parasites oophages des punaises des bles

Mardi 13 janvier 2015 ­ 71e année ­ No 21769 ­ 2,20 € ­ France métropolitaine ­ www.lemonde.fr ―
Fondateur : Hubert Beuve­Méry
C’ÉTAIT LE 11 JANVIER
Place de
la République,
à Paris.
STEPHANE MAHE/REUTERS
▶ Du jamais­vu :
▶ Hollande a rempli
3,7 millions de Français et
44 chefs d’Etat ont défilé
à Paris et dans tout le pays
son rôle de rassembleur.
à la française ? Le durcisse­
Sarkozy et Marine Le Pen
ment du dispositif anti­
se sont exprimés dès lundi terroriste est en cours
ANALYSE
LA TENTATION
D’UN PATRIOT ACT
À LA FRANÇAISE
par jacques follorou
et franck johannès
R
▶ Faut­il un Patriot Act
ien de pire, pour le droit, que ces moments
d’intense unanimité, que cette vague d’émo­
tion qui submerge la raison. Or, le code pénal a
les plus grandes difficultés à revenir en arrière. Les
mesures exceptionnelles prises en temps de crise
s’ancrent à jamais dans les textes : peu à peu, les pro­
cédures dérogatoires prennent le pas sur le droit com­
mun. Faut­il un Patriot Act à la française, après les tue­
ries de Charlie Hebdo et de la porte de Vincennes ? Le
lobbying des policiers, c’est de bonne guerre, à com­
mencer pour faire oublier les failles du dispositif et ré­
clamer plus de moyens.
▶ Syrie, Iran, Russie :
▶ Selon les historiens, le
la diplomatie française
n’envisage pas de
révolution stratégique
11 janvier sera une journée
fondatrice de la République
Une réunion à l’Elysée consacrée à la sécurité inté­
rieur devait avoir lieu lundi 12 janvier, mais l’idée
même de « guerre au terrorisme » est inquiétante.
Elle est entrée dans le droit positif aux Etats­Unis sept
semaines après le 11­Septembre, par une résolution
du Congrès. Elle consacre « la notion d’“ennemis combattants illégaux”, rappelle Mireille Delmas­Marty,
professeure au Collège de France. Des personnes qui
ne bénéficient ni des garanties du droit pénal, parce
que ce sont des ennemis, ni de celles des prisonniers de
guerre, parce que ce sont des combattants illégaux ».
LE REGARD DE PLANTU
→ LIR E
L A S U IT E PAGE 1 4
Claude
Lanzmann :
« Oui, la France
sans les juifs
n’est pas
la France »
TRIBUNE
« Hyper Cacher » au fronton
d’une grande surface juive de
la porte de Vincennes ! Heureux
comme Dieu en France ! Aucun
doute : les chalands qui fréquen­
taient ce magasin considéraient
l’emploi du mot « cacher » non
seulement comme un slogan
publicitaire, mais comme une
fière revendication identitaire
dans un monde paisible.
→
LIR E L A S U IT E PAGE 2 1
→ ÉDITION SPÉCIALE DE 24 PAGES
Du 7 janvier au 17 février
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2 | les rassemblements du 11 janvier
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Une journée
« pour l’Histoire »
Combien étaient-ils ? Trois, quatre millions ?
L’Histoire retiendra que ce jour-là, de Paris
à Toulouse en passant par Bordeaux, Valence,
Crest, Bayeux, Sète, Obernai et des dizaines
d’autres villes grandes et petites,
la France a marché contre la barbarie
B
ien sûr, on est déjà demain.
Bien sûr, chacun va reprendre
son chemin. Les Français vont
retrouver leur quotidien, leurs
préoccupations d’avant, leurs
mesquineries peut-être. Les
polémiques et les querelles vont recommencer. Droite et gauche vont s’écharper. Mais
l’espace d’un week-end, la France a vécu une
page d’histoire. Depuis la Libération sans
doute, jamais autant de monde n’avait défilé
dans ce pays, protestant contre les attentats
qui ont fait dix-sept morts à Paris entre mercredi 7 et vendredi 9 janvier. Combien
étaient-ils à battre le pavé pour Charlie ? Quatre millions ? Cinq millions entre samedi et
dimanche ? Les comptes sont impossibles
tant ils dépassent l’entendement, tant les
rassemblements ont été eux-mêmes innombrables. Il y a eu bien sûr les 1,5 million de
personnes réunies à Paris pour la marche républicaine. Mais, à Crest (Drôme), ils étaient
3 000 dans une ville de 8 000 habitants.
Partout des records, du jamais-vu dans les
préfectures. Plus de 40 000 à Perpignan,
7 000 à Bayeux (Calvados), 10 000 à Sète (Hérault), 5 000 à Obernai (Bas-Rhin), 150 à Portets (Gironde), un simple bourg situé à quelques encablures au sud de Bordeaux. Dans
les grandes métropoles régionales, ce fut le
même déferlement pacifique : 300 000 à
Lyon, 140 000 à Bordeaux, 115 000 à Rennes,
120 000 à Toulouse, 110 000 à Grenoble,
65 000 à Brest, 60 000 à Clermont-Ferrand,
60 000 à Marseille où ils étaient déjà 45 000
la veille. Ils étaient 10 000 à Bastia, 15 000 à
Ajaccio, plus que pour les manifestations qui
avaient suivi l’assassinat du préfet Claude
Erignac en 1998. On n’en finirait pas d’énumérer ainsi les records, jusqu’au tournis.
Nulle part, on ne s’attendait à être aussi
nombreux, aussi forts. En fait de marche républicaine, du coup, ce fut plutôt un exercice
de surplace. D’un bout à l’autre de la France,
une foule de tous âges, de toutes origines, de
toutes professions, a piétiné sur des places encombrées, dans des rues, des avenues, des
boulevards trop étroits pour la contenir et la
charrier. A Paris, à Bordeaux, à l’heure du départ, on savait déjà que les parcours avaient
été sous-dimensionnés et ne pourraient contenir autant d’émotions. A Lyon, il a été nécessaire d’improviser des itinéraires pour absorber cette improbable marée humaine.
Partout, le même silence. Pas vraiment du
recueillement, plutôt une détermination
froide et muette à l’encontre de ceux qui prétendent faire peur à la France. Pas de slogans,
pas de sono, pas de musique, pas de meneurs. Un seul mot d’ordre : « Je suis Charlie ». Pourtant, beaucoup n’avaient jamais lu
cet hebdomadaire, comme Juliette Poulain,
une collégienne de 3e, qui admettait « n’avoir
rien compris » à Charlie Hebdo quand elle
l’avait eu sous la main. Mais qu’importe :
« On veut rendre hommage aux journalistes », disait-elle. Et surtout défendre à travers
eux la liberté d’expression. Alice Ponsot, une
jeune lycéenne de Bourg-sur-Gironde, à
30 kilomètres au nord de Bordeaux, avait
écrit : « S’exprimer est une nécessité. La liberté
un combat. »
MARIANNE RELEVAIT LA TÊTE
On était là pour y être, pour se compter. On a
compris très vite qu’on allait vivre une journée unique. On s’est hissé sur des bancs ou
des barrières pour voir jusqu’où s’étendait le
défilé. On a tenté de mesurer l’infini, en vain
forcément. On était ravi de n’être qu’une
goutte, qu’une infime particule dans cet
océan immobile. On s’interrogeait avec
ivresse : « Combien sommes-nous ? » Les réseaux de téléphone ne pouvaient apporter
de réponses. Ils étaient saturés. Impossible
de se connecter à Internet. Alors certains
s’agglutinaient devant les devantures des cafés qui tous étaient restés ouverts et retransmettaient sur leurs écrans de télévision les
images en direct. On est resté sans bouger ou
presque pendant des heures, rebroussant
parfois chemin, cherchant des voies de contournement, jusqu’à se croiser en tous sens.
Certains n’ont fait que de brèves apparitions,
le temps d’un selfie. « On va quand même
s’approcher, on va dire qu’on y était. Pour
l’Histoire. »
Dans le flot parisien, on remarquait à peine
les people qui piétinaient avec les quidams :
ils étaient « Charlie », comme tout le monde,
les Patrick Bruel, Michel Drucker, la comédienne Céline Sallette, Tony Gatlif, Romain
Goupil, Karine Viard, etc. Izïa Higelin, la fille
de Jacques, chantait de sa fenêtre We are the
World. Il y avait cette impression grisante, en
effet, ou à tout le moins celle d’être la France.
L’acteur Denis Podalydès, place Léon-Blum,
déclamait : « Je disparais dans la foule, je suis
la foule, la foule passe à travers moi. » Et puis
il y avait cette Marianne de chiffon, créée par
la metteur en scène Ariane Mnouchkine et
les comédiens du Théâtre du Soleil. Elle avan-
Les grandes manifestations républicaines ou d’unité nationale
EN NOMBRE DE PARTICIPANTS
Paris
3,7
France entière
millions*
1,5
1
1,5
million
million
26 août 1944
Libération
de Paris
12 juillet 1998
La France
championne
du monde
de football
* Données ministère de l’intérieur
million
500 000
1er mai 2002
Manifestations
contre la présence
de Jean-Marie Le Pen
au second tour de
l’élection présidentielle
1,2 à 1,6
million*
11 janvier 2015
Manifestations
après les attentats
à Paris (Charlie Hebdo,
porte de Vincennes)
et à Montrouge
SOURCES : MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR. ARCHIVES LE MONDE
« J’AVAIS BESOIN
D’ÊTRE LÀ. TOUTE
SEULE, C’ÉTAIT TROP
LOURD À PORTER »
FLORENCE GREGORATTI
50 ans, responsable de
formation informatique
çait doucement sur le boulevard Voltaire, elle
avait l’air triste. Elle était soudain assaillie par
une nuée de corbeaux qui la piquaient, la
blessaient, la faisaient saigner. Elle reculait et
elle vacillait sous l’attaque, puis elle se redressait, décidait de les poursuivre. Elle se battait
et triomphait, sous les applaudissements de
la foule. C’était bien elle, l’héroïne de cette
journée : Marianne qui relevait la tête.
L’ambiance était digne, bon enfant. Aucun
incident n’a été recensé. Pas de cris, pas d’altercations, pas de heurts. « Je suis policier », disait même bien des pancartes, en référence
aux trois fonctionnaires abattus par les
auteurs des tueries. On pouvait les compter
sans les vexer parmi les participants, les dizaines de milliers de représentants des forces de
l’ordre, tant ils étaient en empathie avec ceux
qu’ils protégeaient. A Paris, une femme distribuait une à une des roses blanches tirées d’un
bouquet à des policiers qui prenaient cette offrande, surpris et émus. Une dame s’époumonait : « Merci les flics », devant un camion de
CRS. Et son mari de la corriger : « On ne dit plus
flics, on dit policiers depuis vendredi. » Des
autocars des forces de l’ordre passaient et
étaient à leur tour applaudis.
Certains participants s’étaient grimés, mais
sans excès, avec la pudeur qui convenait au
moment. On brandissait des crayons de toutes tailles, dans toutes les matières, puisque
c’était cette arme qu’on avait voulu faire taire.
Certaines femmes en mettaient même dans
leurs cheveux. « J’avais besoin d’être là, soupirait Florence Gregoratti, 50 ans, responsable
de formation informatique chez un bailleur
social. Toute seule, c’était trop lourd à porter. »
On était donc là et heureux de l’être en si astronomique quantité, mais en même temps un
peu démunis, sans savoir que dire et que faire.
Aucun signe d’appartenance politique, des
pancartes confectionnées à la maison, des
dessins, et ces mots encore et toujours : « Je
suis juif, je suis musulman, je suis flic, je suis
Charlie ». Certains ajoutaient des variations
comme cette femme qui avait affiché dans
son dos : « Je suis Rabelais, je suis Voltaire ». Et
derrière cette déclinaison à l’infini des « Je »,
il n’y avait finalement qu’une identité commune : « Je suis républicain ».
« ALL WE NEED IS LOVE »
Pour occuper le temps, entre deux silences,
des salves d’applaudissements, venues de
nulle part, ont été reprises en écho. Des
« Charlie ! Charlie ! » ont été scandés. Des
Marseillaise ont été entonnées comme à défaut d’autre chose, en gommant les paroles
les plus belliqueuses comme si elles portaient atteinte à l’esprit du moment. Mêmes
tronquées, elles n’étaient pas du goût de tout
le monde. « Si c’est pour entendre ça, je préfère
rentrer chez moi », maugréait une femme
d’une cinquantaine d’années en s’écartant de
la chorale improvisée.
« Non, pas aux armes. Aux crayons ou à ce
que vous voulez mais pas aux armes », suppliait un autre. Sur un panneau avait été
écrit : « Qu’un sang impur abreuve nos
crayons. » « Pas de chant guerrier », pestait
devant l’Opéra Bastille à Paris, un vieil
homme qui se mit à chanter Quand on a que
l’amour, de Jacques Brel, aussitôt suivi par la
foule. Boulevard Beaumarchais à Paris, d’un
balcon, des jeunes ont fait entendre une
chanson des Beatles All We Need is Love, reprise dans la rue. A côté d’un drapeau portugais, une cornemuse a joué Le Chant des partisans. Ceux qui connaissaient les paroles ont
suivi. « Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ? »
Les drapeaux tricolores ont d’abord suscité
des sentiments mitigés. On a été surpris de les
voir en si grand nombre. « Tu crois que c’est
des gens du Front national ? », demandait un
jeune à son copain, tandis que passait un
groupe brandissant les couleurs nationales. Et
puis on s’est rappelé que ce drapeau appartenait à tout le monde. A Bordeaux, Samuel,
13 ans, l’aîné d’une fratrie de trois enfants, s’accrochait au sien : « C’est important de le montrer car ils ont attaqué les valeurs de la France
et maintenant, il faut les défendre, ces valeurs. »
Ils étaient en bande, en famille, avec les
amis, les enfants ou les parents, traînant des
poussettes ou portant leurs petits sur leurs
épaules. Pas question de venir seuls, c’était
l’occasion d’expliquer, de parler, de transmettre à la génération suivante. Sophie et Christophe Picot, un couple des Yvelines, étaient
venus avec leur fille de 10 ans : « On voulait
qu’elle soit présente, qu’elle sache quelles sont
nos valeurs. » Nicolas Veilleux, 38 ans, psychologue, voulait que son fils de 7 ans vive cet
instant : « Il commence à comprendre ce
qu’est une nation, la République, le symbole
d’aujourd’hui est très fort. » Philippe Ficagna,
de Montluel (Ain) marchait avec son fils de 12
ans : « Je souhaite qu’il prenne conscience de
la défense des libertés. » « C’est cette France
que je veux apprendre à mes enfants », assurait Nezha Ranaivo, responsable dans l’agroalimentaire à Rennes.
Pour de nombreux jeunes, les rassemblements de ce week-end avaient valeur de baptême républicain. Et d’un sacré cours d’instruction civique en plein air. « Je ne m’imaginais pas rester à la maison et regarder ça à la
télé », glissait Mathieu Léon, 18 ans, qui,
comme beaucoup, participait à sa première
manif. Déjà rompue à l’exercice, Arlette
Moch, 88 ans, tenait dans une main sa canne
et dans l’autre une affichette « On ne tuera
les rassemblements du 11 janvier | 3
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Place de la
République,
à Paris, le 11 janvier.
GUILLAUME HERBAUT/INSTITUTE
POUR « LE MONDE »
« Il y a là des gens que je n’aurais jamais souhaité croiser, mais ce n’est pas grave. L’important, c’est qu’on soit nombreux », expliquait
Patrice Rodriguez, archéologue de 56 ans.
« Ça m’embête de manifester en même
temps que des dictateurs, mais c’est trop important. Il fallait être là », affirmait Brigitte
Kermarquer, qui n’était plus jamais descen­
due dans la rue depuis le 11 septembre 2001.
« Si on m’avait dit qu’un jour je défilerais derrière de grands démocrates comme Bongo et
Erdogan… », soupirait un ancien maoïste. La
foule s’impatientait d’ailleurs, bloquée derrière les barrières métalliques, tandis que
passaient les grands de ce monde, autour de
François Hollande. « C’est un nouveau concept de manif. Le peuple regarde défiler les
chefs de gouvernement », s’amusait un badaud.
Dans les foules, se mesurait la diversité
française. Les Noirs, les beurs étaient bien là,
mais plutôt cette frange intégrée dans la société française. A Marseille, à Lyon, certains
regrettaient l’absence des jeunes de banlieue.
Même constat à Paris, bien que Grigny, la
commune de l’Essonne d’où était originaire
l’un des tueurs, a envoyé une délégation. Les
villes périphériques avaient organisé leurs
propres rassemblements, peut-être étaientils là ?
« ILS VEULENT NOUS DIVISER,
MAIS ON RESTERA UNIS »
pas le rire. Merci Charlie ». Elle s’excusait presque de n’avoir fait tout le trajet parisien, entre
République et Nation, à cause de ses mauvai­
ses jambes.
« N’AIME PAS PEUR »
Pour certains, il a été nécessaire de vaincre
l’appréhension, ce poison que les terroristes
espéraient instiller, comme l’expliquaient
Véronique Espada et Patricia Chalon : « On a
peur bien sûr, peur que quelqu’un mette une
bombe ici, mais il est essentiel de défendre la liberté. » « On est venu pour montrer qu’on n’a
pas peur, qu’on est debout », clamait Chantal
Chemla, kinésithérapeute de 49 ans, accom­
pagnée de son mari et de ses voisins. Yassia
Boudra de Dole (Jura) ne disait pas autre
chose sur l’affichette qu’elle avait noué
autour de son cou : « Plutôt mourir debout
que vivre à genoux », reprenant la formule du
dessinateur Charb assassiné à Charlie Hebdo.
Deux jolies métisses en manteaux rouges po­
saient, des pancartes à la main : « Plus forts
que la haine ». A Bordeaux, une autre inscrip­
tion disait : « N’aime pas peur ».
Il a fallu accepter la proximité avec des per­
sonnes d’un bord différent et parfois opposé.
Le temps d’une manifestation, la « bande
à Charlie », décimée, joue les enfants sages
C
omment n’y ont-ils pas songé ?
Ils auraient « dû venir » en
brandissant bien haut les caricatures de Benyamin Netanyahou, du
roi Abdallah II de Jordanie, du chef de
la diplomatie russe Sergueï Lavrov, du
premier ministre turc Ahmet Davutoglu, tous ces dignitaires inégalement
démocrates qu’ils ont croqués. Et
même de Nicolas Sarkozy. « Ç’aurait
été comme un dessin de famille qui
aurait précédé l’autre », celle qui défilait autour du président, François Hollande, regrette Luz, un des dessinateurs de Charlie Hebdo.
Trop tard. Le cortège parisien
s’ébranle, dimanche 11 janvier, un million et demi de manifestants dans les
rues de la capitale et, à sa tête, la petite
famille de Charlie. « On ne peut pas
penser à tout », soupire Luz.
Ils ne pensent à rien, depuis que les
frères Kouachi ont massacré l’équipe,
tuant douze personnes. La « bande à
Charlie » voit bien le paradoxe qu’il y a
à se fondre dans la foule, elle qui n’a jamais aimé que les marges et haï tabous, slogans et conformismes. Quel
« contresens » d’ériger Charlie en symbole, a d’ailleurs lâché Luz, la veille,
aux Inrocks. « Les colombes de la paix,
ce n’est pas notre truc. »
« Je ne suis pas un grand marcheur »
Heureusement, un pigeon est venu les
sauver durant le défilé : alors que François Hollande serrait dans ses bras l’urgentiste et chroniqueur de l’hebdomadaire Patrick Pelloux, l’oiseau lui a
« chié sur l’épaule », a raconté sur Facebook Camille Delalande, la compagne
de Luz. « Trop bon, ce Hollande, il a
réussi à nous filer un fou rire ! », se gondolent Jul et les autres.
Au pied du métro Voltaire, la plupart
des collaborateurs de l’hebdomadaire,
épuisés, quittent la manifestation. Les
autres continuent jusqu’à la place de
la Nation, émus de « ces bonshommes
aux fenêtres ouvertes, comme un calendrier de l’Avent ». Sur leur passage,
on crie « Bravo Charlie ! » et « Charlie,
Charlie ! ». Quand la petite troupe
marque une pause, La Marseillaise
s’élève. L’hymne national, sa « patrie »
et son « chant impur », que cette
bande d’anars n’a jamais pu entonner !
Willem, « bête et méchant » historique, n’est pas venu. Laurent Léger non
plus. « Je ne suis pas un grand marcheur », a expliqué dans une gentille
pirouette le jeune investigateur rescapé de la tuerie. Les autres préfèrent
se réjouir de l’ampleur de la mobilisation. « Nos collègues ont réussi à faire
marcher Abbas et Netanyahou, note la
reporter Zineb El Rhazoui. On aurait
voulu que les nôtres, qui sont morts,
puissent voir tous ces gens. »
Quarante-quatre chefs d’Etat et de
gouvernement à Paris, une aide financière offerte par Google, la publication
des dessins de Charlie sur le pape par
les jésuites de la revue Etudes, après
que Notre-Dame a sonné le glas : les
sales gosses de Charlie en auraient fait
leur gras, d’habitude. Pas ce 11 janvier.
« Je n’aurais pas voulu serrer la main de
certains chefs d’Etat, mais j’ai été ravi
de serrer celle du président », avoue
même Gérard Biard, le rédacteur en
chef de l’hebdomadaire. Et Luz le guerillero, bandeau blanc autour de la tête
mais cœur en deuil, s’est contenté de
lever le poing. p
ariane chemin
et marion van renterghem
Toutes les religions étaient représentées,
sans oublier les athées purs et durs comme
Christian Mathey, 62 ans, qui se revendique
de Darwin et du « Ni dieu ni maître ». Des kippas, quelques femmes voilées aussi comme
Sana Labide, 14 ans qui défilait avec une sourate du Coran écrite sur une pancarte : « Celui
qui tue un homme tue l’humanité ». En bas,
elle a ajouté un post-scriptum : « Valable à
Paris, au Nigeria, valable en Syrie et en
Ukraine, valable aussi à Gaza ».
Quatre amis, des lycéens de Saint-Mandé
(Val-de-Marne), avaient tenu à défiler ensemble pour leur première manif. Etienne Belenfant, Grégoire Gambino, Clara Stoleuru, Sofia
El-Kassab : un athée, un catholique, un juif et
une musulmane. Jonathan Aziza, 26 ans, employé à Ikea, venue de Sainte-Genevièvredes-Bois (Essonne), expliquait, lui : « Je suis
athée. Dans ma famille, il y a des musulmans
et des chrétiens. Ils veulent nous diviser, mais
on restera unis. » Pierrette Vessac, cheveux
blancs, catholique pratiquante qui vit en Seine-Saint-Denis, était venue avec une amie.
« Quand j’ai appris, j’ai prié pour les victimes,
dit-elle. On est là surtout pour soutenir leurs
familles. »
Les musulmans présents redoutaient
l’amalgame. L’un d’eux avait écrit sur un drapeau blanc : « Islam = paix », message très applaudi. Une autre, une Marocaine, avait marqué : « Les musulmans ne sont pas des terroristes ». Ali Moussa, médecin à Montreuil,
père de quatre enfants expliquait ses craintes : « On est horrifiés par ce qui s’est passé, ça
risque de nous retomber dessus ». « Les autres
pays musulmans sont touchés par cette violence, le terrorisme n’a ni religion ni race, il est
aveugle », rappelait Hamza Hamdi, 45 ans, de
Vaulx-en-Velin (Rhône).
Emma Delaubier, 55 ans, orthophoniste à
Bondy, espérait « que ce rassemblement ne
soit pas qu’un feu de paille et permette de ressouder notre société ». Mais, derrière cette
unité affichée sur les valeurs fondamentales,
affleuraient déjà les futurs débats. Yann,
29 ans, s’interrogeait sur « le risque d’un renforcement des lois sécuritaires et des atteintes
à nos libertés ».
Aux abords d’une cité du 20e arrondissement parisien, des petits trafiquants se moquaient de ceux qui s’éloignaient du rassemblement, les provoquaient à haute voix.
Ailleurs, un autre défiait les passants en
criant : « Je ne suis pas Charlie ». D’une fenêtre, s’entendaient des chants de l’Intifada. La
France n’en avait pas fini avec ses problèmes,
ses fractures. Alors, dans la nuit de dimanche
à lundi, tandis que les balayeuses de la Ville
de Paris s’affairaient déjà à nettoyer la place
de la République, certains tentaient de prolonger encore un peu cet instant de communion nationale, autour des bougies dont la lumière vacillait encore, comme un mirage.
Demain arrivait si vite. p
benoît hopquin et vanessa schneider,
avec la rédaction du « monde »
et les correspondants en région
4 | france
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Rassemblement d’élus et de citoyens aux Portets (Gironde). EUGÉNIE BACCOT POUR « LE MONDE »
Parents et élèves de l’école Paul-Painlevé défilent à Lyon, dimanche. BERTRAND GAUDILLÈRE/ITEM POUR « LE MONDE »
A Aiguillon, les vieux Marocains en tête du défilé
Dans ce bourg agricole du Lot-et-Garonne, les immigrés sont discrètement ostracisés
aiguillon – envoyée spéciale
D
es petits groupes ont
commencé à arriver
dès 10 h 30, très en
avance. Ils sont quel­
ques dizaines d’abord, des pères de
famille qui affluent de plus en plus
nombreux tout autour de la place,
devant la boulangerie, sur le banc
ou un peu plus haut, vers l’église,
mais sans oser s’approcher vrai­
ment de la mairie. A Aiguillon,
4 000 habitants dans le Lot­et­Ga­
ronne, c’est là que le rendez­vous a
été fixé, dimanche 11 janvier à midi,
pour la « manifestation Charlie ».
L’heure approche, quand une voi­
ture s’arrête et deux couples en
descendent. Une des femmes, habillée comme pour un mariage, regarde la place et les groupes qui attendent. « Vous avez vu ? » Elle
s’étrangle. « Il n’y a que des Arabes. »
Personne n’aurait l’idée de décrire Aiguillon, aimable bourg
agricole, comme une citadelle du
racisme. « Je n’ai jamais eu de problème », jure Mehdi Bendahou. Et
autour, les autres secouent des
fronts têtus, pour répéter : « On
est heureux, on marche dans la rue
sans peur. » Ils sont arrivés du Maroc dans les années 1970 : 150 familles environ, venues cueillir les
fraises ou les kiwis sur le dos des
collines, qui ressemblent à un
verger à perte de vue. Des Polonais et des Italiens les avaient précédés. Des Ukrainiens et des Portugais les remplacent, payés
3 euros de l’heure, selon des contrats négociés on ne sait comment dans leur pays d’origine.
Midi sonne : les élus commencent à arriver sur la place, le curé,
les habitants en masse – ceux que
Bernard Marot, ancien assureur,
appelle « les Aiguillonais de souche ». Un commerçant ne se
souvient pas de la dernière fois où
« on s’est retrouvés comme ça,
tous ensemble au même endroit,
avec les Maghrébins ». Noëlle,
animatrice socioculturelle, explique s’être longtemps occupée du
groupe d’alphabétisation et de la
ludothèque. Les deux ont fermé
à partir de 2002, quand les subventions de l’Etat se sont mises à
baisser.
Sans heurt
ni conflit, on a fini
par ne plus se
voir, puis par
s’éviter, chacun
replié chez soi
« Il fallait se ressouder »
Sans que personne n’y prête attention, les occasions de rencontres entre communautés se sont
espacées. Quelques jeunes filles
se sont voilées. Un agriculteur a
fait savoir que des jeunes l’avaient
insulté, un jour, devant le tabac.
Sans heurt ni conflit, on a fini par
ne plus se voir, puis par s’éviter,
chacun s’est replié chez soi. En
tout cas, à la cérémonie des vœux
ou au « repas de la fraternité », que
le maire (socialiste) a lancé le
14 juillet, aucun musulman n’est
venu. Rien de méchant, « on se dit
que ce n’est pas pour nous, c’est
tout », constate un retraité marocain. Aux dernières élections
européennes, le Front national
est arrivé en tête et, après la tuerie
à Charlie Hebdo, des jeunes gens
musulmans – des filles surtout –
ont fait savoir sur Facebook
qu’« elles n’étaient pas Charlie ».
Avec le club de football, l’association du cinéma d’Aiguillon doit
être un des derniers endroits où
on se croise encore, autour de Fabienne Diouf et Aline Trabut. Ce
sont elles, justement, qui ont eu
l’idée du rassemblement de dimanche, avec Youssef Sadir. Lui
est un cas particulier : 27 ans, né
ici et premier musulman élu adjoint à la mairie, sous l’étiquette
« Front de gauche ». Plus jeune,
Youssef Sadir avait « la vocation
de servir la France ». Il voulait être
gendarme. Sa première affectation dans une brigade champêtre
du Tarn a été saluée par l’adjudant
d’un sonore : « Putain, un Arabe. »
Il a tenu un an avant de démissionner et n’en a jamais parlé. Luimême a appris par hasard que les
Marocains mettaient beaucoup
plus de temps que les autres à décrocher un permis de construire à
Aiguillon, il y a encore dix ans. Ici,
on ne raconte pas ces choses-là,
même à sa famille.
Youssef Sadir et l’équipe du cinéma veulent faire de leur manifestation quelque chose de fort,
où il y aurait tout le monde. Il
passe par la mosquée d’abord :
l’imam accepte d’appeler les gens
un à un − plus de 70 fidèles. Luimême contacte les jeunes, par le
biais des clubs de sports.
Devant la mairie, les gens sont
venus, tous. C’est d’autant plus
étonnant que la veille, à l’énorme
défilé qui a traversé Agen, chacun
avait constaté l’absence, ou presque, des « musulmans ». Le cortège s’ébranle dans Aiguillon.
Alors, il se passe quelque chose
que personne n’avait prévu : les
vieux pères marocains prennent
la tête du défilé.
Un enseignant d’Aiguillon estime que le village avait besoin
d’un exutoire. « Il fallait se ressouder, surtout qu’avec la crise chacun
a tendance à s’enfermer davantage. » Il vient de saluer ses voisins. Ils ne s’étaient pas vus depuis
des mois alors qu’ils habitent la
ferme à côté. Ce sont, comme lui,
des « Aiguillonais de souche ». p
florence aubenas
Une lune de miel inattendue entre les manifestants et la police
Dans les cortèges du 11 janvier, beaucoup de manifestants ont applaudi les forces de l’ordre, qui comptent trois morts dans leurs rangs
C
RS et gendarmes mobiles
en sont encore étonnés.
