Mardi 13 janvier 2015 71e année No 21769 2,20 € France métropolitaine www.lemonde.fr ― Fondateur : Hubert BeuveMéry C’ÉTAIT LE 11 JANVIER Place de la République, à Paris. STEPHANE MAHE/REUTERS ▶ Du jamaisvu : ▶ Hollande a rempli 3,7 millions de Français et 44 chefs d’Etat ont défilé à Paris et dans tout le pays son rôle de rassembleur. à la française ? Le durcisse Sarkozy et Marine Le Pen ment du dispositif anti se sont exprimés dès lundi terroriste est en cours ANALYSE LA TENTATION D’UN PATRIOT ACT À LA FRANÇAISE par jacques follorou et franck johannès R ▶ Fautil un Patriot Act ien de pire, pour le droit, que ces moments d’intense unanimité, que cette vague d’émo tion qui submerge la raison. Or, le code pénal a les plus grandes difficultés à revenir en arrière. Les mesures exceptionnelles prises en temps de crise s’ancrent à jamais dans les textes : peu à peu, les pro cédures dérogatoires prennent le pas sur le droit com mun. Fautil un Patriot Act à la française, après les tue ries de Charlie Hebdo et de la porte de Vincennes ? Le lobbying des policiers, c’est de bonne guerre, à com mencer pour faire oublier les failles du dispositif et ré clamer plus de moyens. ▶ Syrie, Iran, Russie : ▶ Selon les historiens, le la diplomatie française n’envisage pas de révolution stratégique 11 janvier sera une journée fondatrice de la République Une réunion à l’Elysée consacrée à la sécurité inté rieur devait avoir lieu lundi 12 janvier, mais l’idée même de « guerre au terrorisme » est inquiétante. Elle est entrée dans le droit positif aux EtatsUnis sept semaines après le 11Septembre, par une résolution du Congrès. Elle consacre « la notion d’“ennemis combattants illégaux”, rappelle Mireille DelmasMarty, professeure au Collège de France. Des personnes qui ne bénéficient ni des garanties du droit pénal, parce que ce sont des ennemis, ni de celles des prisonniers de guerre, parce que ce sont des combattants illégaux ». LE REGARD DE PLANTU → LIR E L A S U IT E PAGE 1 4 Claude Lanzmann : « Oui, la France sans les juifs n’est pas la France » TRIBUNE « Hyper Cacher » au fronton d’une grande surface juive de la porte de Vincennes ! Heureux comme Dieu en France ! Aucun doute : les chalands qui fréquen taient ce magasin considéraient l’emploi du mot « cacher » non seulement comme un slogan publicitaire, mais comme une fière revendication identitaire dans un monde paisible. → LIR E L A S U IT E PAGE 2 1 → ÉDITION SPÉCIALE DE 24 PAGES Du 7 janvier au 17 février PRIX SACRIFIÉS MATELAS - SOMMIERS ixes ou relevables - toutes dimensions TRECA - TEMPUR - DUNLOPILLO - EPEDA - SIMMONS - STEINER - BULTEX... CANAPES - SALONS - RELAX CONVERTIBLES - CLIC-CLAC ouverture manuelle ou électrique pour couchage quotidien DIVA - STYLE HOUSE - NICOLETTI - BUROV - HOME SPIRIT - SITBEST... 50 av. d’Italie 75013 PARIS 247 rue de Belleville 75019 PARIS 148 av. 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L’Histoire retiendra que ce jour-là, de Paris à Toulouse en passant par Bordeaux, Valence, Crest, Bayeux, Sète, Obernai et des dizaines d’autres villes grandes et petites, la France a marché contre la barbarie B ien sûr, on est déjà demain. Bien sûr, chacun va reprendre son chemin. Les Français vont retrouver leur quotidien, leurs préoccupations d’avant, leurs mesquineries peut-être. Les polémiques et les querelles vont recommencer. Droite et gauche vont s’écharper. Mais l’espace d’un week-end, la France a vécu une page d’histoire. Depuis la Libération sans doute, jamais autant de monde n’avait défilé dans ce pays, protestant contre les attentats qui ont fait dix-sept morts à Paris entre mercredi 7 et vendredi 9 janvier. Combien étaient-ils à battre le pavé pour Charlie ? Quatre millions ? Cinq millions entre samedi et dimanche ? Les comptes sont impossibles tant ils dépassent l’entendement, tant les rassemblements ont été eux-mêmes innombrables. Il y a eu bien sûr les 1,5 million de personnes réunies à Paris pour la marche républicaine. Mais, à Crest (Drôme), ils étaient 3 000 dans une ville de 8 000 habitants. Partout des records, du jamais-vu dans les préfectures. Plus de 40 000 à Perpignan, 7 000 à Bayeux (Calvados), 10 000 à Sète (Hérault), 5 000 à Obernai (Bas-Rhin), 150 à Portets (Gironde), un simple bourg situé à quelques encablures au sud de Bordeaux. Dans les grandes métropoles régionales, ce fut le même déferlement pacifique : 300 000 à Lyon, 140 000 à Bordeaux, 115 000 à Rennes, 120 000 à Toulouse, 110 000 à Grenoble, 65 000 à Brest, 60 000 à Clermont-Ferrand, 60 000 à Marseille où ils étaient déjà 45 000 la veille. Ils étaient 10 000 à Bastia, 15 000 à Ajaccio, plus que pour les manifestations qui avaient suivi l’assassinat du préfet Claude Erignac en 1998. On n’en finirait pas d’énumérer ainsi les records, jusqu’au tournis. Nulle part, on ne s’attendait à être aussi nombreux, aussi forts. En fait de marche républicaine, du coup, ce fut plutôt un exercice de surplace. D’un bout à l’autre de la France, une foule de tous âges, de toutes origines, de toutes professions, a piétiné sur des places encombrées, dans des rues, des avenues, des boulevards trop étroits pour la contenir et la charrier. A Paris, à Bordeaux, à l’heure du départ, on savait déjà que les parcours avaient été sous-dimensionnés et ne pourraient contenir autant d’émotions. A Lyon, il a été nécessaire d’improviser des itinéraires pour absorber cette improbable marée humaine. Partout, le même silence. Pas vraiment du recueillement, plutôt une détermination froide et muette à l’encontre de ceux qui prétendent faire peur à la France. Pas de slogans, pas de sono, pas de musique, pas de meneurs. Un seul mot d’ordre : « Je suis Charlie ». Pourtant, beaucoup n’avaient jamais lu cet hebdomadaire, comme Juliette Poulain, une collégienne de 3e, qui admettait « n’avoir rien compris » à Charlie Hebdo quand elle l’avait eu sous la main. Mais qu’importe : « On veut rendre hommage aux journalistes », disait-elle. Et surtout défendre à travers eux la liberté d’expression. Alice Ponsot, une jeune lycéenne de Bourg-sur-Gironde, à 30 kilomètres au nord de Bordeaux, avait écrit : « S’exprimer est une nécessité. La liberté un combat. » MARIANNE RELEVAIT LA TÊTE On était là pour y être, pour se compter. On a compris très vite qu’on allait vivre une journée unique. On s’est hissé sur des bancs ou des barrières pour voir jusqu’où s’étendait le défilé. On a tenté de mesurer l’infini, en vain forcément. On était ravi de n’être qu’une goutte, qu’une infime particule dans cet océan immobile. On s’interrogeait avec ivresse : « Combien sommes-nous ? » Les réseaux de téléphone ne pouvaient apporter de réponses. Ils étaient saturés. Impossible de se connecter à Internet. Alors certains s’agglutinaient devant les devantures des cafés qui tous étaient restés ouverts et retransmettaient sur leurs écrans de télévision les images en direct. On est resté sans bouger ou presque pendant des heures, rebroussant parfois chemin, cherchant des voies de contournement, jusqu’à se croiser en tous sens. Certains n’ont fait que de brèves apparitions, le temps d’un selfie. « On va quand même s’approcher, on va dire qu’on y était. Pour l’Histoire. » Dans le flot parisien, on remarquait à peine les people qui piétinaient avec les quidams : ils étaient « Charlie », comme tout le monde, les Patrick Bruel, Michel Drucker, la comédienne Céline Sallette, Tony Gatlif, Romain Goupil, Karine Viard, etc. Izïa Higelin, la fille de Jacques, chantait de sa fenêtre We are the World. Il y avait cette impression grisante, en effet, ou à tout le moins celle d’être la France. L’acteur Denis Podalydès, place Léon-Blum, déclamait : « Je disparais dans la foule, je suis la foule, la foule passe à travers moi. » Et puis il y avait cette Marianne de chiffon, créée par la metteur en scène Ariane Mnouchkine et les comédiens du Théâtre du Soleil. Elle avan- Les grandes manifestations républicaines ou d’unité nationale EN NOMBRE DE PARTICIPANTS Paris 3,7 France entière millions* 1,5 1 1,5 million million 26 août 1944 Libération de Paris 12 juillet 1998 La France championne du monde de football * Données ministère de l’intérieur million 500 000 1er mai 2002 Manifestations contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle 1,2 à 1,6 million* 11 janvier 2015 Manifestations après les attentats à Paris (Charlie Hebdo, porte de Vincennes) et à Montrouge SOURCES : MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR. ARCHIVES LE MONDE « J’AVAIS BESOIN D’ÊTRE LÀ. TOUTE SEULE, C’ÉTAIT TROP LOURD À PORTER » FLORENCE GREGORATTI 50 ans, responsable de formation informatique çait doucement sur le boulevard Voltaire, elle avait l’air triste. Elle était soudain assaillie par une nuée de corbeaux qui la piquaient, la blessaient, la faisaient saigner. Elle reculait et elle vacillait sous l’attaque, puis elle se redressait, décidait de les poursuivre. Elle se battait et triomphait, sous les applaudissements de la foule. C’était bien elle, l’héroïne de cette journée : Marianne qui relevait la tête. L’ambiance était digne, bon enfant. Aucun incident n’a été recensé. Pas de cris, pas d’altercations, pas de heurts. « Je suis policier », disait même bien des pancartes, en référence aux trois fonctionnaires abattus par les auteurs des tueries. On pouvait les compter sans les vexer parmi les participants, les dizaines de milliers de représentants des forces de l’ordre, tant ils étaient en empathie avec ceux qu’ils protégeaient. A Paris, une femme distribuait une à une des roses blanches tirées d’un bouquet à des policiers qui prenaient cette offrande, surpris et émus. Une dame s’époumonait : « Merci les flics », devant un camion de CRS. Et son mari de la corriger : « On ne dit plus flics, on dit policiers depuis vendredi. » Des autocars des forces de l’ordre passaient et étaient à leur tour applaudis. Certains participants s’étaient grimés, mais sans excès, avec la pudeur qui convenait au moment. On brandissait des crayons de toutes tailles, dans toutes les matières, puisque c’était cette arme qu’on avait voulu faire taire. Certaines femmes en mettaient même dans leurs cheveux. « J’avais besoin d’être là, soupirait Florence Gregoratti, 50 ans, responsable de formation informatique chez un bailleur social. Toute seule, c’était trop lourd à porter. » On était donc là et heureux de l’être en si astronomique quantité, mais en même temps un peu démunis, sans savoir que dire et que faire. Aucun signe d’appartenance politique, des pancartes confectionnées à la maison, des dessins, et ces mots encore et toujours : « Je suis juif, je suis musulman, je suis flic, je suis Charlie ». Certains ajoutaient des variations comme cette femme qui avait affiché dans son dos : « Je suis Rabelais, je suis Voltaire ». Et derrière cette déclinaison à l’infini des « Je », il n’y avait finalement qu’une identité commune : « Je suis républicain ». « ALL WE NEED IS LOVE » Pour occuper le temps, entre deux silences, des salves d’applaudissements, venues de nulle part, ont été reprises en écho. Des « Charlie ! Charlie ! » ont été scandés. Des Marseillaise ont été entonnées comme à défaut d’autre chose, en gommant les paroles les plus belliqueuses comme si elles portaient atteinte à l’esprit du moment. Mêmes tronquées, elles n’étaient pas du goût de tout le monde. « Si c’est pour entendre ça, je préfère rentrer chez moi », maugréait une femme d’une cinquantaine d’années en s’écartant de la chorale improvisée. « Non, pas aux armes. Aux crayons ou à ce que vous voulez mais pas aux armes », suppliait un autre. Sur un panneau avait été écrit : « Qu’un sang impur abreuve nos crayons. » « Pas de chant guerrier », pestait devant l’Opéra Bastille à Paris, un vieil homme qui se mit à chanter Quand on a que l’amour, de Jacques Brel, aussitôt suivi par la foule. Boulevard Beaumarchais à Paris, d’un balcon, des jeunes ont fait entendre une chanson des Beatles All We Need is Love, reprise dans la rue. A côté d’un drapeau portugais, une cornemuse a joué Le Chant des partisans. Ceux qui connaissaient les paroles ont suivi. « Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ? » Les drapeaux tricolores ont d’abord suscité des sentiments mitigés. On a été surpris de les voir en si grand nombre. « Tu crois que c’est des gens du Front national ? », demandait un jeune à son copain, tandis que passait un groupe brandissant les couleurs nationales. Et puis on s’est rappelé que ce drapeau appartenait à tout le monde. A Bordeaux, Samuel, 13 ans, l’aîné d’une fratrie de trois enfants, s’accrochait au sien : « C’est important de le montrer car ils ont attaqué les valeurs de la France et maintenant, il faut les défendre, ces valeurs. » Ils étaient en bande, en famille, avec les amis, les enfants ou les parents, traînant des poussettes ou portant leurs petits sur leurs épaules. Pas question de venir seuls, c’était l’occasion d’expliquer, de parler, de transmettre à la génération suivante. Sophie et Christophe Picot, un couple des Yvelines, étaient venus avec leur fille de 10 ans : « On voulait qu’elle soit présente, qu’elle sache quelles sont nos valeurs. » Nicolas Veilleux, 38 ans, psychologue, voulait que son fils de 7 ans vive cet instant : « Il commence à comprendre ce qu’est une nation, la République, le symbole d’aujourd’hui est très fort. » Philippe Ficagna, de Montluel (Ain) marchait avec son fils de 12 ans : « Je souhaite qu’il prenne conscience de la défense des libertés. » « C’est cette France que je veux apprendre à mes enfants », assurait Nezha Ranaivo, responsable dans l’agroalimentaire à Rennes. Pour de nombreux jeunes, les rassemblements de ce week-end avaient valeur de baptême républicain. Et d’un sacré cours d’instruction civique en plein air. « Je ne m’imaginais pas rester à la maison et regarder ça à la télé », glissait Mathieu Léon, 18 ans, qui, comme beaucoup, participait à sa première manif. Déjà rompue à l’exercice, Arlette Moch, 88 ans, tenait dans une main sa canne et dans l’autre une affichette « On ne tuera les rassemblements du 11 janvier | 3 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Place de la République, à Paris, le 11 janvier. GUILLAUME HERBAUT/INSTITUTE POUR « LE MONDE » « Il y a là des gens que je n’aurais jamais souhaité croiser, mais ce n’est pas grave. L’important, c’est qu’on soit nombreux », expliquait Patrice Rodriguez, archéologue de 56 ans. « Ça m’embête de manifester en même temps que des dictateurs, mais c’est trop important. Il fallait être là », affirmait Brigitte Kermarquer, qui n’était plus jamais descen due dans la rue depuis le 11 septembre 2001. « Si on m’avait dit qu’un jour je défilerais derrière de grands démocrates comme Bongo et Erdogan… », soupirait un ancien maoïste. La foule s’impatientait d’ailleurs, bloquée derrière les barrières métalliques, tandis que passaient les grands de ce monde, autour de François Hollande. « C’est un nouveau concept de manif. Le peuple regarde défiler les chefs de gouvernement », s’amusait un badaud. Dans les foules, se mesurait la diversité française. Les Noirs, les beurs étaient bien là, mais plutôt cette frange intégrée dans la société française. A Marseille, à Lyon, certains regrettaient l’absence des jeunes de banlieue. Même constat à Paris, bien que Grigny, la commune de l’Essonne d’où était originaire l’un des tueurs, a envoyé une délégation. Les villes périphériques avaient organisé leurs propres rassemblements, peut-être étaientils là ? « ILS VEULENT NOUS DIVISER, MAIS ON RESTERA UNIS » pas le rire. Merci Charlie ». Elle s’excusait presque de n’avoir fait tout le trajet parisien, entre République et Nation, à cause de ses mauvai ses jambes. « N’AIME PAS PEUR » Pour certains, il a été nécessaire de vaincre l’appréhension, ce poison que les terroristes espéraient instiller, comme l’expliquaient Véronique Espada et Patricia Chalon : « On a peur bien sûr, peur que quelqu’un mette une bombe ici, mais il est essentiel de défendre la liberté. » « On est venu pour montrer qu’on n’a pas peur, qu’on est debout », clamait Chantal Chemla, kinésithérapeute de 49 ans, accom pagnée de son mari et de ses voisins. Yassia Boudra de Dole (Jura) ne disait pas autre chose sur l’affichette qu’elle avait noué autour de son cou : « Plutôt mourir debout que vivre à genoux », reprenant la formule du dessinateur Charb assassiné à Charlie Hebdo. Deux jolies métisses en manteaux rouges po saient, des pancartes à la main : « Plus forts que la haine ». A Bordeaux, une autre inscrip tion disait : « N’aime pas peur ». Il a fallu accepter la proximité avec des per sonnes d’un bord différent et parfois opposé. Le temps d’une manifestation, la « bande à Charlie », décimée, joue les enfants sages C omment n’y ont-ils pas songé ? Ils auraient « dû venir » en brandissant bien haut les caricatures de Benyamin Netanyahou, du roi Abdallah II de Jordanie, du chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, du premier ministre turc Ahmet Davutoglu, tous ces dignitaires inégalement démocrates qu’ils ont croqués. Et même de Nicolas Sarkozy. « Ç’aurait été comme un dessin de famille qui aurait précédé l’autre », celle qui défilait autour du président, François Hollande, regrette Luz, un des dessinateurs de Charlie Hebdo. Trop tard. Le cortège parisien s’ébranle, dimanche 11 janvier, un million et demi de manifestants dans les rues de la capitale et, à sa tête, la petite famille de Charlie. « On ne peut pas penser à tout », soupire Luz. Ils ne pensent à rien, depuis que les frères Kouachi ont massacré l’équipe, tuant douze personnes. La « bande à Charlie » voit bien le paradoxe qu’il y a à se fondre dans la foule, elle qui n’a jamais aimé que les marges et haï tabous, slogans et conformismes. Quel « contresens » d’ériger Charlie en symbole, a d’ailleurs lâché Luz, la veille, aux Inrocks. « Les colombes de la paix, ce n’est pas notre truc. » « Je ne suis pas un grand marcheur » Heureusement, un pigeon est venu les sauver durant le défilé : alors que François Hollande serrait dans ses bras l’urgentiste et chroniqueur de l’hebdomadaire Patrick Pelloux, l’oiseau lui a « chié sur l’épaule », a raconté sur Facebook Camille Delalande, la compagne de Luz. « Trop bon, ce Hollande, il a réussi à nous filer un fou rire ! », se gondolent Jul et les autres. Au pied du métro Voltaire, la plupart des collaborateurs de l’hebdomadaire, épuisés, quittent la manifestation. Les autres continuent jusqu’à la place de la Nation, émus de « ces bonshommes aux fenêtres ouvertes, comme un calendrier de l’Avent ». Sur leur passage, on crie « Bravo Charlie ! » et « Charlie, Charlie ! ». Quand la petite troupe marque une pause, La Marseillaise s’élève. L’hymne national, sa « patrie » et son « chant impur », que cette bande d’anars n’a jamais pu entonner ! Willem, « bête et méchant » historique, n’est pas venu. Laurent Léger non plus. « Je ne suis pas un grand marcheur », a expliqué dans une gentille pirouette le jeune investigateur rescapé de la tuerie. Les autres préfèrent se réjouir de l’ampleur de la mobilisation. « Nos collègues ont réussi à faire marcher Abbas et Netanyahou, note la reporter Zineb El Rhazoui. On aurait voulu que les nôtres, qui sont morts, puissent voir tous ces gens. » Quarante-quatre chefs d’Etat et de gouvernement à Paris, une aide financière offerte par Google, la publication des dessins de Charlie sur le pape par les jésuites de la revue Etudes, après que Notre-Dame a sonné le glas : les sales gosses de Charlie en auraient fait leur gras, d’habitude. Pas ce 11 janvier. « Je n’aurais pas voulu serrer la main de certains chefs d’Etat, mais j’ai été ravi de serrer celle du président », avoue même Gérard Biard, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire. Et Luz le guerillero, bandeau blanc autour de la tête mais cœur en deuil, s’est contenté de lever le poing. p ariane chemin et marion van renterghem Toutes les religions étaient représentées, sans oublier les athées purs et durs comme Christian Mathey, 62 ans, qui se revendique de Darwin et du « Ni dieu ni maître ». Des kippas, quelques femmes voilées aussi comme Sana Labide, 14 ans qui défilait avec une sourate du Coran écrite sur une pancarte : « Celui qui tue un homme tue l’humanité ». En bas, elle a ajouté un post-scriptum : « Valable à Paris, au Nigeria, valable en Syrie et en Ukraine, valable aussi à Gaza ». Quatre amis, des lycéens de Saint-Mandé (Val-de-Marne), avaient tenu à défiler ensemble pour leur première manif. Etienne Belenfant, Grégoire Gambino, Clara Stoleuru, Sofia El-Kassab : un athée, un catholique, un juif et une musulmane. Jonathan Aziza, 26 ans, employé à Ikea, venue de Sainte-Genevièvredes-Bois (Essonne), expliquait, lui : « Je suis athée. Dans ma famille, il y a des musulmans et des chrétiens. Ils veulent nous diviser, mais on restera unis. » Pierrette Vessac, cheveux blancs, catholique pratiquante qui vit en Seine-Saint-Denis, était venue avec une amie. « Quand j’ai appris, j’ai prié pour les victimes, dit-elle. On est là surtout pour soutenir leurs familles. » Les musulmans présents redoutaient l’amalgame. L’un d’eux avait écrit sur un drapeau blanc : « Islam = paix », message très applaudi. Une autre, une Marocaine, avait marqué : « Les musulmans ne sont pas des terroristes ». Ali Moussa, médecin à Montreuil, père de quatre enfants expliquait ses craintes : « On est horrifiés par ce qui s’est passé, ça risque de nous retomber dessus ». « Les autres pays musulmans sont touchés par cette violence, le terrorisme n’a ni religion ni race, il est aveugle », rappelait Hamza Hamdi, 45 ans, de Vaulx-en-Velin (Rhône). Emma Delaubier, 55 ans, orthophoniste à Bondy, espérait « que ce rassemblement ne soit pas qu’un feu de paille et permette de ressouder notre société ». Mais, derrière cette unité affichée sur les valeurs fondamentales, affleuraient déjà les futurs débats. Yann, 29 ans, s’interrogeait sur « le risque d’un renforcement des lois sécuritaires et des atteintes à nos libertés ». Aux abords d’une cité du 20e arrondissement parisien, des petits trafiquants se moquaient de ceux qui s’éloignaient du rassemblement, les provoquaient à haute voix. Ailleurs, un autre défiait les passants en criant : « Je ne suis pas Charlie ». D’une fenêtre, s’entendaient des chants de l’Intifada. La France n’en avait pas fini avec ses problèmes, ses fractures. Alors, dans la nuit de dimanche à lundi, tandis que les balayeuses de la Ville de Paris s’affairaient déjà à nettoyer la place de la République, certains tentaient de prolonger encore un peu cet instant de communion nationale, autour des bougies dont la lumière vacillait encore, comme un mirage. Demain arrivait si vite. p benoît hopquin et vanessa schneider, avec la rédaction du « monde » et les correspondants en région 4 | france 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Rassemblement d’élus et de citoyens aux Portets (Gironde). EUGÉNIE BACCOT POUR « LE MONDE » Parents et élèves de l’école Paul-Painlevé défilent à Lyon, dimanche. BERTRAND GAUDILLÈRE/ITEM POUR « LE MONDE » A Aiguillon, les vieux Marocains en tête du défilé Dans ce bourg agricole du Lot-et-Garonne, les immigrés sont discrètement ostracisés aiguillon – envoyée spéciale D es petits groupes ont commencé à arriver dès 10 h 30, très en avance. Ils sont quel ques dizaines d’abord, des pères de famille qui affluent de plus en plus nombreux tout autour de la place, devant la boulangerie, sur le banc ou un peu plus haut, vers l’église, mais sans oser s’approcher vrai ment de la mairie. A Aiguillon, 4 000 habitants dans le LotetGa ronne, c’est là que le rendezvous a été fixé, dimanche 11 janvier à midi, pour la « manifestation Charlie ». L’heure approche, quand une voi ture s’arrête et deux couples en descendent. Une des femmes, habillée comme pour un mariage, regarde la place et les groupes qui attendent. « Vous avez vu ? » Elle s’étrangle. « Il n’y a que des Arabes. » Personne n’aurait l’idée de décrire Aiguillon, aimable bourg agricole, comme une citadelle du racisme. « Je n’ai jamais eu de problème », jure Mehdi Bendahou. Et autour, les autres secouent des fronts têtus, pour répéter : « On est heureux, on marche dans la rue sans peur. » Ils sont arrivés du Maroc dans les années 1970 : 150 familles environ, venues cueillir les fraises ou les kiwis sur le dos des collines, qui ressemblent à un verger à perte de vue. Des Polonais et des Italiens les avaient précédés. Des Ukrainiens et des Portugais les remplacent, payés 3 euros de l’heure, selon des contrats négociés on ne sait comment dans leur pays d’origine. Midi sonne : les élus commencent à arriver sur la place, le curé, les habitants en masse – ceux que Bernard Marot, ancien assureur, appelle « les Aiguillonais de souche ». Un commerçant ne se souvient pas de la dernière fois où « on s’est retrouvés comme ça, tous ensemble au même endroit, avec les Maghrébins ». Noëlle, animatrice socioculturelle, explique s’être longtemps occupée du groupe d’alphabétisation et de la ludothèque. Les deux ont fermé à partir de 2002, quand les subventions de l’Etat se sont mises à baisser. Sans heurt ni conflit, on a fini par ne plus se voir, puis par s’éviter, chacun replié chez soi « Il fallait se ressouder » Sans que personne n’y prête attention, les occasions de rencontres entre communautés se sont espacées. Quelques jeunes filles se sont voilées. Un agriculteur a fait savoir que des jeunes l’avaient insulté, un jour, devant le tabac. Sans heurt ni conflit, on a fini par ne plus se voir, puis par s’éviter, chacun s’est replié chez soi. En tout cas, à la cérémonie des vœux ou au « repas de la fraternité », que le maire (socialiste) a lancé le 14 juillet, aucun musulman n’est venu. Rien de méchant, « on se dit que ce n’est pas pour nous, c’est tout », constate un retraité marocain. Aux dernières élections européennes, le Front national est arrivé en tête et, après la tuerie à Charlie Hebdo, des jeunes gens musulmans – des filles surtout – ont fait savoir sur Facebook qu’« elles n’étaient pas Charlie ». Avec le club de football, l’association du cinéma d’Aiguillon doit être un des derniers endroits où on se croise encore, autour de Fabienne Diouf et Aline Trabut. Ce sont elles, justement, qui ont eu l’idée du rassemblement de dimanche, avec Youssef Sadir. Lui est un cas particulier : 27 ans, né ici et premier musulman élu adjoint à la mairie, sous l’étiquette « Front de gauche ». Plus jeune, Youssef Sadir avait « la vocation de servir la France ». Il voulait être gendarme. Sa première affectation dans une brigade champêtre du Tarn a été saluée par l’adjudant d’un sonore : « Putain, un