvres, éd. Lahure-Hachette,
t. VIII, p. 66.
683 Duclos, Considérations sur les mœurs de ce siècle, 1754 ; chap. I ; éd. de
Londres, 1759, p. 8.
Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des lumières. (1971)
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Pour justifier l'apparition tardive de civilisation, le linguiste Benveniste souligne la « rareté à cette époque des mots en -isation », parmi lesquels le mot organisation, appelé bientôt à un bel avenir. Ces
mots désignent un acte plutôt qu'un état. Au surplus, on doit souligner
« la nouveauté même de la notion et les changements qu'elle impliquait dans la conception traditionnelle de l'homme et de la société. De
la barbarie originelle à la condition présente de l'homme en société, on
découvrait une gradation universelle, un lent procès d'éducation et
d'affinement, pour tout dire, un progrès constant dans l'ordre de ce que
la civilité, terme statique, ne suffisait plus à exprimer et qu'il fallait
bien appeler la civilisation, pour en définir ensemble le sens et la
continuité. Ce n'était pas seulement une vue historique de la société,
c'était aussi une interprétation optimiste et résolument non théologique
de son évolution qui s'affirmait, parfois à l'insu de ceux qui la proclamaient » 684.
Lucien Febvre datait de 1766 la première apparition du mot civilisation, dans l’Antiquité dévoilée par ses usages, ouvrage posthume de
Boulanger, où l'on peut lire : « Lorsqu'un peuple sauvage vient à être
civilisé, il ne faut jamais mettre fin à l'acte de civilisation en lui donnant des lois fixes et irrévocables ; il faut lui faire regarder la l