Pendant les manifestations, ils ont l’habitude de recevoir
des pavés. Cette fois, la foule leur a
lancé des mots d’amour. Depuis
l’assassinat de trois agents et l’assaut des gendarmes et de la police
contre les frères Kouachi, à Dammartin-en-Goële
(Seine-etMarne), et Amedy Coulibaly, Porte
de Vincennes, à Paris, les forces de
l’ordre jouissent d’une nouvelle
popularité. Une surprise pour un
corps de métier plus habitué aux
huées qu’aux applaudissements.
Dans le cortège parisien, dimanche 11 janvier, beaucoup de manifestants brandissent des pancar-
tes : « Merci la police ». Une colonne de véhicules de CRS progresse
sous
les
vagues
d’applaudissements. Les CRS, détendus, circulent à pied, prennent
des photos et font le « V » de la victoire. Place de la République, une
femme hurle « Merci les flics ! » devant un camion de CRS. Son mari
lui répond dans un sourire : « Depuis vendredi, on ne dit plus flics,
on dit policiers ! » Au même endroit, une femme distribue des roses blanches aux forces de l’ordre.
A l’angle du boulevard Voltaire et
du boulevard Richard-Lenoir, Lucie Meyer, 72 ans, « juive mais pas
pratiquante », demande à un CRS
stationné le long d’une barrière de
sur
signer d’un autographe une pancarte « Je suis Charlie ». « Il a accepté, en disant que c’était bien la
première fois qu’on lui demandait
une chose pareille, explique-t-elle.
Je l’ai fait parce que les policiers ont
donné leur vie ces derniers jours. »
Ces gestes suscitent l’étonnement de certains manifestants,
notamment ceux qui ont connu
Mai-68. « C’est historique, hallucinant… », lance un ancien soixante-huitard.
« Sentiment de fierté »
Les forces de l’ordre se délectent de
cette folie. Philippe Capon, secrétaire général de l’UNSA Police, assure n’avoir « jamais vu autant de
monde » remercier les forces de
l’ordre. « Dans ces moments, les
gens aiment leur police, constatet-il. Les Français ont eu peur et ont
encore peur. Ils se rendent compte
que la police et la gendarmerie sont
un rempart contre cette barbarie.
Ils remercient ceux qui se sont interposés contre cette horreur. Cela fait
du bien. Nous avons le sentiment
du devoir accompli. » Ce mouvement met du baume au cœur
d’une profession touchée par une
vague de suicides. « Cela redonne
le moral à toute la profession, explique Nicolas Comte, d’Unité SGP
Police. C’est exceptionnel, cette reconnaissance de la nation. Elle n’est
pas protocolaire mais populaire.
Beaucoup de CRS me disent : on est
très content d’avoir été mobilisé sur
cette manifestation ! »
Même émotion du côté des militaires, encore meurtris par les critiques qui les ont visés après la
mort d’un manifestant, lors des af-
« La
reconnaissance
de la nation n’est
pas protocolaire
mais populaire »
NICOLAS COMTE
syndicat Unité SGP Police
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frontements autour du barrage de
Sivens. Denis Favier, le directeur
général de la gendarmerie nationale, ne cache ni sa joie ni l’émotion de ses troupes. « Nous nous
sommes sentis en phase avec la population. Un sentiment de fierté
nous anime. Grâce à l’intervention
simultanée des forces de gendarmerie et de police, nous avons mis
fin aux agissements des terroristes,
nous avons été utiles. » Dimanche
soir, un CRS endurci a avoué à son
délégué syndical que, lorsqu’il a
été acclamé par les manifestants, il
pleurait sous son casque. p
delphine roucaute
et matthieu suc
(avec nos envoyés spéciaux)
BOURDIN
DIRECT
EN SIMULTANÉ SUR
ues B
avec Jean-Jacq
À retrouver aussi sur LeMonde.fr/decodeurs et rmc.fr
6H - 8H30
france | 5
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Dans le défilé de Marseille. FRANCE KEYSER/MYOP POUR « LE MONDE »
Des habitants de Grigny (Essonne) dans un car affrété par la mairie. ÉDOUARD ELIAS/GETTY POUR « LE MONDE »
Dans la communauté juive, la tentation du départ
Le sentiment d’être trahi par la France et la peur le disputent à l’attachement au pays
I
l y a quatre mois, à la sortie
d’un été où l’on avait crié
« mort aux juifs » dans les
rues de Paris, une question
tourmentait Joël Mergui, le président du Consistoire central,
quand des juifs lui demandaient
s’il était temps pour eux de quitter la France. Saurait-il donner le
signal du départ en temps utile,
c’est-à-dire avant une nouvelle catastrophe ? La réponse ne lui paraissait alors pas évidente.
Dimanche soir 11 janvier, dans la
synagogue de la Victoire, à Paris,
le même Joël Mergui a semblé entrevoir une possible éclaircie pour
les juifs de France. Devant le président de la République et une partie de son gouvernement, devant
le premier ministre israélien,
Benyamin Nétanyahou, réunis au
terme d’une journée de manifestation massive contre le terrorisme se revendiquant de l’islam,
le président du Consistoire a affirmé : « Aujourd’hui, vous avez
réhabilité les rues de France salies
en juillet par les cris de “mort aux
juifs”. A voir la France se réveiller,
peut-être naît dans notre cœur un
espoir qu’il y ait peut-être un avant
et un après », le 11 janvier 2015.
Tout est dans le double « peutêtre ». Car les trois jours d’attentats et de chasse aux terroristes
ont d’abord replongé la commu-
« Après Toulouse,
pas grand monde
n’a réagi »
JACQUES GRUNBERGER
69 ans
nauté juive dans une anxiété qui
ne quitte pas certains de ses
membres depuis plusieurs années, en particulier depuis les attentats commis par Mohamed
Merah en mars 2012, notamment
dans une école juive de Toulouse.
Elle est traversée par le sentiment
d’être abandonnée par le reste de
la communauté nationale, en dépit des proclamations des gouvernements successifs. Comme si les
agressions et les crimes commis
contre les juifs pesaient moins
que les autres.
« On vit en parias »
« S’il y avait seulement eu la prise
d’otages à l’Hyper Cacher, vendredi, et pas l’attentat contre Charlie Hebdo mercredi, aurait-on observé un tel sursaut républicain
aujourd’hui ? »,
s’interrogent
dans la manifestation de dimanche Michel et Martine Zeitoun,
lui, 54 ans, médecin, et elle, 55 ans,
professeure de lettres. « La réponse est non, estiment-ils. On l’a
bien vu : les Français ne se sont pas
autant mobilisés après la mort
d’Ilan Halimi ou les attentats de
Toulouse perpétrés par Mohamed
Merah. » Ces exemples reviennent en boucle dans la bouche des
membres de la communauté
juive. « Après Toulouse, pas grand
monde n’a réagi, regrette Jacques
Grunberger, 69 ans. Il y a eu quelques manifs, mais c’était trois fois
rien, on était frileux. Dès qu’on
l’ouvrait, des bien-pensants nous
disaient qu’on était islamophobe,
qu’on ne pouvait pas stigmatiser
une communauté. »
Au-delà de ces tragédies, c’est un
antisémitisme « diffus », « larvé »,
que les participants dénoncent.
Celui qui fait craindre pour la sécurité de ses enfants lorsqu’ils fréquentent une école juive, par
exemple, et qui a conduit le président du Conseil représentatif des
institutions juives de France
(CRIF), Roger Cukierman, à demander au président de la République, dimanche matin, davantage de protection policière. « C’est
épouvantable d’avoir à le faire,
commente M. Cukierman. On vit
en parias. » « Est-ce normal de devoir faire un code pour rentrer dans
la synagogue, cacher sa kippa sous
une casquette ou aller chercher ses
enfants en voiture jusqu’au perron
de l’école ? », interroge le couple
Zeitoun, d’autant plus choqué
qu’il fréquente le supermarché
casher de la porte de Vincennes.
« L’atmosphère devient irrespirable en France, juge Viviane Cohen,
60 ans, conseillère à Pôle emploi.
Je ne connais personne qui n’évoque pas un départ en Israël ou au
Canada, ce qui était inconcevable il
y a encore quelques années. » Ce
départ, Nathan Guez, 17 ans, en terminale dans une école juive privée
de Paris, l’envisage sérieusement.
« Je prévoyais depuis longtemps
de rejoindre Israël après mon bac,
pour vivre pleinement ma vie religieuse. Les attentats me confortent
dans mon choix, assure le jeune
homme, une kippa sur la tête. Je
pense que l’existence est plus simple
là-bas, car l’armée protège les juifs
et tout le monde est très solidaire. »
La veille, samedi, devant l’Hyper Cacher de la porte de Vincen-
nes, plusieurs milliers de personnes s’étaient réunies à la fin du
shabbat pour rendre hommage
aux victimes. Manuel Valls et
plusieurs ministres étaient venus au rassemblement. Mais le
témoignage des représentants
de la République n’a pas suffi à
calmer la colère de la cinquantaine de personnes encore présentes, à 20 heures passées, devant la supérette.
« J’en ai marre de pleurer »
La discussion s’est d’abord engagée entre Stéphane Villard, un
quadragénaire, et Jérémie Brami,
développeur Web de 22 ans. « Il
faut qu’on se réveille, lance le premier. La France a oublié qui elle
était. Les juifs vont partir. Moi, je
vais partir. Quand Ilan Halimi a
été tué, on a pleuré. Quand il y a eu
l’affaire Merah, on a pleuré.
Ne pas choisir Israël « par peur »
A tous les juifs de France qui se demandent s’ils doivent partir
pour Israël, Joël Mergui, président du Consistoire central israélite
de France, a proposé, dimanche soir, de se donner encore un délai de réflexion. « Je ne veux plus jamais entendre que les juifs ont
peur, a-t-il lancé. Les juifs doivent savoir qu’ils ont à choisir avec
leur cœur. Ils aiment la France. S’ils choisissent Israël, il ne faut pas
que ce soit par peur. » Sous les applaudissements, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, leur a garanti que « tout
juif qui viendra en Israël sera accueilli les bras ouverts ».
Aujourd’hui, on pleure. Je suis français, et j’en ai marre de pleurer. »
Jérémie Brami aussi a pleuré,
mais il voudrait rester : « Si on
part, les synagogues, les épiceries
casher fermeront, comment pourra-t-on manger, prier, vivre en
juif ? » Pourtant, le jeune homme
en a gros sur le cœur. Il vit dans
une cité à Bagnolet (Seine-SaintDenis), connaît ses voisins musulmans depuis l’enfance, ce sont ses
amis, mais « avec ce qui se passe
aujourd’hui, on se méfie ». A
22 ans, avec un métier tout neuf et
une vie devant lui, il n’a pas envie
de partir, mais il sent que tout l’y
pousse. « Et alors ? A chaque génération, on part ! », lui rétorque Stéphane Villard.
« Pourquoi partir, pourquoi ne
pas plutôt forcer les autres [ceux
qui s’en prennent aux juifs] à partir ? », interroge Ouriel Fitoussi,
jeune commercial de Charenton
(Val-de-Marne). « Je fuis peut-être,
lance un autre, mais la France qui
m’a construit, elle s’en fiche, que je
parte. C’est ce qui m’a le plus déchiré le cœur. » Ce sentiment
d’être abandonné par la République et livré en pâture est prégnant. « On a un point rouge sur le
front », lance un jeune homme. p
cécile chambraud
avec françois béguin
et audrey garric
Pour les partis aussi, une journée de concorde nationale
Après avoir lancé l’idée de la manifestation, les formations politiques ont remisé leurs divergences
C
ette foule de visages connus fait habituellement le
bonheur des caricaturistes
de Charlie Hebdo. Des dizaines de
personnalités politiques de tous
bords ont défilé ensemble dans la
marche républicaine, dimanche
11 janvier à Paris, pour rendre
hommage aux 17 victimes des attaques terroristes.
Une photo de famille impromptue derrière une banderole
« Nous sommes Charlie », avec les
UMP Christian Jacob, François Baroin ou Daniel Fasquelle, les socialistes Jean-Christophe Cambadélis, Anne Hidalgo, Elisabeth Guigou, Guillaume Bachelay ou
Bruno Le Roux, les centristes JeanChristophe Lagarde et Laurent Hénart, les écologistes Emmanuelle
Cosse, Jean-Vincent Placé et Denis
Baupin ou le radical Jean-Michel
Baylet. Jean-Paul Huchon posait,
lui, avec sa rivale à la région Ile-deFrance, Valérie Pécresse, tandis
« Aujourd’hui,
on dépasse
les clivages
politiques, ce qui
ne veut pas dire
qu’on les efface »
LUC FERRY
ex-ministre de l’éducation
que Martine Aubry, la maire de
Lille, se retrouvait côte à côte avec
Eric Woerth, l’ancien ministre du
budget UMP. Ne manquait à l’appel que le FN dont la participation
n’avait pas été souhaitée.
Le temps d’un dimanche, les oppositions ont été remisées, chacun ayant à cœur d’afficher un
front uni contre la barbarie.
« J’étais persuadé que la manifestation balaierait les polémiques,
les prétentions ou les positionnements tactiques », se félicitait à
l’issue de la marche Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire du PS. « Le temps de l’analyse
et de l’action politique viendra.
Pour l’instant, nous sommes dans
le temps de l’émotion et du rassemblement, expliquait de son côté
Jean-Christophe Lagarde, le patron de l’UDI. Nous sommes venus
dire avec les millions de gens présents “Vous ne nous ferez pas changer nos modes de vie”. C’est un formidable message d’unité. » Même
enthousiasme du côté du chef de
file des députés UMP à l’Assemblée, Christian Jacob : « Nous avions besoin de ce mouvement de solidarité. La présence de tous ces
élus représente un message d’unité
de la République rassemblée. »
Le cortège des élus mêlés aux dignitaires religieux et aux responsables syndicaux s’est avancé en
troisième position, derrière celui
des proches des victimes et celui –
impressionnant par la taille – des
chefs d’Etat. Position paradoxale
de ces partis politiques qui ont été
à l’initiative de cette grande marche avant de se mettre en retrait
devant un début de polémique
nationale. De nombreuses voix se
sont en effet élevées dans la semaine pour prévenir toute récupération politique des événements tragiques. « Je suis Charlie,
je défile en conscience et non derrière les politiciens », pouvait-on
lire par exemple sur un panneau
dans la foule. La question de la
place du FN, que Charlie Hebdo a
toujours combattu, avait également posé problème.
« Le rôle des partis n’était pas
d’être catalyseurs mais d’avoir l’intelligence de se mettre en retrait
devant la mobilisation populaire », expliquait Jean-Christophe Cambadélis. Les organisations politiques de gauche et les
syndicats ont notamment prêté
main-forte aux forces de l’ordre.
Le Parti communiste et le Parti de
gauche de Jean-Luc Mélenchon
ont apporté leur savoir-faire dans
la gestion des grandes manifestations. Le Parti socialiste avait mobilisé 600 personnes de son service d’ordre, venues de toute la
France. « Plusieurs élus UMP m’ont
dit qu’ils étaient impressionnés
par notre organisation », glissait
un député socialiste à l’issue du
rassemblement qui s’est déroulé
sans heurts notables.
Etat de grâce
Mais que restera-t-il dans les semaines qui viennent de cet instant fugace de concorde nationale
des partis ? « Aujourd’hui on dépasse les clivages politiques et religieux, ce qui ne veut pas dire qu’on
les efface », expliquait en amont
de la manifestation Luc Ferry, l’ancien ministre de l’éducation du
gouvernement Raffarin. « Les
gens qui sont là n’ont pas aboli leur
esprit critique du fait de l’émotion
qu’ils ressentent. Ils savent parfaitement ce qu’ils font là, avec qui ils
sont et contre qui ils sont », estimait Jean-Luc Mélenchon, défilant avec ses troupes, à l’écart du
cortège des élus.
Au PS, on espère en revanche
que l’Etat de grâce se prolonge un
peu. « Dans les jours qui viennent,
on ne pourra pas faire comme si
l’union nationale n’avait pas eu
lieu, il faudra traiter les problèmes
tous ensemble », explique JeanChristophe Cambadélis, qui propose « une main tendue » à l’opposition. Avant de dénoncer « la
faute politique de Valérie Pécresse », qui a évoqué dimanche
un « Patriot Act à la française ».
Comme si le débat avait, malgré
tout, déjà repris ses droits. p
bastien bonnefous, nicolas
chapuis et alexandre lemarié
6 | france
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
M. Hollande et Patrick Pelloux, médecin et collaborateur de « Charlie Hebdo ».
MATTHIEU DE MARTIGNAC / LP
Marine Le Pen à Beaucaire dans le Gard. ARNOLD JEROCKI POUR « LE MONDE »
Le sans-faute de François Hollande
Le président de la République a organisé l’équivalent d’un « G40 » tout en rendant hommage aux victimes
F
rançois Hollande n’a pas
eu à prononcer la moindre parole. Le président
ne s’est pas exprimé publiquement, en ce dimanche historique. Mais la multiplication
des gestes et des images, des attitudes et des symboles, a largement suffi. Et ce, dès le ballet diplomatique et politique qui s’est
déployé dans la cour de l’Elysée :
Angela Merkel qui pose la tête sur
son épaule, la bise faite à JeanMarc Ayrault. Sa poignée de main
virile avec Benyamin Nétanyahou
et celle, appuyée, à Mahmoud Abbas. Sa station sur le perron aux
côtés d’anciens premiers ministres UMP et de Nicolas Sarkozy.
Mais c’est sur la place Léon-Blum
et au métro Voltaire, théâtre doublement symbolique d’un esprit
de liberté, qu’a été prise peu après
15 h 30 l’image de ce 11 janvier, qui
restera sans doute comme celle de
son quinquennat, quand le cortège
des 44 chefs d’Etat et de gouvernement s’est avancé. Au centre de
cette solennelle photo mondiale,
qui a nécessité quelques réglages
diplomatiques, François Hollande,
flanqué d’Angela Merkel et du président malien Ibrahim Boubacar
Keita. Plus loin, au premier rang, le
premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, protégé par
deux officiers de sécurité et équipé
d’un gilet pare-balles, les Européens, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.
C’est le président qui a insisté pour
qu’ils se tiennent tous par les coudes, comme des militants.
Sans manteau malgré le froid,
tête haute et visage grave, François
Hollande donne le rythme. Un instant, Nicolas Sarkozy, qui marche
derrière, parvient à se hisser au
premier rang. Puis le président arrête le cortège pour un court moment de recueillement. Le monde
en marche, autour de François
Hollande, et la France derrière lui.
Pas d’oubliés
Depuis les balcons éclatent des
applaudissements. Le président
lève la tête, salue de la main les riverains, applaudit à son tour.
Quelques dizaines de mètres, et
les dirigeants internationaux
s’égaillent dans les cars prévus à
leur intention.
Le président reste avec Manuel
Valls pour aller saluer les proches
des victimes des tueries de la porte
Le chef de l’Etat
s’est montré
décidé lors de
l’attaque, puis
il a fait preuve
de la compassion
requise à l’heure
du recueillement
de Vincennes et de Charlie Hebdo.
Accolade avec l’urgentiste et collaborateur du magazine Patrick Pelloux, qu’il connaît bien. Puis le
chef de l’Etat quitte les lieux. Un
peu plus tard, et plus discrètement
sur le conseil du président de l’Assemblée, Claude Bartolone, il rend
visite à la famille du policier assassiné Ahmed Merabet, à Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis). Le matin,
il avait téléphoné à Lassana Bathily, l’employé qui avait caché plusieurs otages à l’Hyper Cacher. En
fin d’après-midi, il s’est également
rendu à l’hommage religieux aux
victimes à la Grande synagogue de
la Victoire. Dessinateurs, juifs, policiers : nulle catégorie de victimes
n’a été oubliée. Après avoir fait
preuve, au cœur de l’attaque, de capacité de décision, le président a
fait montre à l’heure du recueillement de la compassion requise.
Mais pas plus.
« Il sentait qu’il vivait un moment historique, il sentait qu’il ne
fallait pas trop en faire, juste pousser cette énergie », confie-t-on
dans son entourage. Encalminé il
y a quelques jours encore dans
des abîmes sondagiers, en grande
difficulté politique, François Hollande se trouvait, au soir de ce
11 janvier, au cœur et à la tête d’un
sommet diplomatique historique, d’un consensus inédit entre
droite et gauche et d’une mobilisation populaire jamais vue en
France. En sera-t-il durablement
réhabilité ?
Un de ses conseillers en est persuadé. « Le regard sur lui va changer. Les Français vont définitivement le voir comme leur président.
Mais ils continueront à le regarder
comme le Hollande qu’ils connaissent avec ses gestes de sympathie,
de très grande simplicité. » Son
équipe, qui cherchait depuis des
mois l’alchimie idoine entre posture régalienne et ressources de
proximité, peut se croire enfin
exaucée.
Union diplomatique et politique, leadership national, témoignages d’empathie : la communication, comme le reste, a été bien
réglée. « En quarante-huit heures,
les forces de sécurité et les diplomates ont organisé l’équivalent de
deux G20 et de la plus grande manif’de l’après-guerre. Il n’y a pas eu
un couac diplomatique ni un
blessé », se réjouit-on à l’Elysée.
« Je vais téléphoner à Manuel »
M. Hollande avait d’ailleurs incité
les ministres dès dimanche, dans
un briefing matinal, à s’inspirer du
sans-faute des dernières heures :
« Pendant quatre jours, le gouvernement a été soudé. Il n’y a eu
aucune erreur. Il faut poursuivre »,
a indiqué le président, qui a prévenu : « N’oubliez pas que le débat
politique va reprendre. Les Français
n’attendent pas qu’on s’arrête là
mais qu’on continue à agir ainsi.
Inspirons-nous de la force de l’action des derniers jours pour avancer. » Signe d’une complicité renforcée par la crise au sommet de
l’Etat, les coups de fil entre le président et son chef du gouvernement
n’en finissent plus. « Je vais téléphoner à Manuel », a encore expliqué M. Hollande dimanche soir,
alors qu’il débriefait la journée
avec ses collaborateurs, avant d’appeler l’intéressé pour le féliciter.
Le chef de l’Etat, qui entend « continuer à porter ce message positif de
rassemblement », comme souligne
son entourage, sait que la politique
va reprendre ses droits. Hormis un
conseil de sécurité, lundi 12 janvier
à l’aube, une présence à la cérémonie d’hommage aux policiers assassinés et des références dans ses
prochains vœux aux armées et à la
culture, son agenda de la semaine
marquera un retour aux affaires
courantes.
Le président a prévenu : la droite
ne manquera pas d’ouvrir prestement le débat sur le dossier du terrorisme. « Il faut absolument agir,
dit un conseiller. Les Français ne
comprendraient pas qu’il n’y ait
pas de nouveaux dispositifs et de
nouveaux moyens. Mais il ne faut
pas se précipiter. Le Patriot Act [aux
Etats-Unis] a mené à la guerre en
Irak et au fiasco que l’on connaît »,
explique un conseiller d’un exécutif totalement regonflé. p
david revault d’allonnes
A Beaucaire, Marine Le Pen réunit surtout des frontistes
La présidente du FN était venue à l’invitation du maire de la ville du Gard, Julien Sanchez, après avoir été tenue à l’écart du défilé parisien
E
t l’hommage devint un
meeting. A Beaucaire
(Gard), ville gagnée par le
Front national en mars 2014, le rassemblement prévu en l’honneur
des « victimes du terrorisme islamiste » a en fait été une réunion
politique où quelques centaines
de personnes ont acclamé Marine
Le Pen. La présidente du Front national, accompagnée du député du
Gard Gilbert Collard, était venue à
l’invitation du maire de la ville, Julien Sanchez, après qu’elle a été tenue à l’écart du défilé parisien.
Dimanche à 15 heures, sur la
place devant l’hôtel de ville,
M. Sanchez a brièvement rappelé
que ce rassemblement – assez peu
important pour une ville de
16 000 habitants au regard de la
mobilisation nationale – rendait
hommage aux victimes des attentats survenus cette semaine.
« Nous croyons aux valeurs de liberté et nous réprouvons tout sectarisme, tout racisme, toute idéologie criminelle », a encore souligné l’édile avant de faire observer
une minute de silence. Après
La Marseillaise, la troisième en
trente minutes, Julien Sanchez a
prévenu qu’aucune prise de parole politique n’aurait lieu.
Un avertissement qui n’a, en
tout cas, pas empêché Marine Le
Pen de parler longuement avec la
presse avant de monter au balcon
de la mairie et de prononcer quelques mots devant une foule qui
scandait son nom à coups de
« Marine, Marine ». « Merci d’être
là pour rappeler les valeurs de la liberté », a-t-elle ainsi lancé devant
ses supporteurs, qui ont répondu
en écho : « On est chez nous !, On
est chez nous ! », phrase devenue
un slogan frontiste depuis la campagne présidentielle de 2012.
Cette drôle d’ambiance, complètement décalée par rapport au
reste du pays, n’a pas gêné
Mme Le Pen. « Ce qui se passe
aujourd’hui, cela pourrait se passer n’importe où. Je serais allée à
Marseille, cela aurait été pareil »,
croit-elle savoir. Pour elle, cette
réaction est un message politique
adressé au gouvernement : « A un
moment donné, les Français se di-
sent : “Que faire ?” Les gens pensent que nous pouvons faire quelque chose. » « Ces événements [les
attentats] doivent permettre
d’ouvrir le débat. Pas aujourd’hui.
Demain, la politique reprendra ses
droits, il y a beaucoup de questions
légitimes sur ce qu’il s’est passé », a
ajouté la prétendante à l’Elysée
devant quelques journalistes.
Cet élan frontiste de la part de la
foule n’avait rien de spontané.
Nombreux étaient les militants,
sympathisants et élus du parti
d’extrême droite venus voir Marine Le Pen. Comme ce groupe de
conseillers municipaux dont certains venus de Narbonne – à
170 kilomètres de Beaucaire tout
de même – certes pour honorer la
mémoire des victimes, « montrer
son indignation », mais surtout
soutenir Marine Le Pen « écartée
du défilé parisien », une décision
« anormale, scandaleuse ». « Pourquoi exclure les gens qui disent la
vérité ? On nous cache des choses.
Si la télé cache des choses, c’est que
M. Le Pen, candidat aux régionales
A quelques encablures de Beaucaire (Gard), où Marine Le Pen
participait à l’hommage aux victimes des attentats, Jean-Marie
Le Pen a annoncé dimanche à Tarascon (Bouches-du-Rhône)
qu’il conduirait la liste du Front national aux élections régionales
en Provence-Alpes-Côte d’Azur, en décembre. « J’ai accepté d’être
candidat en tête de liste et de prendre cette responsabilité » pour
le scrutin prévu fin 2015, a déclaré Jean-Marie Le Pen, lors d’une
conférence de presse dimanche après-midi dans un restaurant
de Tarascon. Evoquant le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie, le
fondateur du FN a jugé que « si Marine Le Pen [était] candidate,
elle l’enlèverait et ferait cesser la présence socialo-communiste
dans cette région depuis cent vingt ans ».
le gouvernement l’empêche de parler pour que les gens ne s’affolent
pas », s’alarme Bernadette Mengual, conseillère municipale à
Fleury d’Aude. Julie Ripert, de Narbonne, trouve que « l’on n’en fait
pas assez pour les victimes juives
de l’attentat ».
« Ils font de la récupération »
Beaucoup de badauds avaient des
pancartes dénonçant le « terrorisme islamiste », des drapeaux tricolores. Sur l’un, il était inscrit :
« Non à la soumission ». Cette atmosphère très partisane a contribué à l’apparition de tensions, à la
fin du rassemblement, entre certains manifestants et des habitants d’origine maghrébine. Restés à l’écart de la foule, ces derniers
ont regretté, parfois de manière
virulente, que la bannière sur l’hôtel de ville fasse mention du « terrorisme islamiste », comprenant
cela comme une globalisation de
tous les musulmans.
« On stigmatise toujours les musulmans, mais l’islam est une religion de paix. Aujourd’hui, c’est un
jour de deuil. Et ils font de la récupération », dénonce sur un ton
très posé Salmi, un chômeur de
38 ans. Il ajoute : « On vit ici, on
travaille ici, on respecte la France et
la République. On est dans un pays
libre et on veut la paix. » Fadoua,
mère de famille de 34 ans, est, elle,
plus remontée. « On a peur de
l’amalgame, on ne vit plus tranquillement. On a peur de ces
mecs-là [les terroristes] aussi ! Si
Marine Le Pen est venue, c’est pour
semer la zizanie, alors que c’est
censé être un jour de paix. »
Un peu à l’écart de cette agitation, Françoise, 67 ans, et Josie,
59 ans, rentrent chez elles déçues.
« On pensait qu’il y aurait une
marche, que cela serait plus dans la
dignité », regrettent-elles. Un peu
plus loin, Marie-Laure Delvaux,
65 ans, avec sa pancarte « La paix
ensemble », est dépitée. « C’est la
première fois que je manifeste. J’espérais trouver des gens qui viendraient pour la paix. C’est une
grande tristesse pour moi. Mais je
m’y attendais », déplore-t-elle. p
abel mestre
france | 7
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Dans un cortège à Paris.JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH POLITICS POUR « LE MONDE »
Responsables religieux et politiques dans les défilés. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE-FRENCH-POLITICS POUR « LE MONDE »
Nicolas Sarkozy fait pression sur l’exécutif
« La précipitation serait une mauvaise solution », a répondu Manuel Valls, face aux injonctions de la droite
N
icolas Sarkozy est repassé à l’offensive
lundi 12 janvier, après
avoir manifesté la
veille avec François Hollande, aux
côtés de quelques-uns des dirigeants du monde. « Est-ce que
nous pouvons améliorer les mesures de sécurité pour renforcer la sécurité des Français ? La réponse est
oui », a déclaré le président de
l’UMP sur RTL, en formulant plusieurs propositions. Pour l’ancien
chef de l’Etat, la première des priorités est d’« exonérer les services de
renseignement et de sécurité des
mesures d’économie engagées ».
Sur un ton martial, il a proposé
d’empêcher le retour des djihadistes en France. « Il y a un ennemi de
l’intérieur. Les gens qui partent
faire le djihad et vont apprendre à
manier des armes pour détruire notre civilisation n’ont pas à revenir
sur notre territoire (…). Quelqu’un
qui part six mois faire le djihad, on
n’a pas à le récupérer chez nous et
une fois qu’il a fait sa peine de pri-
son, on l’expulse. Quelqu’un qui a
une carte d’identité mais qui veut
détruire la France, il n’a pas un droit
à rester sur le territoire national »,
a-t-il affirmé. Pour lui, les terroristes incarcérés doivent être placés
« en cellules individuelles », ce qui
suppose à ses yeux de « créer de
nouvelles places de prisons ».