Arabe. » Il a tenu un an avant de démissionner et n’en a jamais parlé. Luimême a appris par hasard que les Marocains mettaient beaucoup plus de temps que les autres à décrocher un permis de construire à Aiguillon, il y a encore dix ans. Ici, on ne raconte pas ces choses-là, même à sa famille. Youssef Sadir et l’équipe du cinéma veulent faire de leur manifestation quelque chose de fort, où il y aurait tout le monde. Il passe par la mosquée d’abord : l’imam accepte d’appeler les gens un à un − plus de 70 fidèles. Luimême contacte les jeunes, par le biais des clubs de sports. Devant la mairie, les gens sont venus, tous. C’est d’autant plus étonnant que la veille, à l’énorme défilé qui a traversé Agen, chacun avait constaté l’absence, ou presque, des « musulmans ». Le cortège s’ébranle dans Aiguillon. Alors, il se passe quelque chose que personne n’avait prévu : les vieux pères marocains prennent la tête du défilé. Un enseignant d’Aiguillon estime que le village avait besoin d’un exutoire. « Il fallait se ressouder, surtout qu’avec la crise chacun a tendance à s’enfermer davantage. » Il vient de saluer ses voisins. Ils ne s’étaient pas vus depuis des mois alors qu’ils habitent la ferme à côté. Ce sont, comme lui, des « Aiguillonais de souche ». p florence aubenas Une lune de miel inattendue entre les manifestants et la police Dans les cortèges du 11 janvier, beaucoup de manifestants ont applaudi les forces de l’ordre, qui comptent trois morts dans leurs rangs C RS et gendarmes mobiles en sont encore étonnés. Pendant les manifestations, ils ont l’habitude de recevoir des pavés. Cette fois, la foule leur a lancé des mots d’amour. Depuis l’assassinat de trois agents et l’assaut des gendarmes et de la police contre les frères Kouachi, à Dammartin-en-Goële (Seine-etMarne), et Amedy Coulibaly, Porte de Vincennes, à Paris, les forces de l’ordre jouissent d’une nouvelle popularité. Une surprise pour un corps de métier plus habitué aux huées qu’aux applaudissements. Dans le cortège parisien, dimanche 11 janvier, beaucoup de manifestants brandissent des pancar- tes : « Merci la police ». Une colonne de véhicules de CRS progresse sous les vagues d’applaudissements. Les CRS, détendus, circulent à pied, prennent des photos et font le « V » de la victoire. Place de la République, une femme hurle « Merci les flics ! » devant un camion de CRS. Son mari lui répond dans un sourire : « Depuis vendredi, on ne dit plus flics, on dit policiers ! » Au même endroit, une femme distribue des roses blanches aux forces de l’ordre. A l’angle du boulevard Voltaire et du boulevard Richard-Lenoir, Lucie Meyer, 72 ans, « juive mais pas pratiquante », demande à un CRS stationné le long d’une barrière de sur signer d’un autographe une pancarte « Je suis Charlie ». « Il a accepté, en disant que c’était bien la première fois qu’on lui demandait une chose pareille, explique-t-elle. Je l’ai fait parce que les policiers ont donné leur vie ces derniers jours. » Ces gestes suscitent l’étonnement de certains manifestants, notamment ceux qui ont connu Mai-68. « C’est historique, hallucinant… », lance un ancien soixante-huitard. « Sentiment de fierté » Les forces de l’ordre se délectent de cette folie. Philippe Capon, secrétaire général de l’UNSA Police, assure n’avoir « jamais vu autant de monde » remercier les forces de l’ordre. « Dans ces moments, les gens aiment leur police, constatet-il. Les Français ont eu peur et ont encore peur. Ils se rendent compte que la police et la gendarmerie sont un rempart contre cette barbarie. Ils remercient ceux qui se sont interposés contre cette horreur. Cela fait du bien. Nous avons le sentiment du devoir accompli. » Ce mouvement met du baume au cœur d’une profession touchée par une vague de suicides. « Cela redonne le moral à toute la profession, explique Nicolas Comte, d’Unité SGP Police. C’est exceptionnel, cette reconnaissance de la nation. Elle n’est pas protocolaire mais populaire. Beaucoup de CRS me disent : on est très content d’avoir été mobilisé sur cette manifestation ! » Même émotion du côté des militaires, encore meurtris par les critiques qui les ont visés après la mort d’un manifestant, lors des af- « La reconnaissance de la nation n’est pas protocolaire mais populaire » NICOLAS COMTE syndicat Unité SGP Police U FAUX... D I A R V E L R E L Ê POUR DÉM DE DU MON À 7H25 ct” IN T A M E U Q A H C urdin Dire ourdin dans “Bo frontements autour du barrage de Sivens. Denis Favier, le directeur général de la gendarmerie nationale, ne cache ni sa joie ni l’émotion de ses troupes. « Nous nous sommes sentis en phase avec la population. Un sentiment de fierté nous anime. Grâce à l’intervention simultanée des forces de gendarmerie et de police, nous avons mis fin aux agissements des terroristes, nous avons été utiles. » Dimanche soir, un CRS endurci a avoué à son délégué syndical que, lorsqu’il a été acclamé par les manifestants, il pleurait sous son casque. p delphine roucaute et matthieu suc (avec nos envoyés spéciaux) BOURDIN DIRECT EN SIMULTANÉ SUR ues B avec Jean-Jacq À retrouver aussi sur LeMonde.fr/decodeurs et rmc.fr 6H - 8H30 france | 5 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Dans le défilé de Marseille. FRANCE KEYSER/MYOP POUR « LE MONDE » Des habitants de Grigny (Essonne) dans un car affrété par la mairie. ÉDOUARD ELIAS/GETTY POUR « LE MONDE » Dans la communauté juive, la tentation du départ Le sentiment d’être trahi par la France et la peur le disputent à l’attachement au pays I l y a quatre mois, à la sortie d’un été où l’on avait crié « mort aux juifs » dans les rues de Paris, une question tourmentait Joël Mergui, le président du Consistoire central, quand des juifs lui demandaient s’il était temps pour eux de quitter la France. Saurait-il donner le signal du départ en temps utile, c’est-à-dire avant une nouvelle catastrophe ? La réponse ne lui paraissait alors pas évidente. Dimanche soir 11 janvier, dans la synagogue de la Victoire, à Paris, le même Joël Mergui a semblé entrevoir une possible éclaircie pour les juifs de France. Devant le président de la République et une partie de son gouvernement, devant le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, réunis au terme d’une journée de manifestation massive contre le terrorisme se revendiquant de l’islam, le président du Consistoire a affirmé : « Aujourd’hui, vous avez réhabilité les rues de France salies en juillet par les cris de “mort aux juifs”. A voir la France se réveiller, peut-être naît dans notre cœur un espoir qu’il y ait peut-être un avant et un après », le 11 janvier 2015. Tout est dans le double « peutêtre ». Car les trois jours d’attentats et de chasse aux terroristes ont d’abord replongé la commu- « Après Toulouse, pas grand monde n’a réagi » JACQUES GRUNBERGER 69 ans nauté juive dans une anxiété qui ne quitte pas certains de ses membres depuis plusieurs années, en particulier depuis les attentats commis par Mohamed Merah en mars 2012, notamment dans une école juive de Toulouse. Elle est traversée par le sentiment d’être abandonnée par le reste de la communauté nationale, en dépit des proclamations des gouvernements successifs. Comme si les agressions et les crimes commis contre les juifs pesaient moins que les autres. « On vit en parias » « S’il y avait seulement eu la prise d’otages à l’Hyper Cacher, vendredi, et pas l’attentat contre Charlie Hebdo mercredi, aurait-on observé un tel sursaut républicain aujourd’hui ? », s’interrogent dans la manifestation de dimanche Michel et Martine Zeitoun, lui, 54 ans, médecin, et elle, 55 ans, professeure de lettres. « La réponse est non, estiment-ils. On l’a bien vu : les Français ne se sont pas autant mobilisés après la mort d’Ilan Halimi ou les attentats de Toulouse perpétrés par Mohamed Merah. » Ces exemples reviennent en boucle dans la bouche des membres de la communauté juive. « Après Toulouse, pas grand monde n’a réagi, regrette Jacques Grunberger, 69 ans. Il y a eu quelques manifs, mais c’était trois fois rien, on était frileux. Dès qu’on l’ouvrait, des bien-pensants nous disaient qu’on était islamophobe, qu’on ne pouvait pas stigmatiser une communauté. » Au-delà de ces tragédies, c’est un antisémitisme « diffus », « larvé », que les participants dénoncent. Celui qui fait craindre pour la sécurité de ses enfants lorsqu’ils fréquentent une école juive, par exemple, et qui a conduit le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Roger Cukierman, à demander au président de la République, dimanche matin, davantage de protection policière. « C’est épouvantable d’avoir à le faire, commente M. Cukierman. On vit en parias. » « Est-ce normal de devoir faire un code pour rentrer dans la synagogue, cacher sa kippa sous une casquette ou aller chercher ses enfants en voiture jusqu’au perron de l’école ? », interroge le couple Zeitoun, d’autant plus choqué qu’il fréquente le supermarché casher de la porte de Vincennes. « L’atmosphère devient irrespirable en France, juge Viviane Cohen, 60 ans, conseillère à Pôle emploi. Je ne connais personne qui n’évoque pas un départ en Israël ou au Canada, ce qui était inconcevable il y a encore quelques années. » Ce départ, Nathan Guez, 17 ans, en terminale dans une école juive privée de Paris, l’envisage sérieusement. « Je prévoyais depuis longtemps de rejoindre Israël après mon bac, pour vivre pleinement ma vie religieuse. Les attentats me confortent dans mon choix, assure le jeune homme, une kippa sur la tête. Je pense que l’existence est plus simple là-bas, car l’armée protège les juifs et tout le monde est très solidaire. » La veille, samedi, devant l’Hyper Cacher de la porte de Vincen- nes, plusieurs milliers de personnes s’étaient réunies à la fin du shabbat pour rendre hommage aux victimes. Manuel Valls et plusieurs ministres étaient venus au rassemblement. Mais le témoignage des représentants de la République n’a pas suffi à calmer la colère de la cinquantaine de personnes encore présentes, à 20 heures passées, devant la supérette. « J’en ai marre de pleurer » La discussion s’est d’abord engagée entre Stéphane Villard, un quadragénaire, et Jérémie Brami, développeur Web de 22 ans. « Il faut qu’on se réveille, lance le premier. La France a oublié qui elle était. Les juifs vont partir. Moi, je vais partir. Quand Ilan Halimi a été tué, on a pleuré. Quand il y a eu l’affaire Merah, on a pleuré. Ne pas choisir Israël « par peur » A tous les juifs de France qui se demandent s’ils doivent partir pour Israël, Joël Mergui, président du Consistoire central israélite de France, a proposé, dimanche soir, de se donner encore un délai de réflexion. « Je ne veux plus jamais entendre que les juifs ont peur, a-t-il lancé. Les juifs doivent savoir qu’ils ont à choisir avec leur cœur. Ils aiment la France. S’ils choisissent Israël, il ne faut pas que ce soit par peur. » Sous les applaudissements, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, leur a garanti que « tout juif qui viendra en Israël sera accueilli les bras ouverts ». Aujourd’hui, on pleure. Je suis français, et j’en ai marre de pleurer. » Jérémie Brami aussi a pleuré, mais il voudrait rester : « Si on part, les synagogues, les épiceries casher fermeront, comment pourra-t-on manger, prier, vivre en juif ? » Pourtant, le jeune homme en a gros sur le cœur. Il vit dans une cité à Bagnolet (Seine-SaintDenis), connaît ses voisins musulmans depuis l’enfance, ce sont ses amis, mais « avec ce qui se passe aujourd’hui, on se méfie ». A 22 ans, avec un métier tout neuf et une vie devant lui, il n’a pas envie de partir, mais il sent que tout l’y pousse. « Et alors ? A chaque génération, on part ! », lui rétorque Stéphane Villard. « Pourquoi partir, pourquoi ne pas plutôt forcer les autres [ceux qui s’en prennent aux juifs] à partir ? », interroge Ouriel Fitoussi, jeune commercial de Charenton (Val-de-Marne). « Je fuis peut-être, lance un autre, mais la France qui m’a construit, elle s’en fiche, que je parte. C’est ce qui m’a le plus déchiré le cœur. » Ce sentiment d’être abandonné par la République et livré en pâture est prégnant. « On a un point rouge sur le front », lance un jeune homme. p cécile chambraud avec françois béguin et audrey garric Pour les partis aussi, une journée de concorde nationale Après avoir lancé l’idée de la manifestation, les formations politiques ont remisé leurs divergences C ette foule de visages connus fait habituellement le bonheur des caricaturistes de Charlie Hebdo. Des dizaines de personnalités politiques de tous bords ont défilé ensemble dans la marche républicaine, dimanche 11 janvier à Paris, pour rendre hommage aux 17 victimes des attaques terroristes. Une photo de famille impromptue derrière une banderole « Nous sommes Charlie », avec les UMP Christian Jacob, François Baroin ou Daniel Fasquelle, les socialistes Jean-Christophe Cambadélis, Anne Hidalgo, Elisabeth Guigou, Guillaume Bachelay ou Bruno Le Roux, les centristes JeanChristophe Lagarde et Laurent Hénart, les écologistes Emmanuelle Cosse, Jean-Vincent Placé et Denis Baupin ou le radical Jean-Michel Baylet. Jean-Paul Huchon posait, lui, avec sa rivale à la région Ile-deFrance, Valérie Pécresse, tandis « Aujourd’hui, on dépasse les clivages politiques, ce qui ne veut pas dire qu’on les efface » LUC FERRY ex-ministre de l’éducation que Martine Aubry, la maire de Lille, se retrouvait côte à côte avec Eric Woerth, l’ancien ministre du budget UMP. Ne manquait à l’appel que le FN dont la participation n’avait pas été souhaitée. Le temps d’un dimanche, les oppositions ont été remisées, chacun ayant à cœur d’afficher un front uni contre la barbarie. « J’étais persuadé que la manifestation balaierait les polémiques, les prétentions ou les positionnements tactiques », se félicitait à l’issue de la marche Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire du PS. « Le temps de l’analyse et de l’action politique viendra. Pour l’instant, nous sommes dans le temps de l’émotion et du rassemblement, expliquait de son côté Jean-Christophe Lagarde, le patron de l’UDI. Nous sommes venus dire avec les millions de gens présents “Vous ne nous ferez pas changer nos modes de vie”. C’est un formidable message d’unité. » Même enthousiasme du côté du chef de file des députés UMP à l’Assemblée, Christian Jacob : « Nous avions besoin de ce mouvement de solidarité. La présence de tous ces élus représente un message d’unité de la République rassemblée. » Le cortège des élus mêlés aux dignitaires religieux et aux responsables syndicaux s’est avancé en troisième position, derrière celui des proches des victimes et celui – impressionnant par la taille – des chefs d’Etat. Position paradoxale de ces partis politiques qui ont été à l’initiative de cette grande marche avant de se mettre en retrait devant un début de polémique nationale. De nombreuses voix se sont en effet élevées dans la semaine pour prévenir toute récupération politique des événements tragiques. « Je suis Charlie, je défile en conscience et non derrière les politiciens », pouvait-on lire par exemple sur un panneau dans la foule. La question de la place du FN, que Charlie Hebdo a toujours combattu, avait également posé problème. « Le rôle des partis n’était pas d’être catalyseurs mais d’avoir l’intelligence de se mettre en retrait devant la mobilisation populaire », expliquait Jean-Christophe Cambadélis. Les organisations politiques de gauche et les syndicats ont notamment prêté main-forte aux forces de l’ordre. Le Parti communiste et le Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon ont apporté leur savoir-faire dans la gestion des grandes manifestations. Le Parti socialiste avait mobilisé 600 personnes de son service d’ordre, venues de toute la France. « Plusieurs élus UMP m’ont dit qu’ils étaient impressionnés par notre organisation », glissait un député socialiste à l’issue du rassemblement qui s’est déroulé sans heurts notables. Etat de grâce Mais que restera-t-il dans les semaines qui viennent de cet instant fugace de concorde nationale des partis ? « Aujourd’hui on dépasse les clivages politiques et religieux, ce qui ne veut pas dire qu’on les efface », expliquait en amont de la manifestation Luc Ferry, l’ancien ministre de l’éducation du gouvernement Raffarin. « Les gens qui sont là n’ont pas aboli leur esprit critique du fait de l’émotion qu’ils ressentent. Ils savent parfaitement ce qu’ils font là, avec qui ils sont et contre qui ils sont », estimait Jean-Luc Mélenchon, défilant avec ses troupes, à l’écart du cortège des élus. Au PS, on espère en revanche que l’Etat de grâce se prolonge un peu. « Dans les jours qui viennent, on ne pourra pas faire comme si l’union nationale n’avait pas eu lieu, il faudra traiter les problèmes tous ensemble », explique JeanChristophe Cambadélis, qui propose « une main tendue » à l’opposition. Avant de dénoncer « la faute politique de Valérie Pécresse », qui a évoqué dimanche un « Patriot Act à la française ». Comme si le débat avait, malgré tout, déjà repris ses droits. p bastien bonnefous, nicolas chapuis et alexandre lemarié 6 | france 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 M. Hollande et Patrick Pelloux, médecin et collaborateur de « Charlie Hebdo ». MATTHIEU DE MARTIGNAC / LP Marine Le Pen à Beaucaire dans le Gard. ARNOLD JEROCKI POUR « LE MONDE » Le sans-faute de François Hollande Le président de la République a organisé l’équivalent d’un « G40 » tout en rendant hommage aux victimes F rançois Hollande n’a pas eu à prononcer la moindre parole. Le président ne s’est pas exprimé publiquement, en ce dimanche historique. Mais la multiplication des gestes et des images, des attitudes et des symboles, a largement suffi. Et ce, dès le ballet diplomatique et politique qui s’est déployé dans la cour de l’Elysée : Angela Merkel qui pose la tête sur son épaule, la bise faite à JeanMarc Ayrault. Sa poignée de main virile avec Benyamin Nétanyahou et celle, appuyée, à Mahmoud Abbas. Sa station sur le perron aux côtés d’anciens premiers ministres UMP et de Nicolas Sarkozy. Mais c’est sur la place Léon-Blum et au métro Voltaire, théâtre doublement symbolique d’un esprit de liberté, qu’a été prise peu après 15 h 30 l’image de ce 11 janvier, qui restera sans doute comme celle de son quinquennat, quand le cortège des 44 chefs d’Etat et de gouvernement s’est avancé. Au centre de cette solennelle photo mondiale, qui a nécessité quelques réglages diplomatiques, François Hollande, flanqué d’Angela Merkel et du président malien Ibrahim Boubacar Keita. Plus loin, au premier rang, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, protégé par deux officiers de sécurité et équipé d’un gilet pare-balles, les Européens, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. C’est le président qui a insisté pour qu’ils se tiennent tous par les coudes, comme des militants. Sans manteau malgré le froid, tête haute et visage grave, François Hollande donne le rythme. Un instant, Nicolas Sarkozy, qui marche derrière, parvient à se hisser au premier rang. Puis le président arrête le cortège pour un court moment de recueillement. Le monde en marche, autour de François Hollande, et la France derrière lui. Pas d’oubliés Depuis les balcons éclatent des applaudissements. Le président lève la tête, salue de la main les riverains, applaudit à son tour. Quelques dizaines de mètres, et les dirigeants internationaux s’égaillent dans les cars prévus à leur intention. Le président reste avec Manuel Valls pour aller saluer les proches des victimes des tueries de la porte Le chef de l’Etat s’est montré décidé lors de l’attaque, puis il a fait preuve de la compassion requise à l’heure du recueillement de Vincennes et de Charlie Hebdo. Accolade avec l’urgentiste et collaborateur du magazine Patrick Pelloux, qu’il connaît bien. Puis le chef de l’Etat quitte les lieux. Un peu plus tard, et plus discrètement sur le conseil du président de l’Assemblée, Claude Bartolone, il rend visite à la famille du policier assassiné Ahmed Merabet, à Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis). Le matin, il avait téléphoné à Lassana Bathily, l’employé qui avait caché plusieurs otages à l’Hyper Cacher. En fin d’après-midi, il s’est également rendu à l’hommage religieux aux victimes à la Grande synagogue de la Victoire. Dessinateurs, juifs, policiers : nulle catégorie de victimes n’a été oubliée. Après avoir fait preuve, au cœur de l’attaque, de capacité de décision, le président a fait montre à l’heure du recueillement de la compassion requise. Mais pas plus. « Il sentait qu’il vivait un moment historique, il sentait qu’il ne fallait pas trop en faire, juste pousser cette énergie », confie-t-on dans son entourage. Encalminé il y a quelques jours encore dans des abîmes sondagiers, en grande difficulté politique, François Hollande se trouvait, au soir de ce 11 janvier, au cœur et à la tête d’un sommet diplomatique historique, d’un consensus inédit entre droite et gauche et d’une mobilisation populaire jamais vue en France. En sera-t-il durablement réhabilité ? Un de ses conseillers en est persuadé. « Le regard sur lui va changer. Les Français vont définitivement le voir comme leur président. Mais ils continueront à le regarder comme le Hollande qu’ils connaissent avec ses gestes de sympathie, de très grande simplicité. » Son équipe, qui cherchait depuis des mois l’alchimie idoine entre posture régalienne et ressources de proximité, peut se croire enfin exaucée. Union diplomatique et politique, leadership national, témoignages d’empathie : la communication, comme le reste, a été bien réglée. « En quarante-huit heures, les forces de sécurité et les diplomates ont organisé l’équivalent de deux G20 et de la plus grande manif’de l’après-guerre. Il n’y a pas eu un couac diplomatique ni un blessé », se réjouit-on à l’Elysée. « Je vais téléphoner à Manuel » M. Hollande avait d’ailleurs incité les ministres dès dimanche, dans un briefing matinal, à s’inspirer du sans-faute des dernières heures : « Pendant quatre jours, le gouvernement a été soudé. Il n’y a eu aucune erreur. Il faut poursuivre », a indiqué le président, qui a prévenu : « N’oubliez pas que le débat politique va reprendre. Les Français n’attendent pas qu’on s’arrête là mais qu’on continue à agir ainsi. Inspirons-nous de la force de l’action des derniers jours pour avancer. » Signe d’une complicité renforcée par la crise au sommet de l’Etat, les coups de fil entre le président et son chef du gouvernement n’en finissent plus. « Je vais téléphoner à Manuel », a encore expliqué M. Hollande dimanche soir, alors qu’il débriefait la journée avec ses collaborateurs, avant d’appeler l’intéressé pour le féliciter. Le chef de l’Etat, qui entend « continuer à porter ce message positif de rassemblement », comme souligne son entourage, sait que la politique va reprendre ses droits. Hormis un conseil de sécurité, lundi 12 janvier à l’aube, une présence à la cérémonie d’hommage aux policiers assassinés et des références dans ses prochains vœux aux armées et à la culture, son agenda de la semaine marquera un retour aux affaires courantes. Le président a prévenu : la droite ne manquera pas d’ouvrir prestement le débat sur le dossier du terrorisme. « Il faut absolument agir, dit un conseiller. Les Français ne comprendraient pas qu’il n’y ait pas de nouveaux dispositifs et de nouveaux moyens. Mais il ne faut pas se précipiter. Le Patriot Act [aux Etats-Unis] a mené à la guerre en Irak et au fiasco que l’on connaît », explique un conseiller d’un exécutif totalement regonflé. p david revault d’allonnes A Beaucaire, Marine Le Pen réunit surtout des frontistes La présidente du FN était venue à l’invitation du maire de la ville du Gard, Julien Sanchez, après avoir été tenue à l’écart du défilé parisien E t l’hommage devint un meeting. A Beaucaire (Gard), ville gagnée par le Front national en mars 2014, le rassemblement prévu en l’honneur des « victimes du terrorisme islamiste » a en fait été une réunion politique où quelques centaines de personnes ont acclamé Marine Le Pen. La présidente du Front national, accompagnée du député du Gard Gilbert Collard, était venue à l’invitation du maire de la ville, Julien Sanchez, après qu’elle a été tenue à l’écart du défilé parisien. Dimanche à 15 heures, sur la place devant l’hôtel de ville, M. Sanchez a brièvement rappelé que ce rassemblement – assez peu important pour une ville de 16 000 habitants au regard de la mobilisation nationale – rendait hommage aux victimes des attentats survenus cette semaine. « Nous croyons aux valeurs de liberté et nous réprouvons tout sectarisme, tout racisme, toute idéologie criminelle », a encore souligné l’édile avant de faire observer une minute de silence. Après La Marseillaise, la troisième en trente minutes, Julien Sanchez a prévenu qu’aucune prise de parole politique n’aurait lieu. Un avertissement qui n’a, en tout cas, pas empêché Marine Le Pen de parler longuement avec la presse avant de monter au balcon de la mairie et de prononcer quelques mots devant une foule qui scandait son nom à coups de « Marine, Marine ». « Merci d’être là pour rappeler les valeurs de la liberté », a-t-elle ainsi lancé devant ses supporteurs, qui ont répondu en écho : « On est chez nous !, On est chez nous ! », phrase devenue un slogan frontiste depuis la campagne présidentielle de 2012. Cette drôle d’ambiance, complètement décalée par rapport au reste du pays, n’a pas gêné Mme Le Pen. « Ce qui se passe aujourd’hui, cela pourrait se passer n’importe où. Je serais allée à Marseille, cela aurait été pareil », croit-elle savoir. Pour elle, cette réaction est un message politique adressé au gouvernement : « A un moment donné, les Français se di- sent : “Que faire ?” Les gens pensent que nous pouvons faire quelque chose. » « Ces événements [les attentats] doivent permettre d’ouvrir le débat. Pas aujourd’hui. Demain, la politique reprendra ses droits, il y a beaucoup de questions légitimes sur ce qu’il s’est passé », a ajouté la prétendante à l’Elysée devant quelques journalistes. Cet élan frontiste de la part de la foule n’avait rien de spontané. Nombreux étaient les militants, sympathisants et élus du parti d’extrême droite venus voir Marine Le Pen. Comme ce groupe de conseillers municipaux dont certains venus de Narbonne – à 170 kilomètres de Beaucaire tout de même – certes pour honorer la mémoire des victimes, « montrer son indignation », mais surtout soutenir Marine Le Pen « écartée du défilé parisien », une décision « anormale, scandaleuse ». « Pourquoi exclure les gens qui disent la vérité ? On nous cache des choses. Si la télé cache des choses, c’est que M. Le Pen, candidat aux régionales A quelques encablures de Beaucaire (Gard), où Marine Le Pen participait à l’hommage aux victimes des attentats, Jean-Marie Le Pen a annoncé dimanche à Tarascon (Bouches-du-Rhône) qu’il conduirait la liste du Front national aux élections régionales en Provence-Alpes-Côte d’Azur, en décembre. « J’ai accepté d’être candidat en tête de liste et de prendre cette responsabilité » pour le scrutin prévu fin 2015, a déclaré Jean-Marie Le Pen, lors d’une conférence de presse dimanche après-midi dans un restaurant de Tarascon. Evoquant le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie, le fondateur du FN a jugé que « si Marine Le Pen [était] candidate, elle l’enlèverait et ferait cesser la présence socialo-communiste dans cette région depuis cent vingt ans ». le gouvernement l’empêche de parler pour que les gens ne s’affolent pas », s’alarme Bernadette Mengual, conseillère municipale à Fleury d’Aude. Julie Ripert, de Narbonne, trouve que « l’on n’en fait pas assez pour les victimes juives de l’attentat ». « Ils font de la récupération » Beaucoup de badauds avaient des pancartes dénonçant le « terrorisme islamiste », des drapeaux tricolores. Sur l’un, il était inscrit : « Non à la soumission ». Cette atmosphère très partisane a contribué à l’apparition de tensions, à la fin du rassemblement, entre certains manifestants et des habitants d’origine maghrébine. Restés à l’écart de la foule, ces derniers ont regretté, parfois de manière virulente, que la bannière sur l’hôtel de ville fasse mention du « terrorisme islamiste », comprenant cela comme une globalisation de tous les musulmans. « On stigmatise toujours les musulmans, mais l’islam est une religion de paix. Aujourd’hui, c’est un jour de deuil. Et ils font de la récupération », dénonce sur un ton très posé Salmi, un chômeur de 38 ans. Il ajoute : « On vit ici, on travaille ici, on respecte la France et la République. On est dans un pays libre et on veut la paix. » Fadoua, mère de famille de 34 ans, est, elle, plus remontée. « On a peur de l’amalgame, on ne vit plus tranquillement. On a peur de ces mecs-là [les terroristes] aussi ! Si Marine Le Pen est venue, c’est pour semer la zizanie, alors que c’est censé être un jour de paix. » Un peu à l’écart de cette agitation, Françoise, 67 ans, et Josie, 59 ans, rentrent chez elles déçues. « On pensait qu’il y aurait une marche, que cela serait plus dans la dignité », regrettent-elles. Un peu plus loin, Marie-Laure Delvaux, 65 ans, avec sa pancarte « La paix ensemble », est dépitée. « C’est la première fois que je manifeste. J’espérais trouver des gens qui viendraient pour la paix. C’est une grande tristesse pour moi. Mais je m’y attendais », déplore-t-elle. p abel mestre france | 7 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Dans un cortège à Paris.JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH POLITICS POUR « LE MONDE » Responsables religieux et politiques dans les défilés. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE-FRENCH-POLITICS POUR « LE MONDE » Nicolas Sarkozy fait pression sur l’exécutif « La précipitation serait une mauvaise solution », a répondu Manuel Valls, face aux injonctions de la droite N icolas Sarkozy est repassé à l’offensive lundi 12 janvier, après avoir manifesté la veille avec François Hollande, aux côtés de quelques-uns des dirigeants du monde. « Est-ce que nous pouvons améliorer les mesures de sécurité pour renforcer la sécurité des Français ? La réponse est oui », a déclaré le président de l’UMP sur RTL, en formulant plusieurs propositions. Pour l’ancien chef de l’Etat, la première des priorités est d’« exonérer les services de renseignement et de sécurité des mesures d’économie engagées ». Sur un ton martial, il a proposé d’empêcher le retour des djihadistes en France. « Il y a un ennemi de l’intérieur. Les gens qui partent faire le djihad et vont apprendre à manier des armes pour détruire notre civilisation n’ont pas à revenir sur notre territoire (…). Quelqu’un qui part six mois faire le djihad, on n’a pas à le récupérer chez nous et une fois qu’il a fait sa peine de pri- son, on l’expulse. Quelqu’un qui a une carte d’identité mais qui veut détruire la France, il n’a pas un droit à rester sur le territoire national », a-t-il affirmé. Pour lui, les terroristes incarcérés doivent être placés « en cellules individuelles », ce qui suppose à ses yeux de « créer de nouvelles places de prisons ». M. Sarkozy a également préconisé de « renforcer nos liens avec les services de renseignement étrangers », citant ceux de la Tunisie, du Maroc et de la Turquie. Il a aussi proposé la mise en place rapide du programme américain PNR, actuellement bloqué devant le Parlement européen, qui permet de « tracer les passagers vers certaines destinations » lorsqu’ils prennent l’avion, soulignant que cette mesure était une « priorité absolue ». Autres exigences : mieux contrôler le trafic d’armes sur le territoire français et « surveiller ce qu’il se passe sur Internet ». Selon lui, « ce n’est pas parce qu’on est sur le Net qu’on peut s’exonérer des règles que l’on a mis plusieurs siècles à établir ». M. Sarkozy tente ainsi de répondre aux inquiétudes de ses électeurs. 88 % d’entre eux disent craindre d’autres attentats dans les semaines à venir, selon un sondage OpinionWay pour LCI et Metronews, publié dimanche. Sans oublier de lancer des clins d’œil à l’électorat du Front national, en dénonçant l’exclusion du parti d’extrême droite de la marche républicaine : « Le FN a le droit de présenter des candidats aux élections donc quand on fait l’unité nationale, on la fait avec tout le monde. » Dans cette optique, il a aussi estimé que « les questions de l’immigration et de l’islam sont clairement posées ». Pour lui, « on ne peut pas continuer comme ça » avec l’immigration qui, si elle « n’est pas liée au terrorisme », « complique les choses » en générant difficultés d’intégration et communautarisme. M. Sarkozy a toutefois pris garde à ne pas briser le climat d’union nationale, reconnaissant que François Hollande avait « fait ce qui fallait faire » lors de cette semaine sanglante. Appelant à « surmonter les clivages partisans », le numéro un de l’UMP a prôné un travail en commun entre le gouvernement et l’opposition pour « comprendre » les événements de la semaine. Il a proposé de mener ce travail « de lucidité et d’analyse », en mettant en place « une commission d’experts parlementaire » ou « un groupe de travail bipartisan ». « Action », « décisions » Marine Le Pen n’entend pas s’inscrire dans ce travail en commun. Selon elle, une commission opposition-majorité n’est pas une bonne idée. « A chaque fois qu’on veut étouffer un problème, on crée une commission. Mais l’Assemblée est là pour faire ce travail », a fait valoir la présidente du Front national, lundi, sur i-Télé. Auparavant, sur Europe 1, elle avait dé- La gauche radicale fait bande à part Pour M. Mélenchon, « les mots d’unité nationale sont les mots de la politique politicienne » J ean-Luc Mélenchon avait prévenu que sa présence dans la marche républicaine, dimanche 11 janvier, ne signerait pas son ralliement à l’unité nationale prônée par François Hollande. « On ne va pas, au nom de Charlie Hebdo, faire bras dessus bras dessous avec eux. On ne va pas porter leurs paquets », avait assuré, jeudi, le député européen en évoquant les figures du président de la République et de son premier ministre, Manuel Valls. La mobilisation du Parti de gauche (PG), qui entendait se faire « loin de toute récupération », a été à l’image de ce mot d’ordre : s’ils étaient bien présents dans le cortège, M. Mélenchon et ses amis ont défilé à part du carré politique où se mêlaient des représentants de différents partis de droite et de gauche. La gauche radicale et l’extrême gauche ont beau partager l’émotion et l’indignation qui soulèvent la France au lendemain des attaques meurtrières des 7, 8 et 9 janvier – « ce sont les nôtres qui ont été tués, les laïcs et les irreligieux », dit M. Mélenchon à propos des journalistes de Charlie Hebdo –, l’idée de présenter un front commun avec l’exécutif n’est pas à l’ordre du jour. Ensem- ble, une des composantes du Front de gauche avec le Parti de gauche et le Parti communiste, a pour sa part refusé de signer l’appel commun à manifester. « L’union sacrée vise à brouiller les repères pour mieux récupérer politiquement », justifie sa porte-parole, Clémentine Autain, présente dans le cortège. NPA et LO absents Le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) était quant à lui carrément absent de la manifestation en tant qu’organisation, tout comme Lutte ouvrière. « Se retrouver derrière François Hollande et Nicolas Sarkozy, être avec ceux qui font la danse du ventre au Front national, c’est au-dessus de nos forces. Je ne peux pas mélanger ma tristesse avec n’importe qui », a expliqué Olivier Besancenot. Seul le secrétaire national du PCF, Pierre Laurent, « anéanti » par la tuerie à Charlie Hebdo, a exprimé une voix plus fédératrice, mercredi, sur Twitter : « Union nationale contre la barbarie. » Ce qui ne l’a pas empêché, trois jours plus tard, d’appeler à marcher « loin de toutes les instrumentalisations qui pointent déjà ». Dans un premier temps, le Front de gauche n’avait pas fait enten- « L’union sacrée vise à brouiller les repères pour mieux récupérer politiquement » CLÉMENTINE AUTAIN porte-parole d’Ensemble, courant du Front de gauche dre de voix discordante. Mais, face à l’implication, notamment, de Manuel Valls dans l’organisation de la manifestation de dimanche, la politique a vite repris ses droits. Tous rejettent l’idée que l’émotion pourrait gommer les différences entre les uns et les autres. « Parler d’unité nationale, ce serait instiller l’idée que le pays est en guerre. Or, ce n’est pas le cas. Il ne faut pas penser que la vie politique s’est arrêtée », explique Eric Coquerel, coordinateur du Parti de gauche. Hors de question de se ranger derrière un chef de l’Etat que l’on a vilipendé sans discontinuer pendant près de deux ans et demi, ou de s’entendre avec la droite. « Ces mots d’unité nationale sont les mots de la politique politicienne. Je reste un homme de gauche, je serai toujours en opposition avec certaines des grosses légumes présentes en tête du cortège », assure JeanLuc Mélenchon. Débats à venir Laïcité, sécurité, place de l’islam dans la société… A la suite des attentats, les débats à venir sont nombreux et vont réveiller les clivages. « Il faut interroger le système carcéral, le rôle des banlieues, les moyens pour la police. Plus que jamais, il faudra faire de la politique », juge Alexis Corbière, secrétaire national du PG. « Le consensus va se briser sur toutes ces questions, c’est nécessaire. Une société sans dissensus, c’est une société qui meurt », estime pour sa part l’historien Roger Martelli, ancien membre de la direction du PCF, et présent parmi les manifestants dimanche. « La question, c’est comment continuer le combat contre le racisme sur le long terme », s’interroge quant à lui Olivier Besancenot. « Espérons que ceux qui disent aujourd’hui “Nous sommes Charlie” continuerons à le faire demain quand ça sera important », souhaite de son côté Martine Billard, ancienne coprésidente du Parti de gauche. p olivier faye noncé l’inaction supposée de l’exécutif : « La France est en guerre contre le fondamentalisme islamiste. Les Français attendent de l’action, des décisions. Mais la France n’a encore rien fait. » « Une commission bipartite » pour tirer les leçons de ce qui s’est passé, « ça peut être une bonne idée », a réagi le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, lundi, sur France Inter. Manuel Valls, lui, a répondu de manière plus musclée. Pas question pour le premier ministre et son gouvernement de se laisser enfermer d’emblée dans une polémique politicienne avec M. Sarkozy, qui fait figure de rival dans l’optique de la présidentielle de 2017. « La démocratie, c’est le débat, il va se poursuivre, mais il y a un esprit du 11 janvier à honorer », a déclaré le chef du gouvernement, lundi, sur RMC-BFMTV. Ce dernier refuse de tomber dans le piège du tout-sécuritaire. « La précipitation dans ce domaine serait une mauvaise solution », a-t-il souligné, repoussant toute idée d’un Patriot Act à la française : « Contre le terrorisme, c’est le droit et la démocratie qui doivent l’emporter, attention à toutes les lois d’exception. » Pas de précipitation mais pas de mollesse non plus. M. Valls a souligné qu’il voulait toujours renforcer les « dispositifs » et les « moyens » de sécurité. Amélioration des systèmes d’écoutes judiciaires et administratives, réforme des conditions carcérales pour permettre l’encellulement individuel des détenus susceptibles de recruter et de former en prison des terroristes, préparation d’une loi sur le renseignement… M. Valls rappelle que le pays est dans « une guerre contre le terrorisme, le djihadisme, l’islamisme radical ». François Hollande a demandé à son ministre de l’intérieur d’étudier la possibilité de renforcer l’arsenal antiterroriste. p bastien bonnefous, alexandre lemarié et abel mestre Fauteuils & Canapés Club Haut de Gamme ELLES N N O I T P E C X E SOLDES liothèques ib Même sur les b 7 février du 7 janvier au 1 L’indémodable fauteuil CLUB , plus de 80 ans et toujours plus de succès ! Cuir mouton ciré, patiné, vieilli, suspension et ressorts. 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Crédits photos - Coface / GettyImages : Yongyuan Dai, DarkShadow, Ditto, Dutchy, Robin MacDougall, Peter Mukherjee. mardi 27 janvier 2015 au carrousel du Louvre, paris. Des interventions autour de 6 thèmes majeurs : La défLatIon, un pIège pour L’europe ? L’économIe européenne sauvée par Les pme ? QueLLes InnovatIons technoLogIQues pour accéLérer La croIssance mondIaLe ? rIsQue et confIance : un coupLe IndIssocIabLe ? Ce ralliement hors norme, à la portée hautement symbolique et dont l’organisation a été formalisée, vendredi, à l’issue du dénouement des deux prises d’otages n’aura duré qu’une poignée de minutes. Le temps de parcourir un tronçon de quelques centaines de mètres le long du boulevard Voltaire jusqu’à la place LéonBlum, point de dispersion de ce cortège VIP. Etonnement et gravité C’est dans un relatif désordre, très loin de la stricte chorégraphie protocolaire qui encadre habituellement les rencontres au sommet, que les 44 chefs d’Etat et de gouvernement présents à Paris, accompagnés de douze dirigeants d’organisations internationales et de tous les présidents des instances européennes, se sont mis en marche peu avant 15 h 30. Un mélange d’étonnement et de gravité se lisait sur les visages. Etonnement de se retrouver là, côte à côte, dans un tohu-bohu informel, à battre le pavé, d’ordinaire réservé à ceux qui contestent l’autorité plutôt qu’à ceux qui l’incarnent. Etonnement de voir dans la même procession ceux que tout oppose : l’Israélien Benyamin Nétanyahou et le Palestinien Mahmoud Abbas, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le président ukrainien, Petro Porochenko. Toutefois, l’heure n’était pas à la division, mais à l’affichage de la solidarité. Au premier rang, de part et d’autre de François Hollande, les dirigeants se sont symboliquement alignés pour illustrer l’étendue de la mobilisation. De l’Afrique au Moyen-Orient, en passant par l’Europe, et l’ensemble de la communauté internationale, représentée par l’ONU, en la personne de Staffan de Mistura, émissaire du secrétaire général des Nations unies. Au fil du parcours, l’emplacement des uns et des autres a ondulé, mais la tête du cortège avait vocation à illustrer ce kaléidoscope planétaire, soudé autour des autorités françaises. A la gauche de François Hollande se trouvait la chancelière allemande, Angela Merkel, le président du conseil italien, Matteo Renzi, et le président du Conseil européen, le Polonais Donald Tusk. A la droite du chef de l’Etat, le président malien, Ibrahim Boubacar Keita, côtoyait Benyamin Nétanyahou, le visage fermé, ainsi que Nicolas Sarkozy et, en bout de ligne, David Cameron et Mariano Rajoy, les chefs de gouvernement britannique et espagnol. Le temps d’une journée, Paris était la capitale du monde. Même si les trottoirs avaient été vidés le long du parcours des chefs d’Etat, les riverains, agglutinés aux balcons parsemés de drapeaux tricolores, ne s’y sont pas trompés. Dès que le cortège s’est mis en mou- faut-IL avoIr peur du raLentIssement chInoIs ? L’eurasIe, Le défI russe. Informations et inscriptions uniquement en ligne sur countryriskconference.com E n p a r t E n a r i a t av E c Polémique sur l’absence de M. Obama Le chef de la diplomatie américaine, John Kerry, a annoncé, lundi 12 janvier, qu’il se rendrait vendredi à Paris pour discuter avec le gouvernement français après les attaques djihadistes qui ont fait 17 morts la semaine dernière. Cette annonce, en marge d’un déplacement en Inde, survient alors que l’absence de Barack Obama ou de John Kerry lors du rassemblement parisien de dimanche fait l’objet de vives critiques aux Etats-Unis. L’administration Obama était représentée par Eric Holder, le ministre sortant de la justice, dépêché à Paris pour discuter avec ses homologues européens du renforcement de la lutte antiterroriste. « Les Etats-Unis se sont engagés aux côtés du peuple de France depuis que [les attaques] ont eu lieu », s’est défendu M. Kerry. « Ce qui vient de se passer à Paris, c’est comme si nous l’avions vécu nous-mêmes » MEHDI JOMAA premier ministre sortant de la Tunisie vement, les applaudissements ont fusé et des « vive la France » ont résonné. Mehdi Jomaa, le premier ministre sortant de Tunisie, qui représentait son pays dans le défilé, n’a pas caché son émotion. « Ce qui vient de se passer à Paris, c’est comme si nous l’avions vécu nousmêmes. Nous savons ce que c’est d’avoir des familles dans la peine, une nation dans la peine », a-t-il déclaré au Monde, alors qu’un Tunisien, Yohav Hattab, figure parmi les quatre victimes de la prise d’otages de Vincennes. Le décor était plus solennel dans la cour de l’Elysée, où les délégations du monde entier avaient été reçues, en fin de matinée, par François Hollande. Pendant plus d’une heure, le président a accueilli une à une sur le perron les personnalités, également saluées par Laurent Fabius. Parfois, le chef de l’Etat a descendu quelques marches pour tomber dans les bras du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, ou pour recevoir l’ancien premier ministre Edouard Balladur. L’Europe presque au complet L’émotion était palpable avec la chancelière, venue en force avec le vice-chancelier et président du Parti social-démocrate, Sigmar Gabriel, et le ministre des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier. François Hollande a tenu Angela Merkel par l’épaule pour poser devant les photographes. L’image empreinte de tendresse a été aussitôt relayée sur Twitter et associée à celle de François Mitterrand et Helmut Kohl, main dans la main, à Verdun, en 1984. Autre symbole, celui arboré par le premier ministre albanais, Edi Rama. « C’est beau ce que vous avez dans la poche », a glissé M. Hollande, en remarquant les trois crayons bleu, blanc et rouge dans la poche de la veste de M. Rama, artiste peintre de formation. L’Europe était presque au complet. Seuls les dirigeants de l’Autriche, de la Lettonie et de la Lituanie manquaient à l’appel. Au fur et à mesure des arrivées, des apartés se sont naturellement improvisés dans les salons de l’Elysée. François Hollande, Angela Merkel et Petro Porochenko se sont brièvement entretenus de la situation en Ukraine, alors que l’incertitude demeure quant à l’organisation, jeudi, au Kazakhstan, d’un sommet à quatre avec le président russe, Vladimir Poutine. De son côté, Federica Mogherini, la haute représentante de l’Union européenne, a eu des échanges avec M. Abbas et M. Nétanyahou. L’Elysée tenait à la participation de représentants du monde musulman, du président de l’Autorité palestinienne au roi Abdallah de Jordanie. La seule présence de l’ensemble de ces dirigeants, côte à côte, dans la cour de l’Elysée et ensuite dans les rues de Paris, est un incontestable succès diplomatique pour François Hollande. Plusieurs dirigeants ont spontanément proposé de s’associer à la manifestation de Paris. « C’est sans précédent qu’autant de chefs d’Etat décident en vingt-quatre heures de se rendre à l’étranger pour un tel événement », relève-t-on à l’Elysée. Une affluence à la hauteur de l’émotion mondiale provoquée par les attaques terroristes en France. Reste maintenant à faire fructifier cette exceptionnelle mobilisation diplomatique. p yves-michel riols et alain salles france | 9 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Manifestation de solidarité avec « Charlie Hebdo », le 11 janvier à Rio de Janeiro. YASUYOSHI CHIBA/AFP Devant le consulat français, à Montréal, le 11 janvier. CHRISTINNE MUSCHI/REUTERS Les invités embarrassants de la marche Le cortège a accueilli des dirigeants étrangers critiqués pour leur mépris des libertés C’ est un peu le revers du succès diplomatique de la marche républicaine. Alors que le rassemblement a été conçu pour défendre la liberté d’expression après le massacre de douze personnes à Charlie Hebdo, une partie des chefs d’Etat et de gouvernement présents, dimanche 11 janvier, sont peu connus pour leur respect de la liberté d’expression et de la presse. Du Gabon à la Turquie, en passant par la Jordanie et la Russie. Cela a suscité un malaise parmi des manifestants venus défendre Charlie Hebdo. « Au nom de quoi les représentants de régimes prédateurs de la liberté de la presse viennent-ils défiler à Paris en hommage à un journal qui a toujours défendu la conception la plus haute de la liberté d’expression ? », s’est indigné Reporters sans frontières (RSF), dans un communiqué. Le premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, le président de la République gabonaise, Ali Bongo, le roi de Jordanie, Abdallah II, le chef du gouvernement hongrois, Viktor Orban, les ministres des affaires étrangères égyptien, Sameh Choukri, ou des Emirats arabes unies, cheikh Abdallah Ben Zayed, faisaient partie des personnalités présentes. Leurs pays respectifs sont très mal placés dans le classement mondial 2014 de la liberté de la presse réalisé par RSF : sur 180 pays, l’Egypte est 159e, la Turquie 154e, la Russie 148e, la Jordanie 141e, les Emirats arabes unis, 118e, le Gabon 98e. L’objectif de l’Elysée était d’apporter une réponse à la hauteur de la menace du terrorisme en organisant cette mobilisation jamais vue de chefs d’Etat et de gouvernement. « Le président a été clair. Compte tenu du mal mondial que représente le terrorisme, tout le monde était le bienvenu, tous ceux qui sont prêts à nous aider à combattre ce fléau, explique-t-on à l’Elysée. Ces terroristes ont une démarche totale. Ils se sont attaqués à la liberté de la presse, à des policiers et ont commis des crimes « Au nom de quoi les représentants de régimes prédateurs de la liberté de la presse viennentils défiler à Paris ? » REPORTERS SANS FRONTIÈRES antisémites. Nous ne pouvons pas nous permettre des distinctions entre les pays et des stigmatisations. Tous ces dirigeants ont clairement condamné l’attaque contre “Charlie Hebdo”. » une vague d’arrestations massive contre des médias de l’opposition, en décembre 2014. La police a notamment interpellé le rédacteur en chef de l’un des principaux quotidiens du pays, Zaman, le président de la chaîne Samanyolu. En Russie, le pouvoir a encore réduit l’espace laissé aux rares médias indépendants et dénoncé l’« ingérence étrangère » dans la presse, alors que la crise en Ukraine a donné lieu à une intense propagande dans les médias contrôlés par le gouvernement ou ses proches. Un projet de loi a été adopté pour réduire le poids des actionnaires étrangers. Une nouvelle loi oblige les réseaux sociaux étrangers à stocker les données de leurs utilisateurs sur un serveur en Russie. En Egypte, trois journalistes de la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira sont emprisonnés depuis un an. Ils ont été condamnés en juin 2014 à des peines allant de sept à dix ans de prison, après avoir été accusés de soutien aux Frères musulmans. Et 46 journa- En 2006, le Journal hebdomadaire, l’une des rares publications indépendantes du royaume, qui a fermé depuis, avait été violemment pris à partie pour avoir reproduit une photo où l’on devinait les caricatures du Prophète parues dans un journal danois. L’intransigeance marocaine de ce dimanche pourrait ainsi être un message à vocation interne. De nombreux observateurs ont aussi vu dans ce refus marocain l’effet des relations diplomatiques tendues entre Paris et Rabat, conséquence, entre autres, du dépôt à Paris de plaintes pour torture à l’encontre du patron du contre-espionnage marocain, Abdellatif Hammouchi. Le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, a bien reçu son homologue marocain dimanche matin, mais la crise est profonde. Dans un entretien à l’hebdomadaire Jeune Afrique, M. Mezouar explique que sa persistance est due à l’absence de « volonté politique » de Paris. p Dégradation en Grèce Le Tchad, représenté à Paris par son premier ministre Kalzeubé Pahimi Deubet, est un solide allié de la France dans la lutte contre le terrorisme au Sahel, mais son respect de la liberté de la presse reste limité. En novembre, rapporte RSF, le journaliste Boulga David, de la radio privée Dja FM, a été interpellé puis passé à tabac par la police alors qu’il interviewait des lycéens sur la rentrée scolaire. Au Gabon, deux hebdomadaires d’opposition ont annoncé en septembre 2014 l’arrêt temporaire de leur publication à la suite d’un piratage qu’ils attribuaient au gouvernement, qui a démenti. En janvier, le journaliste Jonas Moulenda a quitté le pays après avoir été menacé par des proches du pouvoir à la suite de la publication d’un article qui dénonçait des crimes rituels perpétrés dans le pays. En Europe aussi, y compris au sein de l’Union, la situation de la presse se dégrade en Grèce et en Bulgarie, qui occupent la 99e et la 100e place du classement de RSF. L’évolution de la Hongrie (64e) reste préoccupante. Depuis qu’il est au pouvoir en Hongrie, Viktor Orban, président du Fidesz, parti ultraconservateur et populiste, est particulièrement critiqué pour ses attaques envers la presse et l’indépendance des médias. Il se livre à une épreuve de force avec la principale chaîne commerciale, RTL, propriété de Bertelsmann. p charlotte bozonnet