M. Sarkozy a également préconisé de « renforcer nos liens avec
les services de renseignement
étrangers », citant ceux de la Tunisie, du Maroc et de la Turquie. Il a
aussi proposé la mise en place rapide du programme américain
PNR, actuellement bloqué devant
le Parlement européen, qui permet de « tracer les passagers vers
certaines destinations » lorsqu’ils
prennent l’avion, soulignant que
cette mesure était une « priorité
absolue ». Autres exigences :
mieux contrôler le trafic d’armes
sur le territoire français et « surveiller ce qu’il se passe sur Internet ». Selon lui, « ce n’est pas parce
qu’on est sur le Net qu’on peut
s’exonérer des règles que l’on a mis
plusieurs siècles à établir ».
M. Sarkozy tente ainsi de répondre aux inquiétudes de ses électeurs. 88 % d’entre eux disent
craindre d’autres attentats dans
les semaines à venir, selon un
sondage OpinionWay pour LCI et
Metronews, publié dimanche.
Sans oublier de lancer des clins
d’œil à l’électorat du Front national, en dénonçant l’exclusion du
parti d’extrême droite de la marche républicaine : « Le FN a le droit
de présenter des candidats aux
élections donc quand on fait
l’unité nationale, on la fait avec
tout le monde. » Dans cette optique, il a aussi estimé que « les
questions de l’immigration et de
l’islam sont clairement posées ».
Pour lui, « on ne peut pas continuer comme ça » avec l’immigration qui, si elle « n’est pas liée au
terrorisme », « complique les choses » en générant difficultés d’intégration et communautarisme.
M. Sarkozy a toutefois pris garde
à ne pas briser le climat d’union
nationale, reconnaissant que
François Hollande avait « fait ce
qui fallait faire » lors de cette semaine sanglante. Appelant à « surmonter les clivages partisans », le
numéro un de l’UMP a prôné un
travail en commun entre le gouvernement et l’opposition pour
« comprendre » les événements de
la semaine. Il a proposé de mener
ce travail « de lucidité et d’analyse »,
en mettant en place « une commission d’experts parlementaire » ou
« un groupe de travail bipartisan ».
« Action », « décisions »
Marine Le Pen n’entend pas s’inscrire dans ce travail en commun.
Selon elle, une commission opposition-majorité n’est pas une
bonne idée. « A chaque fois qu’on
veut étouffer un problème, on crée
une commission. Mais l’Assemblée
est là pour faire ce travail », a fait
valoir la présidente du Front national, lundi, sur i-Télé. Auparavant, sur Europe 1, elle avait dé-
La gauche radicale fait bande à part
Pour M. Mélenchon, « les mots d’unité nationale sont les mots de la politique politicienne »
J
ean-Luc Mélenchon avait prévenu que sa présence dans la
marche républicaine, dimanche 11 janvier, ne signerait pas
son ralliement à l’unité nationale
prônée par François Hollande.
« On ne va pas, au nom de Charlie
Hebdo, faire bras dessus bras dessous avec eux. On ne va pas porter
leurs paquets », avait assuré, jeudi,
le député européen en évoquant
les figures du président de la République et de son premier ministre, Manuel Valls.
La mobilisation du Parti de gauche (PG), qui entendait se faire
« loin de toute récupération », a
été à l’image de ce mot d’ordre :
s’ils étaient bien présents dans le
cortège, M. Mélenchon et ses
amis ont défilé à part du carré politique où se mêlaient des représentants de différents partis de
droite et de gauche.
La gauche radicale et l’extrême
gauche ont beau partager l’émotion et l’indignation qui soulèvent la France au lendemain des
attaques meurtrières des 7, 8 et
9 janvier – « ce sont les nôtres qui
ont été tués, les laïcs et les irreligieux », dit M. Mélenchon à propos des journalistes de Charlie
Hebdo –, l’idée de présenter un
front commun avec l’exécutif
n’est pas à l’ordre du jour. Ensem-
ble, une des composantes du
Front de gauche avec le Parti de
gauche et le Parti communiste, a
pour sa part refusé de signer l’appel commun à manifester.
« L’union sacrée vise à brouiller les
repères pour mieux récupérer politiquement », justifie sa porte-parole, Clémentine Autain, présente
dans le cortège.
NPA et LO absents
Le Nouveau parti anticapitaliste
(NPA) était quant à lui carrément
absent de la manifestation en tant
qu’organisation, tout comme
Lutte ouvrière. « Se retrouver derrière François Hollande et Nicolas
Sarkozy, être avec ceux qui font la
danse du ventre au Front national,
c’est au-dessus de nos forces. Je ne
peux pas mélanger ma tristesse
avec n’importe qui », a expliqué
Olivier Besancenot. Seul le secrétaire national du PCF, Pierre Laurent, « anéanti » par la tuerie à
Charlie Hebdo, a exprimé une
voix plus fédératrice, mercredi,
sur Twitter : « Union nationale
contre la barbarie. » Ce qui ne l’a
pas empêché, trois jours plus tard,
d’appeler à marcher « loin de toutes les instrumentalisations qui
pointent déjà ».
Dans un premier temps, le Front
de gauche n’avait pas fait enten-
« L’union sacrée
vise à brouiller
les repères pour
mieux récupérer
politiquement »
CLÉMENTINE AUTAIN
porte-parole d’Ensemble,
courant du Front de gauche
dre de voix discordante. Mais,
face à l’implication, notamment,
de Manuel Valls dans l’organisation de la manifestation de dimanche, la politique a vite repris
ses droits. Tous rejettent l’idée
que l’émotion pourrait gommer
les différences entre les uns et les
autres. « Parler d’unité nationale,
ce serait instiller l’idée que le pays
est en guerre. Or, ce n’est pas le cas.
Il ne faut pas penser que la vie politique s’est arrêtée », explique Eric
Coquerel, coordinateur du Parti
de gauche.
Hors de question de se ranger
derrière un chef de l’Etat que l’on a
vilipendé sans discontinuer pendant près de deux ans et demi, ou
de s’entendre avec la droite. « Ces
mots d’unité nationale sont les
mots de la politique politicienne. Je
reste un homme de gauche, je serai
toujours en opposition avec certaines des grosses légumes présentes
en tête du cortège », assure JeanLuc Mélenchon.
Débats à venir
Laïcité, sécurité, place de l’islam
dans la société… A la suite des attentats, les débats à venir sont
nombreux et vont réveiller les clivages. « Il faut interroger le système carcéral, le rôle des banlieues,
les moyens pour la police. Plus que
jamais, il faudra faire de la politique », juge Alexis Corbière, secrétaire national du PG. « Le consensus va se briser sur toutes ces questions, c’est nécessaire. Une société
sans dissensus, c’est une société
qui meurt », estime pour sa part
l’historien Roger Martelli, ancien
membre de la direction du PCF, et
présent parmi les manifestants
dimanche.
« La question, c’est comment
continuer le combat contre le racisme sur le long terme », s’interroge quant à lui Olivier Besancenot. « Espérons que ceux qui disent
aujourd’hui “Nous sommes Charlie” continuerons à le faire demain
quand ça sera important », souhaite de son côté Martine Billard,
ancienne coprésidente du Parti
de gauche. p
olivier faye
noncé l’inaction supposée de
l’exécutif : « La France est en
guerre contre le fondamentalisme
islamiste. Les Français attendent
de l’action, des décisions. Mais la
France n’a encore rien fait. »
« Une commission bipartite »
pour tirer les leçons de ce qui s’est
passé, « ça peut être une bonne
idée », a réagi le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius,
lundi, sur France Inter. Manuel
Valls, lui, a répondu de manière
plus musclée. Pas question pour
le premier ministre et son gouvernement de se laisser enfermer
d’emblée dans une polémique politicienne avec M. Sarkozy, qui fait
figure de rival dans l’optique de la
présidentielle de 2017. « La démocratie, c’est le débat, il va se poursuivre, mais il y a un esprit du
11 janvier à honorer », a déclaré le
chef du gouvernement, lundi, sur
RMC-BFMTV. Ce dernier refuse de
tomber dans le piège du tout-sécuritaire. « La précipitation dans
ce domaine serait une mauvaise
solution », a-t-il souligné, repoussant toute idée d’un Patriot Act à
la française : « Contre le terrorisme, c’est le droit et la démocratie
qui doivent l’emporter, attention à
toutes les lois d’exception. »
Pas de précipitation mais pas de
mollesse non plus. M. Valls a souligné qu’il voulait toujours renforcer les « dispositifs » et les
« moyens » de sécurité. Amélioration des systèmes d’écoutes judiciaires et administratives, réforme
des conditions carcérales pour
permettre l’encellulement individuel des détenus susceptibles de
recruter et de former en prison des
terroristes, préparation d’une loi
sur le renseignement… M. Valls
rappelle que le pays est dans « une
guerre contre le terrorisme, le djihadisme, l’islamisme radical ». François Hollande a demandé à son ministre de l’intérieur d’étudier la
possibilité de renforcer l’arsenal
antiterroriste. p
bastien bonnefous, alexandre
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MARDI 13 JANVIER 2015
Une cinquantaine de chefs d’Etat
et de gouvernement ont défilé,
dimanche 11 janvier à Paris,
aux côtés de François Hollande.
MATTHIEU DE MARTIGNAC/LP
Le monde défile à Paris contre la terreur
Dimanche après-midi, 44 chefs d’Etat et de gouvernement ont défilé aux côtés du président de la République
A
l’émotion nationale a
succédé l’hommage international. En l’espace
de seulement quelques
jours, Paris s’est muée en « capitale mondiale de la résistance contre le terrorisme », a relevé Laurent
Fabius, le ministre français des affaires étrangères, peu avant le début de la manifestation du dimanche 11 janvier. Jamais en France ni
ailleurs, autant de dignitaires
étrangers ne s’étaient rassemblés
pour défiler, au coude-à-coude.
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mardi 27 janvier 2015
au carrousel du Louvre,
paris.
Des interventions autour
de 6 thèmes majeurs :
La défLatIon,
un pIège pour L’europe ?
L’économIe européenne
sauvée par Les pme ?
QueLLes InnovatIons
technoLogIQues pour accéLérer
La croIssance mondIaLe ?
rIsQue et confIance :
un coupLe IndIssocIabLe ?
Ce ralliement hors norme, à la
portée hautement symbolique et
dont l’organisation a été formalisée, vendredi, à l’issue du dénouement des deux prises d’otages
n’aura duré qu’une poignée de
minutes. Le temps de parcourir
un tronçon de quelques centaines
de mètres le long du boulevard
Voltaire jusqu’à la place LéonBlum, point de dispersion de ce
cortège VIP.
Etonnement et gravité
C’est dans un relatif désordre, très
loin de la stricte chorégraphie
protocolaire qui encadre habituellement les rencontres au
sommet, que les 44 chefs d’Etat et
de gouvernement présents à Paris, accompagnés de douze dirigeants d’organisations internationales et de tous les présidents
des instances européennes, se
sont mis en marche peu avant
15 h 30.
Un mélange d’étonnement et de
gravité se lisait sur les visages.
Etonnement de se retrouver là,
côte à côte, dans un tohu-bohu informel, à battre le pavé, d’ordinaire réservé à ceux qui contestent l’autorité plutôt qu’à ceux qui
l’incarnent. Etonnement de voir
dans la même procession ceux
que tout oppose : l’Israélien
Benyamin Nétanyahou et le Palestinien Mahmoud Abbas, le ministre russe des affaires étrangères,
Sergueï Lavrov, et le président
ukrainien, Petro Porochenko.
Toutefois, l’heure n’était pas à la
division, mais à l’affichage de la
solidarité. Au premier rang, de
part et d’autre de François Hollande, les dirigeants se sont symboliquement alignés pour illustrer l’étendue de la mobilisation.
De l’Afrique au Moyen-Orient, en
passant par l’Europe, et l’ensemble de la communauté internationale, représentée par l’ONU, en la
personne de Staffan de Mistura,
émissaire du secrétaire général
des Nations unies.
Au fil du parcours, l’emplacement des uns et des autres a ondulé, mais la tête du cortège avait
vocation à illustrer ce kaléidoscope planétaire, soudé autour des
autorités françaises. A la gauche de
François Hollande se trouvait la
chancelière allemande, Angela
Merkel, le président du conseil italien, Matteo Renzi, et le président
du Conseil européen, le Polonais
Donald Tusk. A la droite du chef de
l’Etat, le président malien, Ibrahim
Boubacar Keita, côtoyait Benyamin Nétanyahou, le visage fermé,
ainsi que Nicolas Sarkozy et, en
bout de ligne, David Cameron et
Mariano Rajoy, les chefs de gouvernement britannique et espagnol.
Le temps d’une journée, Paris
était la capitale du monde. Même
si les trottoirs avaient été vidés le
long du parcours des chefs d’Etat,
les riverains, agglutinés aux balcons parsemés de drapeaux tricolores, ne s’y sont pas trompés. Dès
que le cortège s’est mis en mou-
faut-IL avoIr peur
du raLentIssement chInoIs ?
L’eurasIe, Le défI russe.
Informations et inscriptions
uniquement en ligne sur
countryriskconference.com
E n p a r t E n a r i a t av E c
Polémique sur l’absence de M. Obama
Le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, a annoncé,
lundi 12 janvier, qu’il se rendrait vendredi à Paris pour discuter
avec le gouvernement français après les attaques djihadistes qui
ont fait 17 morts la semaine dernière. Cette annonce, en marge
d’un déplacement en Inde, survient alors que l’absence de Barack Obama ou de John Kerry lors du rassemblement parisien de
dimanche fait l’objet de vives critiques aux Etats-Unis. L’administration Obama était représentée par Eric Holder, le ministre sortant de la justice, dépêché à Paris pour discuter avec ses homologues européens du renforcement de la lutte antiterroriste. « Les
Etats-Unis se sont engagés aux côtés du peuple de France depuis
que [les attaques] ont eu lieu », s’est défendu M. Kerry.
« Ce qui vient
de se passer
à Paris, c’est
comme si nous
l’avions vécu
nous-mêmes »
MEHDI JOMAA
premier ministre sortant
de la Tunisie
vement, les applaudissements
ont fusé et des « vive la France »
ont résonné.
Mehdi Jomaa, le premier ministre sortant de Tunisie, qui représentait son pays dans le défilé, n’a
pas caché son émotion. « Ce qui
vient de se passer à Paris, c’est
comme si nous l’avions vécu nousmêmes. Nous savons ce que c’est
d’avoir des familles dans la peine,
une nation dans la peine », a-t-il
déclaré au Monde, alors qu’un
Tunisien, Yohav Hattab, figure
parmi les quatre victimes de la
prise d’otages de Vincennes.
Le décor était plus solennel dans
la cour de l’Elysée, où les délégations du monde entier avaient été
reçues, en fin de matinée, par
François Hollande. Pendant plus
d’une heure, le président a accueilli une à une sur le perron les
personnalités, également saluées
par Laurent Fabius. Parfois, le chef
de l’Etat a descendu quelques marches pour tomber dans les bras du
président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, ou
pour recevoir l’ancien premier
ministre Edouard Balladur.
L’Europe presque au complet
L’émotion était palpable avec la
chancelière, venue en force avec le
vice-chancelier et président du
Parti social-démocrate, Sigmar
Gabriel, et le ministre des affaires
étrangères, Frank-Walter Steinmeier. François Hollande a tenu
Angela Merkel par l’épaule pour
poser devant les photographes.
L’image empreinte de tendresse a
été aussitôt relayée sur Twitter et
associée à celle de François Mitterrand et Helmut Kohl, main
dans la main, à Verdun, en 1984.
Autre symbole, celui arboré par
le premier ministre albanais, Edi
Rama. « C’est beau ce que vous
avez dans la poche », a glissé
M. Hollande, en remarquant les
trois crayons bleu, blanc et rouge
dans la poche de la veste de
M. Rama, artiste peintre de formation. L’Europe était presque au
complet. Seuls les dirigeants de
l’Autriche, de la Lettonie et de la
Lituanie manquaient à l’appel.
Au fur et à mesure des arrivées,
des apartés se sont naturellement
improvisés dans les salons de
l’Elysée. François Hollande, Angela Merkel et Petro Porochenko
se sont brièvement entretenus de
la situation en Ukraine, alors que
l’incertitude demeure quant à l’organisation, jeudi, au Kazakhstan,
d’un sommet à quatre avec le président russe, Vladimir Poutine. De
son côté, Federica Mogherini, la
haute représentante de l’Union
européenne, a eu des échanges
avec M. Abbas et M. Nétanyahou.
L’Elysée tenait à la participation
de représentants du monde musulman, du président de l’Autorité
palestinienne au roi Abdallah de
Jordanie. La seule présence de
l’ensemble de ces dirigeants, côte à
côte, dans la cour de l’Elysée et ensuite dans les rues de Paris, est un
incontestable succès diplomatique pour François Hollande. Plusieurs dirigeants ont spontanément proposé de s’associer à la
manifestation de Paris. « C’est sans
précédent qu’autant de chefs d’Etat
décident en vingt-quatre heures de
se rendre à l’étranger pour un tel
événement », relève-t-on à l’Elysée.
Une affluence à la hauteur de
l’émotion mondiale provoquée
par les attaques terroristes en
France. Reste maintenant à faire
fructifier cette exceptionnelle mobilisation diplomatique. p
yves-michel riols
et alain salles
france | 9
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MARDI 13 JANVIER 2015
Manifestation de solidarité avec « Charlie Hebdo », le 11 janvier à Rio de Janeiro. YASUYOSHI CHIBA/AFP
Devant le consulat français, à Montréal, le 11 janvier. CHRISTINNE MUSCHI/REUTERS
Les invités embarrassants de la marche
Le cortège a accueilli des dirigeants étrangers critiqués pour leur mépris des libertés
C’
est un peu le revers
du succès diplomatique de la marche républicaine. Alors
que le rassemblement a été conçu
pour défendre la liberté d’expression après le massacre de douze
personnes à Charlie Hebdo, une
partie des chefs d’Etat et de gouvernement présents, dimanche
11 janvier, sont peu connus pour
leur respect de la liberté d’expression et de la presse. Du Gabon à la
Turquie, en passant par la Jordanie et la Russie. Cela a suscité un
malaise parmi des manifestants
venus défendre Charlie Hebdo.
« Au nom de quoi les représentants de régimes prédateurs de la
liberté de la presse viennent-ils défiler à Paris en hommage à un journal qui a toujours défendu la conception la plus haute de la liberté
d’expression ? », s’est indigné
Reporters sans frontières (RSF),
dans un communiqué.
Le premier ministre turc, Ahmet
Davutoglu, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, le président de la République gabonaise,
Ali Bongo, le roi de Jordanie, Abdallah II, le chef du gouvernement
hongrois, Viktor Orban, les ministres des affaires étrangères égyptien, Sameh Choukri, ou des Emirats arabes unies, cheikh Abdallah
Ben Zayed, faisaient partie des
personnalités présentes. Leurs
pays respectifs sont très mal placés dans le classement mondial
2014 de la liberté de la presse réalisé par RSF : sur 180 pays, l’Egypte
est 159e, la Turquie 154e, la Russie
148e, la Jordanie 141e, les Emirats
arabes unis, 118e, le Gabon 98e.
L’objectif de l’Elysée était d’apporter une réponse à la hauteur
de la menace du terrorisme en organisant cette mobilisation jamais vue de chefs d’Etat et de gouvernement. « Le président a été
clair. Compte tenu du mal mondial
que représente le terrorisme, tout
le monde était le bienvenu, tous
ceux qui sont prêts à nous aider à
combattre ce fléau, explique-t-on
à l’Elysée. Ces terroristes ont une
démarche totale. Ils se sont attaqués à la liberté de la presse, à des
policiers et ont commis des crimes
« Au nom de quoi
les représentants
de régimes
prédateurs de
la liberté de la
presse viennentils défiler à
Paris ? »
REPORTERS SANS FRONTIÈRES
antisémites. Nous ne pouvons pas
nous permettre des distinctions
entre les pays et des stigmatisations. Tous ces dirigeants ont
clairement condamné l’attaque
contre “Charlie Hebdo”. »
une vague d’arrestations massive
contre des médias de l’opposition,
en décembre 2014. La police a notamment interpellé le rédacteur
en chef de l’un des principaux quotidiens du pays, Zaman, le président de la chaîne Samanyolu.
En Russie, le pouvoir a encore
réduit l’espace laissé aux rares
médias indépendants et dénoncé
l’« ingérence étrangère » dans la
presse, alors que la crise en
Ukraine a donné lieu à une intense propagande dans les médias contrôlés par le gouvernement ou ses proches. Un projet de
loi a été adopté pour réduire le
poids des actionnaires étrangers.
Une nouvelle loi oblige les réseaux sociaux étrangers à stocker
les données de leurs utilisateurs
sur un serveur en Russie.
En Egypte, trois journalistes de
la chaîne de télévision qatarie
Al-Jazira sont emprisonnés depuis un an. Ils ont été condamnés
en juin 2014 à des peines allant de
sept à dix ans de prison, après
avoir été accusés de soutien aux
Frères musulmans. Et 46 journa-
En 2006, le Journal hebdomadaire, l’une des
rares publications indépendantes du
royaume, qui a fermé depuis, avait été violemment pris à partie pour avoir reproduit
une photo où l’on devinait les caricatures du
Prophète parues dans un journal danois.
L’intransigeance marocaine de ce dimanche pourrait ainsi être un message à vocation interne. De nombreux observateurs
ont aussi vu dans ce refus marocain l’effet
des relations diplomatiques tendues entre
Paris et Rabat, conséquence, entre autres,
du dépôt à Paris de plaintes pour torture à
l’encontre du patron du contre-espionnage
marocain, Abdellatif Hammouchi.
Le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, a bien reçu son homologue marocain dimanche matin, mais la
crise est profonde. Dans un entretien à
l’hebdomadaire Jeune Afrique, M. Mezouar
explique que sa persistance est due à l’absence de « volonté politique » de Paris. p
Dégradation en Grèce
Le Tchad, représenté à Paris par
son premier ministre Kalzeubé Pahimi Deubet, est un solide allié de
la France dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, mais son respect
de la liberté de la presse reste limité. En novembre, rapporte RSF,
le journaliste Boulga David, de la
radio privée Dja FM, a été interpellé puis passé à tabac par la
police alors qu’il interviewait des
lycéens sur la rentrée scolaire.
Au Gabon, deux hebdomadaires
d’opposition ont annoncé en septembre 2014 l’arrêt temporaire de
leur publication à la suite d’un piratage qu’ils attribuaient au gouvernement, qui a démenti. En janvier, le journaliste Jonas Moulenda a quitté le pays après avoir
été menacé par des proches du
pouvoir à la suite de la publication
d’un article qui dénonçait des crimes rituels perpétrés dans le pays.
En Europe aussi, y compris au
sein de l’Union, la situation de la
presse se dégrade en Grèce et en
Bulgarie, qui occupent la 99e et la
100e place du classement de RSF.
L’évolution de la Hongrie (64e)
reste préoccupante. Depuis qu’il
est au pouvoir en Hongrie, Viktor
Orban, président du Fidesz, parti
ultraconservateur et populiste,
est particulièrement critiqué pour
ses attaques envers la presse et
l’indépendance des médias. Il se livre à une épreuve de force avec la
principale chaîne commerciale,
RTL, propriété de Bertelsmann. p
charlotte bozonnet
service international
Arrestations en Turquie
La situation de la presse en Turquie se dégrade. En 2014, c’est l’un
des pays où le plus grand nombre
de journalistes ont subi des agressions, selon RSF. Le président
Recep Tayyip Erdogan a justifié
Le Maroc, absent du cortège, dénonce des caricatures « insultantes »
ce fut l’unique voix discordante. De
tous les pays ayant annoncé leur présence à
Paris ce 11 janvier, le Maroc est le seul à ne
pas avoir participé à la marche républicaine. Le ministre des affaires étrangères,
Salaheddine Mezouar, a refusé de prendre
part au défilé, invoquant « la présence de
caricatures blasphématoires du Prophète »,
a expliqué l’ambassade du Maroc dans un
communiqué diffusé dimanche soir.
D’autres responsables de pays musulmans,
dont le premier ministre de Tunisie, le roi
de Jordanie, ou encore le président de
l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas,
faisaient pourtant partie du cortège.
M. Mezouar avait bien fait le déplacement jusqu’à l’Elysée ce dimanche pour
dire sa solidarité et présenter les condoléances du Maroc. Selon une source diplomatique marocaine, citée par l’AFP, il avait
« l’intention de prendre part à la marche ».
Dès samedi, les autorités du royaume
avaient mis comme condition à leur partici-
L’
franceinter.fr
pation l’absence de caricatures de Mahomet dans le cortège. « Ce genre de caricatures insultantes pour le Prophète ne contribue
pas à instaurer un climat de confiance,
sain », avait souligné une source marocaine.
Il y a quelques jours, le ministre de la communication, Moustapha El-Khalfi, avait prévenu que les journaux étrangers qui publieraient des caricatures en hommage aux
victimes de Charlie Hebdo seraient interdits
de distribution dans le royaume.
Message à vocation interne
Aucune caricature, pourtant, n’était visible
ce 11 janvier dans le cortège des chefs d’Etat
et de gouvernement réunis autour de François Hollande. Mais « la marche est une
même si pour des besoins de sécurité, elle est
cloisonnée », a répondu une source officielle marocaine interrogée par Le Monde.
Au Maroc, pays classé 136e sur 180 pour la
liberté de la presse en 2014 selon Reporters
sans frontières, le sujet est sensible.
national
à la loupe
listes locaux et étrangers ont été
arrêtés sous prétexte de proximité avec les Frères musulmans
ou d’« atteinte à l’unité nationale » en Egypte, selon RSF.
La Jordanie est, elle aussi, coutumière des arrestations de journalistes jugés dissidents. En juin, les
autorités du pays ont arrêté des
journalistes et fermé une chaîne
de l’opposition irakienne basée à
Amman. Aux Emirats arabes unis,
un militant vient d’être condamné à trois ans de prison pour
un tweet sur la torture en prison.
RASS EMBLEMEN TS
Des manifestations
nombreuses et suivies à
travers le monde
Marseillaise à Madrid, drapeaux français à Londres, pancartes « We are Charlie » à
Washington : des dizaines de
milliers de personnes dans le
monde ont exprimé, dimanche 11 janvier, leur solidarité
avec la France et ont manifesté leur attachement à la liberté d’expression. Quelque
25 000 personnes ont marché
à Montréal. Plusieurs milliers
étaient rassemblées à
Washington et plusieurs centaines à Los Angeles. A Bruxelles, quelque 20 000 personnes ont défilé. A Berlin, 18 000
avaient fait le déplacement. A
Londres, environ 2 000 personnes se sont réunies sur
Trafalgar Square. A Rome, un
millier de personnes se sont
rassemblées, et autant à Milan. A Luxembourg, elles
étaient environ 2 000. Hors
Europe, 500 personnes ont
participé à une cérémonie organisée à Jérusalem. Elles
étaient autant à Beyrouth. En
Afrique, 300 personnes ont
manifesté à Bujumbura, capitale burundaise, et 500 à Abidjan, en Côte d’Ivoire. – (AFP.)
ALLEMAGN E
Attaque contre un
journal ayant publié des
caricatures de Mahomet
Un quotidien allemand de
Hambourg, qui avait publié
des caricatures de Mahomet, a
été la cible d’une attaque,
dans la nuit du samedi 11 au
dimanche 12 janvier. Un engin
incendiaire a causé un début
d’incendie dans les locaux du
Hamburger Morgenpost, sans
faire de blessés. La police, qui
a arrêté deux suspects, se refusait dimanche à faire un
lien avec les événements de
Paris. Le tabloïd, qui tire à
91 000 exemplaires, avait publié des caricatures de Charlie
Hebdo en « une », après l’attaque dont l’hebdomadaire satirique français a été victime.
A Bruxelles, le siège du quotidien belge Le Soir a été évacué dimanche après-midi
après des menaces, finalement sans objet. – (AFP.)
nicolas un jour dans le monde
demorand du lundi au vendredi 18h20
avec les chroniques
d’Arnaud Leparmentier et Alain Frachon
10 | france
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Angela Merkel et François Hollande, le 11 janvier, à l’Elysée. DOMINIQUE FAGET / AFP
Place de la Nation, à Paris, le 11 janvier. OLIVIER LABAN-MATTEI/M.Y.O.P POUR « LE MONDE »
Pour la France, un impossible tournant stratégique
Paris se dirige vers un renforcement de ses opérations extérieures, sans rupture ni changement de cap
L
a France va-t-elle changer
de stratégie en Afrique et
au Moyen-Orient face à la
menace djihadiste ? Vat-on assister, comme l’ont fait les
Etats-Unis après le 11-Septembre, à
un engagement tous azimuts dans
la « guerre contre le terrorisme »
ou, au contraire, à un retrait destiné à préserver la France de représailles ? Ce sont ses dernières opérations militaires au Sahel puis en
Irak qui ont fait de la France une cible prioritaire de la galaxie djihadiste terroriste. Or, au lendemain
des attentats qui ont tué 17 personnes à Paris, c’est un renforcement
de ces deux engagements extérieurs qui est d’actualité.
L’effort actuel – déjà conséquent
– pour combattre le djihadisme en
Afrique ou au Moyen-Orient ne
faiblira pas, a confirmé Laurent Fabius, dimanche 11 janvier, sur Europe 1. « Certains pourraient être
tentés de dire : “On va se replier sur
nous-mêmes, on ne va s’occuper de
rien du tout et, comme ça, on sera
protégés.” C’est une erreur totale, a
« On sait où est
l’ennemi. On se
prépare pour
monter sur
Madama [Niger] »
UNE SOURCE MILITAIRE
FRANÇAISE
estimé le ministre des affaires
étrangères. Les terroristes ne sont
pas loin de chez nous, et ce n’est pas
parce qu’on serait repliés sur nousmêmes qu’ils cesseraient de venir
chez nous. »
Les décisions ont été prises avant
les attentats de Paris : ce n’est pas
encore officiel, mais le ministère
de la défense va accroître les
moyens des missions extérieures
menées en ce moment par l’armée : au Sahel d’abord, dans l’opération antiterroriste « Barkhane »
contre Al-Qaida et ses affidés ; au
Moyen-Orient ensuite, dans l’opération « Chammal » lancée le
19 septembre 2014 contre l’Etat islamique (EI) en Irak, la France étant
sur ce front plus modestement investie dans la coalition internationale menée par les Etats-Unis.
Au Sahel, la France est moteur
depuis l’opération « Serval », lancée au Mali le 11 janvier 2013, suivie
du
dispositif
régional
« Barkhane », 3 500 soldats, dont
des forces spéciales, déployés de la
Mauritanie au Tchad. C’est ce front
qui reste prioritaire. Et l’état-major
est prêt à renforcer significativement les moyens d’attaque de la
force. L’opération « Barkhane »
disposait d’une vingtaine d’hélicoptères sur la zone. Dix autres appareils de l’aviation légère de l’armée de terre vont bientôt les rejoindre. En vue : de possibles raids
jusqu’en Libye, à partir de la nouvelle base avancée de Madama, au
Niger. « On sait où est l’ennemi. On
se prépare tous pour monter sur
Madama », résume une source
militaire.
Au Moyen-Orient, l’engagement
français reste limité pour des raisons de moyens, mais aussi de
choix. « En Irak, nous avons décidé
d’intervenir dans les airs, pas au sol
parce que ce n’est pas du tout notre
rôle, a expliqué Laurent Fabius.
Nous aidons le gouvernement irakien, et nous disons : “Il faut que
vous vous aidiez vous-mêmes en
ayant une attitude inclusive.” L’une
des raisons pour lesquelles Daech
[acronyme arabe de l’Etat islamique] a tellement vite pénétré en
Irak, c’est qu’une partie de la population, en l’occurrence sunnite, était
maltraitée par les chiites. Donc il
faut que le gouvernement [ait] une
action inclusive, ils le [font], nous
les soutenons. »
« Solution politique »
Après avoir décidé l’envoi d’avions
de chasse supplémentaires en Jordanie au mois de décembre 2014,
pour soulager les pilotes français
obligés à d’incessants allers-retours depuis leur base d’Al-Dhafra,
aux Emirats arabes unis, le président de la République doit annoncer l’envoi du porte-avions Charles-de-Gaulle, en renfort, mercredi
14 janvier, à l’occasion des traditionnels vœux aux armées qui seront prononcés à Toulon. La rumeur l’annonçait dans le Golfe,
mais le navire et ses chasseurs, accompagné comme toujours de ses
frégates et de son sous-marin d’attaque, va se positionner dans
Paris réclame une
stratégie pour
remplacer Assad,
considéré comme
une source
majeure
du problème
djihadiste
l’océan Indien. Mercredi, aussi, le
Parlement votera sur la poursuite
des frappes, quatre mois après le
début de l’opération « Chammal »,
comme le veut la Constitution.
Cependant, il n’est pas question,
dans l’immédiat du moins, d’un
changement de ligne. La France
frappe en Irak mais n’intervient
pas en Syrie, où la situation politique est beaucoup moins claire et la
légalité d’une action militaire contre l’Etat islamique moins évidente. Paris ne veut pas risquer de
soutenir Bachar Al-Assad, tenu
pour responsable de la mort de
200 000 de ses concitoyens et de
l’exil de 4 millions d’autres.
Depuis le début de l’engagement
américain en Syrie, épaulé par quatre pays arabes (Arabie saoudite,
Bahreïn, Emirats arabes unis et
Jordanie), Paris demande que la
coalition anti-EI mette au point
une stratégie pour remplacer Bachar Al-Assad, considéré comme
une source majeure du problème
djihadiste, à cause de sa répression
des sunnites, mais aussi de son jeu
ambigu envers les groupes terroristes. Là aussi, un retournement
est à exclure, même si la ligne dure
de Paris est de plus en plus isolée.
M. Fabius continue de plaider pour
une « solution politique » mêlant
« l’opposition modérée » et « certains éléments du régime » pour
éviter un écroulement de l’Etat
comme en Irak après l’invasion
américaine de 2003. Moscou, qui
s’est rangé du côté de Damas, travaille à une réunion diplomatique
à la fin du mois, sous l’œil sceptique des Occidentaux…
Quant à opérer un grand troc
avec l’Iran, principal soutien de Bachar Al-Assad, il y a un fossé que M.
Fabius ne saurait franchir, pas plus
que l’allié américain : « On ne peut
pas tout globaliser et dire [à Téhéran] : “Je t’échange une paix très hypothétique en Syrie contre le fait
que tu auras l’arme nucléaire.” »
Enfin, au Yémen, fief d’Al-Qaida
dans la péninsule Arabique
(AQPA), l’organisation qui aurait
inspiré et financé les frères Kouachi dans leur équipée meurtrière,
la France n’a tout simplement pas
les moyens ni le renseignement
pour se lancer dans une nouvelle
guerre. La stratégie américaine
qui consiste à user massivement
de frappes de drones et à former
les forces spéciales yéménites
n’est d’ailleurs pas parvenue à affaiblir la principale filiale d’AlQaida dans le monde. p
christophe ayad
et nathalie guibert
LES DATES
11 JANVIER 2013
La France lance l’opération militaire « Serval » au Mali. Elle
stoppe une offensive coordonnée des groupes djihadistes qui
tenaient les grandes villes maliennes du nord du pays et descendaient vers la capitale, Bamako. La force sera portée
jusqu’à 4 500 soldats.
1ER AOÛT 2014
L’opération « Serval » se transforme en « Barkhane », une opération régionale antiterroriste
couvrant cinq pays, dans lesquels des bases avancées sont
installées : Mauritanie, Mali,
Niger, Tchad, Burkina-Faso.
Aujourd’hui, 3 500 militaires sont
engagés. Le bilan officiel fait état
de 200 djihadistes tués en 2014.
19 SEPTEMBRE 2014
Menant de premières frappes aériennes en Irak, la France se joint
avec son opération « Chammal »
à la coalition internationale menée par les Etats-Unis contre
l’Etat islamique, en Irak et en Syrie ; 900 soldats sont engagés.
Les avions sont basés en Jordanie et aux Emirats arabes unis.
Laurent Fabius : « Il faut d’abord avoir une réflexion sur les causes » des attaques
ENTRETIEN
D
imanche 11 janvier, « Le
Grand Rendez-Vous »
Europe 1 avec Le Monde
et i-Télé recevait Laurent Fabius,
ministre des affaires étrangères.
Peut-on comparer les événements à ce qu’il s’est passé
aux Etats-Unis le 11 septembre 2001 ?
On ne va pas faire des comparaisons macabres en termes de nombre de morts. Mais c’est vrai qu’il y
a eu une onde de choc en France
et dans le monde comme il y eut
une onde de choc pour les Américains et à travers le monde.
Vous vous souvenez probablement tous de ce que vous faisiez
au moment du 11-Septembre. De
même, on se souviendra tous de
ce qu’on faisait au moment de ces
attaques terroristes.
Pour ce qui concerne les conséquences qu’on doit en tirer, il faut
d’abord avoir une réflexion sur
les causes de tout cela. On ne le répétera jamais assez, ça n’a rien à
voir avec l’islam, utilisé comme
un prétexte par ces héros de pacotille. Vous avez des éléments d’explications sociaux, idéologiques
et internationaux. Vous avez des
conflits non résolus, je pense notamment aux conflits israélo-palestiniens, qui sont des sources
d’inspiration.
Les attentats de Paris n’ont rien
à voir avec cela. Un des terroristes est passé par le Yémen…
Et vous avez des zones de chaos
qui sont des lieux de formation,
que ce soit le Yémen, la Syrie, la Libye, l’Irak, certains pays d’Afrique.
La Syrie en fait partie. Entre Bachar Al-Assad et Daech (acro-
nyme arabe de l’Etat islamique), quel est l’ennemi le plus
redoutable pour la France ?
Si on pose la question ainsi, et si
on répond en disant : « Il vaut
mieux Bachar que Daech, parce
que Daech, c’est l’horreur », vous
êtes sûr qu’ils vont s’épauler, se légitimer les uns les autres.
Mais Assad lutte contre le fondamentalisme pour le moment.
Vous savez qui a libéré les prisons qui ont donné naissance au
terrorisme ? C’est monsieur Bachar Al-Assad.
Depuis trois ans, on croit qu’on
va faire partir Bachar Al-Assad,
et Daech s’est renforcé. Ne
faut-il pas évoluer ?
Il faut trouver une solution politique. Celle-ci sera évidemment
avec certains éléments du régime,
parce que nous ne voulons pas
« Il y a eu une
onde de choc
en France et dans
le monde comme
il y eut une onde
de choc lors du
11-Septembre »
que les piliers de l’Etat s’écroulent,
ça donnerait l’Irak, et il faut que ce
soit aussi avec l’opposition, l’opposition modérée.
Les Russes sont en train de travailler en ce sens, nous essayons
de travailler en ce sens. Mais dire
que de toute éternité, M. Bachar
Al-Assad sera le président de son
peuple, alors qu’il a été à l’origine
de la mort de 220 000 Syriens, ne
peut pas être l’avenir de ce pays.
L’Iran ne doit-il pas être remis
dans le jeu ?
Bien sûr, il faut essayer d’intégrer
l’Iran dans un processus de solution. Mais ça ne veut pas dire qu’il
faut être pour autant laxiste en ce
qui concerne l’accès de l’Iran à la
bombe atomique.
Ce sont deux problèmes différents. Nous discutons avec les Iraniens, bien sûr, sur le plan général,
et nous voyons ce qui est fait en
Irak. Nous constatons aussi qu’ils
interviennent en Syrie puissamment, puisqu’il y a deux pays qui
soutiennent le régime, qui sont la
Russie et l’Iran. Mais en même
temps, nous traitons des affaires
nucléaires.
Vous parlez d’ajustements.
Ne faut-il pas faire des renversements d’alliance ? Il n’y a
pas de révolutions d’alliances
à faire, par exemple avec l’Iran,
la Russie ?
Il y a des ajustements à faire et
nous sommes ouverts. La France
est une puissance de paix et de sécurité. Mais on ne peut pas tout
globaliser et dire : « Je t’échange
une paix très hypothétique en Syrie
contre le fait que tu auras l’arme
nucléaire. »
La clé n’est-elle pas à Moscou ?
Une des clés est notamment à
Moscou. C’est l’une des raisons
pour lesquelles la France est un
des pays qui a le dialogue le plus
constant avec les Russes. p
propos recueillis par
michaël darmon,
jean-pierre elkabbach
et arnaud leparmentier
« Le Grand Rendez-Vous »
avec « Le Monde » est diffusé
chaque dimanche de 10 heures
à 11 heures sur Europe 1 et i-Télé.
france | 11
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Benyamin
Nétanyahou,
premier ministre
israélien, lors
de la cérémonie
à la Grande
Synagogue
de Paris,
le 11 janvier..
MATTHIEU ALEXANDRE/AP
La visite très politique de M. Nétanyahou à Paris
En campagne électorale, le dirigeant israélien s’oppose à M. Hollande sur l’émigration des juifs français
jérusalem - correspondant
B
ibi, Bibi ! » C’est en invité
de prestige que le premier ministre israélien,
Benyamin Nétanyahou,
est monté, dimanche 11 janvier, à la
tribune de la Grande Synagogue
de Paris pour honorer la mémoire
des quatre victimes du supermarché cacher de la porte de Vincennes. Le chef du gouvernement a
fait valoir auprès des juifs français
qu’ils avaient le droit « de vivre en
sécurité » dans « chaque endroit »
où ils le « choisiraient », « en particulier en France ». Saluant « la position très ferme » et la « détermination » du gouvernement français
« contre le nouvel antisémitisme et
le terrorisme », il a répété une invitation classique des responsables
de son pays : « Israël aura toujours
les bras grands ouverts pour vous. »
Peu avant son discours, le président français, François Hollande,
et son premier ministre, Manuel
Valls, s’étaient éclipsés. La veille,
M. Nétanyahou avait irrité ses hô-
tes en déclarant, de Jérusalem, à
l’attention des « juifs de France et
d’Europe » que « l’État d’Israël est
votre maison ». Cinglant, Manuel
Valls lui avait répondu : « La
France sans les juifs de France n’est
plus la France. » Les responsables
communautaires ont eux aussi
refusé toute capitulation face au
terrorisme. Les juifs doivent
« choisir avec leur cœur » et « pas
parce qu’ils ont peur », a souligné
Joël Mergui, le président du Consistoire, dans un discours magistral à la Grande Synagogue.
Vague inédite
Le président français se serait bien
passé de cette nouvelle offensive
israélienne auprès de la communauté juive de France, alors même
que des millions de personnes
marchaient pour l’unité de la nation. Selon une information révélée par la deuxième chaîne israélienne et le quotidien Haaretz,
François Hollande ne souhaitait
pas que M. Nétanyahou participe à
la marche. Jacques Audibert, le
conseiller à la sécurité nationale
de l’Elysée, aurait transmis ce message à son homologue israélien,
Yossi Cohen. La même demande
aurait été adressée au président
palestinien Mahmoud Abbas.
L’Elysée dément et dit avoir
plaidé pour une représentation
équilibrée des deux parties dans le
conflit israélo-palestinien. Pourtant, plusieurs sources diplomatiques confirment que la venue de
M. Nétanyahou n’était pas vue
d’un bon œil. La crainte était
grande que les cérémonies de dimanche fassent l’objet d’une récupération politique à l’approche des
législatives israéliennes, avec de
nouveaux appels à l’aliya (« la montée »), dans un contexte tendu.
La presse israélienne, elle, n’a
pas manqué de railler les calculs
politiciens à l’œuvre dans la composition de la délégation israélienne. « La campagne s’exporte à
Paris pour un week-end », soupirait un haut fonctionnaire israélien. Samedi, M. Nétanyahou annonçait qu’il ne viendrait à Paris
La presse
n’a pas manqué
de railler les
calculs politiciens
à l’œuvre dans
la composition
de la délégation
israélienne
que mardi, pour des raisons de sécurité, tandis que M. Abbas invoquait des conditions météorologiques défavorables pour excuser
son absence. Mais les ministres israéliens Avigdor Lieberman (affaires étrangères) et Naftali Bennett
(économie et diaspora) ont alors
annoncé leur venue à Paris.
Alors que les législatives, prévues le 17 mars, approchent à
grand pas, M. Nétanyahou ne pouvait laisser ses deux principaux
concurrents occuper seuls le terrain auprès de la diaspora, thème
de prédilection de la droite. Il a finalement décidé de faire le déplacement, imité par le président Abbas. Dimanche, les deux hommes
ont pris soin de ne pas se croiser et
se sont placés en tête de cortège, à
quelques mètres l’un de l’autre.
En novembre 2012, François
Hollande avait peu apprécié le discours prononcé par M. Nétanyahou, alors en pleine campagne législative, lors des commémorations de la tuerie à l’école juive de
Toulouse. Dès samedi, le chef du
gouvernement a annoncé la formation d’un comité interministériel pour encourager l’aliya des
juifs français. L’accueil des juifs
du monde entier en Israël « est le
principe même du sionisme », souligne à Jérusalem Avi Zana, directeur d’AMI, organisme aidant les
candidats français au départ.
La France est devenue ces dernières années un objectif stratégique.
L’Agence juive a enregistré en 2014
un chiffre sans précédent d’arrivées de juifs français : 7 000 personnes, soit une augmentation de
130 % par rapport à 2013. Après la
tuerie de Vincennes, tous les observateurs s’attendent à une vague inédite en 2015 parmi la première communauté juive d’Europe (500 000 à 600 000 membres). « Sur la base des dossiers
ouverts et des procédures déjà engagées, nos prévisions pour 2015
s’établissent entre 8 000 et 9 000
personnes. Ces chiffres exceptionnels traduisent une lame de fond »,
souligne le porte-parole de
l’Agence juive, Yigal Palmor.
Avant de repartir vers son pays,
M. Nétanyahou devait se rendre
lundi 12 janvier, à midi, sur les
lieux de la prise d’otages de Vincennes. Les victimes seront inhumées en Israël. Cette proposition
a été faite aux familles par le ministre des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, selon un diplomate israélien. C’est au grand cimetière de Jérusalem qu’aura lieu
la cérémonie mardi, à midi, en
présence des principaux responsables politiques du pays. p
piotr smolar et hélène sallon
Les pays arabes réaffirment leur appui à la coalition anti-EI
A l’exception de l’Arabie saoudite, les pétromonarchies et la Jordanie étaient représentées dans le défilé, en dépit de leur aversion pour « Charlie Hebdo »
beyrouth - correspondant
E
n dépit de leur répugnance
à défendre un titre comme
Charlie Hebdo, les monarchies du golfe Arabo-Persique, bastion d’un islam rigoriste, étaient
bel et bien représentées dans le défilé du boulevard Voltaire, dimanche 11 janvier. Outre le ministre des
affaires étrangères des Emirats
arabes unis, le cheikh Abdallah
Ben Zayed Al-Nahyane, membre
de la famille régnante d’Abou
Dhabi, deux autres émissaires de
la péninsule Arabique ont battu le
pavé parisien : le cheikh Mohamed Ben Hamed Al-Thani, frère de
l’émir du Qatar, et Abdallah Ben
Hamad Al-Khalifa, membre de la
dynastie royale de Bahreïn. Leur
présence s’ajoutait à celle, très re-
marquée, du roi Abdallah de Jordanie, gardien des lieux saints musulmans de Jérusalem, et de son
épouse Rania, les plus hauts dignitaires arabes à avoir fait le voyage.
La décision de ces Etats de surmonter leur aversion pour l’humour sacrilège de l’ex-bande à
Charb en dit long sur leur inquiétude face à la menace djihadiste.
Au-delà d’une manifestation de
solidarité naturelle avec l’allié
français, leur venue à Paris s’apparente à une réaffirmation de la
coalition anti-Etat islamique (EI),
formée mi-septembre dans la foulée de la razzia djihadiste sur le
nord de l’Irak.
« Tous ces pays sont confrontés
aux dangers de l’islam radical, décrypte Marwan Shehadeh, un analyste politique jordanien. Ils ont be-
« Ils ont tous
besoin que
la communauté
internationale
serre les rangs
autour d’eux »
MARWAN SHEHADEH
analyste politique jordanien
soin que la communauté internationale serre les rangs autour
d’eux. » « Il faut voir dans cette manifestation un message d’unité, religieuse, culturelle et civilisationnelle, face au terrorisme et à l’extrémisme », assure Abdelkhaleq Abdallah, un politologue émirati.
La Jordanie, dont le territoire
borde les frontières du « califat »
décrété par Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’EI, a participé à
plusieurs missions de reconnaissance et de bombardement contre les positions de cette organisation en Syrie. Fin décembre 2014,
un pilote jordanien a été capturé
par des combattants djihadistes
après que son avion se fut écrasé
près de Raqqa, le quartier général
des hommes au drapeau noir.
Bien que moins exposés géographiquement, les Emirats ont également contribué aux opérations
aériennes en Syrie.
Le monarque hachémite et le
chef de la diplomatie émiratie
avaient d’autant plus à cœur de se
joindre à la manifestation que la
France participe à leur système de
défense. Paris dispose d’une base
aéronavale à Abou Dhabi, d’où décollent les neuf Rafale impliqués
dans les frappes contre l’Etat islamique en Irak. Fin novembre 2014,
la France a renforcé ce dispositif en
déployant trois chasseurs bombardiers supplémentaires – des
Mirage – sur le sol jordanien.
Le déplacement à Paris d’un représentant qatari s’explique par le
souci de l’émirat de tordre le cou
aux accusations qui le présentent
rituellement comme un financier
caché du djihadisme. Au moment
où les pressions de ses voisins du
Golfe l’obligent à renoncer à ses
ambitions au Proche-Orient, Doha
a tout intérêt à conserver l’oreille
de la France, son principal point
d’appui en Europe.
La logique des alliances aurait
voulu que l’Arabie saoudite, très
engagée dans la coalition anti-EI,
soit représentée dans le défilé parisien. Riyad, chef de file des puissances arabo-sunnites, voit d’un
très mauvais œil les prétentions
du « calife Ibrahim » (le titre que
s’est attribué Al-Baghdadi) à incarner l’oumma, la communauté
des croyants.
Mais les dirigeants saoudiens savent qu’un tel geste aurait été
perçu chez eux comme un reniement des principes ultrapuritains
sur lesquels leur pouvoir est fondé.
Vendredi, alors que des Français
étaient déjà dans la rue pour défendre la liberté d’expression, Raëf
Badawi, un bloggeur libéral saoudien accusé d’insultes à l’islam,
était fouetté en public, à Jeddah. p
benjamin barthe
12 | les rassemblements du 11 janvier
Place de la République,
dimanche 11 janvier.
KENZO TRIBOUILLARD/AFP
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MARDI 13 JANVIER 2015
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MARDI 13 JANVIER 2015
les rassemblements du 11 janvier | 13
14 | france
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MARDI 13 JANVIER 2015
La tentation d’un « Patriot Act » à la française
Une réunion s’est tenue lundi à l’Elysée, alors que des voix réclament des moyens accrus contre le terrorisme
suite de la première page
Le rôle du juge est marginalisé :
c’est la guerre. Avec le Patriot Act,
instauré par l’ordonnance du
13 novembre 2001, des commissions militaires deviennent des
juridictions, et malgré la résistance de la Cour suprême, transgressent ouvertement le droit international. Les prisonniers de
Guantanamo sont retenus et torturés à Cuba au seul gré des services américains, en marge de toutes les garanties minimales du
droit américain ; l’ombre de ce
droit d’exception est portée jusqu’en Europe, qui accepte d’accueillir des centres « d’interrogatoire » clandestins. La NSA, au
nom de l’antiterrorisme, met en
place un gigantesque réseau d’espionnage, qui s’étend jusqu’au téléphone d’Angela Merkel. Le Patriot Act, voté théoriquement
pour quatre ans, a été prolongée
deux fois, jusqu’en 2015.
En France, le gouvernement a
déjà fait adopter la loi du 13 novembre 2014, qui prévoit l’interdiction de sortie du territoire des
suspects candidats au djihad, et
créé un délit d’« entreprise terroriste individuelle ». Les décrets
d’application ne sont pas tous signés, mais il est clair que le nouveau texte n’empêche en rien les
départs pour la Syrie et ne répond pas aux caractéristiques de
la tuerie de Paris. Ce deuxième
texte antiterroriste depuis le début du quinquennat – après une
première loi défendue par Manuel Valls lui-même, lorsqu’il
était ministre de l’intérieur – est
le quinzième depuis 1986.
« Une faille »
Le premier ministre a indiqué le
9 janvier qu’il « sera sans doute
nécessaire de prendre de nouvelles
mesures », mais qu’« on ne va pas
bâtir une législation dans la précipitation ». La pression est cependant forte pour aller plus loin. En
témoigne l’analyse, dimanche
11 janvier au « Grand Rendezvous » Europe 1 - i-Télé - Le Monde,
de Bernard Squarcini, directeur
central du renseignement intérieur (DCRI, devenue DGSI) de
Eric Holder, le ministre de la justice américain, et Bernard Cazeneuve, le ministre français de l’intérieur, dimanche. PETER DEJONG/AFP
2008 à 2012, avant d’être limogé
par la gauche.
Il assure que les Français, sur
un renseignement américain,
ont bien écouté l’un des frères
Kouachi. « Mais ça ne donnait
rien, et ensuite intervient le gros
dispositif juridique qui existe en
France : le président de la Commission nationale de contrôle des
interceptions de sécurité (CNCIS)
vous dit de vous arrêter parce que
l’objectif que vous avez demandé
dans cette écoute n’apparaît pas
Valls veut « améliorer » les écoutes
Le premier ministre Manuel Valls a dit, lundi 12 janvier, vouloir
« améliorer » le système d’écoutes administratives et judiciaires.
« Il faudra donner le plus vite possible encore davantage de moyens
aux services », a-t-il indiqué sur RMC et BFMTV, estimant qu’il y
avait « sans doute des problèmes juridiques » à régler. Il entend
aussi généraliser l’isolement en prison des détenus islamistes radicaux, « avec discernement et intelligence ». Il estime enfin que le
Parlement votera une commission d’enquête sur les attentats.
ou n’est pas actif. » Pour le préfet,
« c’est une faille du dispositif
dans son ensemble. Le service de
renseignement ne peut travailler
qu’avec la boîte à outils qu’on lui
fournit. Si vous devez réparer une
403, ça va, si vous devez réparer
une BMW, il faut peut-être changer de boîte à outils ».
« Elever le débat »
L’image est forte, mais dissimule
l’essentiel. La CNCIS n’est chargée
que des écoutes non-judiciaires,
et il existe une multitude de dérivations pour l’antiterrorisme. La
Commission, une petite structure
créée en 1991 après la pénible affaire des écoutes de l’Elysée, n’est
composée que de trois magistrats,
d’une
secrétaire-comptable,
d’une assistante et d’un chauffeur.
La procédure est effectivement
lourde : la Commission donne un
avis, le premier ministre prend la
décision, et c’est un tiers, le Grou-
pement interministériel de contrôle (GIC), qui l’exécute.
Mais l’essentiel de l’antiterrorisme s’appuie sur la loi du 23 janvier 2006, qui contourne la CNCIS.
Une « personnalité qualifiée » – un
policier – donne l’autorisation de
recueillir les données de connexion, principaux outils des enquêteurs. Son rôle a été prolongé
par la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013 et ses
compétences élargies : elle dépend, assez formellement, du premier ministre et est compétente
pour le terrorisme mais aussi pour
la criminalité organisée ou la sauvegarde du potentiel économique,
et la loi autorise la géolocalisation
en temps réel.
« On est dans le domaine du terrorisme, insiste Bernard Squarcini, il faut savoir élever le débat et
créer des régimes un peu dérogatoires ». Il réclame « une loi-cadre » et estime que le pays a perdu
Une loi sur
le renseignement
devrait être
examinée
avant la fin
du quinquennat
« deux ans et demi » (depuis le départ de Nicolas Sarkozy). Au contraire, « il n’y pas de vrais trous à
combler, assure un magistrat antiterroriste. On a tous les outils, les
attentats de 1995 ont donné lieu à
l’association de malfaiteur terroriste ; ceux de 2001 permis de s’armer contre le financement du terrorisme et l’affaire Merah à viser
les individus hors du sol français ».
Il est cependant incontestable
qu’il faut nettoyer le dispositif légal. Une loi sur le renseignement
est dans les cartons et devrait être
examinée avant la fin du quinquennat. Deux voies sont ouvertes : un Patriot Act ou un texte qui
donne certes de larges moyens à la
lutte antiterroriste, mais avec un
contrôle en proportion.
Il était question, jusqu’à la semaine dernière, de transformer la
CNCIS en Haute Autorité, chargée
du contrôle des interceptions, des
données de connexion et de la
géolocalisation. Avec une procédure rapide, mais sur le principe
sagement établi par la loi de 1991 :
un avis d’une autorité indépendante, une décision de l’exécutif,
une exécution par un tiers. « Pour
qu’on ne puisse abuser du pouvoir,
disait Montesquieu, il faut que,
par la disposition des choses, le
pouvoir arrête le pouvoir. » La
IVe République, avec la guerre d’Algérie, n’en a pas tenu compte, elle
en est morte. p
jacques follorou
et franck johannès
Mobilisation pour accroître la coopération entre pays européens
Les ministres de l’intérieur de onze Etats de l’UE ainsi que des représentants américains et canadiens se sont réunis à Paris dimanche 11 janvier
A
défaut de rassurer totalement l’opinion quant à la
possibilité d’éviter des attaques terroristes comme celles
que vient de connaître la France,
les responsables européens veulent lui démontrer que la coopération entre les pays de l’Union est
optimale. Et, si tel n’est pas le cas,
qu’il faut l’accroître. Comme après
les attentats de 2001 aux EtatsUnis et ceux qui ont suivi en Europe – Madrid en 2004 et Londres
en 2005 –, les pouvoirs organisent
donc une mobilisation d’urgence.
Dimanche 11 janvier, à Paris, une
réunion a rassemblé Place Beauvau onze ministres européens de
l’intérieur (dont ceux de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de
l’Italie et de l’Espagne) ainsi que
des responsables américains et
canadiens venus témoigner de
leur soutien à la France. La ren-
contre de ce groupe informel
d’échange avait d’abord une portée symbolique. Elle a permis à
Bernard Cazeneuve d’évoquer son
« immense gratitude » pour « l’extrême réconfort » que les pays présents ont prodigué à leur alliée.
Au-delà, le ministre a prôné une
approche « globale et opérationnelle » pour affronter diverses
questions. Celles des combattants
étrangers et des filières, d’abord.
Paris demande des contrôles approfondis lors du franchissement
des frontières extérieures de l’espace Schengen. Des modifications du code qui régit cet espace
sans passeport et une consultation étendue du système d’information Schengen, manifestement sous-utilisé par de nombreux pays, ont déjà été envisagées. Il conviendrait désormais de
les entériner.
Problème : la Commission européenne est généralement très
prudente quant à toute remise en
cause des règles de la libre circulation. Ses récentes déclarations le
confirment : après le président
Jean-Claude Juncker, qui a rejeté
toute mesure prise dans l’urgence, le commissaire aux affaires intérieures, Dimitris Avramopoulos, dit vouloir analyser les attentats de Paris avant « d’éventuelles actions ».
« Contre-discours »
Autre priorité de la France, soutenue par tous les signataires du
communiqué de dimanche : l’instauration rapide d’un « PNR européen », passenger name record, un
système d’échange d’informations entre Etats membres sur les
passagers aériens comme celui
dont disposent les Etats-Unis. Un
outil d’une « utilité irremplaçable », jugent les ministres.
Mais, dans ce cas, c’est le Parlement européen, colégislateur, qu’il
faudra convaincre. La commission
des libertés civiles de l’Assemblée
bloque actuellement ce projet par
crainte d’une menace pour les libertés individuelles. Le sujet sera à
l’ordre du jour du débat d’urgence
qui a lieu à Strasbourg à partir du
lundi 12 janvier et l’issue de la discussion dépendra d’un éventuel revirement du groupe social-démocrate. Les eurodéputés les plus réticents exigent l’adoption, en parallèle, d’une directive générale sur la
protection des données personnelles, bloquée, elle, depuis trois ans.
Autre champ d’action : la lutte
contre la propagande terroriste
qui circule et mobilise sur Internet, jusqu’à entraîner l’autoradicalisation de certains jeunes. Les
ministres espèrent que des sites
faisant l’apologie de la violence
pourront être signalés et supprimés. Un dialogue a certes été engagé avec les grands opérateurs
du Web, mais, à ce stade, il n’a pas
donné de véritables résultats.
Les responsables occidentaux
expriment par ailleurs leur soutien à divers projets, dont l’élaboration d’un « contre-discours »
censé contrer la propagande des
groupes radicaux. La Belgique
constituera quant à elle une
équipe chargée de mettre au
point une communication stratégique sur la réalité de la guerre en
Syrie. Enfin, les questions du financement du terrorisme et du
trafic d’armes devraient faire l’objet d’une attention renouvelée,
promet le groupe.
Vrais projets ou déclarations de
bonnes intentions qui s’estompe-
ront dans quelques semaines ?
Dans l’immédiat, les consultations vont se multiplier. La présidence lettone de l’UE a convoqué
une réunion d’urgence des ministres de l’intérieur pour le vendredi 16 janvier, à Bruxelles, avant
un conseil européen des affaires
étrangères, prévu le lundi 19.