service international Arrestations en Turquie La situation de la presse en Turquie se dégrade. En 2014, c’est l’un des pays où le plus grand nombre de journalistes ont subi des agressions, selon RSF. Le président Recep Tayyip Erdogan a justifié Le Maroc, absent du cortège, dénonce des caricatures « insultantes » ce fut l’unique voix discordante. De tous les pays ayant annoncé leur présence à Paris ce 11 janvier, le Maroc est le seul à ne pas avoir participé à la marche républicaine. Le ministre des affaires étrangères, Salaheddine Mezouar, a refusé de prendre part au défilé, invoquant « la présence de caricatures blasphématoires du Prophète », a expliqué l’ambassade du Maroc dans un communiqué diffusé dimanche soir. D’autres responsables de pays musulmans, dont le premier ministre de Tunisie, le roi de Jordanie, ou encore le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, faisaient pourtant partie du cortège. M. Mezouar avait bien fait le déplacement jusqu’à l’Elysée ce dimanche pour dire sa solidarité et présenter les condoléances du Maroc. Selon une source diplomatique marocaine, citée par l’AFP, il avait « l’intention de prendre part à la marche ». Dès samedi, les autorités du royaume avaient mis comme condition à leur partici- L’ franceinter.fr pation l’absence de caricatures de Mahomet dans le cortège. « Ce genre de caricatures insultantes pour le Prophète ne contribue pas à instaurer un climat de confiance, sain », avait souligné une source marocaine. Il y a quelques jours, le ministre de la communication, Moustapha El-Khalfi, avait prévenu que les journaux étrangers qui publieraient des caricatures en hommage aux victimes de Charlie Hebdo seraient interdits de distribution dans le royaume. Message à vocation interne Aucune caricature, pourtant, n’était visible ce 11 janvier dans le cortège des chefs d’Etat et de gouvernement réunis autour de François Hollande. Mais « la marche est une même si pour des besoins de sécurité, elle est cloisonnée », a répondu une source officielle marocaine interrogée par Le Monde. Au Maroc, pays classé 136e sur 180 pour la liberté de la presse en 2014 selon Reporters sans frontières, le sujet est sensible. national à la loupe listes locaux et étrangers ont été arrêtés sous prétexte de proximité avec les Frères musulmans ou d’« atteinte à l’unité nationale » en Egypte, selon RSF. La Jordanie est, elle aussi, coutumière des arrestations de journalistes jugés dissidents. En juin, les autorités du pays ont arrêté des journalistes et fermé une chaîne de l’opposition irakienne basée à Amman. Aux Emirats arabes unis, un militant vient d’être condamné à trois ans de prison pour un tweet sur la torture en prison. RASS EMBLEMEN TS Des manifestations nombreuses et suivies à travers le monde Marseillaise à Madrid, drapeaux français à Londres, pancartes « We are Charlie » à Washington : des dizaines de milliers de personnes dans le monde ont exprimé, dimanche 11 janvier, leur solidarité avec la France et ont manifesté leur attachement à la liberté d’expression. Quelque 25 000 personnes ont marché à Montréal. Plusieurs milliers étaient rassemblées à Washington et plusieurs centaines à Los Angeles. A Bruxelles, quelque 20 000 personnes ont défilé. A Berlin, 18 000 avaient fait le déplacement. A Londres, environ 2 000 personnes se sont réunies sur Trafalgar Square. A Rome, un millier de personnes se sont rassemblées, et autant à Milan. A Luxembourg, elles étaient environ 2 000. Hors Europe, 500 personnes ont participé à une cérémonie organisée à Jérusalem. Elles étaient autant à Beyrouth. En Afrique, 300 personnes ont manifesté à Bujumbura, capitale burundaise, et 500 à Abidjan, en Côte d’Ivoire. – (AFP.) ALLEMAGN E Attaque contre un journal ayant publié des caricatures de Mahomet Un quotidien allemand de Hambourg, qui avait publié des caricatures de Mahomet, a été la cible d’une attaque, dans la nuit du samedi 11 au dimanche 12 janvier. Un engin incendiaire a causé un début d’incendie dans les locaux du Hamburger Morgenpost, sans faire de blessés. La police, qui a arrêté deux suspects, se refusait dimanche à faire un lien avec les événements de Paris. Le tabloïd, qui tire à 91 000 exemplaires, avait publié des caricatures de Charlie Hebdo en « une », après l’attaque dont l’hebdomadaire satirique français a été victime. A Bruxelles, le siège du quotidien belge Le Soir a été évacué dimanche après-midi après des menaces, finalement sans objet. – (AFP.) nicolas un jour dans le monde demorand du lundi au vendredi 18h20 avec les chroniques d’Arnaud Leparmentier et Alain Frachon 10 | france 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Angela Merkel et François Hollande, le 11 janvier, à l’Elysée. DOMINIQUE FAGET / AFP Place de la Nation, à Paris, le 11 janvier. OLIVIER LABAN-MATTEI/M.Y.O.P POUR « LE MONDE » Pour la France, un impossible tournant stratégique Paris se dirige vers un renforcement de ses opérations extérieures, sans rupture ni changement de cap L a France va-t-elle changer de stratégie en Afrique et au Moyen-Orient face à la menace djihadiste ? Vat-on assister, comme l’ont fait les Etats-Unis après le 11-Septembre, à un engagement tous azimuts dans la « guerre contre le terrorisme » ou, au contraire, à un retrait destiné à préserver la France de représailles ? Ce sont ses dernières opérations militaires au Sahel puis en Irak qui ont fait de la France une cible prioritaire de la galaxie djihadiste terroriste. Or, au lendemain des attentats qui ont tué 17 personnes à Paris, c’est un renforcement de ces deux engagements extérieurs qui est d’actualité. L’effort actuel – déjà conséquent – pour combattre le djihadisme en Afrique ou au Moyen-Orient ne faiblira pas, a confirmé Laurent Fabius, dimanche 11 janvier, sur Europe 1. « Certains pourraient être tentés de dire : “On va se replier sur nous-mêmes, on ne va s’occuper de rien du tout et, comme ça, on sera protégés.” C’est une erreur totale, a « On sait où est l’ennemi. On se prépare pour monter sur Madama [Niger] » UNE SOURCE MILITAIRE FRANÇAISE estimé le ministre des affaires étrangères. Les terroristes ne sont pas loin de chez nous, et ce n’est pas parce qu’on serait repliés sur nousmêmes qu’ils cesseraient de venir chez nous. » Les décisions ont été prises avant les attentats de Paris : ce n’est pas encore officiel, mais le ministère de la défense va accroître les moyens des missions extérieures menées en ce moment par l’armée : au Sahel d’abord, dans l’opération antiterroriste « Barkhane » contre Al-Qaida et ses affidés ; au Moyen-Orient ensuite, dans l’opération « Chammal » lancée le 19 septembre 2014 contre l’Etat islamique (EI) en Irak, la France étant sur ce front plus modestement investie dans la coalition internationale menée par les Etats-Unis. Au Sahel, la France est moteur depuis l’opération « Serval », lancée au Mali le 11 janvier 2013, suivie du dispositif régional « Barkhane », 3 500 soldats, dont des forces spéciales, déployés de la Mauritanie au Tchad. C’est ce front qui reste prioritaire. Et l’état-major est prêt à renforcer significativement les moyens d’attaque de la force. L’opération « Barkhane » disposait d’une vingtaine d’hélicoptères sur la zone. Dix autres appareils de l’aviation légère de l’armée de terre vont bientôt les rejoindre. En vue : de possibles raids jusqu’en Libye, à partir de la nouvelle base avancée de Madama, au Niger. « On sait où est l’ennemi. On se prépare tous pour monter sur Madama », résume une source militaire. Au Moyen-Orient, l’engagement français reste limité pour des raisons de moyens, mais aussi de choix. « En Irak, nous avons décidé d’intervenir dans les airs, pas au sol parce que ce n’est pas du tout notre rôle, a expliqué Laurent Fabius. Nous aidons le gouvernement irakien, et nous disons : “Il faut que vous vous aidiez vous-mêmes en ayant une attitude inclusive.” L’une des raisons pour lesquelles Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique] a tellement vite pénétré en Irak, c’est qu’une partie de la population, en l’occurrence sunnite, était maltraitée par les chiites. Donc il faut que le gouvernement [ait] une action inclusive, ils le [font], nous les soutenons. » « Solution politique » Après avoir décidé l’envoi d’avions de chasse supplémentaires en Jordanie au mois de décembre 2014, pour soulager les pilotes français obligés à d’incessants allers-retours depuis leur base d’Al-Dhafra, aux Emirats arabes unis, le président de la République doit annoncer l’envoi du porte-avions Charles-de-Gaulle, en renfort, mercredi 14 janvier, à l’occasion des traditionnels vœux aux armées qui seront prononcés à Toulon. La rumeur l’annonçait dans le Golfe, mais le navire et ses chasseurs, accompagné comme toujours de ses frégates et de son sous-marin d’attaque, va se positionner dans Paris réclame une stratégie pour remplacer Assad, considéré comme une source majeure du problème djihadiste l’océan Indien. Mercredi, aussi, le Parlement votera sur la poursuite des frappes, quatre mois après le début de l’opération « Chammal », comme le veut la Constitution. Cependant, il n’est pas question, dans l’immédiat du moins, d’un changement de ligne. La France frappe en Irak mais n’intervient pas en Syrie, où la situation politique est beaucoup moins claire et la légalité d’une action militaire contre l’Etat islamique moins évidente. Paris ne veut pas risquer de soutenir Bachar Al-Assad, tenu pour responsable de la mort de 200 000 de ses concitoyens et de l’exil de 4 millions d’autres. Depuis le début de l’engagement américain en Syrie, épaulé par quatre pays arabes (Arabie saoudite, Bahreïn, Emirats arabes unis et Jordanie), Paris demande que la coalition anti-EI mette au point une stratégie pour remplacer Bachar Al-Assad, considéré comme une source majeure du problème djihadiste, à cause de sa répression des sunnites, mais aussi de son jeu ambigu envers les groupes terroristes. Là aussi, un retournement est à exclure, même si la ligne dure de Paris est de plus en plus isolée. M. Fabius continue de plaider pour une « solution politique » mêlant « l’opposition modérée » et « certains éléments du régime » pour éviter un écroulement de l’Etat comme en Irak après l’invasion américaine de 2003. Moscou, qui s’est rangé du côté de Damas, travaille à une réunion diplomatique à la fin du mois, sous l’œil sceptique des Occidentaux… Quant à opérer un grand troc avec l’Iran, principal soutien de Bachar Al-Assad, il y a un fossé que M. Fabius ne saurait franchir, pas plus que l’allié américain : « On ne peut pas tout globaliser et dire [à Téhéran] : “Je t’échange une paix très hypothétique en Syrie contre le fait que tu auras l’arme nucléaire.” » Enfin, au Yémen, fief d’Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), l’organisation qui aurait inspiré et financé les frères Kouachi dans leur équipée meurtrière, la France n’a tout simplement pas les moyens ni le renseignement pour se lancer dans une nouvelle guerre. La stratégie américaine qui consiste à user massivement de frappes de drones et à former les forces spéciales yéménites n’est d’ailleurs pas parvenue à affaiblir la principale filiale d’AlQaida dans le monde. p christophe ayad et nathalie guibert LES DATES 11 JANVIER 2013 La France lance l’opération militaire « Serval » au Mali. Elle stoppe une offensive coordonnée des groupes djihadistes qui tenaient les grandes villes maliennes du nord du pays et descendaient vers la capitale, Bamako. La force sera portée jusqu’à 4 500 soldats. 1ER AOÛT 2014 L’opération « Serval » se transforme en « Barkhane », une opération régionale antiterroriste couvrant cinq pays, dans lesquels des bases avancées sont installées : Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Burkina-Faso. Aujourd’hui, 3 500 militaires sont engagés. Le bilan officiel fait état de 200 djihadistes tués en 2014. 19 SEPTEMBRE 2014 Menant de premières frappes aériennes en Irak, la France se joint avec son opération « Chammal » à la coalition internationale menée par les Etats-Unis contre l’Etat islamique, en Irak et en Syrie ; 900 soldats sont engagés. Les avions sont basés en Jordanie et aux Emirats arabes unis. Laurent Fabius : « Il faut d’abord avoir une réflexion sur les causes » des attaques ENTRETIEN D imanche 11 janvier, « Le Grand Rendez-Vous » Europe 1 avec Le Monde et i-Télé recevait Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères. Peut-on comparer les événements à ce qu’il s’est passé aux Etats-Unis le 11 septembre 2001 ? On ne va pas faire des comparaisons macabres en termes de nombre de morts. Mais c’est vrai qu’il y a eu une onde de choc en France et dans le monde comme il y eut une onde de choc pour les Américains et à travers le monde. Vous vous souvenez probablement tous de ce que vous faisiez au moment du 11-Septembre. De même, on se souviendra tous de ce qu’on faisait au moment de ces attaques terroristes. Pour ce qui concerne les conséquences qu’on doit en tirer, il faut d’abord avoir une réflexion sur les causes de tout cela. On ne le répétera jamais assez, ça n’a rien à voir avec l’islam, utilisé comme un prétexte par ces héros de pacotille. Vous avez des éléments d’explications sociaux, idéologiques et internationaux. Vous avez des conflits non résolus, je pense notamment aux conflits israélo-palestiniens, qui sont des sources d’inspiration. Les attentats de Paris n’ont rien à voir avec cela. Un des terroristes est passé par le Yémen… Et vous avez des zones de chaos qui sont des lieux de formation, que ce soit le Yémen, la Syrie, la Libye, l’Irak, certains pays d’Afrique. La Syrie en fait partie. Entre Bachar Al-Assad et Daech (acro- nyme arabe de l’Etat islamique), quel est l’ennemi le plus redoutable pour la France ? Si on pose la question ainsi, et si on répond en disant : « Il vaut mieux Bachar que Daech, parce que Daech, c’est l’horreur », vous êtes sûr qu’ils vont s’épauler, se légitimer les uns les autres. Mais Assad lutte contre le fondamentalisme pour le moment. Vous savez qui a libéré les prisons qui ont donné naissance au terrorisme ? C’est monsieur Bachar Al-Assad. Depuis trois ans, on croit qu’on va faire partir Bachar Al-Assad, et Daech s’est renforcé. Ne faut-il pas évoluer ? Il faut trouver une solution politique. Celle-ci sera évidemment avec certains éléments du régime, parce que nous ne voulons pas « Il y a eu une onde de choc en France et dans le monde comme il y eut une onde de choc lors du 11-Septembre » que les piliers de l’Etat s’écroulent, ça donnerait l’Irak, et il faut que ce soit aussi avec l’opposition, l’opposition modérée. Les Russes sont en train de travailler en ce sens, nous essayons de travailler en ce sens. Mais dire que de toute éternité, M. Bachar Al-Assad sera le président de son peuple, alors qu’il a été à l’origine de la mort de 220 000 Syriens, ne peut pas être l’avenir de ce pays. L’Iran ne doit-il pas être remis dans le jeu ? Bien sûr, il faut essayer d’intégrer l’Iran dans un processus de solution. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut être pour autant laxiste en ce qui concerne l’accès de l’Iran à la bombe atomique. Ce sont deux problèmes différents. Nous discutons avec les Iraniens, bien sûr, sur le plan général, et nous voyons ce qui est fait en Irak. Nous constatons aussi qu’ils interviennent en Syrie puissamment, puisqu’il y a deux pays qui soutiennent le régime, qui sont la Russie et l’Iran. Mais en même temps, nous traitons des affaires nucléaires. Vous parlez d’ajustements. Ne faut-il pas faire des renversements d’alliance ? Il n’y a pas de révolutions d’alliances à faire, par exemple avec l’Iran, la Russie ? Il y a des ajustements à faire et nous sommes ouverts. La France est une puissance de paix et de sécurité. Mais on ne peut pas tout globaliser et dire : « Je t’échange une paix très hypothétique en Syrie contre le fait que tu auras l’arme nucléaire. » La clé n’est-elle pas à Moscou ? Une des clés est notamment à Moscou. C’est l’une des raisons pour lesquelles la France est un des pays qui a le dialogue le plus constant avec les Russes. p propos recueillis par michaël darmon, jean-pierre elkabbach et arnaud leparmentier « Le Grand Rendez-Vous » avec « Le Monde » est diffusé chaque dimanche de 10 heures à 11 heures sur Europe 1 et i-Télé. france | 11 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Benyamin Nétanyahou, premier ministre israélien, lors de la cérémonie à la Grande Synagogue de Paris, le 11 janvier.. MATTHIEU ALEXANDRE/AP La visite très politique de M. Nétanyahou à Paris En campagne électorale, le dirigeant israélien s’oppose à M. Hollande sur l’émigration des juifs français jérusalem - correspondant B ibi, Bibi ! » C’est en invité de prestige que le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, est monté, dimanche 11 janvier, à la tribune de la Grande Synagogue de Paris pour honorer la mémoire des quatre victimes du supermarché cacher de la porte de Vincennes. Le chef du gouvernement a fait valoir auprès des juifs français qu’ils avaient le droit « de vivre en sécurité » dans « chaque endroit » où ils le « choisiraient », « en particulier en France ». Saluant « la position très ferme » et la « détermination » du gouvernement français « contre le nouvel antisémitisme et le terrorisme », il a répété une invitation classique des responsables de son pays : « Israël aura toujours les bras grands ouverts pour vous. » Peu avant son discours, le président français, François Hollande, et son premier ministre, Manuel Valls, s’étaient éclipsés. La veille, M. Nétanyahou avait irrité ses hô- tes en déclarant, de Jérusalem, à l’attention des « juifs de France et d’Europe » que « l’État d’Israël est votre maison ». Cinglant, Manuel Valls lui avait répondu : « La France sans les juifs de France n’est plus la France. » Les responsables communautaires ont eux aussi refusé toute capitulation face au terrorisme. Les juifs doivent « choisir avec leur cœur » et « pas parce qu’ils ont peur », a souligné Joël Mergui, le président du Consistoire, dans un discours magistral à la Grande Synagogue. Vague inédite Le président français se serait bien passé de cette nouvelle offensive israélienne auprès de la communauté juive de France, alors même que des millions de personnes marchaient pour l’unité de la nation. Selon une information révélée par la deuxième chaîne israélienne et le quotidien Haaretz, François Hollande ne souhaitait pas que M. Nétanyahou participe à la marche. Jacques Audibert, le conseiller à la sécurité nationale de l’Elysée, aurait transmis ce message à son homologue israélien, Yossi Cohen. La même demande aurait été adressée au président palestinien Mahmoud Abbas. L’Elysée dément et dit avoir plaidé pour une représentation équilibrée des deux parties dans le conflit israélo-palestinien. Pourtant, plusieurs sources diplomatiques confirment que la venue de M. Nétanyahou n’était pas vue d’un bon œil. La crainte était grande que les cérémonies de dimanche fassent l’objet d’une récupération politique à l’approche des législatives israéliennes, avec de nouveaux appels à l’aliya (« la montée »), dans un contexte tendu. La presse israélienne, elle, n’a pas manqué de railler les calculs politiciens à l’œuvre dans la composition de la délégation israélienne. « La campagne s’exporte à Paris pour un week-end », soupirait un haut fonctionnaire israélien. Samedi, M. Nétanyahou annonçait qu’il ne viendrait à Paris La presse n’a pas manqué de railler les calculs politiciens à l’œuvre dans la composition de la délégation israélienne que mardi, pour des raisons de sécurité, tandis que M. Abbas invoquait des conditions météorologiques défavorables pour excuser son absence. Mais les ministres israéliens Avigdor Lieberman (affaires étrangères) et Naftali Bennett (économie et diaspora) ont alors annoncé leur venue à Paris. Alors que les législatives, prévues le 17 mars, approchent à grand pas, M. Nétanyahou ne pouvait laisser ses deux principaux concurrents occuper seuls le terrain auprès de la diaspora, thème de prédilection de la droite. Il a finalement décidé de faire le déplacement, imité par le président Abbas. Dimanche, les deux hommes ont pris soin de ne pas se croiser et se sont placés en tête de cortège, à quelques mètres l’un de l’autre. En novembre 2012, François Hollande avait peu apprécié le discours prononcé par M. Nétanyahou, alors en pleine campagne législative, lors des commémorations de la tuerie à l’école juive de Toulouse. Dès samedi, le chef du gouvernement a annoncé la formation d’un comité interministériel pour encourager l’aliya des juifs français. L’accueil des juifs du monde entier en Israël « est le principe même du sionisme », souligne à Jérusalem Avi Zana, directeur d’AMI, organisme aidant les candidats français au départ. La France est devenue ces dernières années un objectif stratégique. L’Agence juive a enregistré en 2014 un chiffre sans précédent d’arrivées de juifs français : 7 000 personnes, soit une augmentation de 130 % par rapport à 2013. Après la tuerie de Vincennes, tous les observateurs s’attendent à une vague inédite en 2015 parmi la première communauté juive d’Europe (500 000 à 600 000 membres). « Sur la base des dossiers ouverts et des procédures déjà engagées, nos prévisions pour 2015 s’établissent entre 8 000 et 9 000 personnes. Ces chiffres exceptionnels traduisent une lame de fond », souligne le porte-parole de l’Agence juive, Yigal Palmor. Avant de repartir vers son pays, M. Nétanyahou devait se rendre lundi 12 janvier, à midi, sur les lieux de la prise d’otages de Vincennes. Les victimes seront inhumées en Israël. Cette proposition a été faite aux familles par le ministre des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, selon un diplomate israélien. C’est au grand cimetière de Jérusalem qu’aura lieu la cérémonie mardi, à midi, en présence des principaux responsables politiques du pays. p piotr smolar et hélène sallon Les pays arabes réaffirment leur appui à la coalition anti-EI A l’exception de l’Arabie saoudite, les pétromonarchies et la Jordanie étaient représentées dans le défilé, en dépit de leur aversion pour « Charlie Hebdo » beyrouth - correspondant E n dépit de leur répugnance à défendre un titre comme Charlie Hebdo, les monarchies du golfe Arabo-Persique, bastion d’un islam rigoriste, étaient bel et bien représentées dans le défilé du boulevard Voltaire, dimanche 11 janvier. Outre le ministre des affaires étrangères des Emirats arabes unis, le cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane, membre de la famille régnante d’Abou Dhabi, deux autres émissaires de la péninsule Arabique ont battu le pavé parisien : le cheikh Mohamed Ben Hamed Al-Thani, frère de l’émir du Qatar, et Abdallah Ben Hamad Al-Khalifa, membre de la dynastie royale de Bahreïn. Leur présence s’ajoutait à celle, très re- marquée, du roi Abdallah de Jordanie, gardien des lieux saints musulmans de Jérusalem, et de son épouse Rania, les plus hauts dignitaires arabes à avoir fait le voyage. La décision de ces Etats de surmonter leur aversion pour l’humour sacrilège de l’ex-bande à Charb en dit long sur leur inquiétude face à la menace djihadiste. Au-delà d’une manifestation de solidarité naturelle avec l’allié français, leur venue à Paris s’apparente à une réaffirmation de la coalition anti-Etat islamique (EI), formée mi-septembre dans la foulée de la razzia djihadiste sur le nord de l’Irak. « Tous ces pays sont confrontés aux dangers de l’islam radical, décrypte Marwan Shehadeh, un analyste politique jordanien. Ils ont be- « Ils ont tous besoin que la communauté internationale serre les rangs autour d’eux » MARWAN SHEHADEH analyste politique jordanien soin que la communauté internationale serre les rangs autour d’eux. » « Il faut voir dans cette manifestation un message d’unité, religieuse, culturelle et civilisationnelle, face au terrorisme et à l’extrémisme », assure Abdelkhaleq Abdallah, un politologue émirati. La Jordanie, dont le territoire borde les frontières du « califat » décrété par Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’EI, a participé à plusieurs missions de reconnaissance et de bombardement contre les positions de cette organisation en Syrie. Fin décembre 2014, un pilote jordanien a été capturé par des combattants djihadistes après que son avion se fut écrasé près de Raqqa, le quartier général des hommes au drapeau noir. Bien que moins exposés géographiquement, les Emirats ont également contribué aux opérations aériennes en Syrie. Le monarque hachémite et le chef de la diplomatie émiratie avaient d’autant plus à cœur de se joindre à la manifestation que la France participe à leur système de défense. Paris dispose d’une base aéronavale à Abou Dhabi, d’où décollent les neuf Rafale impliqués dans les frappes contre l’Etat islamique en Irak. Fin novembre 2014, la France a renforcé ce dispositif en déployant trois chasseurs bombardiers supplémentaires – des Mirage – sur le sol jordanien. Le déplacement à Paris d’un représentant qatari s’explique par le souci de l’émirat de tordre le cou aux accusations qui le présentent rituellement comme un financier caché du djihadisme. Au moment où les pressions de ses voisins du Golfe l’obligent à renoncer à ses ambitions au Proche-Orient, Doha a tout intérêt à conserver l’oreille de la France, son principal point d’appui en Europe. La logique des alliances aurait voulu que l’Arabie saoudite, très engagée dans la coalition anti-EI, soit représentée dans le défilé parisien. Riyad, chef de file des puissances arabo-sunnites, voit d’un très mauvais œil les prétentions du « calife Ibrahim » (le titre que s’est attribué Al-Baghdadi) à incarner l’oumma, la communauté des croyants. Mais les dirigeants saoudiens savent qu’un tel geste aurait été perçu chez eux comme un reniement des principes ultrapuritains sur lesquels leur pouvoir est fondé. Vendredi, alors que des Français étaient déjà dans la rue pour défendre la liberté d’expression, Raëf Badawi, un bloggeur libéral saoudien accusé d’insultes à l’islam, était fouetté en public, à Jeddah. p benjamin barthe 12 | les rassemblements du 11 janvier Place de la République, dimanche 11 janvier. KENZO TRIBOUILLARD/AFP 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 les rassemblements du 11 janvier | 13 14 | france 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 La tentation d’un « Patriot Act » à la française Une réunion s’est tenue lundi à l’Elysée, alors que des voix réclament des moyens accrus contre le terrorisme suite de la première page Le rôle du juge est marginalisé : c’est la guerre. Avec le Patriot Act, instauré