Eric Holder, le ministre américain de la justice, a annoncé quant
à lui que la Maison Blanche organiserait le 18 février, à Washington, une rencontre internationale
sur le terrorisme avec « tous les
pays alliés » des Etats-Unis. Ce
sommet interviendra moins
d’une semaine après celui, à
Bruxelles, des chefs d’Etat et de
gouvernement européens, qui se
concentrera également sur les
questions de la sécurité et de la
menace terroriste. p
jean-pierre stroobants
france | 15
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Les ratés à répétition du renseignement français
La documentation de la DGSI sur les auteurs des attaques n’était pas à jour
D
eux jours après l’épilogue sanglant d’une
attaque sans précédent sur le sol français, les questions se précisent
sur d’éventuelles failles du dispositif mis en place par l’Etat pour
parer à une telle violence. L’opinion publique exige, depuis longtemps, de ses autorités, dans ce
domaine comme pour celui du
nucléaire, un « risque zéro »
qu’elle n’attend pas pour d’autres
formes de menace.
Un élément nouveau, apparu dimanche 11 janvier, dans la revendication filmée et diffusée, postmortem, de l’un des auteurs de
ces tueries, Amedy Coulibaly, a
soulevé de manière très concrète
cette problématique. « Depuis que
je suis sorti [de prison, en
mars 2014], j’ai beaucoup bougé,
j’ai sillonné les mosquées de
France, un petit peu, et beaucoup
de la région parisienne, dit-il dans
cette vidéo. Elles sont pleines
d’hommes pleins de vigueur. Comment avec ces milliers de personnes, y en a pas autant pour défendre l’islam ? »
Des informations recueillies par
les enquêteurs, après qu’il a tué
une policière municipale, à Montrouge (Hauts-de-Seine), ont confirmé l’affirmation. Il a en effet fréquenté plusieurs mosquées et s’est
livré, dans certaines, à une forme
de prosélytisme pour inciter de
jeunes fidèles à opter pour une
voie radicale. Une source judiciaire
a indiqué au Monde qu’Amedy
Coulibaly cherchait à recruter à la
sortie des mosquées en 2010.
Or, voilà de nombreuses années
que ces lieux de culte musulman
sont l’objet d’une surveillance
étroite de la part des services de
renseignement. Une attention qui
n’a cessé de se renforcer depuis le
début de la crise syrienne en 2011
et de l’affaire Merah, en 2012, par la
crainte d’y voir se radicaliser de futurs djihadistes. L’observation de
ces lieux a toujours été placée au
cœur des dispositifs policiers.
Amedy Coulibaly est sorti de prison en mars 2014, sous bracelet
électronique jusqu’en mai. Mais
l’auteur de la prise d’otage de l’épicerie casher de la Porte de Vincennes à Paris a pu fréquenter ces
mosquées sans attirer l’attention
pendant neuf mois.
En dépit de sa proximité avec
des figures de l’islamisme radical
international, tels que Smaïn Ait
Ali Belkacem ou Djamel Beghal,
tous deux incarcérés dans des
dossiers de terrorisme en France,
Amedy Coulibaly est, de plus,
resté cantonné dans la case du
droit commun. M. Belkacem, con-
L’adresse
donnée à Pantin
concernant
un frère Kouachi
était habitée
par un homonyme
damné à la perpétuité pour l’attentat du RER Musée-d’Orsay, à
Paris, en 1995, parlait de lui, ainsi
que le relèvent les écoutes téléphoniques, comme du « petit nègre », le bras armé qui devait servir à sa tentative d’évasion
en 2010. Pour avoir participé à ce
projet, Amedy Coulibaly a été condamné à cinq ans de prison sans
que toutefois la qualification de
terroriste ne soit retenue par le
tribunal correctionnel. Il n’apparaît cependant jamais dans les fiches de renseignement comme
un radical religieux, seulement
comme délinquant.
Fébrilité du renseignement
D’après une source proche de l’enquête, « la documentation des services n’était pas à jour. Sur la dizaine d’adresses communiquées
par la DGSI [Direction générale de
la sécurité du territoire], plusieurs
n’avaient rien à voir avec les suspects ou alors étaient périmées.
Par exemple, pour le domicile supposé de Coulibaly, cela faisait plus
de deux ans que sa compagne ne
l’occupait plus et lui n’y avait pas
remis les pieds à sa sortie de prison ». L’adresse donnée à Pantin
concernant un frère Kouachi était
habitée par un homonyme.
Autre signe de la fébrilité du renseignement français et de son
manque d’information, des consignes systématiques ont été données mercredi 7 janvier aux antennes locales de la DGSI en région
parisienne d’aller littéralement
« taper aux portes » de toutes les
personnes faisant l’objet de surveillance pour vérifier si elles
étaient chez elles ou en cavale.
Une consigne appliquée même
quand ces « objectifs opérationnels » n’avaient aucun lien avéré
avec Amedy Coulibaly ou les frères
Saïd et Chérif Kouachi, auteurs de
l’attaque contre Charlie Hebdo.
« Certains avaient déjà été condamnés mais d’autres non et ignoraient
qu’on s’intéressait à eux. Maintenant ils ne se posent plus la question… », déplore un agent de renseignement. Enfin, l’ordre a été
donné de remonter l’intégralité
des écoutes téléphoniques sur une
dizaine de jours pour s’assurer
qu’il n’y avait pas eu de « loupé ».
Capture d’écran de la vidéo, postée sur Internet le 11 janvier, dans laquelle Amedy Coulibaly évoque les attentats. AP
« Le problème, c’est la masse de
renseignements à traiter, on ne sait
jamais lequel va passer à l’action,
explique un magistrat antiterroriste. Les hommes des services de
renseignement sont obligés de procéder par sondage. Il est impossible
de surveiller tout le monde. » Il
ajoute que « dans le dossier de
l’évasion de Belkacem, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly n’apparaissaient pas comme les plus dangereux en termes de récidive. »
Pour sa défense, le ministère de
l’intérieur ne dit mot sur le cas
d’Amedy Coulibaly. Il argue en revanche que les deux frères Koua-
chi ont été surveillés pendant
près de deux ans par la DGSI. Une
surveillance qui s’est interrompue quelques mois avant leur passage à l’acte. Mais ont-ils alors
monté leur opération après la fin
des surveillances qui les visaient ?
Ou la DGSI a-t-elle raté un long
processus d’organisation d’attentat malgré les écoutes ?
Saïd Kouachi a été surveillé par
la DGSI entre novembre 2011 et
juin 2014, soit sept mois avant la
tuerie de Charlie Hebdo. Chérif,
lui, a été la cible de surveillance et
d’écoutes entre novembre 2011 et
fin 2013. Ces écoutes, motivées par
Hayat Boumeddiene serait partie en Syrie
Les policiers étaient partis à la recherche d’Hayat Boumeddiene,
la compagne d’Amedy Coulibaly, car elle l’avait semble-t-il contacté par téléphone après la tuerie de Charlie Hebdo. En vain. Les
services de renseignement ignoraient en fait qu’elle avait quitté le
territoire national depuis le 2 janvier. Selon nos informations, elle
avait embarqué, ce jour-là, sur un vol Madrid-Istanbul, en compagnie d’un homme dont le frère est connu des services de renseignement français pour avoir participé à une filière djihadiste en
lien avec Al-Qaida. Elle et son accompagnateur auraient ensuite,
selon les éléments transmis par les services de renseignement
turcs à la France, passé la frontière turco-syrienne jeudi 8 janvier
et n’aurait jamais utilisé son billet retour daté du lendemain.
le passé des deux hommes, n’ont
rien donné de probant. Chérif, qui
tenait au début des propos radicaux, semble peu à peu avoir dérivé vers de la simple délinquance.
Les services de renseignement apprennent ainsi qu’il s’était lancé
dans la contrefaçon de vêtements
et de chaussures de sport.
Face à la difficulté de justifier la
poursuite des écoutes, les services
finissent par « débrancher » les
deux frères. Les interceptions de
sécurité, encadrées par la loi de
1991, sont limitées à quatre mois
renouvelables. Elles doivent être
motivées par la preuve d’un lien
direct entre l’individu ciblé et l’activité concernée, en l’occurrence
le terrorisme.
Les deux frères avaient été mis
sous surveillance après que les
États-Unis ont informé fin 2011 les
services français que Saïd s’était
rendu trois semaines à Oman à
l’été 2011, et qu’il était donc susceptible d’avoir franchi la frontière du Yémen. En 2011, Chérif
Kouachi y rejoindra son frère
même s’il était sous contrôle judiciaire et ne pouvait, en théorie,
quitter le territoire sans être assujetti à un contrôle.
Selon nos informations, Saïd
Kouachi aurait rencontré à Oman
Salim Benghalem, un Francilien
apparu en 2010 dans l’entourage
des anciens de la filière dite des
Buttes-Chaumont et un temps inquiété dans le dossier Belkacem.
Fin septembre, Benghalem qui
aurait gravi les échelons au sein
de l’Etat islamique était inscrit sur
une liste désignant les organisations et les personnes les plus
dangereuses aux yeux du département d’Etat américain.
Enfin, le ministère de l’intérieur
a voulu anticiper le reproche
d’avoir manqué de sources du terrain, dont le travail aurait permis
de justifier, auprès des organismes
de contrôles, la poursuite des
écoutes téléphoniques. La tâche,
dit-on Place Beauvau, a été rendue
complexe par le profil des intéressés, des délinquants vivant dans
des quartiers difficiles à infiltrer.
Ce n’était pas le cas d’Amedy Coulibaly qui vivait avec sa femme dans
une zone tranquille de Fontenayaux-Roses, au sud de Paris, ainsi
que des frères Kouachi, à Gennevilliers et Reims. p
jacques follorou, simon piel,
soren seelow et matthieu suc
L’armée appelée à être plus visible sur le territoire national
Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a annoncé lundi que 10 000 militaires allaient être mobilisés pour protéger les sites sensibles
L’
armée sera-t-elle, demain,
engagée sur le territoire
national contre des citoyens français, dans une
« guerre » contre le terrorisme ? Le
cadre légal de la République l’exclut, mais les attentats de ces derniers jours ont montré que les capacités militaires étaient jugées indispensables, en appui de la police.
Dimanche 11 janvier, pour la
marche parisienne, tous les
moyens aériens de l’armée, à l’exception de drones (satellite, avions, hélicoptères) ont été employés. Le gouvernement a triplé
les effectifs de Vigipirate sur l’Ilede-France, portés à 1 350 militaires
en trois jours, tandis que le niveau
« Vigipirate attentat » permettait
d’armer les patrouilles – dans les
échelons inférieurs du plan, les
munitions sont disponibles mais
pas chargées dans les fusils.
Au-delà, le débat politique
s’ouvre sur la portée des événements. Est-on en guerre, en France,
contre un « ennemi intérieur » ?
Faut-il de nouveaux moyens pour
répondre à la menace ? Les attentats risquent d’accélérer une réflexion sur l’emploi de l’armée de
terre dans les missions de sécurité
intérieure, prises au sens large. Un
terrain miné. « L’armée de terre sur
le territoire national, c’est un sujet
difficile, convenait, avant les attentats, le général Jean-Pierre Bosser,
son chef d’état-major. Cela va du
putsch d’Alger aux banlieues, en
passant par l’ordre de transporter
la paille des agriculteurs l’été… »
Le ministre de la défense, JeanYves Le Drian, a annoncé lundi la
mobilisation de 10 000 soldats
pour protéger les sites sensibles.
C’est le contrat qui avait été prévu
pour les armées au titre de la sé-
curité intérieure en 2013. « Nous
n’en sommes évidemment pas à
intervenir dans des cités, comme
certains le réclament, mais la réponse de l’armée de terre est un
sujet pour l’avenir, a souligné,
vendredi 9 janvier, lors d’une
rencontre prévue de longue date
avec la presse, le général Olivier
Gourlez de La Motte, commandant de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT) – les hélicoptères. Il n’est plus question de dire
que ce n’est pas notre travail. »
Parmi les hélicoptères qui ont
traqué les frères Kouachi, figuraient plusieurs appareils des armées. Un Fennec de l’armée de
l’air, avec deux tireurs, porte
ouverte, prêts à faire feu, est intervenu au titre des missions de protection de l’espace aérien, pour
empêcher une intrusion dans la
zone d’exclusion établie pour l’oc-
casion. Dans ces missions de police
du ciel, les pilotes sont assermentés. Ils peuvent, sur autorisation du
premier ministre, tirer contre un
aéronef qui n’obtempérerait pas.
« Nouveau modèle »
Intervenait aussi, ce jour-là, un hélicoptère Puma, engagé sur ordre
préfectoral dans le cadre du
« groupe interarmées des hélicoptères », créé en 2006 – des forces
spéciales toujours mobilisées au
profit du GIGN en pareille situation. Ces appareils n’ont pas vocation à faire feu à terre. Le groupe
interarmées des hélicoptères assure des missions d’appui et le
transport des unités d’intervention et de surveillance. Les militaires ne peuvent tirer qu’en riposte,
en situation de légitime défense.
Le général Bosser prépare le
« nouveau modèle » de l’armée de
terre, qu’il présentera à sa tutelle
d’ici mars. Il devrait avoir « trois piliers : les forces spéciales, l’aérocombat et le territoire national », explique-t-il. Selon lui, « il faut se réorganiser en fonction des menaces, qui
changent ». Il classe ces dernières
en trois chapitres. Avec la crise en
Ukraine, « le retour de la force et
d’une menace en Europe centrale ». Puis « le djihad qui s’affranchit des frontières avec des répercussions sur le territoire national ».
Enfin, « le dérèglement climatique » et ses conséquences.
Pour l’armée de terre, la volonté
d’accroître sa présence sur le territoire s’inscrit dans un contexte difficile. Elle est passée de 247 000
soldats en 1997 à moins de
100 000 aujourd’hui, et elle craint
pour sa survie. Le général Bosser
affirme que l’institution militaire
a un rôle à jouer dans l’aménage-
ment du territoire et s’oppose à
des fermetures de régiments : « Je
ne peux pas protéger les Français
avec une armée de terre réduite à
trois sites. » « Sur le territoire, il n’est
pas question d’être autre chose que
des forces d’appui, explique un
porte-parole. Il s’agit d’être plus visibles, de mettre à disposition des
moyens spécialisés, pas seulement
sous l’angle de la force, mais aussi
de l’assistance aux populations. »
Mais le chef d’état-major, qui est
un ancien responsable du renseignement, connecte son analyse à
la menace terroriste. « Nous avons
une responsabilité : on ne peut supprimer encore des régiments dans
des coins désertés, car quand on
crée un vide, certains peuvent l’occuper, notamment tous les extrémistes qui peuvent vivre et s’entraîner au fond des bois. » p
nathalie guibert
16 | france
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Dans une vidéo,
Coulibaly
détaille son
projet meurtrier
Les enquêteurs recherchent
les complices qui ont monté
la vidéo après les attentats
L’
enquête sur les assassinats de Charlie Hebdo
et les attaques qui ont
suivi à Montrouge
(Hauts-de-Seine), à la porte de
Vincennes et peut-être même à
Fontenay-aux-Roses (Hauts-deSeine), promet d’être longue.
L’ampleur de la tâche est gigantesque : trois services de police
sont mobilisés – la police judiciaire parisienne, la sous-direction antiterroriste et la direction
générale de la sécurité intérieure
(DGSI). La section antiterroriste
du parquet de Paris dirige l’ensemble.
Les auteurs sont morts mais les
enquêteurs cherchent à comprendre comment ces actes ont été
préparés et à identifier leurs éventuels complices. On ne sait toujours pas si les frères Kouachi et
Amedy Coulibaly ont échangé des
mails, s’ils se sont appelés ou s’ils
se sont donné rendez-vous avant
leur funeste entreprise. Ni qui ils
avaient informé dans leur entourage. Mais des éléments nouveaux sont apparus ce week-end,
notamment une vidéo dans laquelle le preneur d’otages de Vincennes revendique ses actes. Une
partie du montage ayant été réalisée après les attaques, la question
d’éventuels complices, toujours
vivants, se pose.
La vidéo du preneur d’otages et
ses complices Dimanche matin,
alors que des millions de Français
s’apprêtent à manifester pour
crier leur refus du terrorisme et
rendre hommage à ceux qui ont
osé le défier, une vidéo de sept minutes, référencée « soldat_du_califat », tourne sur les sites Daily
Motion et YouTube. Aussitôt
alerté, le ministère de l’intérieur a
lancé des réquisitions pour que
cesse sa diffusion. Le Monde a pu
visionner ces images avant qu’elles disparaissent de la Toile.
En lettres capitales sur un fond
noir, la vidéo commence par dresser le bilan des attaques : « Amedy
Coulibaly (…) auteur des attaques
bénies de Montrouge où il a exécuté une policière le 8 janvier. Le
lendemain, il mène une attaque
porte de Vincennes où il prend en
otage 17 personnes dans une épicerie juive et exécute 5 juifs ». Elle
montre également des images de
la façade de l’Hyper Cacher de la
porte de Vincennes. Ces éléments
prouvent qu’une personne est intervenue sur le montage après la
mort d’Amedy Coulibaly.
On voit ensuite le preneur d’otages faire quelques pompes, puis
poser en quatre endroits différents pour répondre à des questions dont le texte s’affiche sur
une diapositive noire. La mise en
scène est très soignée, le ton
calme. Le film a une ambition didactique et prosélyte.
En tunique beige, un foulard gris
et noir sur la tête, Amedy Coulibaly explique d’abord avoir « fait
allégeance au calife dès la proclamation du califat ». En veste de
combat, assis sur un canapé beige,
il affirme ensuite avoir commis
des actes « contre la police » et il
évoque les attaques terroristes
menées par « les frères de notre
équipe » dans les locaux de Charlie Hebdo.
« On a fait les choses un petit peu
ensemble, un petit peu séparés,
c’était plus pour que ça ait plus
d’impact ». Il déclare avoir versé à
l’un des frères Kouachi « quelques
milliers d’euros pour qu’il finisse à
boucler ce qu’il avait à acheter ».
« On arrive à se synchroniser pour
sortir en même temps pour que
personne ait de problème ».
Adossé contre une bibliothèque, il dénonce ensuite les actions
de la coalition internationale.
« Vous attaquez le califat, vous attaquez l’Etat islamique, on vous attaque. Vous ne pouvez pas atta-
ILS ONT
CHANGÉ LE MONDE
Le champion égyptien
du panarabisme
Préface de Robert Solé
Le Monde vous propose de découvrir 20
ouvrages sur 20 hommes d’Etat, hommes
de pensée et d’action, qui ont façonné le
monde où nous vivons. Cette série de
biographies, s’appuie sur une sélection
d’articles d’une exceptionnelle richesse, sur
l’expertise des grandes signatures du
Monde, montre comment se sont forgés ces
grands destins et comment ils continuent
d’influer sur l’actualité. De précieuses
synthèses pour les amateurs d’histoire, les
lycéens et les étudiants.
AMEDY COULIBALY
quer et rien avoir en retour. Alors
vous faites votre victime comme si
vous ne comprenez pas ce qui se
passe. (…) Vous tuez des civils, vous
tuez des combattants, vous tuez.
Pourquoi ? Parce qu’on applique la
charia ? Même chez nous, on n’a
pas le droit d’appliquer la charia ?
C’est vous qui décidez de ce qui va
se passer sur la terre, c’est ça ? »
Enfin, en robe blanche, un fusilmitrailleur posé à sa gauche, il exhorte ses « frères musulmans » et
tous les hommes « pleins de vigueur » qu’il dit avoir croisés dans les
« mosquées de France » et de la « région parisienne », à « défendre l’islam ». « Que faites-vous mes frères ? »
Des caméras GoPro pour filmer
les assassinats Le terrorisme,
c’est aussi une diffusion à grande
échelle de l’horreur. Mohamed
Merah, l’auteur des assassinats de
Toulouse, en 2011, avait filmé ses
attaques avec une caméra GoPro.
Amedy Coulibaly et les frères
Kouachi l’ont imité : une caméra a
été retrouvée dans la voiture
abandonnée par les frères, après
l’attaque de Charlie Hebdo, dans
le XIXe arrondissement de Paris.
Amedy Coulibaly « avait une caméra GoPro sur lui et un ordinateur, a par ailleurs confirmé l’un
des otages de l’Hyper Cacher au
journal Libération. Il a sorti la
carte mémoire de la caméra, l’a
En vente tous les 15 jours // le jeudi
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À paraître
le volume 7
GANDHI
La grande âme de l’Inde
Préface de Frédéric Bobin
EN PARTENARIAT AVEC
mise dans l’ordinateur et a semblé
manipuler ses images sur l’écran. »
Les cartes mémoire sont en cours
d’exploitation. On ne sait pas si les
images de ces attaques ont été diffusées sur Internet.
La bombe de Villejuif Sur l’une
des diapositives de la vidéo tournée par Amedy Coulibaly, alias
« Abou Bassir Abdallah al-Ifriqi »,
on peut lire : « Il a aussi posé une
charge explosive sur le réservoir
d’une voiture qui a explosé dans
une rue de Paris ». Aucune bombe
n’a explosé dans les rues de Paris
mais il pourrait s’agir de l’engin
explosif placé sur le pneu arrière
gauche d’une Kangoo stationnée
devant un garage Renault à Villejuif (Val-de-Marne). La charge a
explosé, jeudi 8 janvier à 20h45,
sans faire de blessé. La section antiterroriste est saisie des faits depuis dimanche. Les enquêteurs
cherchent à déterminer si les explosifs utilisés à Villejuif sont les
mêmes que ceux retrouvés dans
l’Hyper Cacher.
Le lien entre l’agression de Fontenay et l’attaque de l’Hyper Cacher L’agression par balles d’un
joggeur, sur la coulée verte, à Fontenay-aux-Roses, dans la soirée
du 7 janvier, pourrait avoir un lien
avec les attentats de Charlie
Hebdo. Les étuis percutés retrouvés à Fontenay sont les mêmes
que ceux du pistolet automatique
Tokarev ramassé dans le supermarché. La section terroriste du
parquet de Paris est saisie de ces
faits.
Le joggeur de Fontenay-aux-Roses, qui est toujours entre la vie et
la mort, a croisé un homme qui
lui a tiré dessus à plusieurs reprises. Il s’est réfugié chez une habitante, qui a appelé la police et les
pompiers. A l’arrivée des secours,
il était toujours conscient, et il a
décrit son agresseur : un homme
« vêtu d’une doudoune noire à col
de fourrure, rabattu sur capuche »
qui a pris la fuite en direction de
Sceaux. Il n’est pas certain qu’il
s’agisse d’Amedy Coulibaly mais il
vivait, à Fontenay-aux-Roses depuis deux ans, et les cinq étuis retrouvés sur la coulée verte correspondent à ceux ramassés dans le
supermarché. Des expertises sont
en cours pour savoir s’il s’agit de
la même arme que celle utilisée à
Montrouge.
Fin des gardes à vue Les treize
gardes à vue menées ces quatre
derniers jours ont toutes été levées. La mère et l’une des neuf
sœurs d’Amedy Coulibaly ont été
entendues par les policiers, mais
elles sont ressorties libres,
comme toutes les personnes interpellées dans l’entourage des
frères Kouachi. Les deux hommes
arrêtés dans l’enquête de Montrouge n’avaient rien à voir avec
les faits. Les perquisitions menées
à Gennevilliers, Reims et Charleville-Mézières dans l’entourage
des frères Kouachi, mais aussi à
Bagneux, Fontenay et Grigny,
dans le quartier de la Grande
Borne, là où Amedy Coulibaly a
grandi, n’ont, semble-t-il, pas été
très fructueuses.
Le rôle d’Hayat Boumeddiene
Les enquêteurs recherchent toujours Hayat Boumeddiene, la
compagne d’Amedy Coulibaly,
avec laquelle il était marié religieusement depuis cinq ans.
Hayat Boumediene a quitté l’Europe, le 2 janvier, depuis Madrid.
A-t-elle été en contact, ces derniers jours, avec son compagnon,
après les attentats ? La jeune
femme a rejoint Istanbul, d’où elle
pourrait avoir gagné les zones de
combat, en Syrie. p
emeline cazi
Farid Benyettou, maître à penser
devenu élève infirmier à l’AP-HP
Le premier mentor des frères Kouachi était connu pour son charisme
F
N° 6 - NASSER
LES GRANDS HOMMES
DU XXe SIÈCLE PAR
LES GRANDES SIGNATURES
DU MONDE
« On a fait les
choses un petit
peu ensemble, un
petit peu séparés,
c’était plus pour
que ça ait
plus d’impact »
arid Benyettou, 33 ans, l’un
des tout premiers à avoir
endoctriné les frères Kouachi, auteurs de la tuerie de Charlie
Hebdo, a fait reparler de lui de façon inattendue, dimanche 11 janvier. Selon Le Parisien, le jeune
homme était depuis décembre 2014 élève infirmier à l’hôpital
de la Pitié-Salpêtrière, à Paris,
dans l’un des services d’urgence
où ont été orientées les victimes
des attentats. Une situation qui a
suscité la stupéfaction de ses collègues et de son chef de service,
qui ignoraient son passé. Le casier
judiciaire de M. Benyettou était
toutefois connu de l’Assistance
publique-Hôpitaux de Paris. Dès
que le drame a eu lieu, décision a
été prise de le retirer de la Pitié.
Selon
nos
informations,
M. Benyettou s’est par ailleurs présenté aux enquêteurs dès le lendemain du drame pour expliquer
qu’il n’avait rien à voir avec l’attaque. Il a été entendu dans la foulée
par la direction générale de la sécurité intérieure, mais n’a pas été
placé en garde à vue.
Farid Benyettou s’était inscrit,
en 2012, en formation d’infirmier,
après sa sortie de prison, un an
plus tôt, en 2011. Il venait de purger une peine de six ans après
avoir été condamné pour association de malfaiteurs en vue d’une
entreprise terroriste. En 2008, le
tribunal correctionnel de Paris
l’avait considéré comme le principal idéologue d’une filière de recrutement de jeunes pour le djihad en Irak. La filière dite des
« Buttes Chaumont », par laquelle
sont passés les frères Kouachi.
Lors de son procès, M. Benyettou avait déjà un style atypique à
côté des jeunes loups impulsifs
comme Chérif Kouachi qui com-
A l’audience,
il avait surtout
eu l’éloquence
et l’impertinence
que ceux
qu’il envoyait
au combat
n’avaient pas
paraissaient avec lui : silhouette
chétive, lunettes d’intello, cheveux longs jusqu’aux épaules. A
l’audience, il avait surtout eu l’éloquence et l’impertinence que
ceux qu’il envoyait au combat
n’avaient pas. A la présidente du
tribunal qui lui demande comment il a entraîné les autres dans
ses théories, il répond : « Je ne vois
pas comment j’aurais pu les entraîner, je ne joue pas au foot. » Ou encore au procureur qui l’accable :
« Vous encouragez les autres à
partir mais vous ne partez jamais
vous-même. Ça montre votre courage.
– C’est une question ? »
Maniement des armes
Né le 10 mai 1981, à Paris, de parents d’origine algérienne, il a baigné depuis l’enfance dans un environnement très radical. Pendant
plusieurs
années,
M. Benyettou a vécu sous le
même toit que son beau-frère,
Youcef Zemmouri, connu pour
avoir été mis en cause dans un
projet d’attentat en 1998 lors de la
coupe du monde de football et
pour être très proche du coordinateur des attentats de Paris,
en 1995 : Boualem Bensaid.
Ce beau-frère charismatique a
été interdit du territoire en 2004,
mais ce lien familial a contribué à
la renommée de son neveu dans
le petit milieu salafiste parisien.
Par la suite, le jeune homme a débuté le prosélytisme à la sortie
d’établissements scolaires ou à la
mosquée de la rue de Tanger, à Paris. Il a été repéré en 2004 par les
services de renseignements car il
avait dirigé une prière de rue lors
d’une manifestation contre le
projet de loi interdisant le port
des signes religieux à l’école.
Avant son interpellation, il était
agent d’entretien. Ses cours
avaient lieu le week-end, dans le
salon familial. Il lui était aussi arrivé de présenter certains « volontaires » à un proche de son beaufrère pour qu’il leur apprenne le
maniement des armes. Au moins
trois d’entre eux mourront au
combat en Irak. Interrogé sur ses
activités, M. Benyettou avait reconnu à l’époque avoir enseigné à
une cinquantaine de jeunes et
soutenir le djihad auprès d’eux.
En ce temps-là, pour le prédicateur « on ne pouvait toutefois pas
faire le djihad en France ». A moins
de « déchirer sa carte d’identité et
de renier sa nationalité ».
Au sujet de Chérif Kouachi,
M. Benyettou avait expliqué avoir
voulu le recruter pour qu’il prenne
des contacts en Syrie afin de faciliter l’acheminement des volontaires vers l’Irak. A l’époque, le jeune
Kouachi avait semblé charmé.
« Farid Benyettou m’avait parlé des
70 vierges et d’une grande maison
au paradis [s’il se sacrifiait] »,
avait-il confié au juge. Lors du procès, l’idée que l’on puisse dire qu’il
avait été « endoctriné » l’avait toutefois très agacé. p
emeline cazi, simon piel
et elise vincent
france | 17
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
L’adieu à Yohan, Philippe, François-Michel, Yoav
Les victimes tuées par Amedy Coulibaly dans l’Hyper Cacher, vendredi 9 janvier, seront inhumées en Israël
S
arcelles pleure un de ses
garçons. Depuis vendredi 9 janvier, le téléphone sonne dans le vide
chez la mère et la grand-mère de
Yohan Cohen. Trop anéanties
pour répondre, elles ne trouvent
de réconfort que dans le soutien
de leurs proches. Dimanche soir,
toute la famille s’est même réunie autour d’elles pour se rappeler Yohan.
Vendredi, les deux femmes, qui
habitent dans la même rue à quelques numéros, ont retenu leur
souffle. Aux images des otages
sortant en courant, un cri de joie
est sorti de leurs murs : « Ils sont
libres. » Toutes deux, comme le
reste de la famille, savaient que
Yohan était dans le magasin. Il ne
pouvait en être autrement puisqu’il travaillait depuis un an dans
l’Hyper Cacher de Saint-Mandé.
L’extrême tension qui avait investi l’appartement sarcellois
vers midi est retombée quelques
instants. Jusqu’à l’appel funeste.
Yohan était une des quatre victimes du terroriste. Exécuté dès
l’entrée d’Amedy Coulibaly dans
les lieux, selon l’enquête. Tué en
même temps que Philippe Braham (45 ans) et François-Michel
Saada (64 ans), deux clients du
magasin qui se trouvaient l’un à
l’entrée, l’autre près de la caisse.