par l’ordonnance du 13 novembre 2001, des commissions militaires deviennent des juridictions, et malgré la résistance de la Cour suprême, transgressent ouvertement le droit international. Les prisonniers de Guantanamo sont retenus et torturés à Cuba au seul gré des services américains, en marge de toutes les garanties minimales du droit américain ; l’ombre de ce droit d’exception est portée jusqu’en Europe, qui accepte d’accueillir des centres « d’interrogatoire » clandestins. La NSA, au nom de l’antiterrorisme, met en place un gigantesque réseau d’espionnage, qui s’étend jusqu’au téléphone d’Angela Merkel. Le Patriot Act, voté théoriquement pour quatre ans, a été prolongée deux fois, jusqu’en 2015. En France, le gouvernement a déjà fait adopter la loi du 13 novembre 2014, qui prévoit l’interdiction de sortie du territoire des suspects candidats au djihad, et créé un délit d’« entreprise terroriste individuelle ». Les décrets d’application ne sont pas tous signés, mais il est clair que le nouveau texte n’empêche en rien les départs pour la Syrie et ne répond pas aux caractéristiques de la tuerie de Paris. Ce deuxième texte antiterroriste depuis le début du quinquennat – après une première loi défendue par Manuel Valls lui-même, lorsqu’il était ministre de l’intérieur – est le quinzième depuis 1986. « Une faille » Le premier ministre a indiqué le 9 janvier qu’il « sera sans doute nécessaire de prendre de nouvelles mesures », mais qu’« on ne va pas bâtir une législation dans la précipitation ». La pression est cependant forte pour aller plus loin. En témoigne l’analyse, dimanche 11 janvier au « Grand Rendezvous » Europe 1 - i-Télé - Le Monde, de Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur (DCRI, devenue DGSI) de Eric Holder, le ministre de la justice américain, et Bernard Cazeneuve, le ministre français de l’intérieur, dimanche. PETER DEJONG/AFP 2008 à 2012, avant d’être limogé par la gauche. Il assure que les Français, sur un renseignement américain, ont bien écouté l’un des frères Kouachi. « Mais ça ne donnait rien, et ensuite intervient le gros dispositif juridique qui existe en France : le président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) vous dit de vous arrêter parce que l’objectif que vous avez demandé dans cette écoute n’apparaît pas Valls veut « améliorer » les écoutes Le premier ministre Manuel Valls a dit, lundi 12 janvier, vouloir « améliorer » le système d’écoutes administratives et judiciaires. « Il faudra donner le plus vite possible encore davantage de moyens aux services », a-t-il indiqué sur RMC et BFMTV, estimant qu’il y avait « sans doute des problèmes juridiques » à régler. Il entend aussi généraliser l’isolement en prison des détenus islamistes radicaux, « avec discernement et intelligence ». Il estime enfin que le Parlement votera une commission d’enquête sur les attentats. ou n’est pas actif. » Pour le préfet, « c’est une faille du dispositif dans son ensemble. Le service de renseignement ne peut travailler qu’avec la boîte à outils qu’on lui fournit. Si vous devez réparer une 403, ça va, si vous devez réparer une BMW, il faut peut-être changer de boîte à outils ». « Elever le débat » L’image est forte, mais dissimule l’essentiel. La CNCIS n’est chargée que des écoutes non-judiciaires, et il existe une multitude de dérivations pour l’antiterrorisme. La Commission, une petite structure créée en 1991 après la pénible affaire des écoutes de l’Elysée, n’est composée que de trois magistrats, d’une secrétaire-comptable, d’une assistante et d’un chauffeur. La procédure est effectivement lourde : la Commission donne un avis, le premier ministre prend la décision, et c’est un tiers, le Grou- pement interministériel de contrôle (GIC), qui l’exécute. Mais l’essentiel de l’antiterrorisme s’appuie sur la loi du 23 janvier 2006, qui contourne la CNCIS. Une « personnalité qualifiée » – un policier – donne l’autorisation de recueillir les données de connexion, principaux outils des enquêteurs. Son rôle a été prolongé par la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013 et ses compétences élargies : elle dépend, assez formellement, du premier ministre et est compétente pour le terrorisme mais aussi pour la criminalité organisée ou la sauvegarde du potentiel économique, et la loi autorise la géolocalisation en temps réel. « On est dans le domaine du terrorisme, insiste Bernard Squarcini, il faut savoir élever le débat et créer des régimes un peu dérogatoires ». Il réclame « une loi-cadre » et estime que le pays a perdu Une loi sur le renseignement devrait être examinée avant la fin du quinquennat « deux ans et demi » (depuis le départ de Nicolas Sarkozy). Au contraire, « il n’y pas de vrais trous à combler, assure un magistrat antiterroriste. On a tous les outils, les attentats de 1995 ont donné lieu à l’association de malfaiteur terroriste ; ceux de 2001 permis de s’armer contre le financement du terrorisme et l’affaire Merah à viser les individus hors du sol français ». Il est cependant incontestable qu’il faut nettoyer le dispositif légal. Une loi sur le renseignement est dans les cartons et devrait être examinée avant la fin du quinquennat. Deux voies sont ouvertes : un Patriot Act ou un texte qui donne certes de larges moyens à la lutte antiterroriste, mais avec un contrôle en proportion. Il était question, jusqu’à la semaine dernière, de transformer la CNCIS en Haute Autorité, chargée du contrôle des interceptions, des données de connexion et de la géolocalisation. Avec une procédure rapide, mais sur le principe sagement établi par la loi de 1991 : un avis d’une autorité indépendante, une décision de l’exécutif, une exécution par un tiers. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, disait Montesquieu, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » La IVe République, avec la guerre d’Algérie, n’en a pas tenu compte, elle en est morte. p jacques follorou et franck johannès Mobilisation pour accroître la coopération entre pays européens Les ministres de l’intérieur de onze Etats de l’UE ainsi que des représentants américains et canadiens se sont réunis à Paris dimanche 11 janvier A défaut de rassurer totalement l’opinion quant à la possibilité d’éviter des attaques terroristes comme celles que vient de connaître la France, les responsables européens veulent lui démontrer que la coopération entre les pays de l’Union est optimale. Et, si tel n’est pas le cas, qu’il faut l’accroître. Comme après les attentats de 2001 aux EtatsUnis et ceux qui ont suivi en Europe – Madrid en 2004 et Londres en 2005 –, les pouvoirs organisent donc une mobilisation d’urgence. Dimanche 11 janvier, à Paris, une réunion a rassemblé Place Beauvau onze ministres européens de l’intérieur (dont ceux de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Espagne) ainsi que des responsables américains et canadiens venus témoigner de leur soutien à la France. La ren- contre de ce groupe informel d’échange avait d’abord une portée symbolique. Elle a permis à Bernard Cazeneuve d’évoquer son « immense gratitude » pour « l’extrême réconfort » que les pays présents ont prodigué à leur alliée. Au-delà, le ministre a prôné une approche « globale et opérationnelle » pour affronter diverses questions. Celles des combattants étrangers et des filières, d’abord. Paris demande des contrôles approfondis lors du franchissement des frontières extérieures de l’espace Schengen. Des modifications du code qui régit cet espace sans passeport et une consultation étendue du système d’information Schengen, manifestement sous-utilisé par de nombreux pays, ont déjà été envisagées. Il conviendrait désormais de les entériner. Problème : la Commission européenne est généralement très prudente quant à toute remise en cause des règles de la libre circulation. Ses récentes déclarations le confirment : après le président Jean-Claude Juncker, qui a rejeté toute mesure prise dans l’urgence, le commissaire aux affaires intérieures, Dimitris Avramopoulos, dit vouloir analyser les attentats de Paris avant « d’éventuelles actions ». « Contre-discours » Autre priorité de la France, soutenue par tous les signataires du communiqué de dimanche : l’instauration rapide d’un « PNR européen », passenger name record, un système d’échange d’informations entre Etats membres sur les passagers aériens comme celui dont disposent les Etats-Unis. Un outil d’une « utilité irremplaçable », jugent les ministres. Mais, dans ce cas, c’est le Parlement européen, colégislateur, qu’il faudra convaincre. La commission des libertés civiles de l’Assemblée bloque actuellement ce projet par crainte d’une menace pour les libertés individuelles. Le sujet sera à l’ordre du jour du débat d’urgence qui a lieu à Strasbourg à partir du lundi 12 janvier et l’issue de la discussion dépendra d’un éventuel revirement du groupe social-démocrate. Les eurodéputés les plus réticents exigent l’adoption, en parallèle, d’une directive générale sur la protection des données personnelles, bloquée, elle, depuis trois ans. Autre champ d’action : la lutte contre la propagande terroriste qui circule et mobilise sur Internet, jusqu’à entraîner l’autoradicalisation de certains jeunes. Les ministres espèrent que des sites faisant l’apologie de la violence pourront être signalés et supprimés. Un dialogue a certes été engagé avec les grands opérateurs du Web, mais, à ce stade, il n’a pas donné de véritables résultats. Les responsables occidentaux expriment par ailleurs leur soutien à divers projets, dont l’élaboration d’un « contre-discours » censé contrer la propagande des groupes radicaux. La Belgique constituera quant à elle une équipe chargée de mettre au point une communication stratégique sur la réalité de la guerre en Syrie. Enfin, les questions du financement du terrorisme et du trafic d’armes devraient faire l’objet d’une attention renouvelée, promet le groupe. Vrais projets ou déclarations de bonnes intentions qui s’estompe- ront dans quelques semaines ? Dans l’immédiat, les consultations vont se multiplier. La présidence lettone de l’UE a convoqué une réunion d’urgence des ministres de l’intérieur pour le vendredi 16 janvier, à Bruxelles, avant un conseil européen des affaires étrangères, prévu le lundi 19. Eric Holder, le ministre américain de la justice, a annoncé quant à lui que la Maison Blanche organiserait le 18 février, à Washington, une rencontre internationale sur le terrorisme avec « tous les pays alliés » des Etats-Unis. Ce sommet interviendra moins d’une semaine après celui, à Bruxelles, des chefs d’Etat et de gouvernement européens, qui se concentrera également sur les questions de la sécurité et de la menace terroriste. p jean-pierre stroobants france | 15 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Les ratés à répétition du renseignement français La documentation de la DGSI sur les auteurs des attaques n’était pas à jour D eux jours après l’épilogue sanglant d’une attaque sans précédent sur le sol français, les questions se précisent sur d’éventuelles failles du dispositif mis en place par l’Etat pour parer à une telle violence. L’opinion publique exige, depuis longtemps, de ses autorités, dans ce domaine comme pour celui du nucléaire, un « risque zéro » qu’elle n’attend pas pour d’autres formes de menace. Un élément nouveau, apparu dimanche 11 janvier, dans la revendication filmée et diffusée, postmortem, de l’un des auteurs de ces tueries, Amedy Coulibaly, a soulevé de manière très concrète cette problématique. « Depuis que je suis sorti [de prison, en mars 2014], j’ai beaucoup bougé, j’ai sillonné les mosquées de France, un petit peu, et beaucoup de la région parisienne, dit-il dans cette vidéo. Elles sont pleines d’hommes pleins de vigueur. Comment avec ces milliers de personnes, y en a pas autant pour défendre l’islam ? » Des informations recueillies par les enquêteurs, après qu’il a tué une policière municipale, à Montrouge (Hauts-de-Seine), ont confirmé l’affirmation. Il a en effet fréquenté plusieurs mosquées et s’est livré, dans certaines, à une forme de prosélytisme pour inciter de jeunes fidèles à opter pour une voie radicale. Une source judiciaire a indiqué au Monde qu’Amedy Coulibaly cherchait à recruter à la sortie des mosquées en 2010. Or, voilà de nombreuses années que ces lieux de culte musulman sont l’objet d’une surveillance étroite de la part des services de renseignement. Une attention qui n’a cessé de se renforcer depuis le début de la crise syrienne en 2011 et de l’affaire Merah, en 2012, par la crainte d’y voir se radicaliser de futurs djihadistes. L’observation de ces lieux a toujours été placée au cœur des dispositifs policiers. Amedy Coulibaly est sorti de prison en mars 2014, sous bracelet électronique jusqu’en mai. Mais l’auteur de la prise d’otage de l’épicerie casher de la Porte de Vincennes à Paris a pu fréquenter ces mosquées sans attirer l’attention pendant neuf mois. En dépit de sa proximité avec des figures de l’islamisme radical international, tels que Smaïn Ait Ali Belkacem ou Djamel Beghal, tous deux incarcérés dans des dossiers de terrorisme en France, Amedy Coulibaly est, de plus, resté cantonné dans la case du droit commun. M. Belkacem, con- L’adresse donnée à Pantin concernant un frère Kouachi était habitée par un homonyme damné à la perpétuité pour l’attentat du RER Musée-d’Orsay, à Paris, en 1995, parlait de lui, ainsi que le relèvent les écoutes téléphoniques, comme du « petit nègre », le bras armé qui devait servir à sa tentative d’évasion en 2010. Pour avoir participé à ce projet, Amedy Coulibaly a été condamné à cinq ans de prison sans que toutefois la qualification de terroriste ne soit retenue par le tribunal correctionnel. Il n’apparaît cependant jamais dans les fiches de renseignement comme un radical religieux, seulement comme délinquant. Fébrilité du renseignement D’après une source proche de l’enquête, « la documentation des services n’était pas à jour. Sur la dizaine d’adresses communiquées par la DGSI [Direction générale de la sécurité du territoire], plusieurs n’avaient rien à voir avec les suspects ou alors étaient périmées. Par exemple, pour le domicile supposé de Coulibaly, cela faisait plus de deux ans que sa compagne ne l’occupait plus et lui n’y avait pas remis les pieds à sa sortie de prison ». L’adresse donnée à Pantin concernant un frère Kouachi était habitée par un homonyme. Autre signe de la fébrilité du renseignement français et de son manque d’information, des consignes systématiques ont été données mercredi 7 janvier aux antennes locales de la DGSI en région parisienne d’aller littéralement « taper aux portes » de toutes les personnes faisant l’objet de surveillance pour vérifier si elles étaient chez elles ou en cavale. Une consigne appliquée même quand ces « objectifs opérationnels » n’avaient aucun lien avéré avec Amedy Coulibaly ou les frères Saïd et Chérif Kouachi, auteurs de l’attaque contre Charlie Hebdo. « Certains avaient déjà été condamnés mais d’autres non et ignoraient qu’on s’intéressait à eux. Maintenant ils ne se posent plus la question… », déplore un agent de renseignement. Enfin, l’ordre a été donné de remonter l’intégralité des écoutes téléphoniques sur une dizaine de jours pour s’assurer qu’il n’y avait pas eu de « loupé ». Capture d’écran de la vidéo, postée sur Internet le 11 janvier, dans laquelle Amedy Coulibaly évoque les attentats. AP « Le problème, c’est la masse de renseignements à traiter, on ne sait jamais lequel va passer à l’action, explique un magistrat antiterroriste. Les hommes des services de renseignement sont obligés de procéder par sondage. Il est impossible de surveiller tout le monde. » Il ajoute que « dans le dossier de l’évasion de Belkacem, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly n’apparaissaient pas comme les plus dangereux en termes de récidive. » Pour sa défense, le ministère de l’intérieur ne dit mot sur le cas d’Amedy Coulibaly. Il argue en revanche que les deux frères Koua- chi ont été surveillés pendant près de deux ans par la DGSI. Une surveillance qui s’est interrompue quelques mois avant leur passage à l’acte. Mais ont-ils alors monté leur opération après la fin des surveillances qui les visaient ? Ou la DGSI a-t-elle raté un long processus d’organisation d’attentat malgré les écoutes ? Saïd Kouachi a été surveillé par la DGSI entre novembre 2011 et juin 2014, soit sept mois avant la tuerie de Charlie Hebdo. Chérif, lui, a été la cible de surveillance et d’écoutes entre novembre 2011 et fin 2013. Ces écoutes, motivées par Hayat Boumeddiene serait partie en Syrie Les policiers étaient partis à la recherche d’Hayat Boumeddiene, la compagne d’Amedy Coulibaly, car elle l’avait semble-t-il contacté par téléphone après la tuerie de Charlie Hebdo. En vain. Les services de renseignement ignoraient en fait qu’elle avait quitté le territoire national depuis le 2 janvier. Selon nos informations, elle avait embarqué, ce jour-là, sur un vol Madrid-Istanbul, en compagnie d’un homme dont le frère est connu des services de renseignement français pour avoir participé à une filière djihadiste en lien avec Al-Qaida. Elle et son accompagnateur auraient ensuite, selon les éléments transmis par les services de renseignement turcs à la France, passé la frontière turco-syrienne jeudi 8 janvier et n’aurait jamais utilisé son billet retour daté du lendemain. le passé des deux hommes, n’ont rien donné de probant. Chérif, qui tenait au début des propos radicaux, semble peu à peu avoir dérivé vers de la simple délinquance. Les services de renseignement apprennent ainsi qu’il s’était lancé dans la contrefaçon de vêtements et de chaussures de sport. Face à la difficulté de justifier la poursuite des écoutes, les services finissent par « débrancher » les deux frères. Les interceptions de sécurité, encadrées par la loi de 1991, sont limitées à quatre mois renouvelables. Elles doivent être motivées par la preuve d’un lien direct entre l’individu ciblé et l’activité concernée, en l’occurrence le terrorisme. Les deux frères avaient été mis sous surveillance après que les États-Unis ont informé fin 2011 les services français que Saïd s’était rendu trois semaines à Oman à l’été 2011, et qu’il était donc susceptible d’avoir franchi la frontière du Yémen. En 2011, Chérif Kouachi y rejoindra son frère même s’il était sous contrôle judiciaire et ne pouvait, en théorie, quitter le territoire sans être assujetti à un contrôle. Selon nos informations, Saïd Kouachi aurait rencontré à Oman Salim Benghalem, un Francilien apparu en 2010 dans l’entourage des anciens de la filière dite des Buttes-Chaumont et un temps inquiété dans le dossier Belkacem. Fin septembre, Benghalem qui aurait gravi les échelons au sein de l’Etat islamique était inscrit sur une liste désignant les organisations et les personnes les plus dangereuses aux yeux du département d’Etat américain. Enfin, le ministère de l’intérieur a voulu anticiper le reproche d’avoir manqué de sources du terrain, dont le travail aurait permis de justifier, auprès des organismes de contrôles, la poursuite des écoutes téléphoniques. La tâche, dit-on Place Beauvau, a été rendue complexe par le profil des intéressés, des délinquants vivant dans des quartiers difficiles à infiltrer. Ce n’était pas le cas d’Amedy Coulibaly qui vivait avec sa femme dans une zone tranquille de Fontenayaux-Roses, au sud de Paris, ainsi que des frères Kouachi, à Gennevilliers et Reims. p jacques follorou, simon piel, soren seelow et matthieu suc L’armée appelée à être plus visible sur le territoire national Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a annoncé lundi que 10 000 militaires allaient être mobilisés pour protéger les sites sensibles L’ armée sera-t-elle, demain, engagée sur le territoire national contre des citoyens français, dans une « guerre » contre le terrorisme ? Le cadre légal de la République l’exclut, mais les attentats de ces derniers jours ont montré que les capacités militaires étaient jugées indispensables, en appui de la police. Dimanche 11 janvier, pour la marche parisienne, tous les moyens aériens de l’armée, à l’exception de drones (satellite, avions, hélicoptères) ont été employés. Le gouvernement a triplé les effectifs de Vigipirate sur l’Ilede-France, portés à 1 350 militaires en trois jours, tandis que le niveau « Vigipirate attentat » permettait d’armer les patrouilles – dans les échelons inférieurs du plan, les munitions sont disponibles mais pas chargées dans les fusils. Au-delà, le débat politique s’ouvre sur la portée des événements. Est-on en guerre, en France, contre un « ennemi intérieur » ? Faut-il de nouveaux moyens pour répondre à la menace ? Les attentats risquent d’accélérer une réflexion sur l’emploi de l’armée de terre dans les missions de sécurité intérieure, prises au sens large. Un terrain miné. « L’armée de terre sur le territoire national, c’est un sujet difficile, convenait, avant les attentats, le général Jean-Pierre Bosser, son chef d’état-major. Cela va du putsch d’Alger aux banlieues, en passant par l’ordre de transporter la paille des agriculteurs l’été… » Le ministre de la défense, JeanYves Le Drian, a annoncé lundi la mobilisation de 10 000 soldats pour protéger les sites sensibles. C’est le contrat qui avait été prévu pour les armées au titre de la sé- curité intérieure en 2013. « Nous n’en sommes évidemment pas à intervenir dans des cités, comme certains le réclament, mais la réponse de l’armée de terre est un sujet pour l’avenir, a souligné, vendredi 9 janvier, lors d’une rencontre prévue de longue date avec la presse, le général Olivier Gourlez de La Motte, commandant de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT) – les hélicoptères. Il n’est plus question de dire que ce n’est pas notre travail. » Parmi les hélicoptères qui ont traqué les frères Kouachi, figuraient plusieurs appareils des armées. Un Fennec de l’armée de l’air, avec deux tireurs, porte ouverte, prêts à faire feu, est intervenu au titre des missions de protection de l’espace aérien, pour empêcher une intrusion dans la zone d’exclusion établie pour l’oc- casion. Dans ces missions de police du ciel, les pilotes sont assermentés. Ils peuvent, sur autorisation du premier ministre, tirer contre un aéronef qui n’obtempérerait pas. « Nouveau modèle » Intervenait aussi, ce jour-là, un hélicoptère Puma, engagé sur ordre préfectoral dans le cadre du « groupe interarmées des hélicoptères », créé en 2006 – des forces spéciales toujours mobilisées au profit du GIGN en pareille situation. Ces appareils n’ont pas vocation à faire feu à terre. Le groupe interarmées des hélicoptères assure des missions d’appui et le transport des unités d’intervention et de surveillance. Les militaires ne peuvent tirer qu’en riposte, en situation de légitime défense. Le général Bosser prépare le « nouveau modèle » de l’armée de terre, qu’il présentera à sa tutelle d’ici mars. Il devrait avoir « trois piliers : les forces spéciales, l’aérocombat et le territoire national », explique-t-il. Selon lui, « il faut se réorganiser en fonction des menaces, qui changent ». Il classe ces dernières en trois chapitres. Avec la crise en Ukraine, « le retour de la force et d’une menace en Europe centrale ». Puis « le djihad qui s’affranchit des frontières avec des répercussions sur le territoire national ». Enfin, « le dérèglement climatique » et ses conséquences. Pour l’armée de terre, la volonté d’accroître sa présence sur le territoire s’inscrit dans un contexte difficile. Elle est passée de 247 000 soldats en 1997 à moins de 100 000 aujourd’hui, et elle craint pour sa survie. Le général Bosser affirme que l’institution militaire a un rôle à jouer dans l’aménage- ment du territoire et s’oppose à des fermetures de régiments : « Je ne peux pas protéger les Français avec une armée de terre réduite à trois sites. » « Sur le territoire, il n’est pas question d’être autre chose que des forces d’appui, explique un porte-parole. Il s’agit d’être plus visibles, de mettre à disposition des moyens spécialisés, pas seulement sous l’angle de la force, mais aussi de l’assistance aux populations. » Mais le chef d’état-major, qui est un ancien responsable du renseignement, connecte son analyse à la menace terroriste. « Nous avons une responsabilité : on ne peut supprimer encore des régiments dans des coins désertés, car quand on crée un vide, certains peuvent l’occuper, notamment tous les extrémistes qui peuvent vivre et s’entraîner au fond des bois. » p nathalie guibert 16 | france 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Dans une vidéo, Coulibaly détaille son projet meurtrier Les enquêteurs recherchent les complices qui ont monté la vidéo après les attentats L’ enquête sur les assassinats de Charlie Hebdo et les attaques qui ont suivi à Montrouge (Hauts-de-Seine), à la porte de Vincennes et peut-être même à Fontenay-aux-Roses (Hauts-deSeine), promet d’être longue. L’ampleur de la tâche est gigantesque : trois services de police sont mobilisés – la police judiciaire parisienne, la sous-direction antiterroriste et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). La section antiterroriste du parquet de Paris dirige l’ensemble. Les auteurs sont morts mais les enquêteurs cherchent à comprendre comment ces actes ont été préparés et à identifier leurs éventuels complices. On ne sait toujours pas si les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont échangé des mails, s’ils se sont appelés ou s’ils se sont donné rendez-vous avant leur funeste entreprise. Ni qui ils avaient informé dans leur entourage. Mais des éléments nouveaux sont apparus ce week-end, notamment une vidéo dans laquelle le preneur d’otages de Vincennes revendique ses actes. Une partie du montage ayant été réalisée après les attaques, la question d’éventuels complices, toujours vivants, se pose. La vidéo du preneur d’otages et ses complices Dimanche matin, alors que des millions de Français s’apprêtent à manifester pour crier leur refus du terrorisme et rendre hommage à ceux qui ont osé le défier, une vidéo de sept minutes, référencée « soldat_du_califat », tourne sur les sites Daily Motion et YouTube. Aussitôt alerté, le ministère de l’intérieur a lancé des réquisitions pour que cesse sa diffusion. Le Monde a pu visionner ces images avant qu’elles disparaissent de la Toile. En lettres capitales sur un fond noir, la vidéo commence par dresser le bilan des attaques : « Amedy Coulibaly (…) auteur des attaques bénies de Montrouge où il a exécuté une policière le 8 janvier. Le lendemain, il mène une attaque porte