A 23 ans, Yohan travaillait depuis un an à l’Hyper Cacher. Après
une scolarité dans un établissement juif voisin, il avait choisi de
mettre fin à ses études universitaires pour gagner sa vie et se marier. « Parce qu’il avait vraiment
un esprit de famille très fort », rapporte un de ses proches. « La dernière fois que je l’ai vu, il m’a demandé quand je viendrais faire
shabbat à Sarcelles. Il m’a dit qu’il
aimerait partager ce moment avec
moi… Et dire que je n’ai pas trouvé
le temps ! », regrettait dimanche
une des tantes du jeune homme,
domiciliée à Saint-Mandé et
cliente habituelle de l’Hyper
Casher.
De Yohan, il reste « un sourire,
une douceur, une extrême gentillesse », pour une de ses cousines, mais aussi pour sa tante et
ses amis. « Une droiture et une
honnêteté incomparables », a envie de dire son père, interrogé sur
l’image qu’il gardera de son fils.
« C’était un jeune heureux, qu’on
voyait avec ses amis dans la ville »,
ajoute le député-maire de Sarcelles, François Pupponi, qui connaît
bien la famille, arrivée dans
les années 1960 du Maghreb et
installé dans le quartier des
Grands Ensembles. Quant à Sharon Seb, la fiancée de Yohan, elle a
écrit à « l’homme de [sa] vie pour
l’éternité », lui demandant dans
Lors d’une cérémonie d’hommage à Tel-Aviv, dimanche 11 janvier, un participant montre les photographies des quatre victimes juives de l’Hyper Cacher. JACK GUEZ/AFP
un message Facebook : « Comment je vais faire sans toi ? Comment je vais vivre sans toi ? Ma vie
est détruite. (…) On avait tant de
projets. »
Des projets, Batou Hattab, rabbin de la synagogue de la Goulette
à Tunis, et père de Yoav Hattab, en
avait aussi pour son fils. Yoav, un
de ses sept enfants, étudiait en
France depuis 2012. « Je voulais
faire revenir mon fils pour le marier. Je le ramène pour le cimetière », a résumé son père au
« 20 heures » de France 2, dimanche soir.
Yoav Hattab avait 21 ans et terminait son BTS de commerce international en alternance dans
une entreprise de Montreuil. Il
avait étudié au lycée français de
Tunis. Ce vendredi, invité chez des
amis pour shabbat, il n’avait pas
voulu arriver les mains vides et
son patron l’avait déposé en voiture devant l’Hyper Cacher. A l’en-
« Il était venu
acheter une
bouteille de vin,
il a laissé sa vie »
BATOU HATTAB
rabbin à Tunis
et père de Yoav Hattab
trée du terroriste dans l’épicerie, il
s’est caché avec d’autres clients
dans une des chambres froides.
Selon le témoignage d’un otage,
interrogé par Libération et confirmé de sources officielles, Yoav
serait remonté sur demande du
terroriste, une employée étant venue deux fois rappeler que
l’homme menaçait de faire un
carnage si les otages ne se regroupaient pas.
Selon l’enquête, le jeune homme
est remonté en même temps
qu’un couple et s’est saisi d’une
des kalachnikovs que le terroriste
avait posées. Yoav n’a pas réussi à
l’utiliser, et cet acte de bravoure
qui n’étonne pas son père lui a
coûté la vie, faisant de lui la quatrième victime du supermarché.
La riposte d’Amedy Coulilaby a en
effet été immédiate, selon le témoin interrogé par Libération. « Il
était venu acheter une bouteille de
vin, il a laissé sa vie », a résumé son
père, synthétisant en quelques
mots l’absurdité de cette mort. Si
son patron ne l’avait pas déposé
en voiture… s’il avait fini de travailler dix minutes plus tard…
Yoav serait vivant.
Les deux autres victimes, Philippe Braham et François-Michel
Saada, étaient tous deux pères de
famille. M. Saada était un cadre
supérieur à la retraite et Philippe
Braham travaillait comme cadre
commercial dans une société
d’informatique. La tragique ironie
du sort veut qu’habitant de L’Haÿles-Roses depuis sept ans, Philippe Braham ait scolarisé ses enfants à quelques centaines de mètres, à Montrouge, du lieu où la
policière municipale a été assassinée par Amedy Coulibaly, deux
jours avant la prise d’otages de
Saint-Mandé.
Frère du rabbin de la synagogue
de Pantin, il fréquentait plutôt la
communauté de Cachan, selon la
gérante de la pâtisserie casher de
Montrouge. Il est décrit par un de
ses amis – cité par le site de L’Obs –
comme « quelqu’un de dévoué,
toujours prêt à rendre service aux
autres ». Une description qui ressemble aux hommages rendus à
François-Michel Saada par son entourage et ses proches. Né à Tunis
le 6 juin 1951, cet homme était le
père de deux enfants. Jeunes adultes, tous deux ont choisi de partir
vivre en Israël.
C’est là-bas, dans le cimetière du
mont des Oliviers, que les quatre
victimes juives du supermarché
seront enterrées, mardi 13 janvier
à 10 heures. L’annonce a été faite
dimanche, par le cabinet du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou. Yohan Cohen
reposera ainsi non loin d’une de
ses tantes décédée il y a une dizaine d’années en Israël. Outre ses
quatre morts, l’attentat de vendredi a fait neuf blessés, dont une
femme et un policier.
Si la police ignore le nombre
exact d’otages retenus dans le magasin, puisque certains sont partis très vite sans se faire connaître,
dans la bousculade de l’assaut,
28 personnes ont été aidées par
les forces de l’ordre, qu’elles aient
été à l’intérieur ou à l’extérieur du
magasin, selon l’enquête. S’y ajoutent aujourd’hui les familles des
quatre morts, qui n’en finissent
pas de mesurer le vide laissé. p
maryline baumard
Attentats et attaques : le lourd tribut payé par la police
Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet et Clarissa Jean-Philippe sont morts sous les balles des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly
I
l savait tout de moi et j’en
savais si peu sur lui. » Assassiné lors de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, Franck Brinsolaro, âgé de 49 ans, a protégé le
juge antiterroriste Thierry Fragnoli entre 2005 et 2007. « Je voudrais aujourd’hui lui rendre hommage, insiste le magistrat, un
double hommage au professionnel et à l’homme. Car Franck Brinsolaro était d’une discrétion remarquable. »
De lui, Thierry Fragnoli garde
l’image de l’officier qui attend un
livre à la main, au bout d’un des
longs couloirs du Palais de justice. « Il était de ces gens qui veulent se rendre invisibles tout en
restant à l’écoute. Il s’intéressait à
beaucoup de choses, mais en di-
sait très peu sur lui. Chaque fois
que je lui ai posé des questions, je
l’ai senti gêné », raconte le juge.
La part secrète de la vie du policier se déroulait en Normandie.
Les semaines où il n’était pas de
service, il restaurait une maison
du XVIIIe siècle près de Bernay
(Eure). Marié depuis peu avec Ingrid, rédactrice en chef de l’hebdomadaire local L’Eveil Normand, il était père d’une petite
fille de 1 an et d’un grand garçon,
issu d’un premier mariage.
Le revers des uniformes des
trois policiers tombés sous les
balles des frères Kouachi puis
d’Amédy Coulibaly, lors de l’attentat contre Charlie Hebdo et le
lendemain à Montrouge (Hautsde-Seine), raconte deux hommes et une femme de la France
de 2015. Ahmed Merabet (42 ans),
le gardien de la paix membre de
la brigade VTT du commissariat
du 11e arrondissement de Paris,
abattu froidement lors de la
fuite des frères Kouachi, était le
pilier de sa famille depuis le décès du père, il y a vingt ans.
Pendant toutes ces années, il
avait pris soin de sa mère. Son
frère Malek l’a décrit comme
« un frère taquin », un « tonton
gâteaux » et un « compagnon
aimant », samedi 10 janvier dans
l’après-midi lors d’une conférence de presse à Livry-Gargan
(Seine-Saint-Denis) où Ahmed
résidait.
Clarissa Jean-Philippe, elle,
avait décidé de quitter sa Martinique natale, sa mère, sa grandmère et son petit frère pour ve-
« Je voudrais
rendre un double
hommage
au professionnel
et à l’homme »
THIERRY FRAGNOLI
juge antiterroriste, à propos de
Franck Brinsolaro, qui a assuré
sa protection de 2005 à 2007
nir apprendre son métier en région parisienne. Elle est morte à
25 ans en exerçant un métier
qu’elle apprenait encore. Durant
les deux semaines qu’elle a passées sur le terrain à Montrouge,
elle a su montrer une « vivacité »
et un « dynamisme » que saluaient ses collègues le jour de sa
mort, les yeux rougis.
Attachés à leur métier
Des carrières différentes pour
chacun mais un point commun :
un profond attachement à leur
métier. Franck Brinsolaro a fait
la majeure partie de sa carrière
au SPHP, le service de protection
des hautes personnalités. Avant
d’être affecté à la protection de
Charb, le directeur de la publication de Charlie Hebdo, il avait été
aux côtés d’un autre juge antiterroriste, Marc Trévidic. Mais, de
l’Afghanistan à l’Afrique, il avait
aussi longtemps servi à l’étranger, assurant notamment la sécurité d’ambassadeurs installés
dans des pays instables.
Ahmed Merabet, « Français
d’origine algérienne et de confession musulmane », comme l’a
présenté son frère, avait beaucoup travaillé pour gravir les
échelons de la police. « Il adorait
son métier et venait d’obtenir les
examens pour devenir officier de
police judiciaire », a précisé, à
Mosaïque FM, Sonia Hmimou,
une de ses collègues policière du
commissariat du 11e arrondissement. Ahmed devait occuper un
nouveau poste sous deux mois.
C’est aussi à un nouveau poste
qu’arrivait Clarissa Jean-Philippe. La jeune policière municipale de Montrouge aurait dû recevoir lundi 12 janvier un diplôme sanctionnant la fin de sa
formation. p
m. b.
18 | les rassemblements du 11 janvier
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Les rappeurs inquiets du retour de flamme
De Médine à Nekfeu, de La Rumeur à Disiz, des artistes de hip-hop ont exprimé leur émotion après les attentats
L
e moins que l’on puisse
dire, c’est que ça ne tombait pas très bien. Le
1er janvier, Médine, rappeur du Havre, met en ligne sur
YouTube le clip d’un nouveau titre, Don’t Laïk. « Fatwa sur les
cons », « Crucifions les laïcards »,
sur une imagerie vidéo très « islamo-caillera », comme il est revendiqué dans ces paroles qui dénoncent un peu tout et son contraire.
Des rimes qui font tache lorsqu’une semaine après la fusillade
éclate dans les locaux de Charlie
Hebdo. « Suite à l’extrême violence
qui s’est abattue aujourd’hui à Paris, je tiens à témoigner tout mon
soutien aux familles des victimes,
écrit immédiatement le chanteur
sur sa page Facebook. Je me bats
précisément contre cette dérive extrême qui montre son visage
aujourd’hui et que je dénonce
dans mes morceaux depuis 2004.
Je vous encourage à faire de même,
quelles que soient vos appartenances, au nom du caractère sacré de
la vie humaine. »
A l’instar de Médine, les rappeurs français ressentent le besoin d’exprimer leur malaise,
d’expliquer leurs excès de langage. A leurs fans tout d’abord,
pour qui ils sont les seuls audibles. Mais aussi à ceux qui seraient tentés de les montrer du
doigt comme les responsables
d’une radicalisation que leurs textes gorgés de rimes violentes
pourraient sembler encourager :
« Je doute que le contexte permette
d’avoir un quelconque dialogue serein autour de cette question, répond, par écrit, Médine à notre
demande d’interview. Certains de
ceux qui descendent dans les rues
pour défendre droit à la caricature,
satire et liberté d’expression ne
sont pas prêts à les défendre concernant mon morceau. »
Dès le 7 janvier, de nombreux
rappeurs commençaient à réagir.
Par le canal officiel : les réseaux
sociaux. Nekfeu, le premier. Le
25 novembre 2013, la rédaction de
Charlie avait découvert « avec effarement la violence des paroles »
d’un rap lié au film La Marche, diffusé sur Internet deux jours avant
la sortie en salles de ce récit romancé de la Marche des beurs
en 1983. Au milieu des voix de ce
morceau collectif (on y retrouve
Disiz, Akhenaton, Dry, Soprano,
Disiz (à gauche) et Dinos Punchlinovic, en octobre 2014. CVS/BESTIMAGE
Taïro…), Nekfeu, jeune rappeur du
groupe 1995, y réclamait « un
autodafé contre ces chiens de
Charlie Hebdo ».
Mauvaise foi contre mauvaise foi
Aujourd’hui, il tente sur sa page
Facebook d’expliquer son affligeante « punchline », cet exercice
du rap censé couper le souffle à
son adversaire, comme un coup
de poing sur un ring de boxe. Il
écrit : « Mes intentions de l’époque
n’étaient évidemment pas de m’at-
ARCHIVE
Nouvel album « Restriction »
« Archive sont les architectes d’une
musique d’une liberté extrême »
LES INROCKS
« Un des groupes
les plus novateurs »
LE FIGARO
taquer aux personnes… Mais de
me positionner en utilisant la liberté d’expression à égale provocation de celle revendiquée par le
journal et ses auteurs. Je considérais la récente ligne éditoriale de
Charlie Hebdo comme opportuniste et dégradante envers la communauté musulmane (…). Je n’appartiens à aucune communauté
religieuse et je n’ai aucune prétention politique, je suis juste un rappeur sincère issu du monde des
clashs : une discipline où les figures de style violentes ne sont jamais à prendre au pied de la lettre.
Cependant, je dois avouer qu’en ce
jour de deuil effroyable, la formule
en question résonne dans mon
cœur avec regret. »
Gueule de bois pour tout le
monde. Pour les rappeurs aussi.
On a joué sur les mots, on a joué
sur les codes, on n’a pas été compris. Le Guadeloupéen Kery James
exhorte à la paix sur sa page officielle et cite « le Prophète Mouhammad : “Le fort est celui qui maîtrise sa colère alors qu’il est capable
de l’exercer.” ». La Rumeur, « militants absolus de la liberté d’expression », postent, quant à eux, sur
leur compte Facebook, une caricature que Tignous, tué dans l’attentat de mercredi, avait dessiné
quand le groupe était en procès
avec le ministère de l’Intérieur.
Le 7 janvier, après l’annonce de la
tuerie, Disiz (qui a laissé tomber
depuis belle lurette la deuxième
partie de son patronyme, la Peste)
« La France n’est
pas en deuil de
“Charlie Hebdo”
ni de la liberté
d’expression.
La France est
en deuil d’ellemême, celle
d’hier est morte,
elle ne sera plus
jamais pareille »
DISIZ
rappeur
est tétanisé. Il ne décroche pas son
téléphone, raconte-t-il, « choqué
par la violence » de l’attentat. Au
moment de l’affaire de La Marche,
ce musulman pratiquant, de mère
picarde et de père sénégalais, avait
été « vexé, dit-il, que les journalistes
de Charlie Hebdo réduisent [son]
texte à “un chant communautaire
religieux” alors qu’[il s’est] toujours considéré comme français, et
que dans le texte [il] ne parle que de
cette communauté [de Français] ».
En colère, il avait revendiqué dans
Le Monde son droit à l’outrance,
l’avait exercé sur les réseaux sociaux, dans une interview vidéo
très dure accordée à Libération.fr,
en réponse à Charb qui le traitait
de rappeur millionnaire.
Sur YouTube, un contrôle a posteriori
E N
T O U R N É E
E N
2 0 1 5
D O N T L E S 3 0 E T 3 1 / 1 0 A U Z E N I T H D E PA R I S
D É J À D I S P O N I B L E e n C D / L P / D i g i ta l
Qu’il s’agisse de sketchs, de clips ou d’émissions, les plates-formes
de vidéos sont devenues des lieux de tribune où la parole s’exprime
librement. Pas de censure si ce n’est celle que prévoit la loi, pays
par pays. Certains y voient aujourd’hui un déversoir dangereux.
« Tout ce qui est incitation à la haine, à la violence gratuite, est interdit sur YouTube », rassure un responsable du site. Avec « 300 heures
de vidéos mises en ligne chaque minute », on imagine cependant la
difficulté qu’il y a à vérifier ces contenus en temps réel. En revanche, « toute vidéo signalée par les internautes est examinée par des
équipes spécialisées qui travaillent 24 heures sur 24 et vont la bloquer si elle contrevient aux règles ». En se gardant bien de faire l’arbitre des débats sur ce qui est devenu un forum mondial.
Aujourd’hui, sur Facebook, Disiz
s’attriste et se demande encore :
« Comment cette soi-disant élite de
l’humour, redoutable et courageuse, pouvait avoir le même avis
stupide sur le rap qu’un pauvre
maire UMP qui n’y connaît rien, ou
qu’une vieille dame qui pense que
tous les rappeurs sont millionnaires ? Alors, j’ai répondu à la mauvaise foi par la mauvaise foi. »
« Ce sont des gentils »
Dans la nuit qui suit l’attentat, il va
écrire une longue lettre, qu’il publie jeudi au petit matin sur sa
page Facebook. Il y raconte l’accumulation des épisodes où la violence de l’histoire a bousculé sa
vie. Il exprime ses peurs pour ses
quatre enfants « qui ont des prénoms musulmans, alors que je ne
sais même pas s’ils le seront plus
tard. Ça les regarde, ça ne m’appartient pas ». Il dit sa tristesse pour
les familles des victimes : « Perdre
quelqu’un, c’est déjà dur, mais dans
ces circonstances, c’est le vide, le
néant projeté d’un coup. » Puis
conclut : « La France n’est pas en
deuil de Charlie Hebdo ni de la liberté d’expression. La France est en
deuil d’elle-même, celle d’hier est
morte, elle ne sera plus jamais pareille. » Il y aura un avant et un
après. « Les événements ont des répercussions sur les rappeurs avec
qui je travaille », constate, un peu
inquiet du moral des troupes, Eric
Bellamy, qui, depuis dix ans, produit des concerts de rap : Médine,
Black M, Keny Arkana… Nombre
de ces groupes ont des noms qui
parlent d’eux-mêmes : Sexion
d’assaut, Assassin, Sniper…
Aujourd’hui, eux qui se sont fait
la voix des cités et des banlieues
oubliées du progrès « se demandent comment vont être pris leurs
textes qui critiquaient l’Etat, le système, la police », souligne Eric Bellamy. « Même un truc aussi basique dans leurs codes que “Fuck la
police”, est-ce que c’est encore possible demain ? »
Serait-on arrivé à un point où la
surenchère langagière propre au
rap aurait trouvé ses limites ? Difficile à imaginer. L’attentat contre
Charlie comme une prise de conscience du fait que les mots ont
une portée qui dépasse, parfois,
leurs auteurs ? L’heure, en tout
cas, est au questionnement. Du
côté des promoteurs comme du
côté des artistes. « La responsabilité d’un producteur, c’est de ne pas
appeler à la haine, affirme Eric
Bellamy. Il m’est arrivé de refuser
des artistes, parce que leurs paroles allaient trop loin. Après, mon
rôle, s’ils ont des choses à dire, c’est
de leur permettre de les exprimer,
avec leurs punchlines, leurs rimes,
leur façon très provoc’ de se faire
entendre. Ce sont des gentils. En
réalité, ils ont juste soif de succès.
Médine est musulman mais il n’appelle pas à la haine du tout. Je
pense que la marche d’aujourd’hui
va faire du bien à tout le monde. »
« Rappeurs, journalistes, politiques, responsables religieux…
Nous n’avons pas fait tout ce qu’il
fallait pour que ça n’arrive pas. »
Imhotep, du groupe IAM, est un
des rares artistes de hip-hop à accepter ces jours-ci de répondre directement aux journalistes.
Comme Eric Bellamy, il craint la
stigmatisation des banlieues et
appelle au dialogue et au travail
social. « Des jeunes perdus, il y a en
plein les cités et les prisons. Et c’est
à nous tous de nous poser la question de notre responsabilité. »
Abonné pendant quinze ans à
Charlie Hebdo, Imhotep n’a pas
peur de le dire : « Je ne justifie ni le
terrorisme, ni l’intégrisme, ni le
fondamentalisme, mais je trouve
que c’est un peu facile de tout mettre sur le dos d’une religion ou de
deux malades mentaux. C’est
toute la société qui est malade. Si
on ne change pas les mentalités,
l’éducation, si on continue de laisser s’exprimer des gens qui mettent
de l’huile sur le feu, qui ont contribué à creuser les fossés, à diviser le
peuple français, il sera vite trop
tard. » p
stéphanie binet et
laurent carpentier
les rassemblements du 11 janvier | 19
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Place de la Bastille,
dimanche 11 janvier.
GUILLAUME HERBAUT
POUR « LE MONDE »
thomas wieder
L
e dimanche 11 janvier 2015 s’ajoutera-t-il à la liste, déjà longue, de
ces journées qui, une fois l’émotion dissipée, une fois disparus
ceux qui les ont vécues, restent
gravées dans la mémoire des
hommes ? Dans vingt, cent ou trois cents
ans, les petits Français apprendront-ils ce qui
s’est passé ce 11 janvier comme leurs aïeux
ont appris avant eux ce qui s’est déroulé le
14 juillet 1789, le 11 novembre 1918 ou le
18 juin 1940 ? Par définition, seul le temps le
dira. Le temps qui décante, le temps qui trie,
le temps qui fait le départ entre ce qui est mémorable et ce qui ne l’est pas. Mais cette précaution n’interdit pas de se demander si,
avant que ne soit possible tout regard rétrospectif, ce 11 janvier 2015 mérite d’ores et déjà
d’être qualifié de « journée historique ».
Pour les historiens Jean-Noël Jeanneney,
Pascal Ory et Michel Winock, la réponse ne
fait pas de doute. Comme quatre millions de
Français, ces trois universitaires reconnus
pour leurs travaux sur l’histoire de France
sont descendus dans la rue, dimanche, pour
rendre hommage aux dix-sept victimes de la
folie meurtrière des frères Kouachi et
d’Amedy Coulibaly. Et malgré la déformation
professionnelle qui est la leur, malgré leur
prudence d’historiens qui regimbent naturellement à qualifier un événement d’inédit
et les incitent en toute chose à chercher un
précédent, ils sont unanimes : oui, ce 11 janvier a bel et bien les attributs d’une journée
historique.
D’abord, en raison de l’ampleur de la mobilisation. La quantité ne fait pas tout, certes,
mais il faut partir de là : jamais autant de citoyens ne se sont rassemblés au même moment pour une même cause. « Le nombre de
personnes dans les rues, ça compte, a fortiori
dans une société démocratique. A côté du suffrage universel, qui permet d’évaluer ce qui
compte de façon institutionnelle, il y a les rassemblements de masse, qui permettent un
comptage de nature plus sentimental. De ce
point de vue, la mobilisation de dimanche est
tout à fait exceptionnelle », observe Pascal
Ory, professeur d’histoire contemporaine à
l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
« Exceptionnel », c’est le qualificatif qu’emploie aussi Michel Winock, professeur émérite à Sciences Po et auteur de La Fièvre hexagonale (Seuil, 2009), un essai consacré aux
grandes dates qui ont marqué l’histoire de
France aux XIXe et XXe siècles. Pour lui, si ce
dimanche fut exceptionnel, c’est d’abord à
cause du nombre de personnes qui se sont retrouvées dans la rue, « du jamais-vu depuis la
Libération de Paris » – elles étaient un million
en août 1944. Mais c’est aussi en raison de
l’étendue de la mobilisation sur le plan spatial. « Un ou deux millions de personnes à Paris au même moment, cela s’est déjà vu. Mais
là, ce qui frappe, c’est l’ampleur de la mobilisation partout en France, avec des chiffres inédits dans les grandes villes mais aussi dans des
bourgs ou des villages. La plupart des journées
qui ont fait l’histoire de France ont d’abord été
parisiennes, même si elles ont pu avoir un écho
en province. Cette fois, la mobilisation est nationale au plein sens du terme. Et cette simultanéité est, à ma connaissance, sans précédent », explique Michel Winock.
« UN MOT D’ORDRE D’UNITÉ »
Une mobilisation inédite à l’échelle du territoire français, donc. Mais une mobilisation
dont la dimension internationale est, elle
aussi, sans précédent. Cette journée, décidément, ne ressemble à aucune autre. Car si des
millions de Français sont déjà descendus
dans la rue le même jour – par exemple le
1er juin 1885, quand ils furent deux millions à
assister aux funérailles de Victor Hugo – jamais ces grands rassemblements du passé
n’eurent un tel écho hors de l’Hexagone. Ja-
Un jour qui fait la France
Les historiens Jean-Noël
Jeanneney, Pascal Ory
et Michel Winock sont
unanimes : l’exceptionnelle
journée du 11 janvier 2015
restera dans l’Histoire
mais l’on ne vit tant de dirigeants du monde
entier battre le pavé parisien. Et jamais
d’autres métropoles d’Europe et d’ailleurs ne
vibrèrent à l’unisson de ce qui se passait au
même moment à Paris. Autant qu’une journée française, ce 11 janvier aura été une
journée mondiale. Pour Michel Winock, il
s’agit là ni plus ni moins que la première
« journée de l’internationalisme démocratique » de l’histoire.
Historique, cette journée le restera aussi par
son inspiration. Une inspiration unitaire
pour ne pas dire unanimiste – phénomène là
aussi singulier. Comme le rappelle Jean-Noël
Jeanneney, « nos grandes journées nationales
ont quasiment toujours été des journées de
combat ». La liste est longue. Juillet 1830 ? Le
coup de grâce de la Restauration. Février 1848 ? Le renversement de la monarchie
de Juillet. Mai 1968 ? Les grandes manifestations estudiantines contre l’ordre établi puis
la marée gaulliste qui remplit les ChampsElysées pour sauver le régime. Juin 1984 ? La
défense de l’« école libre ». Autant de journées, en somme, au cours desquelles l’on vit
une France se dresser contre une autre.
L’exemple récent des grandes manifestations
contre le mariage gay, en 2013, ne fait que
confirmer cette analyse. Et c’est là toute la différence avec aujourd’hui. Comme l’observe
Pascal Ory, « la particularité de ce 11 janvier est
qu’on a atteint un très grand chiffre sur un mot
d’ordre d’unité, alors que jusqu’à présent
c’était le cas sur des mots d’ordre d’affrontement et de division ».
Des millions de Français sont descendus
dans la rue non pas pour renverser un régime
ou défendre une cause que des millions
d’autres exècrent : voilà ce qui est singulier. A
fortiori dans un pays qui fit si souvent de la
rue le théâtre de ses convulsions et de ses divisions. « Des journées de deuil, nous en avons
« DES JOURNÉES
DE DEUIL, NOUS
EN AVONS CONNU.
DES JOURNÉES
DE COLÈRE AUSSI.
MAIS DES JOURNÉES
DE FRATERNITÉ,
C’EST TRÈS RARE »
MICHEL WINOCK
historien
connu : pensons par exemple au 14 juillet 1919.
Des journées de colère aussi. Mais des journées
de fraternité, c’est très rare. Surtout quand se
retrouvent au coude-à-coude, comme c’était le
cas dimanche, des gens qui ne sont pas du
même parti ou de la même religion », insiste
Michel Winock.
Sur ce constat, Pascal Ory est d’accord. Mais
il va plus loin. Pour lui, cette manifestation
d’unité où les appartenances partisanes, syndicales ou communautaires, furent mises au
second plan, en dit long sur l’état de notre société. « Ne pas marcher au pas derrière une organisation, brandir mille et un slogans différents comme on l’a vu dimanche, est le signe
de l’individualisme très avancé qui caractérise
nos sociétés occidentales. Ce qu’on a vu, c’est
un rassemblement de masse, certes, mais un
rassemblement qui réunit des gens pour la
plupart très individualistes. » La polémique
sur le rôle que les partis politiques voulaient
jouer dans les cortèges est symptomatique :
si les Français sont descendus en nombre
dans la rue, ils se sont en revanche montrés
très réservés à l’idée d’une quelconque récupération partisane.
Cette donnée est précisément ce qui rend
très délicat, à ce stade, tout propos sur les
conséquences possibles d’un tel événement.
Dès lors qu’aucun parti n’avait de légitimité
pour récupérer à son profit les manifestations de dimanche, toute conjecture est hasardeuse. Les historiens sont donc très prudents. A ceux qui se livrent au petit jeu des
prédictions, anticipant une poussée des tensions communautaires ou un renforcement
des lois sécuritaires, ils rappellent une évidence : l’histoire se joue volontiers des prophètes. Michel Winock cite ici le précédent de
1848 : en février, une « fraternité extraordinaire » avec des curés qui bénissent des arbres de la liberté et bientôt l’avènement du
suffrage universel ; puis, en juin, un soulèvement ouvrier étouffé dans le sang aux allures
de quasi « guerre civile ». La preuve, selon lui,
que « dans l’histoire, l’euphorie est souvent
éphémère ». Et que « les grands moments
d’enthousiasme sont rarement suivis de lendemains enchanteurs ».
Prudents quant aux conséquences précises
de l’événement sur le plan politique, les trois
historiens font néanmoins le pari que celui-ci
aura un écho. « Ce n’est bien sûr qu’avec le recul qu’on pourra dire si tout cela ne fut qu’une
grande illusion ou le début d’un nouveau cycle, résume ainsi Pascal Ory. Mais on peut déjà
penser qu’un certain nombre de décisions politiques, quel qu’en soit le sens, seront associées
à ce qui vient de se passer : désormais, quand
on parlera de sécurité, de terrorisme, de laïcité,
de liberté de la presse ou de liberté d’expression, on aura toujours en tête ces journées de
janvier 2015 : celle de dimanche, positive et rassurante, mais aussi celles de mercredi, jeudi et
vendredi, marquées par une violence inouïe. »
« UNE OBLIGATION MORALE »
Un point de cristallisation dans la conscience
collective, une somme de souvenirs communs qui servira de référence : les ingrédients d’une date historique sont bel et bien
réunis. Reste à se demander si ce soulèvement d’une France fière de ses valeurs républicaines offrira, comme l’espère Jean-Noël
Jeanneney, « un démenti durable à la vulgarité autodestructrice des déclinologues ». Si les
Français, comme le souhaite Michel Winock,
parviendront à « faire passer au second plan
les querelles accessoires au profit des questions essentielles ». Et si, comme se le demande Pascal Ory, reviendront au cœur du
débat politique des sujets relégués ces derniers temps à sa périphérie. C’est en tout cas
ce qu’il veut croire : « Ce qui s’est passé ces derniers jours relativise d’un coup les débats sur la
perte du triple A ou le niveau des déficits. Non
pas que cela ne soit pas important, mais il y a
tout d’un coup comme une obligation morale
de remettre au centre du débat d’autres sujets,
très politiques, qui concernent la forme même
de la cité. »
Faire d’un événement sans précédent un
événement qui soit lui-même un précédent :
désormais, l’enjeu est là. Tout dépend pour
cela de la capacité qu’aura la société française
à digérer le traumatisme pour lui donner un
sens et à le dépasser sans l’oublier. C’est à cette
condition, et à elle seule, que ce 11 janvier 2015
entrera durablement dans l’histoire. A l’instar
de cet autre dimanche, celui du 27 juillet 1214,
date de la bataille de Bouvines à laquelle l’historien Georges Duby consacra le premier volume de la collection des « journées qui ont
fait la France », chez Gallimard. Un livre où
l’on trouve cette définition du caractère proprement historique d’un événement : « Les
événements sont comme l’écume de l’histoire,
des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en
surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. (…)
Ces traces seules lui confèrent existence. En dehors d’elles, l’événement n’est rien. » p
20 | les rassemblements du 11 janvier
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Qui est ciblé par le terrorisme ?
Déjouer l’idéologie meurtrière des djihadistes
impose de saisir les ressorts du fanatisme
« C’est un 11-Septembre culturel »
Selon le politologue Gilles Kepel,
ces attaques montrent que
nous sommes passés de l’ère
d’Al-Qaida à celle de l’Etat islamique
ENTRETIEN
D
eux jours après la Marche républicaine, qui a réuni plus de 4 millions
de personnes en France en hommage aux victimes des attentats
contre Charlie Hebdo le 7 janvier, à
Paris, et en région parisienne les 8
et 9 janvier, Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et
auteur notamment de Passion française. Les voix des
cités (Gallimard, 2014), analyse le sens des manifestations de solidarité organisées en France contre le
terrorisme et pour la liberté d’expression, et décrypte la représentation du monde des djihadistes.
Que vous inspire la marche républicaine organisée ce week-end à Paris et en France ?
La marche est un sursaut vital de la société française, et de tous les peuples qui l’ont soutenue en envoyant défiler leurs dirigeants, contre un nouveau
type de terrorisme djihadiste, celui de Daech [organisation Etat islamique; EI], qui s’est infiltré par les
réseaux sociaux au cœur de l’Europe pour la détruire en déclenchant la guerre civile entre ses citoyens et résidents musulmans et non musulmans.
Dessinateurs « blasphématoires », musulmans
« apostats », policiers, juifs, sont les cibles de prédilection. La marche a senti ce défi mortel et a explicité un premier réflexe, massif, de résistance. Mais
Daech a identifié précisément des clivages culturels,
religieux et politiques, et s’est donné pour objectif
d’en faire des lignes de faille. Et il ne faudrait pas
sous-estimer le danger : une bataille a été gagnée
hier, mais il reste beaucoup à faire.
Comment reconstruit-on en France un pacte social après le 7 janvier ?
Si une large majorité de nos concitoyens de confession musulmane sont convaincus de la nécessité du
pacte républicain, d’intégration de l’islam à la culture
française, de même que juifs, chrétiens ou libres-penseurs ont construit ce processus historiquement, il
existe aujourd’hui un pôle d’attraction djihadiste
hostile à ce pacte. Toute la difficulté est de relativiser
les choses, sans amalgame, mais sans se dissimuler la
réalité. Et dans ce cadre-là, l’enjeu de dire les normes
sur ce que sont nos valeurs communes et ce qui est
inacceptable est essentiel. C’était le grand défi des manifestations du week-end : car si la société civile ne dit
ni ne fait rien, ce consensus peut s’effriter. La logique
du clivage civilisationnel structure la vision du
monde de Daech.
Français et Européens, mais aussi les musulmans,
doivent en avoir conscience, car ils sont les premiers
concernés. Et le véritable débat est de savoir comment renforcer un pacte social qui identifie ce clivage
comme un danger mortel et parvient à le contrer.
C’est la seule manière de surmonter une situation où
il faut le reconnaître, c’est l’Etat islamique et sa culture qui mènent le jeu – comme Al-Qaida le menait au
soir du 11-Septembre, avant d’être vaincue quelques
années plus tard. La tuerie de Charlie Hebdo, et de l’hypermarché casher de Vincennes, représente un remake culturel du 11-Septembre, selon les modes opérationnels qui sont désormais ceux de EI. Après le 11Septembre, il y a eu aux Etats-Unis une sorte de réar-
LE PROBLÈME DU
BLASPHÈME EST CENTRAL,
SURTOUT QUAND IL PORTE
SUR LA PERSONNE DU
PROPHÈTE, INCARNATION
DES VERTUS ISLAMIQUES
FAITES HOMME
mement moral au sens noble du terme : un nouveau
consensus sur les valeurs, mais aussi des dérives. Il
importe d’en tirer les leçons.
Ce « réarmement moral » a tout de même conduit
à des situations désastreuses (Irak, Guantanamo,
etc.) de la part des Etats-Unis. Quel peut être le risque négatif pour notre société ?
Justement, le défi, c’est d’éviter que la réponse maladroite à EI aboutisse à une polarisation de nos sociétés entre, d’un côté, la mouvance identitaire et
d’extrême droite qui apparaîtrait comme le défenseur de valeurs menacées et, de l’autre côté, une
prise en otage de type communautaire par des mouvements salafistes qui basculent vers le djihadisme.
La morale commune, c’est d’arriver à faire vivre ensemble des gens qui ont des cultures et des références différentes, mais pour lesquelles ce qui est commun l’emporte sur ce qui est clivant. Aux Etats-Unis,
on a vu que la projection de cette affaire s’est traduite par la « guerre contre la terreur ». Notre enjeu
est de ne pas tomber là-dedans.
L’émotion et l’horreur suscitées par le massacre
de Charlie Hebdo et la prise d’otages porte de Vincennes nous empêchent d’entrer dans la logique
des djihadistes. Pouvez-vous la reconstituer ?
La Weltanschauung (« vision du monde ») du djihadisme de l’ère Daech, qui tire les leçons de l’échec
politique d’Al-Qaida, a été formalisée dès la fin de
2004 par l’idéologue syrien Abou Moussab Al-Souri.
A l’époque d’Al-Qaida, un corpus complexe, peu diffusé, faisait le lien entre action armée djihadiste et
réinterprétation littéraliste des textes de l’islam.
Avec Daech, on passe au domaine de la source
ouverte et à la diffusion massive des manuels pour
l’action sur les réseaux sociaux, avec la volonté
d’inscrire celle-ci dans la lettre des textes sacrés. On
l’a vu avec la persécution des yézidis d’Irak dont les
hommes se sont retrouvés désignés comme des impies et massacrés ipso facto, et les femmes comme
des captives (esclaves sexuelles). La protestation que
cette pratique a suscitée jusque dans le monde musulman a contraint EI à recourir à l’un de ses « muftis on line » pour confectionner à partir du corpus
médiéval un recueil juridique fondé sur la charia
pour affirmer l’islamité de pareilles pratiques.
L’attentat contre l’hebdomadaire satirique commis par Chérif et Saïd Kouachi a été revendiqué
par Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et
le terroriste Amédy Coulibaly se réclamait de l’organisation Etat islamique, selon les sources. Y at-il des différences de méthode entre Al-Qaida et
EI ?
On est passé de l’ère Al-Qaida à l’ère Daech. Il y a une
concurrence entre des individus qui se réclament des
deux groupes, mais cela n’a globalement pas d’importance. La vidéo en ligne où Coulibaly justifie son
action est placée par lui-même sous les auspices d’EI.
On n’est plus dans l’ère d’Al-Qaida qui procédait selon
une structure pyramidale, avec un état-major planifiant et finançant dans le détail des attentats lointains
dont il missionnait les exécutants. Aujourd’hui, l’enjeu est l’« inspiration » en Irak ou en Syrie, voire au Yémen ou en Libye – et réinjectés dans l’espace européen. Le théoricien du djihadisme, Abou Moussab AlSouri l’avait prescrit il y a dix ans : mais ce qui l’a
rendu possible aujourd’hui, c’est le développement
massif des réseaux sociaux depuis lors, et des compagnies aériennes low cost qui mettent le champ de bataille djihadiste à portée de la bourse du tout-venant,
via Istanbul, en Turquie.
L’égorgement des pilotes syriens prisonniers, tout
comme l’attaque de Charlie Hebdo, le meurtre de la
policière de Montrouge ou la tuerie de l’hypermarché
procèdent de la même scénographie : on y retrouve le
noir de la voiture volée, la tenue blanche de Coulibaly
censée le faire ressembler à un combattant de l’époque du Prophète. Dans cette mise en scène, la distinction classique faite par les oulémas entre Dar al-islam
et Dar al-kufr (« territoire de l’islam » et « territoire des
infidèles ») est abolie. Le monde entier devient pour
EI le domaine de la guerre, Dar al-harb. Notre société,
Paris, sont maintenant autant de prolongations du
champ de bataille syrien… Wolinski et ses amis sont
des impies pour les djihadistes. Ils ont blasphémé le
Prophète. Al-Souri avait précisé, parmi les cibles à viser, les juifs – mais en dehors des synagogues – et les
SILIO DURT
apostats qui revêtent l’uniforme des impies. D’où les
meurtres de soldats, notamment d’origine maghrébine, perpétrés à Montauban par Mohamed Merah
avant qu’il s’en prenne à des écoliers juifs d’Ozar Hatorah. De même, l’assassinat délibéré du brigadier vététiste Ahmed Merabet boulevard Richard-Lenoir : terroriser tous les musulmans qui ne suivraient pas leur
voie.
La plupart des autorités et des pays musulmans
ont condamné la tuerie. Sur quoi se fonde le radicalisme qui, selon vous, caractérise l’ère de l’Etat
islamique ?
Dans la logique d’EI, l’« autre » se réduit au statut
d’impie ou d’apostat. L’espace de la cohabitation
complexe de l’islam traditionnel avec les « religions
du Livre » – le christianisme et le judaïsme, le zoroastrisme – s’est réduit dans la mentalité des djihadistes à l’affrontement contre les kuffar [« impies »]
d’autant plus qu’ils proclament que les pays occidentaux sont déchristianisés et ne peuvent plus
être comptés comme ressortissant des « religions
du Livre ». Pour eux, soit on est musulman à leur
manière, soit on mérite la mort. Leur salafisme absolu est en concurrence avec celui des Saoudiens qui
vendent à l’Occident le pétrole dont celui-ci fait la
base de sa puissance industrielle. Eux veulent détruire l’Occident hic et nunc.
Les autorités traditionnelles de l’islam sunnite
n’en imposent plus comme avant. Sont-elles en
perte de vitesse et d’influence ?
Dans l’islam sunnite, il y a une grande plasticité,
car il n’y a pas de hiérarchie cléricale qui autorise des
interprétations, contrairement à l’islam chiite. Chez
les sunnites, toute personne qui peut s’autoriser
d’une congrégation qui le reconnaît édicte de la
norme. Et elle le fera d’autant plus facilement à l’ère
de Twitter qu’elle se réfère littéralement et de manière simpliste aux injonctions des textes sacrés en
140 signes. C’est l’aboutissement paradoxal de la logique du salafisme. Là où le prédicateur Farid
Benyettou agissait en 2003 dans le 19 arrondissement de Paris en réunissant des individus à la sortie
de la mosquée dans un garage, aujourd’hui
l’oumma est virtuelle, universelle.
e
La violence djihadiste n’est-elle pas aussi réactive
à celle de l’Occident, aux attaques aveugles des
drones, à la torture pratiquée par les Américains
après le 11 septembre 2001 ?
Il est certain que le discours djihadiste se nourrit des
restes d’anti-impérialisme, de réactions aux interventions armées occidentales. A cet égard, il est significatif que les condamnés à mort de l’Etat islamique
soient revêtus des mêmes uniformes orange que les
détenus de Guantanamo. Mais, pour élargir la base de
recrutement du djihad, les islamistes doivent identifier l’adversaire comme le mal absolu. Ces groupes
djihadistes sont très minoritaires dans le monde musulman. Mais si ces dizaines de milliers de personnes,
face à plus d’un milliard d’individus, sont endoctrinées et armées, cela devient extrêmement efficace.
Beaucoup de commentateurs insistent sur les risques d’amalgame entre les islamistes et les musulmans en général. Vous dites pourtant que, sur
certains sujets, la sensibilité ne peut être que différente. Pensez-vous que les islamistes de l’ère
Daech puissent en profiter ?
Ces groupes ont besoin de frapper des cibles qui suscitent le plus de soutien. Il est certain que les caricatures du Prophète publiées dans Charlie Hebdo ont suscité dans le monde musulman une vague de protestation. C’est un fait social et culturel. Dans l’assassinat
des caricaturistes de Charlie Hebdo, nous voyons celui
de la culture française contemporaine. Mais, dans le
monde musulman, il est indéniable que le malaise
existe : certes, on y manifeste de la compassion pour
les victimes ; mais le problème du blasphème est central, surtout quand il porte sur la personne du Prophète, incarnation des vertus islamiques faites
homme. Celui qui s’est montré capable d’exécuter
ceux qui ont été désignés comme des blasphémateurs est donc susceptible d’attirer un courant de
sympathie plus large que celui qui commet un attentat aveugle dans une gare dont les victimes sont
« collatérales ». Là encore, la différence entre l’ère AlQaida et l’ère de l’Etat islamique est patente.
Il faut bien voir que, dans la pensée de Moussab AlSouri, l’objectif, c’est d’ouvrir un front en Europe
avec des guerres d’enclaves islamiques radicalisées
qui s’identifient à leurs héros et leurs défenseurs, et
face à cela une société qui surréagit. On se retrouve
ainsi dans une situation où nous avons des identitaires de chaque côté, qui ont la même grammaire,
mais dont le vocabulaire est différent. C’est ce qu’a
assez bien vu Michel Houellebecq dans son dernier
roman Soumission. p
propos recueillis par
gaïdz minassian et nicolas weill
¶
Gilles Kepel Politologue, professeur
à Sciences Po, spécialiste de l’islam.
Dernier ouvrage paru : « Passion arabe ;
Journal 2011-2013 » (Gallimard 2014).
débats | 21
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Les musulmans de France peuvent jouer un rôle historique
Après le drame, la nation française doit poursuivre son extraordinaire élan de mobilisation pour favoriser les partisans d’un islam républicain ouvert.
Notre société doit également intégrer cette jeunesse des quartiers qui est totalement à la dérive afin d’assécher le vivier du djihadisme nihiliste.
par hubert védrine
L
es Français ont réagi de façon
magnifique aux tueries liberticides et antisémites de
Charlie Hebdo et de Vincennes. Ils
ont montré qu’ils comprenaient
que la liberté satirique était au cœur
de la liberté d’expression, et même
des libertés tout court. Si prompt
d’habitude à se diviser et à s’autodéprécier, ce peuple tout entier, du
président de la République et du ministre de l’intérieur aux centaines
de milliers de manifestants, des
simples citoyens en passant par la
classe politique et les admirables
forces de l’ordre, c’est-à-dire tout le
monde, a trouvé le ton, les mots,
l’attitude, pour proclamer qu’il ne
se soumettrait pas, qu’il ne se laisserait pas « terroriser » et qu’il ferait
barrage au fanatisme. Fierté française !
La solidarité internationale a été
considérable, émouvante, spectaculaire dimanche, et l’admiration
justifiée.
Cet élan collectif a néanmoins fait
ressurgir un clivage politique qui
aurait pu être évité entre les partisans d’une vraie union nationale,
c’est-à-dire sans aucune exclusive,
et d’un front républicain, sans ou
contre le Front national. Une partie
de la classe politique ne se résigne
pas en effet à se priver de ce discriminant identitaire, véritable panacée éthique. C’est pourquoi le président et le premier ministre ont eu
raison de dire que les participants
viendraient dimanche en tant que
citoyens et pas à l’appel d’organisations. Mais n’est-il pas manifeste
que la vieille stratégie de stigmatisation du Front national, même si
elle est moralement compréhensible, a échoué ? Sans parler des sondages, chaque élection le démontre.
Ne pourrait-on pas enfin admettre
que le Front national se nourrit précisément de son ostracisation par
ces élites que son électorat, en particulier, rejette ? Qu’il prospère dans
l’exclusion, réelle ou prétendue ? Et
que, sans doute, il aurait plus à redouter d’une normalisation (déjà
en partie actée par les électeurs) et
d’une banalisation qui lui feraient
perdre sa sulfureuse attractivité
transgressive ? Mais laissons là ce
débat.
PSEUDO-JUSTICIERS
Le piège principal, sémantique et
réel, dont il nous faut sortir, nous, y
compris les musulmans de France,
soumis au chantage de mouvances
extrémistes, est celui de l’imbroglio : islam/islamisme/islamophobie. Ce n’est plus possible de continuer à faire comme si les nouveaux
nihilistes/djihadistes ne se récla-
maient pas d’une interprétation de
l’islam, et non du terrorisme en général, ou d’une autre religion révélée (ce qui a pu exister à d’autres
époques), interprétation certes délirante et dévoyée, mais qu’aucune
autorité religieuse sunnite n’arrive à
endiguer et à éradiquer.
Le nier par naïveté, ignorance, précaution, peur de l’islam radical ou de
« l’islamophobie », par incompréhension radicale (les Européens ne
comprennent plus vraiment la foi,
la croyance ni des notions comme le
blasphème ou le tabou, nos tabous
actuels n’étant pas religieux) revient
à abandonner en pleine bataille
l’immense majorité des musulmans et, a fortiori, les modernisateurs musulmans, si courageux. Car
il n’y a pas de pape sunnite pour excommunier Daech, Al-Qaida ou tout
autre mouvement d’assassins pseudo-justiciers ! Ni même de concile
musulman, ou de consistoire musulman avec certains pouvoirs théologiques. Et pourtant, il est vital que
les modernes, les pacifiques et les
éclairés finissent par l’emporter
dans cet immense affrontement
mondial au sein de l’islam (rappelons ici que les trois quarts des victimes du terrorisme se réclamant de
l’islam sont des musulmans), où la
France et l’Europe sont un champ de
bataille important, endeuillé, mais
périphérique.
La réponse doit être multiple : résister, se protéger mieux, réformer,
intégrer. Il faut faire tout pour favoriser les partisans d’un islam ouvert,
voire des Lumières, soutenir leur
contre-propagande anti-haine à
l’école, sur les réseaux sociaux, en
prison, améliorer la désintoxication
des endoctrinés, la formation
d’imams modérés, la transmission
des valeurs de tolérance. Et nous
abstenir aussi, sur tous les plans de
tout ce qui peut les affaiblir, ce qui
dans certains cas nous placera devant nos contradictions nationales
ou internationales.
DÉRIVES MORTIFÈRES
Ensuite, cette affreuse tragédie peut
donner aux musulmans de France
un rôle historique, une occasion exceptionnelle de s’affirmer, de s’affranchir des peurs ou des colères
(fussent-elles justifiées), d’éradiquer les dérives mortifères : Et si
c’était ainsi, par une sorte de catharsis, et maintenant, que naissait du
drame sublimé en ce mois de janvier l’islam républicain de France,
pas seulement celui des « institutions » ou des notables, mais celui
du peuple des musulmans de
France, bien que beaucoup d’entre
eux ressentent un malaise évident,
grâce au cadre structurant, protec­
teur et propice de la République ?
C’est comme cela, et pas par des in­
Le blasphème n’est pas le seul en cause
Des objectifs politiques sont également poursuivis par
les commanditaires de ces attaques: affaiblir la tolérance des
démocraties libérales à l’égard des musulmans
par ian buruma
L
e réalisateur néerlandais Theo Van
Gogh, assassiné par un islamiste à
Amsterdam il y a à peine plus de dix
ans, avait bien des choses en commun avec
Charlie Hebdo. A l’instar des caricaturistes
français, c’était un provocateur, à la morale
anarchiste, un artiste qui choque ; il n’y a
pas un seul tabou qu’il n’ait voulu briser.
Parce que l’antisémitisme est le grand tabou européen de l’après-seconde guerre
mondiale, Van Gogh n’a pas hésité à provoquer en faisant des blagues sur les
chambres à gaz. On nous demande de
« respecter » l’islam ? Van Gogh décide de
tourner en ridicule Allah et son prophète,
dans un esprit très proche de celui de Charlie Hebdo.
Le but des briseurs de tabous est de voir
jusqu’où on peut aller, légalement et socialement, dans la liberté d’expression. Malgré ce que l’on a pu entendre à travers les
réactions plutôt hystériques auxquelles
ont donné lieu les meurtres épouvantables de la semaine dernière, la liberté d’expression n’est pas absolue. La plupart des
pays européens disposent de lois contre les
discours haineux. En France, il est même
interdit de nier l’existence de la Shoah, ou
encore celle du génocide arménien. Pourtant ce sont aussi des opinions, aussi infâ­
mes que l’on puisse les considérer.
LE RÔLE DES PROVOCATEURS
La liberté d’expression est, en réalité, assez
relative. Ce que peut dire un artiste ou un
romancier ne peut pas être dit par un juge
ou un homme politique. Le langage qu’utilisent entre eux les Noirs américains serait
franchement insultant dans la bouche
d’un Blanc. Et ainsi de suite. De simples règles de politesse créent des barrières sociales qui nous empêchent de dire tout ce qui
pourrait nous passer par la tête.
Le rôle des provocateurs est de défier ces
barrières sociales en étant délibérément
impoli. Il faut qu’existe un espace pour ces
iconoclastes, dans les arts et dans certaines franges du journalisme, et il faut surtout qu’ils puissent ne pas être la cible de
violentes attaques.
Néanmoins, assimiler Theo Van Gogh ou
Charlie Hebdo à la « démocratie » ou à la
« civilisation occidentale » a quelque
chose de trop grandiloquent. Le concept
de civilisation occidentale est bien trop vague. Que désigne-t-il : le monde gréco-romain ? Le monde chrétien, voire judéochrétien ? Ou les Lumières ? Et dans ce cas,
quelles Lumières ? Celles de Voltaire, de
John Locke ou d’Adam Smith ? Quoi qu’il
en soit, le désir de briser les tabous n’est
guère le propre de l’Occident. Et la culture
de l’insulte et de la provocation représente
même, d’une certaine manière, le contraire de l’esprit démocratique.
La démocratie, en Occident ou partout
ailleurs, repose sur la volonté de trouver
des compromis, de résoudre les conflits
d’intérêt pacifiquement et dans le respect
de l’Etat de droit. Pour que la démocratie
puisse fonctionner, il faut que les citoyens
soient disposés à prendre et à donner. Cela
signifie également que, dans une société
civilisée, on accepte de vivre avec les différences culturelles ou religieuses, sans insulter sciemment ceux dont on ne partage
pas les valeurs.
Il ne s’agit pas de pactiser lâchement avec
le diable ni de renoncer à notre liberté
d’expression. Cela ne signifie pas non plus,
comme certains le prétendent, un man­
que de principe. La tolérance n’est pas né­
cessairement un signe de faiblesse. Cela
traduit plutôt une réticence à considérer
les valeurs sociales de façon absolue, ou à
diviser le monde en deux camps : celui du
Bien et celui du Mal. Même la tolérance
n’est pas absolue. Aucune société démocratique ne peut accepter le recours à la
violence pour imposer ses convictions,
qu’elles soient religieuses, politiques, ou
un mélange des deux.
On ne peut qu’émettre des opinions
quant aux motivations psychologiques
des hommes qui ont assassiné les journalistes et les artistes de Charlie Hebdo ou les
quatre otages dans le supermarché casher.
Ce n’était peut-être que des paumés pathétiques, qui auraient troqué leurs rêves adolescents de filles, de football et d’argent facile pour la guerre sainte. C’est apparemment le profil d’un grand nombre de djihadistes européens. Et ils sont loin d’être les
premiers adolescents vulnérables à épouser une cause révolutionnaire qui leur
donne un sentiment de pouvoir et d’appartenance.
On en sait plus en revanche sur les motivations politiques des groupes révolutionnaires qui recrutent ces jeunes garçons et
ces jeunes filles pour tuer. Certains prétendent que le blasphème ou que les railleries
contre le prophète sont les principales raisons des exécutions à Charlie Hebdo. J’en
doute. Il est vrai que de nombreux musulmans peuvent se sentir insultés par des
films ou des dessins blasphématoires.
Mais ces meurtres n’ont pas pour seul motif l’insulte.
CIBLES SYMBOLIQUES
L’intimidation brutale des opposants réels
ou potentiels n’est qu’un objectif parmi
d’autres des groupes révolutionnaires. Ce
que les révolutionnaires haïssent par-dessus tout, ce ne sont pas les attaques directes de leurs ennemis de toujours, mais les
nécessaires compromis, les concessions
de part et d’autre, les négociations et les
adaptations qui sont le propre des démocraties libérales.
Le principal objectif des révolutionnaires
est d’enrôler le plus de militants possibles
pour défendre leur cause. Dans le cas des
islamistes, ils doivent essayer d’empêcher
les musulmans pacifiques et respectueux
des lois de faire des compromis avec les sociétés séculières dans lesquelles ils vivent.
Ils ont besoin de plus de « guerriers
saints ».
Le moyen le plus efficace pour y parvenir
est de provoquer des réactions anti-musulmans en attaquant des cibles symboliques
comme les Twin Towers à New York, un
réalisateur célèbre à Amsterdam ou un
journal satyrique controversé à Paris. Plus
les musulmans seront effrayés, rejetés et
attaqués en Europe par la majorité non
musulmane, plus ils seront susceptibles
de soutenir les extrémistes.
Si l’on conclut des assassinats de la semaine dernière que l’islam est entré en
guerre contre l’Occident, alors les djihadistes auront obtenu une victoire majeure. Si
l’on se tient au côté de la majorité pacifique des musulmans comme des alliés unis
contre la violence révolutionnaire, et que
l’on traite ces musulmans comme des citoyens égaux et à part entière, alors nos
démocraties en sortiront renforcées. p
(traduit de l’anglais par
Pauline Colonna D’Istria
¶
Ian Buruma, professeur d’idées politiques
et de journalisme au Bard College (New York),
est l’auteur d’ « On a tué Theo Van Gogh.
Enquête sur la fin de l’Europe des Lumières »
(Flammarion, 2006).
terdits sémantiques, que les amal­
games islam/islamisme devien­
dront impossibles. Quel renfort
pour l’Islam éclairé, quel exemple
(en attendant une vraie réforme de
l’islam), et quel rayonnement pour
la France !
Cela impose alors aux responsa­
bles politiques et économiques
français comme de la société tout
entière sans doute dorénavant capable maintenant de cette générosité, d’intégrer vraiment, en un petit nombre d’années, la partie de la
jeunesse musulmane française qui
est à l’abandon, voire à la dérive, qui
se sent à tort ou à raison discriminée, qui demande du respect autant
que des emplois, de priver ainsi de
proies vulnérables les recruteurs de
la haine et de la mort, et d’assécher
le vivier du djihadisme nihiliste.
Offensive qui sera de longue durée, économique, sociale, éducative,
culturelle et théologique. Un consensus national devrait pouvoir être
forgé pour mener cette politique. p
¶
Hubert Védrine
ancien ministre
des affaires étrangères
Oui, la France sans les
juifs n’est pas la France
Lors de la tuerie du supermarché casher de la
porte de Vincennes, l’antisémitisme s’est révélé
pour ce qu’il est : un crime, et non un préjugé
suite de la première page
Nul, malgré maints avertissements qui eussent dû ouvrir les
yeux, n’envisageait cette proclamation comme une imprudence,
la source d’un danger possible.
Beaucoup verront là une manifestation de l’incurable optimisme
juif : le temps des étoiles jaunes
semblait à jamais révolu. Il y a
aussi des boucheries halal dans
certains quartiers de Paris, boulevard de la Chapelle par exemple,
un Hyper halal, qui sait, mais les
juifs respectent la déontologie
commerciale et nul parmi eux
n’imagina jamais devoir descendre à bout touchant les amateurs
de bifteck halal.
Le 9 janvier pourtant, après plusieurs heures d’effroi et d’angoisse, le jaune fut éclaboussé de
sang, comme il l’avait été l’avantveille avec les douze morts et les
blessés de Charlie Hebdo. La haine
antijuive se démasquait avec une
brutalité inouïe, sans fard ni alibi :
« Mort aux juifs » cessait d’être un
slogan tellement utilisé qu’il évacuait l’essentiel de son sens, à savoir la mort, pour, au contraire la
requérir littéralement, l’administrer d’emblée, avant toute parole,
comme si elle était le seul langage. On tue d’abord, on parle
après, on tue encore, meurtres
entrecoupés de justifications débiles. L’antisémitisme, disait Sartre, n’est pas une opinion, c’est un
crime. Nous sommes ici à l’acmé
de l’antisémitisme : le crime nu.
Et c’est la bêtise des tueurs qui
sera, au bout du compte, la garantie de leur échec. On a raison de
dire que les victimes de Charlie
Hebdo, Wolinski, Cabu, Charb, Tignous, Honoré, Oncle Bernard,
Elsa Cayat, Michel Renaud, Mustapha Ourrad et Frédéric Boisseau, celles de l’Hyper Casher, Yohan Cohen, Yoav Hattab, Philippe
Braham, François-Michel Saada
et les trois policiers Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet et Clarisse Jean-Philippe sont morts en
martyrs. Car leur mort est révoltante comme une exécution capitale et suscite la mobilisation
spontanée, dans toutes les villes
de France et dans de nombreuses
capitales du monde, de millions
de simples citoyens qui disent
« NON ».
Et ces « non » ont un poids formidable qui fera mesurer aux
tueurs leur sinistre solitude. La
question n’est plus de savoir si les
juifs de France doivent quitter leur
pays de naissance ou d’accueil
pour Israël – puisqu’on en parle –
ou demeurer malgré les crimes.
C’est Manuel Vals, le premier ministre, qui a raison : « La France
sans les juifs de France ne sera plus
la France. » Ne donnons pas à Hitler cette victoire posthume. p
¶
Claude Lanzmann
écrivain et cinéaste.
« Le blasphème, un outil de répression qui menace l’ensemble de
la planète » Joëlle Fiss, consultante, spécialiste des droits de
l’homme, remarque que près d’un pays sur deux dispose de lois antiblasphème. Ces textes servent le plus souvent les intérêts d’un pouvoir
répressif religieux.
LE DÉBAT SE POURSUIT SUR LEMONDE.FR
WWW.LEMONDE.FR/IDEES
22 | les rassemblements du 11 janvier
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
Lettres à
«Charlie Hebdo»
#
JeSuisMusulmanEtJeSuisCharlie » C’est un cri
du cœur que nous twitte
Walid Bekhti dans son
courriel du 8 janvier.
« Lorsque tu es jeune et
de culture musulmane en France, tu es tantôt
l'avatar d'une France qui se cherche, tantôt le
visage de la terreur, parfois celui de l'exotisme.