de Vincennes où il prend en otage 17 personnes dans une épicerie juive et exécute 5 juifs ». Elle montre également des images de la façade de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Ces éléments prouvent qu’une personne est intervenue sur le montage après la mort d’Amedy Coulibaly. On voit ensuite le preneur d’otages faire quelques pompes, puis poser en quatre endroits différents pour répondre à des questions dont le texte s’affiche sur une diapositive noire. La mise en scène est très soignée, le ton calme. Le film a une ambition didactique et prosélyte. En tunique beige, un foulard gris et noir sur la tête, Amedy Coulibaly explique d’abord avoir « fait allégeance au calife dès la proclamation du califat ». En veste de combat, assis sur un canapé beige, il affirme ensuite avoir commis des actes « contre la police » et il évoque les attaques terroristes menées par « les frères de notre équipe » dans les locaux de Charlie Hebdo. « On a fait les choses un petit peu ensemble, un petit peu séparés, c’était plus pour que ça ait plus d’impact ». Il déclare avoir versé à l’un des frères Kouachi « quelques milliers d’euros pour qu’il finisse à boucler ce qu’il avait à acheter ». « On arrive à se synchroniser pour sortir en même temps pour que personne ait de problème ». Adossé contre une bibliothèque, il dénonce ensuite les actions de la coalition internationale. « Vous attaquez le califat, vous attaquez l’Etat islamique, on vous attaque. Vous ne pouvez pas atta- ILS ONT CHANGÉ LE MONDE Le champion égyptien du panarabisme Préface de Robert Solé Le Monde vous propose de découvrir 20 ouvrages sur 20 hommes d’Etat, hommes de pensée et d’action, qui ont façonné le monde où nous vivons. Cette série de biographies, s’appuie sur une sélection d’articles d’une exceptionnelle richesse, sur l’expertise des grandes signatures du Monde, montre comment se sont forgés ces grands destins et comment ils continuent d’influer sur l’actualité. De précieuses synthèses pour les amateurs d’histoire, les lycéens et les étudiants. AMEDY COULIBALY quer et rien avoir en retour. Alors vous faites votre victime comme si vous ne comprenez pas ce qui se passe. (…) Vous tuez des civils, vous tuez des combattants, vous tuez. Pourquoi ? Parce qu’on applique la charia ? Même chez nous, on n’a pas le droit d’appliquer la charia ? C’est vous qui décidez de ce qui va se passer sur la terre, c’est ça ? » Enfin, en robe blanche, un fusilmitrailleur posé à sa gauche, il exhorte ses « frères musulmans » et tous les hommes « pleins de vigueur » qu’il dit avoir croisés dans les « mosquées de France » et de la « région parisienne », à « défendre l’islam ». « Que faites-vous mes frères ? » Des caméras GoPro pour filmer les assassinats Le terrorisme, c’est aussi une diffusion à grande échelle de l’horreur. Mohamed Merah, l’auteur des assassinats de Toulouse, en 2011, avait filmé ses attaques avec une caméra GoPro. Amedy Coulibaly et les frères Kouachi l’ont imité : une caméra a été retrouvée dans la voiture abandonnée par les frères, après l’attaque de Charlie Hebdo, dans le XIXe arrondissement de Paris. Amedy Coulibaly « avait une caméra GoPro sur lui et un ordinateur, a par ailleurs confirmé l’un des otages de l’Hyper Cacher au journal Libération. Il a sorti la carte mémoire de la caméra, l’a En vente tous les 15 jours // le jeudi Dans tous les kiosques À paraître le volume 7 GANDHI La grande âme de l’Inde Préface de Frédéric Bobin EN PARTENARIAT AVEC mise dans l’ordinateur et a semblé manipuler ses images sur l’écran. » Les cartes mémoire sont en cours d’exploitation. On ne sait pas si les images de ces attaques ont été diffusées sur Internet. La bombe de Villejuif Sur l’une des diapositives de la vidéo tournée par Amedy Coulibaly, alias « Abou Bassir Abdallah al-Ifriqi », on peut lire : « Il a aussi posé une charge explosive sur le réservoir d’une voiture qui a explosé dans une rue de Paris ». Aucune bombe n’a explosé dans les rues de Paris mais il pourrait s’agir de l’engin explosif placé sur le pneu arrière gauche d’une Kangoo stationnée devant un garage Renault à Villejuif (Val-de-Marne). La charge a explosé, jeudi 8 janvier à 20h45, sans faire de blessé. La section antiterroriste est saisie des faits depuis dimanche. Les enquêteurs cherchent à déterminer si les explosifs utilisés à Villejuif sont les mêmes que ceux retrouvés dans l’Hyper Cacher. Le lien entre l’agression de Fontenay et l’attaque de l’Hyper Cacher L’agression par balles d’un joggeur, sur la coulée verte, à Fontenay-aux-Roses, dans la soirée du 7 janvier, pourrait avoir un lien avec les attentats de Charlie Hebdo. Les étuis percutés retrouvés à Fontenay sont les mêmes que ceux du pistolet automatique Tokarev ramassé dans le supermarché. La section terroriste du parquet de Paris est saisie de ces faits. Le joggeur de Fontenay-aux-Roses, qui est toujours entre la vie et la mort, a croisé un homme qui lui a tiré dessus à plusieurs reprises. Il s’est réfugié chez une habitante, qui a appelé la police et les pompiers. A l’arrivée des secours, il était toujours conscient, et il a décrit son agresseur : un homme « vêtu d’une doudoune noire à col de fourrure, rabattu sur capuche » qui a pris la fuite en direction de Sceaux. Il n’est pas certain qu’il s’agisse d’Amedy Coulibaly mais il vivait, à Fontenay-aux-Roses depuis deux ans, et les cinq étuis retrouvés sur la coulée verte correspondent à ceux ramassés dans le supermarché. Des expertises sont en cours pour savoir s’il s’agit de la même arme que celle utilisée à Montrouge. Fin des gardes à vue Les treize gardes à vue menées ces quatre derniers jours ont toutes été levées. La mère et l’une des neuf sœurs d’Amedy Coulibaly ont été entendues par les policiers, mais elles sont ressorties libres, comme toutes les personnes interpellées dans l’entourage des frères Kouachi. Les deux hommes arrêtés dans l’enquête de Montrouge n’avaient rien à voir avec les faits. Les perquisitions menées à Gennevilliers, Reims et Charleville-Mézières dans l’entourage des frères Kouachi, mais aussi à Bagneux, Fontenay et Grigny, dans le quartier de la Grande Borne, là où Amedy Coulibaly a grandi, n’ont, semble-t-il, pas été très fructueuses. Le rôle d’Hayat Boumeddiene Les enquêteurs recherchent toujours Hayat Boumeddiene, la compagne d’Amedy Coulibaly, avec laquelle il était marié religieusement depuis cinq ans. Hayat Boumediene a quitté l’Europe, le 2 janvier, depuis Madrid. A-t-elle été en contact, ces derniers jours, avec son compagnon, après les attentats ? La jeune femme a rejoint Istanbul, d’où elle pourrait avoir gagné les zones de combat, en Syrie. p emeline cazi Farid Benyettou, maître à penser devenu élève infirmier à l’AP-HP Le premier mentor des frères Kouachi était connu pour son charisme F N° 6 - NASSER LES GRANDS HOMMES DU XXe SIÈCLE PAR LES GRANDES SIGNATURES DU MONDE « On a fait les choses un petit peu ensemble, un petit peu séparés, c’était plus pour que ça ait plus d’impact » arid Benyettou, 33 ans, l’un des tout premiers à avoir endoctriné les frères Kouachi, auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo, a fait reparler de lui de façon inattendue, dimanche 11 janvier. Selon Le Parisien, le jeune homme était depuis décembre 2014 élève infirmier à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, dans l’un des services d’urgence où ont été orientées les victimes des attentats. Une situation qui a suscité la stupéfaction de ses collègues et de son chef de service, qui ignoraient son passé. Le casier judiciaire de M. Benyettou était toutefois connu de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Dès que le drame a eu lieu, décision a été prise de le retirer de la Pitié. Selon nos informations, M. Benyettou s’est par ailleurs présenté aux enquêteurs dès le lendemain du drame pour expliquer qu’il n’avait rien à voir avec l’attaque. Il a été entendu dans la foulée par la direction générale de la sécurité intérieure, mais n’a pas été placé en garde à vue. Farid Benyettou s’était inscrit, en 2012, en formation d’infirmier, après sa sortie de prison, un an plus tôt, en 2011. Il venait de purger une peine de six ans après avoir été condamné pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste. En 2008, le tribunal correctionnel de Paris l’avait considéré comme le principal idéologue d’une filière de recrutement de jeunes pour le djihad en Irak. La filière dite des « Buttes Chaumont », par laquelle sont passés les frères Kouachi. Lors de son procès, M. Benyettou avait déjà un style atypique à côté des jeunes loups impulsifs comme Chérif Kouachi qui com- A l’audience, il avait surtout eu l’éloquence et l’impertinence que ceux qu’il envoyait au combat n’avaient pas paraissaient avec lui : silhouette chétive, lunettes d’intello, cheveux longs jusqu’aux épaules. A l’audience, il avait surtout eu l’éloquence et l’impertinence que ceux qu’il envoyait au combat n’avaient pas. A la présidente du tribunal qui lui demande comment il a entraîné les autres dans ses théories, il répond : « Je ne vois pas comment j’aurais pu les entraîner, je ne joue pas au foot. » Ou encore au procureur qui l’accable : « Vous encouragez les autres à partir mais vous ne partez jamais vous-même. Ça montre votre courage. – C’est une question ? » Maniement des armes Né le 10 mai 1981, à Paris, de parents d’origine algérienne, il a baigné depuis l’enfance dans un environnement très radical. Pendant plusieurs années, M. Benyettou a vécu sous le même toit que son beau-frère, Youcef Zemmouri, connu pour avoir été mis en cause dans un projet d’attentat en 1998 lors de la coupe du monde de football et pour être très proche du coordinateur des attentats de Paris, en 1995 : Boualem Bensaid. Ce beau-frère charismatique a été interdit du territoire en 2004, mais ce lien familial a contribué à la renommée de son neveu dans le petit milieu salafiste parisien. Par la suite, le jeune homme a débuté le prosélytisme à la sortie d’établissements scolaires ou à la mosquée de la rue de Tanger, à Paris. Il a été repéré en 2004 par les services de renseignements car il avait dirigé une prière de rue lors d’une manifestation contre le projet de loi interdisant le port des signes religieux à l’école. Avant son interpellation, il était agent d’entretien. Ses cours avaient lieu le week-end, dans le salon familial. Il lui était aussi arrivé de présenter certains « volontaires » à un proche de son beaufrère pour qu’il leur apprenne le maniement des armes. Au moins trois d’entre eux mourront au combat en Irak. Interrogé sur ses activités, M. Benyettou avait reconnu à l’époque avoir enseigné à une cinquantaine de jeunes et soutenir le djihad auprès d’eux. En ce temps-là, pour le prédicateur « on ne pouvait toutefois pas faire le djihad en France ». A moins de « déchirer sa carte d’identité et de renier sa nationalité ». Au sujet de Chérif Kouachi, M. Benyettou avait expliqué avoir voulu le recruter pour qu’il prenne des contacts en Syrie afin de faciliter l’acheminement des volontaires vers l’Irak. A l’époque, le jeune Kouachi avait semblé charmé. « Farid Benyettou m’avait parlé des 70 vierges et d’une grande maison au paradis [s’il se sacrifiait] », avait-il confié au juge. Lors du procès, l’idée que l’on puisse dire qu’il avait été « endoctriné » l’avait toutefois très agacé. p emeline cazi, simon piel et elise vincent france | 17 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 L’adieu à Yohan, Philippe, François-Michel, Yoav Les victimes tuées par Amedy Coulibaly dans l’Hyper Cacher, vendredi 9 janvier, seront inhumées en Israël S arcelles pleure un de ses garçons. Depuis vendredi 9 janvier, le téléphone sonne dans le vide chez la mère et la grand-mère de Yohan Cohen. Trop anéanties pour répondre, elles ne trouvent de réconfort que dans le soutien de leurs proches. Dimanche soir, toute la famille s’est même réunie autour d’elles pour se rappeler Yohan. Vendredi, les deux femmes, qui habitent dans la même rue à quelques numéros, ont retenu leur souffle. Aux images des otages sortant en courant, un cri de joie est sorti de leurs murs : « Ils sont libres. » Toutes deux, comme le reste de la famille, savaient que Yohan était dans le magasin. Il ne pouvait en être autrement puisqu’il travaillait depuis un an dans l’Hyper Cacher de Saint-Mandé. L’extrême tension qui avait investi l’appartement sarcellois vers midi est retombée quelques instants. Jusqu’à l’appel funeste. Yohan était une des quatre victimes du terroriste. Exécuté dès l’entrée d’Amedy Coulibaly dans les lieux, selon l’enquête. Tué en même temps que Philippe Braham (45 ans) et François-Michel Saada (64 ans), deux clients du magasin qui se trouvaient l’un à l’entrée, l’autre près de la caisse. A 23 ans, Yohan travaillait depuis un an à l’Hyper Cacher. Après une scolarité dans un établissement juif voisin, il avait choisi de mettre fin à ses études universitaires pour gagner sa vie et se marier. « Parce qu’il avait vraiment un esprit de famille très fort », rapporte un de ses proches. « La dernière fois que je l’ai vu, il m’a demandé quand je viendrais faire shabbat à Sarcelles. Il m’a dit qu’il aimerait partager ce moment avec moi… Et dire que je n’ai pas trouvé le temps ! », regrettait dimanche une des tantes du jeune homme, domiciliée à Saint-Mandé et cliente habituelle de l’Hyper Casher. De Yohan, il reste « un sourire, une douceur, une extrême gentillesse », pour une de ses cousines, mais aussi pour sa tante et ses amis. « Une droiture et une honnêteté incomparables », a envie de dire son père, interrogé sur l’image qu’il gardera de son fils. « C’était un jeune heureux, qu’on voyait avec ses amis dans la ville », ajoute le député-maire de Sarcelles, François Pupponi, qui connaît bien la famille, arrivée dans les années 1960 du Maghreb et installé dans le quartier des Grands Ensembles. Quant à Sharon Seb, la fiancée de Yohan, elle a écrit à « l’homme de [sa] vie pour l’éternité », lui demandant dans Lors d’une cérémonie d’hommage à Tel-Aviv, dimanche 11 janvier, un participant montre les photographies des quatre victimes juives de l’Hyper Cacher. JACK GUEZ/AFP un message Facebook : « Comment je vais faire sans toi ? Comment je vais vivre sans toi ? Ma vie est détruite. (…) On avait tant de projets. » Des projets, Batou Hattab, rabbin de la synagogue de la Goulette à Tunis, et père de Yoav Hattab, en avait aussi pour son fils. Yoav, un de ses sept enfants, étudiait en France depuis 2012. « Je voulais faire revenir mon fils pour le marier. Je le ramène pour le cimetière », a résumé son père au « 20 heures » de France 2, dimanche soir. Yoav Hattab avait 21 ans et terminait son BTS de commerce international en alternance dans une entreprise de Montreuil. Il avait étudié au lycée français de Tunis. Ce vendredi, invité chez des amis pour shabbat, il n’avait pas voulu arriver les mains vides et son patron l’avait déposé en voiture devant l’Hyper Cacher. A l’en- « Il était venu acheter une bouteille de vin, il a laissé sa vie » BATOU HATTAB rabbin à Tunis et père de Yoav Hattab trée du terroriste dans l’épicerie, il s’est caché avec d’autres clients dans une des chambres froides. Selon le témoignage d’un otage, interrogé par Libération et confirmé de sources officielles, Yoav serait remonté sur demande du terroriste, une employée étant venue deux fois rappeler que l’homme menaçait de faire un carnage si les otages ne se regroupaient pas. Selon l’enquête, le jeune homme est remonté en même temps qu’un couple et s’est saisi d’une des kalachnikovs que le terroriste avait posées. Yoav n’a pas réussi à l’utiliser, et cet acte de bravoure qui n’étonne pas son père lui a coûté la vie, faisant de lui la quatrième victime du supermarché. La riposte d’Amedy Coulilaby a en effet été immédiate, selon le témoin interrogé par Libération. « Il était venu acheter une bouteille de vin, il a laissé sa vie », a résumé son père, synthétisant en quelques mots l’absurdité de cette mort. Si son patron ne l’avait pas déposé en voiture… s’il avait fini de travailler dix minutes plus tard… Yoav serait vivant. Les deux autres victimes, Philippe Braham et François-Michel Saada, étaient tous deux pères de famille. M. Saada était un cadre supérieur à la retraite et Philippe Braham travaillait comme cadre commercial dans une société d’informatique. La tragique ironie du sort veut qu’habitant de L’Haÿles-Roses depuis sept ans, Philippe Braham ait scolarisé ses enfants à quelques centaines de mètres, à Montrouge, du lieu où la policière municipale a été assassinée par Amedy Coulibaly, deux jours avant la prise d’otages de Saint-Mandé. Frère du rabbin de la synagogue de Pantin, il fréquentait plutôt la communauté de Cachan, selon la gérante de la pâtisserie casher de Montrouge. Il est décrit par un de ses amis – cité par le site de L’Obs – comme « quelqu’un de dévoué, toujours prêt à rendre service aux autres ». Une description qui ressemble aux hommages rendus à François-Michel Saada par son entourage et ses proches. Né à Tunis le 6 juin 1951, cet homme était le père de deux enfants. Jeunes adultes, tous deux ont choisi de partir vivre en Israël. C’est là-bas, dans le cimetière du mont des Oliviers, que les quatre victimes juives du supermarché seront enterrées, mardi 13 janvier à 10 heures. L’annonce a été faite dimanche, par le cabinet du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou. Yohan Cohen reposera ainsi non loin d’une de ses tantes décédée il y a une dizaine d’années en Israël. Outre ses quatre morts, l’attentat de vendredi a fait neuf blessés, dont une femme et un policier. Si la police ignore le nombre exact d’otages retenus dans le magasin, puisque certains sont partis très vite sans se faire connaître, dans la bousculade de l’assaut, 28 personnes ont été aidées par les forces de l’ordre, qu’elles aient été à l’intérieur ou à l’extérieur du magasin, selon l’enquête. S’y ajoutent aujourd’hui les familles des quatre morts, qui n’en finissent pas de mesurer le vide laissé. p maryline baumard Attentats et attaques : le lourd tribut payé par la police Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet et Clarissa Jean-Philippe sont morts sous les balles des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly I l savait tout de moi et j’en savais si peu sur lui. » Assassiné lors de l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, Franck Brinsolaro, âgé de 49 ans, a protégé le juge antiterroriste Thierry Fragnoli entre 2005 et 2007. « Je voudrais aujourd’hui lui rendre hommage, insiste le magistrat, un double hommage au professionnel et à l’homme. Car Franck Brinsolaro était d’une discrétion remarquable. » De lui, Thierry Fragnoli garde l’image de l’officier qui attend un livre à la main, au bout d’un des longs couloirs du Palais de justice. « Il était de ces gens qui veulent se rendre invisibles tout en restant à l’écoute. Il s’intéressait à beaucoup de choses, mais en di- sait très peu sur lui. Chaque fois que je lui ai posé des questions, je l’ai senti gêné », raconte le juge. La part secrète de la vie du policier se déroulait en Normandie. Les semaines où il n’était pas de service, il restaurait une maison du XVIIIe siècle près de Bernay (Eure). Marié depuis peu avec Ingrid, rédactrice en chef de l’hebdomadaire local L’Eveil Normand, il était père d’une petite fille de 1 an et d’un grand garçon, issu d’un premier mariage. Le revers des uniformes des trois policiers tombés sous les balles des frères Kouachi puis d’Amédy Coulibaly, lors de l’attentat contre Charlie Hebdo et le lendemain à Montrouge (Hautsde-Seine), raconte deux hommes et une femme de la France de 2015. Ahmed Merabet (42 ans), le gardien de la paix membre de la brigade VTT du commissariat du 11e arrondissement de Paris, abattu froidement lors de la fuite des frères Kouachi, était le pilier de sa famille depuis le décès du père, il y a vingt ans. Pendant toutes ces années, il avait pris soin de sa mère. Son frère Malek l’a décrit comme « un frère taquin », un « tonton gâteaux » et un « compagnon aimant », samedi 10 janvier dans l’après-midi lors d’une conférence de presse à Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis) où Ahmed résidait. Clarissa Jean-Philippe, elle, avait décidé de quitter sa Martinique natale, sa mère, sa grandmère et son petit frère pour ve- « Je voudrais rendre un double hommage au professionnel et à l’homme » THIERRY FRAGNOLI juge antiterroriste, à propos de Franck Brinsolaro, qui a assuré sa protection de 2005 à 2007 nir apprendre son métier en région parisienne. Elle est morte à 25 ans en exerçant un métier qu’elle apprenait encore. Durant les deux semaines qu’elle a passées sur le terrain à Montrouge, elle a su montrer une « vivacité » et un « dynamisme » que saluaient ses collègues le jour de sa mort, les yeux rougis. Attachés à leur métier Des carrières différentes pour chacun mais un point commun : un profond attachement à leur métier. Franck Brinsolaro a fait la majeure partie de sa carrière au SPHP, le service de protection des hautes personnalités. Avant d’être affecté à la protection de Charb, le directeur de la publication de Charlie Hebdo, il avait été aux côtés d’un autre juge antiterroriste, Marc Trévidic. Mais, de l’Afghanistan à l’Afrique, il avait aussi longtemps servi à l’étranger, assurant notamment la sécurité d’ambassadeurs installés dans des pays instables. Ahmed Merabet, « Français d’origine algérienne et de confession musulmane », comme l’a présenté son frère, avait beaucoup travaillé pour gravir les échelons de la police. « Il adorait son métier et venait d’obtenir les examens pour devenir officier de police judiciaire », a précisé, à Mosaïque FM, Sonia Hmimou, une de ses collègues policière du commissariat du 11e arrondissement. Ahmed devait occuper un nouveau poste sous deux mois. C’est aussi à un nouveau poste qu’arrivait Clarissa Jean-Philippe. La jeune policière municipale de Montrouge aurait dû recevoir lundi 12 janvier un diplôme sanctionnant la fin de sa formation. p m. b. 18 | les rassemblements du 11 janvier 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Les rappeurs inquiets du retour de flamme De Médine à Nekfeu, de La Rumeur à Disiz, des artistes de hip-hop ont exprimé leur émotion après les attentats L e moins que l’on puisse dire, c’est que ça ne tombait pas très bien. Le 1er janvier, Médine, rappeur du Havre, met en ligne sur YouTube le clip d’un nouveau titre, Don’t Laïk. « Fatwa sur les cons », « Crucifions les laïcards », sur une imagerie vidéo très « islamo-caillera », comme il est revendiqué dans ces paroles qui dénoncent un peu tout et son contraire. Des rimes qui font tache lorsqu’une semaine après la fusillade éclate dans les locaux de Charlie Hebdo. « Suite à l’extrême violence qui s’est abattue aujourd’hui à Paris, je tiens à témoigner tout mon soutien aux familles des victimes, écrit immédiatement le chanteur sur sa page Facebook. Je me bats précisément contre cette dérive extrême qui montre son visage aujourd’hui et que je dénonce dans mes morceaux depuis 2004. Je vous encourage à faire de même, quelles que soient vos appartenances, au nom du caractère sacré de la vie humaine. » A l’instar de Médine, les rappeurs français ressentent le besoin d’exprimer leur malaise, d’expliquer leurs excès de langage. A leurs fans tout d’abord, pour qui ils sont les seuls audibles. Mais aussi à ceux qui seraient tentés de les montrer du doigt comme les responsables d’une radicalisation que leurs textes gorgés de rimes violentes pourraient sembler encourager : « Je doute que le contexte permette d’avoir un quelconque dialogue serein autour de cette question, répond, par écrit, Médine à notre demande d’interview. Certains de ceux qui descendent dans les rues pour défendre droit à la caricature, satire et liberté d’expression ne sont pas prêts à les défendre concernant mon morceau. » Dès le 7 janvier, de nombreux rappeurs commençaient à réagir. Par le canal officiel : les réseaux sociaux. Nekfeu, le premier. Le 25 novembre 2013, la rédaction de Charlie avait découvert « avec effarement la violence des paroles » d’un rap lié au film La Marche, diffusé sur Internet deux jours avant la sortie en salles de ce récit romancé de la Marche des beurs en 1983. Au milieu des voix de ce morceau collectif (on y retrouve Disiz, Akhenaton, Dry, Soprano, Disiz (à gauche) et Dinos Punchlinovic, en octobre 2014. CVS/BESTIMAGE Taïro…), Nekfeu, jeune rappeur du groupe 1995, y réclamait « un autodafé contre ces chiens de Charlie Hebdo ». Mauvaise foi contre mauvaise foi Aujourd’hui, il tente sur sa page Facebook d’expliquer son affligeante « punchline », cet exercice du rap censé couper le souffle à son adversaire, comme un coup de poing sur un ring de boxe. Il écrit : « Mes intentions de l’époque n’étaient évidemment pas de m’at- ARCHIVE Nouvel album « Restriction » « Archive sont les architectes d’une musique d’une liberté extrême » LES INROCKS « Un des groupes les plus novateurs » LE FIGARO taquer aux personnes… Mais de me positionner en utilisant la liberté d’expression à égale provocation de celle revendiquée par le journal et ses auteurs. Je considérais la récente ligne éditoriale de Charlie Hebdo comme opportuniste et dégradante envers la communauté musulmane (…). Je n’appartiens à aucune communauté religieuse et je n’ai aucune prétention politique, je suis juste un rappeur sincère issu du monde des clashs : une discipline où les figures de style violentes ne sont jamais à prendre au pied de la lettre. Cependant, je dois avouer qu’en ce jour de deuil effroyable, la formule en question résonne dans mon cœur avec regret. » Gueule de bois pour tout le monde. Pour les rappeurs aussi. On a joué sur les mots, on a joué sur les codes, on n’a pas été compris. Le Guadeloupéen Kery James exhorte à la paix sur sa page officielle et cite « le Prophète Mouhammad : “Le fort est celui qui maîtrise sa colère alors qu’il est capable de l’exercer.” ». La Rumeur, « militants absolus de la liberté d’expression », postent, quant à eux, sur leur compte Facebook, une caricature que Tignous, tué dans l’attentat de mercredi, avait dessiné quand le groupe était en procès avec le ministère de l’Intérieur. Le 7 janvier, après l’annonce de la tuerie, Disiz (qui a laissé tomber depuis belle lurette la deuxième partie de son patronyme, la Peste) « La France n’est pas en deuil de “Charlie Hebdo” ni de la liberté d’expression. La France est en deuil d’ellemême, celle d’hier est morte, elle ne sera plus jamais pareille » DISIZ rappeur est tétanisé. Il ne décroche pas son téléphone, raconte-t-il, « choqué par la violence » de l’attentat. Au moment de l’affaire de La Marche, ce musulman pratiquant, de mère picarde et de père sénégalais, avait été « vexé, dit-il, que les journalistes de Charlie Hebdo réduisent [son] texte à “un chant communautaire religieux” alors qu’[il s’est] toujours considéré comme français, et que dans le texte [il] ne parle que de cette communauté [de Français] ». En colère, il avait revendiqué dans Le Monde son droit à l’outrance, l’avait exercé sur les réseaux sociaux, dans une interview vidéo très dure accordée à Libération.fr, en réponse à Charb qui le traitait de rappeur millionnaire. Sur YouTube, un contrôle a posteriori E N T O U R N É E E N 2 0 1 5 D O N T L E S 3 0 E T 3 1 / 1 0 A U Z E N I T H D E PA R I S D É J À D I S P O N I B L E e n C D / L P / D i g i ta l Qu’il s’agisse de sketchs, de clips ou d’émissions, les plates-formes de vidéos sont devenues des lieux de tribune où la parole s’exprime librement. Pas de censure si ce n’est celle que prévoit la loi, pays par pays. Certains y voient aujourd’hui un déversoir dangereux. « Tout ce qui est incitation à la haine, à la violence gratuite, est interdit sur YouTube », rassure un responsable du site. Avec « 300 heures de vidéos mises en ligne chaque minute », on imagine cependant la difficulté qu’il y a à vérifier ces contenus en temps réel. En revanche, « toute vidéo signalée par les internautes est examinée par des équipes spécialisées qui travaillent 24 heures sur 24 et vont la bloquer si elle contrevient aux règles ». En se gardant bien de faire l’arbitre des débats sur ce qui est devenu un forum mondial. Aujourd’hui, sur Facebook, Disiz s’attriste et se demande encore : « Comment cette soi-disant élite de l’humour, redoutable et courageuse, pouvait avoir le même avis stupide sur le rap qu’un pauvre maire UMP qui n’y connaît rien, ou qu’une vieille dame qui pense que tous les rappeurs sont millionnaires ? Alors, j’ai répondu à la mauvaise foi par la mauvaise foi. » « Ce sont des gentils » Dans la nuit qui suit l’attentat, il va écrire une longue lettre, qu’il publie jeudi au petit matin sur sa page Facebook. Il y raconte l’accumulation des épisodes où la violence de l’histoire a bousculé sa vie. Il exprime ses peurs pour ses quatre enfants « qui ont des prénoms musulmans, alors que je ne sais même pas s’ils le seront plus tard. Ça les regarde, ça ne m’appartient pas ». Il dit sa tristesse pour les familles des victimes : « Perdre quelqu’un, c’est déjà dur, mais dans ces circonstances, c’est le vide, le néant projeté d’un coup. » Puis conclut : « La France n’est pas en deuil de Charlie Hebdo ni de la liberté d’expression. La France est en deuil d’elle-même, celle d’hier est morte, elle ne sera plus jamais pareille. » Il y aura un avant et un après. « Les événements ont des répercussions sur les rappeurs avec qui je travaille », constate, un peu inquiet du moral des troupes, Eric Bellamy, qui, depuis dix ans, produit des concerts de rap : Médine, Black M, Keny Arkana… Nombre de ces groupes ont des noms qui parlent d’eux-mêmes : Sexion d’assaut, Assassin, Sniper… Aujourd’hui, eux qui se sont fait la voix des cités et des banlieues oubliées du progrès « se demandent comment vont être pris leurs textes qui critiquaient l’Etat, le système, la police », souligne Eric Bellamy. « Même un truc aussi basique dans leurs codes que “Fuck la police”, est-ce que c’est encore possible demain ? » Serait-on arrivé à un point où la surenchère langagière propre au rap aurait trouvé ses limites ? Difficile à imaginer. L’attentat contre Charlie comme une prise de conscience du fait que les mots ont une portée qui dépasse, parfois, leurs auteurs ? L’heure, en tout cas, est au questionnement. Du côté des promoteurs comme du côté des artistes. « La responsabilité d’un producteur, c’est de ne pas appeler à la haine, affirme Eric Bellamy. Il m’est arrivé de refuser des artistes, parce que leurs paroles allaient trop loin. Après, mon rôle, s’ils ont des choses à dire, c’est de leur permettre de les exprimer, avec leurs punchlines, leurs rimes, leur façon très provoc’ de se faire entendre. Ce sont des gentils. En réalité, ils ont juste soif de succès. Médine est musulman mais il n’appelle pas à la haine du tout. Je pense que la marche d’aujourd’hui va faire du bien à tout le monde. » « Rappeurs, journalistes, politiques, responsables religieux… Nous n’avons pas fait tout ce qu’il fallait pour que ça n’arrive pas. » Imhotep, du groupe IAM, est un des rares artistes de hip-hop à accepter ces jours-ci de répondre directement aux journalistes. Comme Eric Bellamy, il craint la stigmatisation des banlieues et appelle au dialogue et au travail social. « Des jeunes perdus, il y a en plein les cités et les prisons. Et c’est à nous tous de nous poser la question de notre responsabilité. » Abonné pendant quinze ans à Charlie Hebdo, Imhotep n’a pas peur de le dire : « Je ne justifie ni le terrorisme, ni l’intégrisme, ni le fondamentalisme, mais je trouve que c’est un peu facile de tout mettre sur le dos d’une religion ou de deux malades mentaux. C’est toute la société qui est malade. Si on ne change pas les mentalités, l’éducation, si on continue de laisser s’exprimer des gens qui mettent de l’huile sur le feu, qui ont contribué à creuser les fossés, à diviser le peuple français, il sera vite trop tard. » p stéphanie binet et laurent carpentier les rassemblements du 11 janvier | 19 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Place de la Bastille, dimanche 11 janvier. GUILLAUME HERBAUT POUR « LE MONDE » thomas wieder L e dimanche 11 janvier 2015 s’ajoutera-t-il à la liste, déjà longue, de ces journées qui, une fois l’émotion dissipée, une fois disparus ceux qui les ont vécues, restent gravées dans la mémoire des hommes ? Dans vingt, cent ou trois cents ans, les petits Français apprendront-ils ce qui s’est passé ce 11 janvier comme leurs aïeux ont appris avant eux ce qui s’est déroulé le 14 juillet 1789, le 11 novembre 1918 ou le 18 juin 1940 ? Par définition, seul le temps le dira. Le temps qui décante, le temps qui trie, le temps qui fait le départ entre ce qui est mémorable et ce qui ne l’est pas. Mais cette précaution n’interdit pas de se demander si, avant que ne soit possible tout regard rétrospectif, ce 11 janvier 2015 mérite d’ores et déjà d’être qualifié de « journée historique ». Pour les historiens Jean-Noël Jeanneney, Pascal Ory et Michel Winock, la réponse ne fait pas de doute. Comme quatre millions de Français, ces trois universitaires reconnus pour leurs travaux sur l’histoire de France sont descendus dans la rue, dimanche, pour rendre hommage aux dix-sept victimes de la folie meurtrière des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly. Et malgré la déformation professionnelle qui est la leur, malgré leur prudence d’historiens qui regimbent naturellement à qualifier un événement d’inédit et les incitent en toute chose à chercher un précédent, ils sont unanimes : oui, ce 11 janvier a bel et bien les attributs d’une journée historique. D’abord, en raison de l’ampleur de la mobilisation. La quantité ne fait pas tout, certes, mais il faut partir de là : jamais autant de citoyens ne se sont rassemblés au même moment pour une même cause. « Le nombre de personnes dans les rues, ça compte, a fortiori dans une société démocratique. A côté du suffrage universel, qui permet d’évaluer ce qui compte de façon institutionnelle, il y a les rassemblements de masse, qui permettent un comptage de nature plus sentimental. De ce point de vue, la mobilisation de dimanche est tout à fait exceptionnelle », observe Pascal Ory, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. « Exceptionnel », c’est le qualificatif qu’emploie aussi Michel Winock, professeur émérite à Sciences Po et auteur de La Fièvre hexagonale (Seuil, 2009), un essai consacré aux grandes dates qui ont marqué l’histoire de France aux XIXe et XXe siècles. Pour lui, si ce dimanche fut exceptionnel, c’est d’abord à cause du nombre de personnes qui se sont retrouvées dans la rue, « du jamais-vu depuis la Libération de Paris » – elles étaient un million en août 1944. Mais c’est aussi en raison de l’étendue de la mobilisation sur le plan spatial. « Un ou deux millions de personnes à Paris au même moment, cela s’est déjà vu. Mais là, ce qui frappe, c’est l’ampleur de la mobilisation partout en France, avec des chiffres inédits dans les grandes villes mais aussi dans des bourgs ou des villages. La plupart des journées qui ont fait l’histoire de France ont d’abord été parisiennes, même si elles ont pu avoir un écho en province. Cette fois, la mobilisation est nationale au plein sens du terme. Et cette simultanéité est, à ma connaissance, sans précédent », explique Michel Winock. « UN MOT D’ORDRE D’UNITÉ » Une mobilisation inédite à l’échelle du territoire français, donc. Mais une mobilisation dont la dimension internationale est, elle aussi, sans précédent. Cette journée, décidément, ne ressemble à aucune autre. Car si des millions de Français sont déjà descendus dans la rue le même jour – par exemple le 1er juin 1885, quand ils furent deux millions à assister aux funérailles de Victor Hugo – jamais ces grands rassemblements du passé n’eurent un tel écho hors de l’Hexagone. Ja- Un jour qui fait la France Les historiens Jean-Noël Jeanneney, Pascal Ory et Michel Winock sont unanimes : l’exceptionnelle journée du 11 janvier 2015 restera dans l’Histoire mais l’on ne vit tant de dirigeants du monde entier battre le pavé parisien. Et jamais d’autres métropoles d’Europe et d’ailleurs ne vibrèrent à l’unisson de ce qui se passait au même moment à Paris. Autant qu’une journée française, ce 11 janvier aura été une journée mondiale. Pour Michel Winock, il s’agit là ni plus ni moins que la première « journée de l’internationalisme démocratique » de l’histoire. Historique, cette journée le restera aussi par son inspiration. Une inspiration unitaire pour ne pas dire unanimiste – phénomène là aussi singulier. Comme le rappelle Jean-Noël Jeanneney, « nos grandes journées nationales ont quasiment toujours été des journées de combat ». La liste est longue. Juillet 1830 ? Le coup de grâce de la Restauration. Février 1848 ? Le renversement de la monarchie de Juillet. Mai 1968 ? Les grandes manifestations estudiantines contre l’ordre établi puis la marée gaulliste qui remplit les ChampsElysées pour sauver le régime. Juin 1984 ? La défense de l’« école libre ». Autant de journées, en somme, au cours desquelles l’on vit une France se dresser contre une autre. L’exemple récent des grandes manifestations contre le mariage gay, en 2013, ne fait que confirmer cette analyse. Et c’est là toute la différence avec aujourd’hui. Comme l’observe Pascal Ory, « la particularité de ce 11 janvier est qu’on a atteint un très grand chiffre sur un mot d’ordre d’unité, alors que jusqu’à présent c’était le cas sur des mots d’ordre d’affrontement et de division ». Des millions de Français sont descendus dans la rue non pas pour renverser un régime ou défendre une cause que des millions d’autres exècrent : voilà ce qui est singulier. A fortiori dans un pays qui fit si souvent de la rue le théâtre de ses convulsions et de ses divisions. « Des journées de deuil, nous en avons « DES JOURNÉES DE DEUIL, NOUS EN AVONS CONNU. DES JOURNÉES DE COLÈRE AUSSI. MAIS DES JOURNÉES DE FRATERNITÉ, C’EST TRÈS RARE » MICHEL WINOCK historien connu : pensons par exemple au 14 juillet 1919. Des journées de colère aussi. Mais des journées de fraternité, c’est très rare. Surtout quand se retrouvent au coude-à-coude, comme c’était le cas dimanche, des gens qui ne sont pas du même parti ou de la même religion », insiste Michel Winock. Sur ce constat, Pascal Ory est d’accord. Mais il va plus loin. Pour lui, cette manifestation d’unité où les appartenances partisanes, syndicales ou communautaires, furent mises au second plan, en dit long sur l’état de notre société. « Ne pas marcher au pas derrière une organisation, brandir mille et un slogans différents comme on l’a vu dimanche, est le signe de l’individualisme très avancé qui caractérise nos sociétés occidentales. Ce qu’on a vu, c’est un rassemblement de masse, certes, mais un rassemblement qui réunit des gens pour la plupart très individualistes. » La polémique sur le rôle que les partis politiques voulaient jouer dans les cortèges est symptomatique : si les Français sont descendus en nombre dans la rue, ils se sont en revanche montrés très réservés à l’idée d’une quelconque récupération partisane. Cette donnée est précisément ce qui rend très délicat, à ce stade, tout propos sur les conséquences possibles d’un tel événement. Dès lors qu’aucun parti n’avait de légitimité pour récupérer à son profit les manifestations de dimanche, toute conjecture est hasardeuse. Les historiens sont donc très prudents. A ceux qui se livrent au petit jeu des prédictions, anticipant une poussée des tensions communautaires ou un renforcement des lois sécuritaires, ils rappellent une évidence : l’histoire se joue volontiers des prophètes. Michel Winock cite ici le précédent de 1848 : en février, une « fraternité extraordinaire » avec des curés qui bénissent des arbres de la liberté et bientôt l’avènement du suffrage universel ; puis, en juin, un soulèvement ouvrier étouffé dans le sang aux allures de quasi « guerre civile ». La preuve, selon lui, que « dans l’histoire, l’euphorie est souvent éphémère ». Et que « les grands moments d’enthousiasme sont rarement suivis de lendemains enchanteurs ». Prudents quant aux conséquences précises de l’événement sur le plan politique, les trois historiens font néanmoins le pari que celui-ci aura un écho. « Ce n’est bien sûr qu’avec le recul qu’on pourra dire si tout cela ne fut qu’une grande illusion ou le début d’un nouveau cycle, résume ainsi Pascal Ory. Mais on peut déjà penser qu’un certain nombre de décisions politiques, quel qu’en soit le sens, seront associées à ce qui vient de se passer : désormais, quand on parlera de sécurité, de terrorisme, de laïcité, de liberté de la presse ou de liberté d’expression, on aura toujours en tête ces journées de janvier 2015 : celle de dimanche, positive et rassurante, mais aussi celles de mercredi, jeudi et vendredi, marquées par une violence inouïe. » « UNE OBLIGATION MORALE » Un point de cristallisation dans la conscience collective, une somme de souvenirs communs qui servira de référence : les ingrédients d’une date historique sont bel et bien réunis. Reste à se demander si ce soulèvement d’une France fière de ses valeurs républicaines offrira, comme l’espère Jean-Noël Jeanneney, « un démenti durable à la vulgarité autodestructrice des déclinologues ». Si les Français, comme le souhaite Michel Winock, parviendront à « faire passer au second plan les querelles accessoires au profit des questions essentielles ». Et si, comme se le demande Pascal Ory, reviendront au cœur du débat politique des sujets relégués ces derniers temps à sa périphérie. C’est en tout cas ce qu’il veut croire : « Ce qui s’est passé ces derniers jours relativise d’un coup les débats sur la perte du triple A ou le niveau des déficits. Non pas que cela ne soit pas important, mais il y a tout d’un coup comme une obligation morale de remettre au centre du débat d’autres sujets, très politiques, qui concernent la forme même de la cité. » Faire d’un événement sans précédent un événement qui soit lui-même un précédent : désormais, l’enjeu est là. Tout dépend pour cela de la capacité qu’aura la société française à digérer le traumatisme pour lui donner un sens et à le dépasser sans l’oublier. C’est à cette condition, et à elle seule, que ce 11 janvier 2015 entrera durablement dans l’histoire. A l’instar de cet autre dimanche, celui du 27 juillet 1214, date de la bataille de Bouvines à laquelle l’historien Georges Duby consacra le premier volume de la collection des « journées qui ont fait la France », chez Gallimard. Un livre où l’on trouve cette définition du caractère proprement historique d’un événement : « Les événements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. (…) Ces traces seules lui confèrent existence. En dehors d’elles, l’événement n’est rien. » p 20 | les rassemblements du 11 janvier 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Qui est ciblé par le terrorisme ? Déjouer l’idéologie meurtrière des djihadistes impose de saisir les ressorts du fanatisme « C’est un 11-Septembre culturel » Selon le politologue Gilles Kepel, ces attaques montrent que nous sommes passés de l’ère d’Al-Qaida à celle de l’Etat islamique ENTRETIEN D eux jours après la Marche républicaine, qui a réuni plus de 4 millions de personnes en France en hommage aux victimes des attentats contre Charlie Hebdo le 7 janvier, à Paris, et en région parisienne les 8 et 9 janvier, Gilles Kepel, professeur à Sciences Po et auteur notamment de Passion française. Les voix des cités (Gallimard, 2014), analyse le sens des manifestations de solidarité organisées en France contre le terrorisme et pour la liberté d’expression, et décrypte la représentation du monde des djihadistes. Que vous inspire la marche républicaine organisée ce week-end à Paris et en France ? La marche est un sursaut vital de la société française, et de tous les peuples qui l’ont soutenue en envoyant défiler leurs dirigeants, contre un nouveau type de terrorisme djihadiste, celui de Daech [organisation Etat islamique; EI], qui s’est infiltré par les réseaux sociaux au cœur de l’Europe pour la détruire en déclenchant la guerre civile entre ses citoyens et résidents musulmans et non musulmans. Dessinateurs « blasphématoires », musulmans « apostats », policiers, juifs, sont les cibles de prédilection. La marche a senti ce défi mortel et a explicité un premier réflexe, massif, de résistance. Mais Daech a identifié précisément des clivages culturels, religieux et politiques, et s’est donné pour objectif d’en faire des lignes de faille. Et il ne faudrait pas sous-estimer le danger : une bataille a été gagnée hier, mais il reste beaucoup à faire. Comment reconstruit-on en France un pacte social après le 7 janvier ? Si une large majorité de nos concitoyens de confession musulmane sont convaincus de la nécessité du pacte républicain, d’intégration de l’islam à la culture française, de même que juifs, chrétiens ou libres-penseurs ont construit ce processus historiquement, il existe aujourd’hui un pôle d’attraction djihadiste hostile à ce pacte. Toute la difficulté est de relativiser les choses, sans amalgame, mais sans se dissimuler la réalité. Et dans ce cadre-là, l’enjeu de dire les normes sur ce que sont nos valeurs communes et ce qui est inacceptable est essentiel. C’était le grand défi des manifestations du week-end : car si la société civile ne dit ni ne fait rien, ce consensus peut s’effriter. La logique du clivage civilisationnel structure la vision du monde de Daech. Français et Européens, mais aussi les musulmans, doivent en avoir conscience, car ils sont les premiers concernés. Et le véritable débat est de savoir comment renforcer un pacte social qui identifie ce clivage comme un danger mortel et parvient à le contrer. C’est la seule manière de surmonter une situation où il faut le reconnaître, c’est l’Etat islamique et sa culture qui mènent le jeu – comme Al-Qaida le menait au soir du 11-Septembre, avant d’être vaincue quelques années plus tard. La tuerie de Charlie Hebdo, et de l’hypermarché casher de Vincennes, représente un remake culturel du 11-Septembre, selon les modes opérationnels qui sont désormais ceux de EI. Après le 11Septembre, il y a eu aux Etats-Unis une sorte de réar- LE PROBLÈME DU BLASPHÈME EST CENTRAL, SURTOUT QUAND IL PORTE SUR LA PERSONNE DU PROPHÈTE, INCARNATION DES VERTUS ISLAMIQUES FAITES HOMME mement moral au sens noble du terme : un nouveau consensus sur les valeurs, mais aussi des dérives. Il importe d’en tirer les leçons. Ce « réarmement moral » a tout de même conduit à des situations désastreuses (Irak, Guantanamo, etc.) de la part des Etats-Unis. Quel peut être le risque négatif pour notre société ? Justement, le défi, c’est d’éviter que la réponse maladroite à EI aboutisse à une polarisation de nos sociétés entre, d’un côté, la mouvance identitaire et d’extrême droite qui apparaîtrait comme le défenseur de valeurs menacées et, de l’autre côté, une prise en otage de type communautaire par des mouvements salafistes qui basculent vers le djihadisme. La morale commune, c’est d’arriver à faire vivre ensemble des gens qui ont des cultures et des références différentes, mais pour lesquelles ce qui est commun l’emporte sur ce qui est clivant. Aux Etats-Unis, on a vu que la projection de cette affaire s’est traduite par la « guerre contre la terreur ». Notre enjeu est de ne pas tomber là-dedans. L’émotion et l’horreur suscitées par le massacre de Charlie Hebdo et la prise d’otages porte de Vincennes nous empêchent d’entrer dans la logique des djihadistes. Pouvez-vous la reconstituer ? La Weltanschauung (« vision du monde ») du djihadisme de l’ère Daech, qui tire les leçons de l’échec politique d’Al-Qaida, a été formalisée dès la fin de 2004 par l’idéologue syrien Abou Moussab Al-Souri. A l’époque d’Al-Qaida, un corpus complexe, peu diffusé, faisait le lien entre action armée djihadiste et réinterprétation littéraliste des textes de l’islam. Avec Daech, on passe au domaine de la source ouverte et à la diffusion massive des manuels pour l’action sur les réseaux sociaux, avec la volonté d’inscrire celle-ci dans la lettre des textes sacrés. On l’a vu avec la persécution des yézidis d’Irak dont les hommes se sont retrouvés désignés comme des impies et massacrés ipso facto, et les femmes comme des captives (esclaves sexuelles). La protestation que cette pratique a suscitée jusque dans le monde musulman a contraint EI à recourir à l’un de ses « muftis on line » pour confectionner à partir du corpus médiéval un recueil juridique fondé sur la charia pour affirmer l’islamité de pareilles pratiques. L’attentat contre l’hebdomadaire satirique commis par Chérif et Saïd Kouachi a été revendiqué par Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et le terroriste Amédy Coulibaly se réclamait de l’organisation Etat islamique, selon les sources. Y at-il des différences de méthode entre Al-Qaida et EI ? On est passé de l’ère Al-Qaida à l’ère Daech. Il y a une concurrence entre des individus qui se réclament des deux groupes, mais cela n’a globalement pas d’importance. La vidéo en ligne où Coulibaly justifie son action est placée par lui-même sous les auspices d’EI. On n’est plus dans l’ère d’Al-Qaida qui procédait selon une structure pyramidale, avec un état-major planifiant et finançant dans le détail des attentats lointains dont il missionnait les exécutants. Aujourd’hui, l’enjeu est l’« inspiration » en Irak ou en Syrie, voire au Yémen ou en Libye – et réinjectés dans l’espace européen. Le théoricien du djihadisme, Abou Moussab AlSouri l’avait prescrit il y a dix ans : mais ce qui l’a rendu possible aujourd’hui, c’est le développement massif des réseaux sociaux depuis lors, et des compagnies aériennes low cost qui mettent le champ de bataille djihadiste à portée de la bourse du tout-venant, via Istanbul, en Turquie. L’égorgement des pilotes syriens prisonniers, tout comme l’attaque de Charlie Hebdo, le meurtre de la policière de Montrouge ou la tuerie de l’hypermarché procèdent de la même scénographie : on y retrouve le noir de la voiture volée, la tenue blanche de Coulibaly censée le faire ressembler à un combattant de l’époque du Prophète. Dans cette mise en scène, la distinction classique faite par les oulémas entre Dar al-islam et Dar al-kufr (« territoire de l’islam » et « territoire des infidèles ») est abolie. Le monde entier devient pour EI le domaine de la guerre, Dar al-harb. Notre société, Paris, sont maintenant autant de prolongations du champ de bataille syrien… Wolinski et ses amis sont des impies pour les djihadistes. Ils ont blasphémé le Prophète. Al-Souri avait précisé, parmi les cibles à viser, les juifs – mais en dehors des synagogues – et les SILIO DURT apostats qui revêtent l’uniforme des impies. D’où les meurtres de soldats, notamment d’origine maghrébine, perpétrés à Montauban par Mohamed Merah avant qu’il s’en prenne à des écoliers juifs d’Ozar Hatorah. De même, l’assassinat délibéré du brigadier vététiste Ahmed Merabet boulevard Richard-Lenoir : terroriser tous les musulmans qui ne suivraient pas leur voie. La plupart des autorités et des pays musulmans ont condamné la tuerie. Sur quoi se fonde le radicalisme qui, selon vous, caractérise l’ère de l’Etat islamique ? Dans la logique d’EI, l’« autre » se réduit au statut d’impie ou d’apostat. L’espace de la cohabitation complexe de l’islam traditionnel avec les « religions du Livre » – le christianisme et le judaïsme, le zoroastrisme – s’est réduit dans la mentalité des djihadistes à l’affrontement contre les kuffar [« impies »] d’autant plus qu’ils proclament que les pays occidentaux sont déchristianisés et ne peuvent plus être comptés comme ressortissant des « religions du Livre ». Pour eux, soit on est musulman à leur manière, soit on mérite la mort. Leur salafisme absolu est en concurrence avec celui des Saoudiens qui vendent à l’Occident le pétrole dont celui-ci fait la base de sa puissance industrielle. Eux veulent détruire l’Occident hic et nunc. Les autorités traditionnelles de l’islam sunnite n’en imposent plus comme avant. Sont-elles en perte de vitesse et d’influence ? Dans l’islam sunnite, il y a une grande plasticité, car il n’y a pas de hiérarchie cléricale qui autorise des interprétations, contrairement à l’islam chiite. Chez les sunnites, toute personne qui peut s’autoriser d’une congrégation qui le reconnaît édicte de la norme. Et elle le fera d’autant plus facilement à l’ère de Twitter qu’elle se réfère littéralement et de manière simpliste aux injonctions des textes sacrés en 140 signes. C’est l’aboutissement paradoxal de la logique du salafisme. Là où le prédicateur Farid Benyettou agissait en 2003 dans le 19 arrondissement de Paris en réunissant des individus à la sortie de la mosquée dans un garage, aujourd’hui l’oumma est virtuelle, universelle. e La violence djihadiste n’est-elle pas aussi réactive à celle de l’Occident, aux attaques aveugles des drones, à la torture pratiquée par les Américains après le 11 septembre 2001 ? Il est certain que le discours djihadiste se nourrit des restes d’anti-impérialisme, de réactions aux interventions armées occidentales. A cet égard, il est