Trop rarement tu es la voix de la France. La
vraie question est : comment en sommesnous arrivés là ? Pas “nous les musulmans”,
mais “nous” Français ».
Le terrorisme « question française » et non
« question musulmane », telle est la tonalité
du message de nos lecteurs épistolaires les
plus impliqués, au lendemain du massacre
de l'équipe de Charlie Hebdo, des prises d’otages et agressions qui ont fait 5 morts et de la
marée républicaine de dimanche. « Les acteurs de cet abominable attentat sont en réalité des citoyens français, ayant fréquenté
l’école républicaine et laïque, celle de Jules
Ferry. C’est à la France de montrer qu’elle n’est
pas un “ incubateur ” de terroristes, et pas aux
musulmans, ni aux chrétiens, ni aux Juifs, ni
aux Orientaux de prouver qu’ils sont différents », écrit Tahani Khalil Ghemati, Libyenne francophone et francophile, exilée
entre Suisse et Liban, relayant les interrogations d’un de ses amis libanais. Ces djihadistes ont « grandi dans nos villes, appris l’échec
dans nos écoles, appris la haine dans nos prisons », souligne Mehdi Djebbari, professeur
d’histoire à Paris, pour qui la guerre « se gagnera à l’arrière ».
« Vaincre n’est pas convaincre, et il s’agit
d’abord de convaincre. Or, la haine, qui ne fait
pas toute sa place à la compassion, est incapable de convaincre... », disait Miguel de Unamuno en octobre 1936. Le recteur de l’université de Salamanque s’exprimait ainsi face
aux franquistes qui criaient « Viva la
muerte ! ». Au lendemain de ce funeste 7 janvier 2015 – « Le 11-Septembre français », titrait Le Monde du 9 janvier - que dire
d’autre ? Comment ne pas voir poindre la
« maladie mentale collective », l’« épidémie de
folie » que dénonçait alors le grand philosophe espagnol, et qui guettent aujourd’hui la
démocratie et son fer de lance, la presse.
Le Cercle des médiateurs de presse, dont
fait partie le signataire de ces lignes, a rappelé l’urgence pour les médias « d’être fidèles
à leurs principes éthiques et déontologiques,
face à l’inévitable avalanche de haine et
d’amalgames qui a commencé à déferler ».
Ni haine ni amalgames, jusqu’ici, chez les
centaines de lecteurs du Monde qui ont manifesté massivement leur émotion, leur
consternation, leur implication au lendemain du drame. Des dizaines de « citoyens
du monde », comme se définit l’un d’eux, de
toutes générations, de toutes origines, nous
écrivent sur tous les tons. Nous envoient
leurs dessins, leurs poèmes. Nous font part,
surtout, de leur préoccupation, lorsque la vague « #JeSuisCharlie » sera retombée, de voir
peut-être déferler un « tsunami de haine »,
selon les mots d’une lectrice.
Quelques (rares) voix dissonnantes commencent à se faire entendre. « En empêchant
l’erreur et le mensonge de s’exprimer, on rend
la vérité insignifiante, prévient Paul Dehem
(Paris). L’émotion qu’ont provoquée les récents attentats est légitime et je la partage.
Sans pourtant souscrire à des slogans tels que
“le Coran est de la merde”. Si la ligne de Charlie
Hebdo se résume à nier que le Coran fut,
comme la Bible, un facteur de civilisation, je ne
puis m’identifier à cette feuille, malgré son
deuil. Le djihad n’est pas le seul ennemi de la liberté. »
Unamuno, encore : « On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la
sorte. Mais non, notre guerre n’est qu’une
guerre incivile... » Paix civile ou guerre incivile, redoutable alternative... #JeSuisMiguelEtJeSuisCharlie! p
pascal galinier
Au-delà du choc et de la tristesse, je m’interroge sur l’utilisation de cet « Allah akbar »
brandi, mixé à toutes les sauces comme une
signature légitime et repris en chœur par
tous les médias. Ce n’est pas une arme de
guerre, et son usage est strictement limité au
début des cinq prières obligatoires. Il est urgent que tous les imams, épaulés par les organismes concernés, se manifestent afin d’expliquer, d’éduquer et de stopper ce tsunami
embrouillé de haine. Il y a urgence à se mobiliser autour de ces électrons égarés afin que la
religion musulmane ne se transforme pas en
une secte recrutant ses sujets en déshérence
au sein même d’une France où « rien ne va
plus ». « Faites vos jeux ! » p
tahani khalil ghemati,
architecte libyenne, genève
CHARLIE, C’EST JAURÈS EN JUILLET 1914
Jaurès voulait éviter la guerre et se démenait
pour établir des contacts entre Français et Allemands. Il était devenu le symbole du refus
de la guerre. Il fut assassiné par un nationaliste français, la veille de la Grande Guerre.
Charlie Hebdo s’acharnait à refuser la bipolarisation simple : d’un côté Marine Le Pen, de
l’autre les djihadistes. Il se moquait des deux.
La comparaison s’arrête là. Il n’y a pas de
puissance musulmane de poids comparable
à l’Allemagne de 1914. Mais il est clair qu’il y a
aujourd’hui des extrémistes qui poussent à
l’affrontement de civilisations dont ils rêvent
et à la guerre de la pensée. Ça ne va pas être
simple d’éviter les amalgames et de calmer
les esprits. p
pierre bidallier, paris
Le rire de « Charlie ». POLINE HARBALI
LA FRANCE, « INCUBATEUR »
DE TERRORISTES ?
Hasard, rendez-vous ou synchronicité ? Peu
importe, puisque nous y sommes. Au carrefour des destins échoués entre deux rives. Silence frustré débordant d’un côté, liberté insolente de l’autre. Deux tragédies viennent
de se dérouler, décalées de seulement quelques heures. A Sanaa, au Yémen, un attentat à
la voiture piégée faisait une trentaine de
morts et soixante blessés. Des anonymes qui
n’auront aucun hommage au journal télévisé. A Paris, en France, une attaque à main
armée au siège de Charlie Hebdo a fait douze
morts. Des dessinateurs célèbres ayant fait la
gloire de l’hebdomadaire. Au nom de la
France et de sa liberté d’expression, ils ne se
sont jamais privés de croquer leurs opinions
parfois provocatrices à travers des esquisses
humoristiques d’électrons libres. Ils viennent d’en payer la facture en se faisant liquider par des hommes armés, criant « Allah akbar ! » et réussissant l’exploit insolent d’être
filmés en « live ».
Mais qui sont donc ces électrons incontrôlables envahissant la France ? Les acteurs de
cet abominable attentat sont des citoyens
français, nés en France, ayant fréquenté
l’école républicaine et laïque – celle de Jules
Ferry. J’en débattais récemment avec un ami
libanais qui m’a tenu, légèrement irrité, les
propos suivants : « Non, ces criminels ne viennent pas de chez nous. Ils viennent de France,
et pas d’ailleurs. C’est le système français qui a
produit ce genre de personnages ! C’est donc la
France qui est responsable de ceux qui habitent sur son territoire, et non pas les origines,
peut-être lointaines, de ces terroristes. Ils ne
sont ni musulmans, ni chrétiens, ni juifs. Ce
sont des exclus qu’un système a choisi d’exclure, peu importe la raison, ils ont agi à leur
manière contre cette exclusion. C’est à la
France de montrer qu’elle n’est pas un “incubateur” de terroristes, et pas aux musulmans, ni
aux chrétiens, ni aux juifs, ni aux Orientaux de
prouver qu’ils sont différents. Nous nous sommes bien intégrés au monde occidental, sans
rejeter nos origines. Pourquoi devons-nous
nous justifier de cet acte barbare qui vient
d’avoir lieu à Paris ? »
LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME SE
GAGNE À L’ARRIÈRE
On ne saurait contester le bien-fondé des appels à l’unité nationale et à la défense républicaine qui se multiplient depuis le crime ignoble qui a décimé la rédaction de Charlie
Hebdo. Parce que la liberté se défend, il faut
combattre. Mais contre quels ennemis ? Qui
sont les assassins cagoulés de la rue NicolasAppert ? Peut-être sont-ils comme Khaled
Kelkal et Mohammed Merah avant eux. Peutêtre ont-ils grandi dans nos villes, appris
l’échec dans nos écoles, appris la haine dans
nos prisons. Les terroristes ne se recrutent
pas dans les familles qui enseignent à leurs
enfants une culture religieuse robuste, anticorps contre la radicalisation, mais justement parmi ces déshérités à qui personne n’a
rien transmis. Que transmettons-nous à chacun de nos enfants ?
Dans leur dimension idéologique, l’extrémisme religieux et la rhétorique guerrière
jouent le même rôle : faire accepter aux pauvres l’idée qu’ils mourront pauvres. Adopter
cette rhétorique ne suffit donc pas, surtout si
le son du clairon républicain couvre la voix
de ceux qui souffrent dans nos rangs. Se repentir pour notre passé ? Non. Mais réfléchir,
pour notre avenir. Comprendre le parcours
de nos terroristes, pour éviter qu’il ne se pérennise. Comprendre que ces deux assassins
ne sont pas nés parmi nos ennemis, mais
parmi nous, et que nous n’avons pas su les
protéger des mains sanglantes qui nous les
ont arrachés.
Une unité faite d’allocutions républicaines
ne suffit pas à incorporer à notre armée de la
liberté ceux de nos enfants pour qui elle n’est
qu’une abstraction, faute d’autonomie intel-
JESSY DESHAIS
courrier | 23
0123
MARDI 13 JANVIER 2015
OLIVIER BONHOMME
lectuelle, ou une forme d’oppression, parce
qu’elle n’est pas la même pour tous. Aidons
les soldats les plus faibles parmi nous : familles déstructurées par le chômage et les
chômeurs que Pôle emploi n’a plus les
moyens d’orienter, élèves illettrés de quatrième génération et professeurs à qui l’on interdit de transmettre, détenus sans qualification à qui la prison n’apprend rien, et surveillants pénitentiaires cernés par le suicide.
Avant l’extrémisme et le terrorisme, il y a la
misère. Si nous, Français, sommes les conscrits de la liberté, notre armée est en définitive comme toutes les autres : nos déserteurs
sont des soldats qu’on a privés de solde. p
mehdi djebbari, professeur agrégé d’histoire, paris
CHARLIE, DESSINE-MOI MON ISLAM !
C’est à peine si je peux trouver les mots pour
le dire. J’aurais voulu d’ailleurs, plutôt
qu’écrire ces lignes, demander à Cabu, ce personnage si familier pour moi depuis que je
suis arrivé en France, à l’âge de 5 ans : « Dessine-moi une douleur », comme tu voudras,
mais avec ironie. Mais voilà, avec d’autres, il
n’est plus là car, avec du sang, ils nous les ont
raturés. Ils ne sont pas gommés pour autant
: leurs dessins et leurs idées resteront. Alors,
il faut continuer, il faut s’exprimer, plus que
jamais. Personnellement, je dois le faire,
comme citoyen français blessé, comme fanatique de la République, comme fils d’immigré accueilli par elle, comme Libanais musulman qui a fui son pays en pleine guerre
confessionnelle, comme avocat dont la vraie
religion est la contradiction. Et par-dessus
tout comme orphelin aujourd’hui de la
plume et de la dérision. A tous ces titres, je
veux crier ici à tous ces fous de Dieu : vous
nous avez peut-être touchés, mais vous nous
rendez plus forts encore !
Il n’y a aucune place ici pour la nuance, car
un retour aux fondations et la nécessité de
faire bloc, massivement, face à cette barbarie, impose des choix clairs, sans aucun compromis : le débat plutôt que le tabou ou la
violence, la liberté – d’abord celle de tout
dire – contre l’oppression, les cultures plutôt
que la doctrine, la laïcité plutôt que la révérence religieuse, la justice et non la vengeance, l’intelligence individuelle face au fanatisme et au populisme des foules.
Alors, bien entendu, les Français musulmans sont aujourd’hui, plus que jamais,
consciemment ou non, pointés du doigt («
On vous l’avait dit ! »). Légitimement ? Beaucoup finissent par penser – et ce n’est plus
une tentation – que la violence serait consubstantielle à l’islam, et que la répétition
des barbaries commises en son nom est bien
« la » preuve de ce message qui se propage
dangereusement et qu’il faudrait désormais
accepter comme un fait politique. Bien évidemment, on trouve dans ces textes sacrés
la guerre sainte, la loi du talion, des interdits
(y compris de penser), la vérité divine et dogmatique… Mais comme dans toute religion.
Alors, aux musulmans et musulmanes, en
France et ailleurs, je dis qu’il est désormais
l’heure du sursaut face à ceux qui veulent voler les paroles du Prophète. De grâce, dépassez une bonne fois pour toutes et condamnez cet islam de la « soumission », du strict
respect de la lettre, du voile et de la pratique
temporelle à l’excès. Ce n’est pas parce que
cet islam-là existe qu’il n’est pas politiquement dévoyé et qu’il ne faut pas lui préférer
l’islam du vrai djihad – la perfection de soi
plutôt que des autres – de la poésie et des
douceurs, de la critique et des libertés,
d’Averroès… Celui-là aussi est dans le Coran !
A tous les autres, je dis, humblement :
n’oublions pas que l’on brûlait des livres et
des
hommes
durant
l’Inquisition,
n’oublions pas qui a tué Yitzhak Rabin, Prix
Nobel de la paix, avant qu’il ne s’exprime
dans un meeting à Tel-Aviv, en 1995.
N’oublions pas que les révolutions arabes de
2011, porteuses d’espoir et de libertés,
étaient d’abord laïques, mais ont été détournées par les religieux. Amin Maalouf rappe-
lait que l’on accorde trop de poids à l’influence des religions sur les peuples, et pas
assez à l’influence inverse. Seule cette double lecture nous sauvera de la fracture en
nous empêchant d’assimiler fanatisme et fatalisme.
Je ne parle pas au nom des musulmans
français et encore moins de l’islam. Je m’exprime au nom de mon islam, celui de la République, celui de la liberté : je parle au nom
de Charlie. Je n’oublie pas pourquoi je suis
français (j’ai été accueilli en France avec mon
père, qui a frôlé la mort seulement pour
s’être exprimé dans des journaux). Je
n’oublierai jamais Charlie. p
jalal el ahdab, avocat aux barreaux de
beyrouth, new york et paris
COMMENT ÉVITER LE PIÈGE
DÉCRIT PAR ROBERT BADINTER
Allez-vous nous aider à éviter le « piège politique » décrit par Robert Badinter et dont je reconnais les symptômes qui montent en moi
? Je me dis que je ne sais pas si je pourrai
m’empêcher de cracher au visage d’une
femme en burqa ou d’un barbu la prochaine
fois que j’en rencontrerai une ou un, et ma
ville en compte beaucoup. Aidez-nous à lutter contre ce sentiment, contre cette envie de
riposte facile, en mettant en mots cette irrésistible envie d’acte qui montrerait que nous
ne sommes pas impuissants et en décrivant
finement comment tendre des outils de lutte
psychologiques pour les contrer… Matthieu
Ricard ? Des psychologues de l’école de Palo
Alto ? Le combat est aussi intérieur, et il est
très difficile… p
g. b., orsay (essonne)
E NE PORTE PAS LE VOILE, MAIS N’AI PAS
LA PEAU AUSSI BLANCHE QUE VALÉRIE…
GIULIA D’ANNA LUPO
Je suis Khamsa. Je suis française. Je suis de
confession musulmane. Et j’ai peur. Nous
sommes au lendemain des assassinats perpétrés chez Charlie Hebdo, et la communauté
musulmane de France, pacifique et républicaine, triste de ces événements, est la cible de
représailles de la part de fascistes qui confondent musulmans et islamistes. Des mosquées ont été brûlées, une femme voilée insultée et de nouvelles violences perpétrées…
J’ai peur que ma France devienne le terrain
d’affrontements, de représailles infondées,
de haine. J’ai peur que l’islamophobie ne
s’exacerbe au point de pousser des teints basanés à faire profil bas. J’ai peur que mes lendemains soient difficiles dans cette société
qui ne verra plus en moi qu’une couleur, une
fille d’ailleurs ou une enfant d’immigrés. J’ai
peur que ma mère, citoyenne voilée, soit
sommée de « rentrer dans son pays ». J’ai
peur pour mes amis à la barbe aussi longue
que celle de l’abbé Pierre, qui payent leurs impôts comme Jacques ou respectent les lois
comme Fernand, qu’ils soient apparentés à
des terroristes. J’ai peur que rien ne puisse
calmer la colère des racistes, des lepénistes,
des doctrinaires rigides et des extrémistes de
tous bords.
Je ne porte pas le voile mais je n’ai pas la
peau aussi blanche que celle de Valérie…
Aujourd’hui, penser à sortir faire mes courses dans les rues parisiennes, demander une
aide sociale ou postuler pour un emploi me
gèle les membres. Dois-je me teindre en
blonde ? Devrais-je changer de nom et de prénom ? Me sera-t-il demandé plus de justificatifs lors d’un entretien professionnel ? Serai-je regardée plus durement dans le métro ?
Non. Je me battrai pour mes idéaux et mes
valeurs, avec ma pleine identité et la pleine
conscience de mes droits. Je continuerai à défendre l’égalité, comme les anciens et les prochains. Je prônerai donc la Fraternité et je me
lèverai pour la Liberté. La liberté pour Charlie
d’écrire et d’exprimer, mais aussi pour nous,
musulmans, de penser et pratiquer, en
marge de ceux qui utilisent notre religion à
des fins sanguinaires et insensées.
Je suis Khamsa, effrayée par des lendemains
noirs. Mais je suis aussi Charlie, tombé sous les
balles à cause de mes coups de crayon. Je suis
Ahmed, mort pour avoir voulu défendre Charlie. Je suis Rokhaya, en larmes et outrée que
l’on m’intime de me désolidariser de crimes et
idéaux inhumains. Je suis le World Trade Center, réduit à néant par des fanatiques. Je suis
birmane, condamnée à mort car musulmane.
Je suis syrienne, frappée car mon voile ne couvre pas assez mon visage. Je suis l’islam, pour
lequel on tue alors que je prône l’amour et la
miséricorde. Je suis Mohamed, ma religion signifie « paix », mes croyants sont ceux dont
on n’a à craindre ni les paroles ni les actes, mes
fidèles s’entraident dans les bonnes œuvres et
l’enseignement de l’amour, et je leur ai enseigné que « Quiconque tue une personne sur la
Terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est
comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes » (S.5, V.32).
khamsa amouchi, paris
VIVE SATISFACTION DEVANT LA RIPOSTE
IMMÉDIATE DE « LA RUE »
Mercredi 7 janvier 2015, un duo de ce qu’on
appelle aujourd’hui des « terroristes » a débarqué, lourdement armé, au siège du journal satirique Charlie Hebdo – la joie de ma
jeunesse – pour y faire « le ménage »… Ces «
connards », comme les a appelés fort justement Plantu, ont tenté d’assassiner la liberté
de penser. Mais – l’ignoraient-ils ?, c’est une
hydre dont les têtes coupées donnent aussitôt de nouvelles pousses encore plus vigoureuses ! Ils sont tellement ignares, gavés de
slogans et de raccourcis spirituels, ignorant
tout de l’histoire des religions, en particulier
de celle qu’ils pensent être la leur. Marx avançait que « la religion est l’opium du peuple ».
Nous sommes aujourd’hui à la merci de tous
les « camés de la Terre » ! Ces abrutis ouvrent
la porte à tous les racismes, à tous les extrémismes…
Journée noire pour la tolérance, la libre expression, la liberté de penser, l’ouverture vers
les autres. Pendant que le Juste pense, le Con
avance… Mais c’est qu’il avance vite, ce con !
De quels crimes sommes-nous capables au
nom d’un Dieu qui, sans nous, ne serait rien,
ne serait pas, n’aurait aucun sens… A bien y
réfléchir, avec nous non plus, d’ailleurs…
Je remercie ces libres penseurs, joyeux farceurs, Cabu, Wolinski, Charb et les autres, les
Cavanna, Reiser, Choron qui refusaient de
marcher droit et de porter des œillères. Je
suis heureux d’avoir appartenu à une génération qu’ils ont intellectuellement contribué à déniaiser… Et j’ai éprouvé une vive satisfaction devant la riposte immédiate de « la
rue », bourdonnant son indignation comme
une ruche en effervescence… Un corps social
qui réagit face à pareil virus peut encore être
sauvé. p
jean-françois hagnéré,
creutzwald (moselle)
Mediateur.blog.lemonde.fr
@pasgalinier
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MARDI 13 JANVIER 2015
par gé r ar d co urtois
LE MESSAGE
DU 11 JANVIER
Le pire n’est pas
toujours sûr
I
l ne faut pas désespérer des
Français. On les disait inquiets, anxieux, frileux,
doutant d’eux-mêmes et
méfiants des autres. Après trois
jours de sang et de larmes, de stupeur douloureuse, de sidération
révoltée, après ces quelques dizaines d’heures où trois terroristes
auront, de sang-froid, au nom
d’un djihad mortifère, décimé
l’équipe de Charlie Hebdo, exécuté
des policiers et assassiné les
clients d’un supermarché juif, ils
ont démontré le contraire. Dans
un rassemblement sans précédent, digne, émouvant, rassurant.
Par millions, dans la capitale et
toutes les villes du pays, dimanche 11 janvier, ils ont dit non à la
barbarie et au fanatisme. Jamais
les places de République et de la
Nation, à Paris, n’avaient si bien
porté leur nom. Jamais Voltaire,
pourfendeur de tous les obscurantismes voilà plus de deux siècles et dont l’esprit inspirait les
dessinateurs de Charlie, n’avait
reçu plus bel hommage, sur le
boulevard auquel il a donné son
nom. De tous âges, conditions,
origines et croyances, ils ont fait
face, refusé l’innommable et défendu l’essentiel − la liberté qui
fonde la démocratie.
Il ne faut pas davantage désespérer de la France. On la dit volontiers paralysée, incapable d’affronter les crises qui la minent, divisée contre elle-même. Près
d’une cinquantaine de chefs
d’Etat et de gouvernement sont
venus lui dire, au premier rang du
peuple parisien, qu’elle reste, à
leurs yeux, la patrie de la Liberté,
de l’Egalité et de la Fraternité. Et
ceux qui n’étaient pas à Paris
étaient nombreux, dans les capitales du monde entier, pour manifester leur solidarité. Là encore,
la mobilisation a été aussi exceptionnelle que réconfortante.
Sursaut des consciences
Il ne faut donc pas désespérer de
l’avenir. Et l’on veut croire que ce
sursaut des consciences − individuelles et collectives, nationale et
internationale − marquera,
comme l’a dit le premier ministre
Manuel Valls, « un avant et un
après ». C’est désormais le défi des
responsables de ce pays : être à la
hauteur des attentes exprimées
par ses citoyens.
Ils l’ont été face au choc de cette
semaine insensée. A commencer
par le président de la République.
Dès les premières minutes qui ont
suivi la tuerie de Charlie Hebdo
jusqu’à la cérémonie, dimanche
soir, à la Grande Synagogue de Paris, en passant par le sommet planétaire improvisé dans l’aprèsmidi, il a su trouver le ton, employer les mots et faire les gestes
qui s’imposaient, marier émotion
et solennité, gravité et détermination. Incontestable commandant
en chef pendant ces heures périlleuses, il a été sur tous les
fronts, entouré par le premier ministre et le ministre de l’intérieur,
impeccables dans la tourmente.
Trois jours durant, il aura incarné
l’unité de la nation. C’est son rôle,
il l’a pleinement assumé. Cela laissera, sans aucun doute, une trace
dans l’esprit des Français.
Les responsables de l’opposition, pour leur part, ont su faire
passer l’unité nationale avant
l’habituel combat politique.
LES POLITIQUES
SAURONT-ILS ÊTRE
À LA HAUTEUR
DES ATTENTES
DU PAYS ?
JAMAIS
LES PLACES
DE LA RÉPUBLIQUE
ET DE LA NATION,
À PARIS,
N’AVAIENT SI BIEN
PORTÉ LEUR NOM
L’épreuve que traversait le pays le
leur imposait. Ils ne se sont pas
dérobés, quoiqu’il leur en coûte. A
l’exception de la présidente du
Front national, défenseure autoproclamée du peuple mais incapable de s’associer au rassemblement parisien qu’elle a qualifié,
dimanche à Beaucaire, de
« grande machine à blanchir les
consciences ». Et commodément
oublieuse qu’elle est la plus acharnée pour attiser les peurs, nourrir
les ostracismes et faire l’amalgame − inacceptable − entre terrorisme, islam et immigration.
Innombrables questions
Mais dès aujourd’hui, sauront-ils,
les uns et les autres, rester à la
hauteur ? Au-delà de l’émotion,
gouvernement, majorité et opposition républicaine sauront-ils
engager le débat aussi urgent
qu’indispensable sur les remèdes
à apporter au traumatisme subi
par le pays ? C’est leur responsabilité. Elle reste à démontrer.
Déjà, d’innombrables questions
se posent sur la capacité de la
France à faire face à la menace terroriste. Le chef de l’Etat a souligné
que nous n’en « avons pas fini »
avec elle. Le premier ministre a admis qu’il y avait eu des « failles »
dans le dispositif de surveillance et
de protection, entre les mailles duquel sont passés les trois assassins
qui ont commis les tueries de la semaine passée. Le ministre de l’intérieur a organisé, dès dimanche,
une réunion de ses homologues
européens, auquel s’était joint le
ministre de la justice américain ;
ils ont convenu de se retrouver à
Washington, dans un mois, pour
renforcer leur coopération.
Mais il faut aller au bout de cette
« lucidité », pour reprendre le mot
partagé par Manuel Valls, dès vendredi, et Nicolas Sarkozy, lundi
12 janvier au matin. Une nouvelle
fois se posera la question de l’équilibre entre le respect des libertés
démocratiques et l’efficacité de la
réponse policière, à l’échelle de la
France et à celle de l’Europe. Une
nouvelle fois celle des moyens de
détection dont disposent les services de sécurité français, une nouvelle fois celle de la politique pénale, en dépit des innombrables
lois adoptées ces dernières années.
Au-delà, une question plus large
et plus lourde encore est posée :
comment la France a-t-elle pu en
arriver là ? Comment a-t-elle pu
secréter une telle haine à son endroit, non pas seulement de groupes terroristes proche-orientaux,
mais de jeunes qui ont grandi sur
son sol ? Pourquoi la République
se laisse-t-elle gagner par un racisme latent et un antisémitisme
odieux ? Comment empêcher
que toute la communauté des
musulmans de France ne soit
prise en otage par les djihadistes
qui ont armé le bras des assassins
parisiens ? Comment, enfin, redonner pleinement sens à l’idéal
républicain ? Chacun mesure que
ce sera un effort difficile et de longue haleine. Un effort vital, cependant, si l’on veut lutter sérieusement contre toutes les pestes
identitaires qui rongent ce pays. p
courtois@lemonde.fr
Tirage du Monde daté dimanche 11-lundi 12 janvier : 490 887 exemplaires
L
es Français, ces jours derniers, ont
adressé un message puissant au
monde et aux auteurs des odieux attentats terroristes de la semaine dernière.
Un message de rassemblement, un message
de détermination, et surtout un message
d’attachement aux valeurs qui ont été attaquées : la liberté, la tolérance, le pluralisme.
Ils l’ont fait dans le calme et avec une dignité
admirable.
Une fois l’émotion retombée, des questions vont se poser sur la meilleure manière
de nous protéger. Comment éviter que de
tels actes se reproduisent ? Comment écarter la menace ? Comment mettre les terroristes potentiels hors d’état de nuire, alors
que nous savons désormais qu’ils vivent
parmi nous, au sein même de notre société ?
Des voix fortes, et convaincantes, vont
s’élever – se sont déjà élevées – pour demander des mesures de répression toujours plus
fortes, une sécurité toujours plus poussée.
Ces voix auront des arguments simples, efficaces, séduisants. Il faut, bien sûr, réagir avec
la plus grande fermeté. Il faut procéder à un
examen sans concession des failles de notre
dispositif, notamment dans le domaine du
renseignement, comprendre pourquoi des
hommes qui étaient connus des services
policiers et judiciaires – et longtemps surveillés – ont pu, finalement, avoir les
moyens de mener à bien de telles attaques.
Mais il faut aussi éviter le piège du 11-Septembre aux Etats-Unis : celui de la « guerre
mondiale contre la terreur » du président
George W. Bush et d’un arsenal de répression et de surveillance sans précédent qui
ont, certes, relativement préservé le territoire américain de nouveaux attentats – excepté celui du marathon de Boston,
en 2013 –, mais totalement déstabilisé un
monde arabo-musulman dont l’Europe est
la voisine immédiate.
La France, confrontée à la menace terroriste islamiste depuis longtemps, dispose de
moyens de lutte législatifs et policiers importants, qu’elle n’a cessé de faire évoluer.
Pour certains, l’encre est à peine sèche : plusieurs décrets d’application de la loi du
13 novembre 2014, le deuxième texte antiterroriste du quinquennat de François Hol-
lande et le quinzième depuis 1986, ne sont
même pas encore entrés en vigueur. Une
autre loi sur le renseignement est en préparation : il est crucial que l’élaboration de ce
texte tienne compte des attentats de janvier
et en tire les enseignements.
Dans ce travail, l’objectif du législateur et
du gouvernement doit être d’améliorer le
fonctionnement des services de renseignement et de leur donner les moyens de
s’adapter à une menace terroriste en constante évolution. Mais il doit être aussi de
rester fidèle aux valeurs qu’a défendues le
peuple de France, descendu massivement
dans la rue dimanche 11 janvier, ces valeurs
de démocratie et de liberté visées par les
terroristes.
Il y a d’autres domaines dans lesquels
nous pouvons agir pour nous protéger. La
lutte contre la radicalisation, tout particulièrement dans nos prisons, qui transforment
trop de jeunes délinquants déboussolés en
futurs terroristes fanatisés et prêts à tout,
doit être l’une de nos priorités. Et il y a l’Europe, dont les citoyens et les dirigeants ont
répondu présent à l’appel des Français. Le
terrorisme islamiste doit être combattu à
l’échelle européenne. Au moment où le
Vieux Continent lamine ses budgets de défense et renâcle à une coopération sécuritaire et judiciaire plus étroite, cet axe est
plus vital que jamais. Y renoncer serait ne
pas entendre le message du 11 janvier. p
Les mastères
spécialisés ont
le vent en poupe
K Créés en 1985, ils sont aujourd’hui plus de
400, devenus des passeports pour l’emploi
K Comment choisir le bon
K Comment le financer
UNIVERSITÉS & GRANDES ÉCOLES
Mercredi 14 janvier - 16 pages
© thinkstock
FRANCE | CHRONIQUE
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