significatif que les condamnés à mort de l’Etat islamique soient revêtus des mêmes uniformes orange que les détenus de Guantanamo. Mais, pour élargir la base de recrutement du djihad, les islamistes doivent identifier l’adversaire comme le mal absolu. Ces groupes djihadistes sont très minoritaires dans le monde musulman. Mais si ces dizaines de milliers de personnes, face à plus d’un milliard d’individus, sont endoctrinées et armées, cela devient extrêmement efficace. Beaucoup de commentateurs insistent sur les risques d’amalgame entre les islamistes et les musulmans en général. Vous dites pourtant que, sur certains sujets, la sensibilité ne peut être que différente. Pensez-vous que les islamistes de l’ère Daech puissent en profiter ? Ces groupes ont besoin de frapper des cibles qui suscitent le plus de soutien. Il est certain que les caricatures du Prophète publiées dans Charlie Hebdo ont suscité dans le monde musulman une vague de protestation. C’est un fait social et culturel. Dans l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo, nous voyons celui de la culture française contemporaine. Mais, dans le monde musulman, il est indéniable que le malaise existe : certes, on y manifeste de la compassion pour les victimes ; mais le problème du blasphème est central, surtout quand il porte sur la personne du Prophète, incarnation des vertus islamiques faites homme. Celui qui s’est montré capable d’exécuter ceux qui ont été désignés comme des blasphémateurs est donc susceptible d’attirer un courant de sympathie plus large que celui qui commet un attentat aveugle dans une gare dont les victimes sont « collatérales ». Là encore, la différence entre l’ère AlQaida et l’ère de l’Etat islamique est patente. Il faut bien voir que, dans la pensée de Moussab AlSouri, l’objectif, c’est d’ouvrir un front en Europe avec des guerres d’enclaves islamiques radicalisées qui s’identifient à leurs héros et leurs défenseurs, et face à cela une société qui surréagit. On se retrouve ainsi dans une situation où nous avons des identitaires de chaque côté, qui ont la même grammaire, mais dont le vocabulaire est différent. C’est ce qu’a assez bien vu Michel Houellebecq dans son dernier roman Soumission. p propos recueillis par gaïdz minassian et nicolas weill ¶ Gilles Kepel Politologue, professeur à Sciences Po, spécialiste de l’islam. Dernier ouvrage paru : « Passion arabe ; Journal 2011-2013 » (Gallimard 2014). débats | 21 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Les musulmans de France peuvent jouer un rôle historique Après le drame, la nation française doit poursuivre son extraordinaire élan de mobilisation pour favoriser les partisans d’un islam républicain ouvert. Notre société doit également intégrer cette jeunesse des quartiers qui est totalement à la dérive afin d’assécher le vivier du djihadisme nihiliste. par hubert védrine L es Français ont réagi de façon magnifique aux tueries liberticides et antisémites de Charlie Hebdo et de Vincennes. Ils ont montré qu’ils comprenaient que la liberté satirique était au cœur de la liberté d’expression, et même des libertés tout court. Si prompt d’habitude à se diviser et à s’autodéprécier, ce peuple tout entier, du président de la République et du ministre de l’intérieur aux centaines de milliers de manifestants, des simples citoyens en passant par la classe politique et les admirables forces de l’ordre, c’est-à-dire tout le monde, a trouvé le ton, les mots, l’attitude, pour proclamer qu’il ne se soumettrait pas, qu’il ne se laisserait pas « terroriser » et qu’il ferait barrage au fanatisme. Fierté française ! La solidarité internationale a été considérable, émouvante, spectaculaire dimanche, et l’admiration justifiée. Cet élan collectif a néanmoins fait ressurgir un clivage politique qui aurait pu être évité entre les partisans d’une vraie union nationale, c’est-à-dire sans aucune exclusive, et d’un front républicain, sans ou contre le Front national. Une partie de la classe politique ne se résigne pas en effet à se priver de ce discriminant identitaire, véritable panacée éthique. C’est pourquoi le président et le premier ministre ont eu raison de dire que les participants viendraient dimanche en tant que citoyens et pas à l’appel d’organisations. Mais n’est-il pas manifeste que la vieille stratégie de stigmatisation du Front national, même si elle est moralement compréhensible, a échoué ? Sans parler des sondages, chaque élection le démontre. Ne pourrait-on pas enfin admettre que le Front national se nourrit précisément de son ostracisation par ces élites que son électorat, en particulier, rejette ? Qu’il prospère dans l’exclusion, réelle ou prétendue ? Et que, sans doute, il aurait plus à redouter d’une normalisation (déjà en partie actée par les électeurs) et d’une banalisation qui lui feraient perdre sa sulfureuse attractivité transgressive ? Mais laissons là ce débat. PSEUDO-JUSTICIERS Le piège principal, sémantique et réel, dont il nous faut sortir, nous, y compris les musulmans de France, soumis au chantage de mouvances extrémistes, est celui de l’imbroglio : islam/islamisme/islamophobie. Ce n’est plus possible de continuer à faire comme si les nouveaux nihilistes/djihadistes ne se récla- maient pas d’une interprétation de l’islam, et non du terrorisme en général, ou d’une autre religion révélée (ce qui a pu exister à d’autres époques), interprétation certes délirante et dévoyée, mais qu’aucune autorité religieuse sunnite n’arrive à endiguer et à éradiquer. Le nier par naïveté, ignorance, précaution, peur de l’islam radical ou de « l’islamophobie », par incompréhension radicale (les Européens ne comprennent plus vraiment la foi, la croyance ni des notions comme le blasphème ou le tabou, nos tabous actuels n’étant pas religieux) revient à abandonner en pleine bataille l’immense majorité des musulmans et, a fortiori, les modernisateurs musulmans, si courageux. Car il n’y a pas de pape sunnite pour excommunier Daech, Al-Qaida ou tout autre mouvement d’assassins pseudo-justiciers ! Ni même de concile musulman, ou de consistoire musulman avec certains pouvoirs théologiques. Et pourtant, il est vital que les modernes, les pacifiques et les éclairés finissent par l’emporter dans cet immense affrontement mondial au sein de l’islam (rappelons ici que les trois quarts des victimes du terrorisme se réclamant de l’islam sont des musulmans), où la France et l’Europe sont un champ de bataille important, endeuillé, mais périphérique. La réponse doit être multiple : résister, se protéger mieux, réformer, intégrer. Il faut faire tout pour favoriser les partisans d’un islam ouvert, voire des Lumières, soutenir leur contre-propagande anti-haine à l’école, sur les réseaux sociaux, en prison, améliorer la désintoxication des endoctrinés, la formation d’imams modérés, la transmission des valeurs de tolérance. Et nous abstenir aussi, sur tous les plans de tout ce qui peut les affaiblir, ce qui dans certains cas nous placera devant nos contradictions nationales ou internationales. DÉRIVES MORTIFÈRES Ensuite, cette affreuse tragédie peut donner aux musulmans de France un rôle historique, une occasion exceptionnelle de s’affirmer, de s’affranchir des peurs ou des colères (fussent-elles justifiées), d’éradiquer les dérives mortifères : Et si c’était ainsi, par une sorte de catharsis, et maintenant, que naissait du drame sublimé en ce mois de janvier l’islam républicain de France, pas seulement celui des « institutions » ou des notables, mais celui du peuple des musulmans de France, bien que beaucoup d’entre eux ressentent un malaise évident, grâce au cadre structurant, protec teur et propice de la République ? C’est comme cela, et pas par des in Le blasphème n’est pas le seul en cause Des objectifs politiques sont également poursuivis par les commanditaires de ces attaques: affaiblir la tolérance des démocraties libérales à l’égard des musulmans par ian buruma L e réalisateur néerlandais Theo Van Gogh, assassiné par un islamiste à Amsterdam il y a à peine plus de dix ans, avait bien des choses en commun avec Charlie Hebdo. A l’instar des caricaturistes français, c’était un provocateur, à la morale anarchiste, un artiste qui choque ; il n’y a pas un seul tabou qu’il n’ait voulu briser. Parce que l’antisémitisme est le grand tabou européen de l’après-seconde guerre mondiale, Van Gogh n’a pas hésité à provoquer en faisant des blagues sur les chambres à gaz. On nous demande de « respecter » l’islam ? Van Gogh décide de tourner en ridicule Allah et son prophète, dans un esprit très proche de celui de Charlie Hebdo. Le but des briseurs de tabous est de voir jusqu’où on peut aller, légalement et socialement, dans la liberté d’expression. Malgré ce que l’on a pu entendre à travers les réactions plutôt hystériques auxquelles ont donné lieu les meurtres épouvantables de la semaine dernière, la liberté d’expression n’est pas absolue. La plupart des pays européens disposent de lois contre les discours haineux. En France, il est même interdit de nier l’existence de la Shoah, ou encore celle du génocide arménien. Pourtant ce sont aussi des opinions, aussi infâ mes que l’on puisse les considérer. LE RÔLE DES PROVOCATEURS La liberté d’expression est, en réalité, assez relative. Ce que peut dire un artiste ou un romancier ne peut pas être dit par un juge ou un homme politique. Le langage qu’utilisent entre eux les Noirs américains serait franchement insultant dans la bouche d’un Blanc. Et ainsi de suite. De simples règles de politesse créent des barrières sociales qui nous empêchent de dire tout ce qui pourrait nous passer par la tête. Le rôle des provocateurs est de défier ces barrières sociales en étant délibérément impoli. Il faut qu’existe un espace pour ces iconoclastes, dans les arts et dans certaines franges du journalisme, et il faut surtout qu’ils puissent ne pas être la cible de violentes attaques. Néanmoins, assimiler Theo Van Gogh ou Charlie Hebdo à la « démocratie » ou à la « civilisation occidentale » a quelque chose de trop grandiloquent. Le concept de civilisation occidentale est bien trop vague. Que désigne-t-il : le monde gréco-romain ? Le monde chrétien, voire judéochrétien ? Ou les Lumières ? Et dans ce cas, quelles Lumières ? Celles de Voltaire, de John Locke ou d’Adam Smith ? Quoi qu’il en soit, le désir de briser les tabous n’est guère le propre de l’Occident. Et la culture de l’insulte et de la provocation représente même, d’une certaine manière, le contraire de l’esprit démocratique. La démocratie, en Occident ou partout ailleurs, repose sur la volonté de trouver des compromis, de résoudre les conflits d’intérêt pacifiquement et dans le respect de l’Etat de droit. Pour que la démocratie puisse fonctionner, il faut que les citoyens soient disposés à prendre et à donner. Cela signifie également que, dans une société civilisée, on accepte de vivre avec les différences culturelles ou religieuses, sans insulter sciemment ceux dont on ne partage pas les valeurs. Il ne s’agit pas de pactiser lâchement avec le diable ni de renoncer à notre liberté d’expression. Cela ne signifie pas non plus, comme certains le prétendent, un man que de principe. La tolérance n’est pas né cessairement un signe de faiblesse. Cela traduit plutôt une réticence à considérer les valeurs sociales de façon absolue, ou à diviser le monde en deux camps : celui du Bien et celui du Mal. Même la tolérance n’est pas absolue. Aucune société démocratique ne peut accepter le recours à la violence pour imposer ses convictions, qu’elles soient religieuses, politiques, ou un mélange des deux. On ne peut qu’émettre des opinions quant aux motivations psychologiques des hommes qui ont assassiné les journalistes et les artistes de Charlie Hebdo ou les quatre otages dans le supermarché casher. Ce n’était peut-être que des paumés pathétiques, qui auraient troqué leurs rêves adolescents de filles, de football et d’argent facile pour la guerre sainte. C’est apparemment le profil d’un grand nombre de djihadistes européens. Et ils sont loin d’être les premiers adolescents vulnérables à épouser une cause révolutionnaire qui leur donne un sentiment de pouvoir et d’appartenance. On en sait plus en revanche sur les motivations politiques des groupes révolutionnaires qui recrutent ces jeunes garçons et ces jeunes filles pour tuer. Certains prétendent que le blasphème ou que les railleries contre le prophète sont les principales raisons des exécutions à Charlie Hebdo. J’en doute. Il est vrai que de nombreux musulmans peuvent se sentir insultés par des films ou des dessins blasphématoires. Mais ces meurtres n’ont pas pour seul motif l’insulte. CIBLES SYMBOLIQUES L’intimidation brutale des opposants réels ou potentiels n’est qu’un objectif parmi d’autres des groupes révolutionnaires. Ce que les révolutionnaires haïssent par-dessus tout, ce ne sont pas les attaques directes de leurs ennemis de toujours, mais les nécessaires compromis, les concessions de part et d’autre, les négociations et les adaptations qui sont le propre des démocraties libérales. Le principal objectif des révolutionnaires est d’enrôler le plus de militants possibles pour défendre leur cause. Dans le cas des islamistes, ils doivent essayer d’empêcher les musulmans pacifiques et respectueux des lois de faire des compromis avec les sociétés séculières dans lesquelles ils vivent. Ils ont besoin de plus de « guerriers saints ». Le moyen le plus efficace pour y parvenir est de provoquer des réactions anti-musulmans en attaquant des cibles symboliques comme les Twin Towers à New York, un réalisateur célèbre à Amsterdam ou un journal satyrique controversé à Paris. Plus les musulmans seront effrayés, rejetés et attaqués en Europe par la majorité non musulmane, plus ils seront susceptibles de soutenir les extrémistes. Si l’on conclut des assassinats de la semaine dernière que l’islam est entré en guerre contre l’Occident, alors les djihadistes auront obtenu une victoire majeure. Si l’on se tient au côté de la majorité pacifique des musulmans comme des alliés unis contre la violence révolutionnaire, et que l’on traite ces musulmans comme des citoyens égaux et à part entière, alors nos démocraties en sortiront renforcées. p (traduit de l’anglais par Pauline Colonna D’Istria ¶ Ian Buruma, professeur d’idées politiques et de journalisme au Bard College (New York), est l’auteur d’ « On a tué Theo Van Gogh. Enquête sur la fin de l’Europe des Lumières » (Flammarion, 2006). terdits sémantiques, que les amal games islam/islamisme devien dront impossibles. Quel renfort pour l’Islam éclairé, quel exemple (en attendant une vraie réforme de l’islam), et quel rayonnement pour la France ! Cela impose alors aux responsa bles politiques et économiques français comme de la société tout entière sans doute dorénavant capable maintenant de cette générosité, d’intégrer vraiment, en un petit nombre d’années, la partie de la jeunesse musulmane française qui est à l’abandon, voire à la dérive, qui se sent à tort ou à raison discriminée, qui demande du respect autant que des emplois, de priver ainsi de proies vulnérables les recruteurs de la haine et de la mort, et d’assécher le vivier du djihadisme nihiliste. Offensive qui sera de longue durée, économique, sociale, éducative, culturelle et théologique. Un consensus national devrait pouvoir être forgé pour mener cette politique. p ¶ Hubert Védrine ancien ministre des affaires étrangères Oui, la France sans les juifs n’est pas la France Lors de la tuerie du supermarché casher de la porte de Vincennes, l’antisémitisme s’est révélé pour ce qu’il est : un crime, et non un préjugé suite de la première page Nul, malgré maints avertissements qui eussent dû ouvrir les yeux, n’envisageait cette proclamation comme une imprudence, la source d’un danger possible. Beaucoup verront là une manifestation de l’incurable optimisme juif : le temps des étoiles jaunes semblait à jamais révolu. Il y a aussi des boucheries halal dans certains quartiers de Paris, boulevard de la Chapelle par exemple, un Hyper halal, qui sait, mais les juifs respectent la déontologie commerciale et nul parmi eux n’imagina jamais devoir descendre à bout touchant les amateurs de bifteck halal. Le 9 janvier pourtant, après plusieurs heures d’effroi et d’angoisse, le jaune fut éclaboussé de sang, comme il l’avait été l’avantveille avec les douze morts et les blessés de Charlie Hebdo. La haine antijuive se démasquait avec une brutalité inouïe, sans fard ni alibi : « Mort aux juifs » cessait d’être un slogan tellement utilisé qu’il évacuait l’essentiel de son sens, à savoir la mort, pour, au contraire la requérir littéralement, l’administrer d’emblée, avant toute parole, comme si elle était le seul langage. On tue d’abord, on parle après, on tue encore, meurtres entrecoupés de justifications débiles. L’antisémitisme, disait Sartre, n’est pas une opinion, c’est un crime. Nous sommes ici à l’acmé de l’antisémitisme : le crime nu. Et c’est la bêtise des tueurs qui sera, au bout du compte, la garantie de leur échec. On a raison de dire que les victimes de Charlie Hebdo, Wolinski, Cabu, Charb, Tignous, Honoré, Oncle Bernard, Elsa Cayat, Michel Renaud, Mustapha Ourrad et Frédéric Boisseau, celles de l’Hyper Casher, Yohan Cohen, Yoav Hattab, Philippe Braham, François-Michel Saada et les trois policiers Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet et Clarisse Jean-Philippe sont morts en martyrs. Car leur mort est révoltante comme une exécution capitale et suscite la mobilisation spontanée, dans toutes les villes de France et dans de nombreuses capitales du monde, de millions de simples citoyens qui disent « NON ». Et ces « non » ont un poids formidable qui fera mesurer aux tueurs leur sinistre solitude. La question n’est plus de savoir si les juifs de France doivent quitter leur pays de naissance ou d’accueil pour Israël – puisqu’on en parle – ou demeurer malgré les crimes. C’est Manuel Vals, le premier ministre, qui a raison : « La France sans les juifs de France ne sera plus la France. » Ne donnons pas à Hitler cette victoire posthume. p ¶ Claude Lanzmann écrivain et cinéaste. « Le blasphème, un outil de répression qui menace l’ensemble de la planète » Joëlle Fiss, consultante, spécialiste des droits de l’homme, remarque que près d’un pays sur deux dispose de lois antiblasphème. Ces textes servent le plus souvent les intérêts d’un pouvoir répressif religieux. LE DÉBAT SE POURSUIT SUR LEMONDE.FR WWW.LEMONDE.FR/IDEES 22 | les rassemblements du 11 janvier 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 Lettres à «Charlie Hebdo» # JeSuisMusulmanEtJeSuisCharlie » C’est un cri du cœur que nous twitte Walid Bekhti dans son courriel du 8 janvier. « Lorsque tu es jeune et de culture musulmane en France, tu es tantôt l'avatar d'une France qui se cherche, tantôt le visage de la terreur, parfois celui de l'exotisme. Trop rarement tu es la voix de la France. La vraie question est : comment en sommesnous arrivés là ? Pas “nous les musulmans”, mais “nous” Français ». Le terrorisme « question française » et non « question musulmane », telle est la tonalité du message de nos lecteurs épistolaires les plus impliqués, au lendemain du massacre de l'équipe de Charlie Hebdo, des prises d’otages et agressions qui ont fait 5 morts et de la marée républicaine de dimanche. « Les acteurs de cet abominable attentat sont en réalité des citoyens français, ayant fréquenté l’école républicaine et laïque, celle de Jules Ferry. C’est à la France de montrer qu’elle n’est pas un “ incubateur ” de terroristes, et pas aux musulmans, ni aux chrétiens, ni aux Juifs, ni aux Orientaux de prouver qu’ils sont différents », écrit Tahani Khalil Ghemati, Libyenne francophone et francophile, exilée entre Suisse et Liban, relayant les interrogations d’un de ses amis libanais. Ces djihadistes ont « grandi dans nos villes, appris l’échec dans nos écoles, appris la haine dans nos prisons », souligne Mehdi Djebbari, professeur d’histoire à Paris, pour qui la guerre « se gagnera à l’arrière ». « Vaincre n’est pas convaincre, et il s’agit d’abord de convaincre. Or, la haine, qui ne fait pas toute sa place à la compassion, est incapable de convaincre... », disait Miguel de Unamuno en octobre 1936. Le recteur de l’université de Salamanque s’exprimait ainsi face aux franquistes qui criaient « Viva la muerte ! ». Au lendemain de ce funeste 7 janvier 2015 – « Le 11-Septembre français », titrait Le Monde du 9 janvier - que dire d’autre ? Comment ne pas voir poindre la « maladie mentale collective », l’« épidémie de folie » que dénonçait alors le grand philosophe espagnol, et qui guettent aujourd’hui la démocratie et son fer de lance, la presse. Le Cercle des médiateurs de presse, dont fait partie le signataire de ces lignes, a rappelé l’urgence pour les médias « d’être fidèles à leurs principes éthiques et déontologiques, face à l’inévitable avalanche de haine et d’amalgames qui a commencé à déferler ». Ni haine ni amalgames, jusqu’ici, chez les centaines de lecteurs du Monde qui ont manifesté massivement leur émotion, leur consternation, leur implication au lendemain du drame. Des dizaines de « citoyens du monde », comme se définit l’un d’eux, de toutes générations, de toutes origines, nous écrivent sur tous les tons. Nous envoient leurs dessins, leurs poèmes. Nous font part, surtout, de leur préoccupation, lorsque la vague « #JeSuisCharlie » sera retombée, de voir peut-être déferler un « tsunami de haine », selon les mots d’une lectrice. Quelques (rares) voix dissonnantes commencent à se faire entendre. « En empêchant l’erreur et le mensonge de s’exprimer, on rend la vérité insignifiante, prévient Paul Dehem (Paris). L’émotion qu’ont provoquée les récents attentats est légitime et je la partage. Sans pourtant souscrire à des slogans tels que “le Coran est de la merde”. Si la ligne de Charlie Hebdo se résume à nier que le Coran fut, comme la Bible, un facteur de civilisation, je ne puis m’identifier à cette feuille, malgré son deuil. Le djihad n’est pas le seul ennemi de la liberté. » Unamuno, encore : « On a parlé de guerre internationale en défense de la civilisation chrétienne, il m’est arrivé jadis de m’exprimer de la sorte. Mais non, notre guerre n’est qu’une guerre incivile... » Paix civile ou guerre incivile, redoutable alternative... #JeSuisMiguelEtJeSuisCharlie! p pascal galinier Au-delà du choc et de la tristesse, je m’interroge sur l’utilisation de cet « Allah akbar » brandi, mixé à toutes les sauces comme une signature légitime et repris en chœur par tous les médias. Ce n’est pas une arme de guerre, et son usage est strictement limité au début des cinq prières obligatoires. Il est urgent que tous les imams, épaulés par les organismes concernés, se manifestent afin d’expliquer, d’éduquer et de stopper ce tsunami embrouillé de haine. Il y a urgence à se mobiliser autour de ces électrons égarés afin que la religion musulmane ne se transforme pas en une secte recrutant ses sujets en déshérence au sein même d’une France où « rien ne va plus ». « Faites vos jeux ! » p tahani khalil ghemati, architecte libyenne, genève CHARLIE, C’EST JAURÈS EN JUILLET 1914 Jaurès voulait éviter la guerre et se démenait pour établir des contacts entre Français et Allemands. Il était devenu le symbole du refus de la guerre. Il fut assassiné par un nationaliste français, la veille de la Grande Guerre. Charlie Hebdo s’acharnait à refuser la bipolarisation simple : d’un côté Marine Le Pen, de l’autre les djihadistes. Il se moquait des deux. La comparaison s’arrête là. Il n’y a pas de puissance musulmane de poids comparable à l’Allemagne de 1914. Mais il est clair qu’il y a aujourd’hui des extrémistes qui poussent à l’affrontement de civilisations dont ils rêvent et à la guerre de la pensée. Ça ne va pas être simple d’éviter les amalgames et de calmer les esprits. p pierre bidallier, paris Le rire de « Charlie ». POLINE HARBALI LA FRANCE, « INCUBATEUR » DE TERRORISTES ? Hasard, rendez-vous ou synchronicité ? Peu importe, puisque nous y sommes. Au carrefour des destins échoués entre deux rives. Silence frustré débordant d’un côté, liberté insolente de l’autre. Deux tragédies viennent de se dérouler, décalées de seulement quelques heures. A Sanaa, au Yémen, un attentat à la voiture piégée faisait une trentaine de morts et soixante blessés. Des anonymes qui n’auront aucun hommage au journal télévisé. A Paris, en France, une attaque à main armée au siège de Charlie Hebdo a fait douze morts. Des dessinateurs célèbres ayant fait la gloire de l’hebdomadaire. Au nom de la France et de sa liberté d’expression, ils ne se sont jamais privés de croquer leurs opinions parfois provocatrices à travers des esquisses humoristiques d’électrons libres. Ils viennent d’en payer la facture en se faisant liquider par des hommes armés, criant « Allah akbar ! » et réussissant l’exploit insolent d’être filmés en « live ». Mais qui sont donc ces électrons incontrôlables envahissant la France ? Les acteurs de cet abominable attentat sont des citoyens français, nés en France, ayant fréquenté l’école républicaine et laïque – celle de Jules Ferry. J’en débattais récemment avec un ami libanais qui m’a tenu, légèrement irrité, les propos suivants : « Non, ces criminels ne viennent pas de chez nous. Ils viennent de France, et pas d’ailleurs. C’est le système français qui a produit ce genre de personnages ! C’est donc la France qui est responsable de ceux qui habitent sur son territoire, et non pas les origines, peut-être lointaines, de ces terroristes. Ils ne sont ni musulmans, ni chrétiens, ni juifs. Ce sont des exclus qu’un système a choisi d’exclure, peu importe la raison, ils ont agi à leur manière contre cette exclusion. C’est à la France de montrer qu’elle n’est pas un “incubateur” de terroristes, et pas aux musulmans, ni aux chrétiens, ni aux juifs, ni aux Orientaux de prouver qu’ils sont différents. Nous nous sommes bien intégrés au monde occidental, sans rejeter nos origines. Pourquoi devons-nous nous justifier de cet acte barbare qui vient d’avoir lieu à Paris ? » LA GUERRE CONTRE LE TERRORISME SE GAGNE À L’ARRIÈRE On ne saurait contester le bien-fondé des appels à l’unité nationale et à la défense républicaine qui se multiplient depuis le crime ignoble qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Parce que la liberté se défend, il faut combattre. Mais contre quels ennemis ? Qui sont les assassins cagoulés de la rue NicolasAppert ? Peut-être sont-ils comme Khaled Kelkal et Mohammed Merah avant eux. Peutêtre ont-ils grandi dans nos villes, appris l’échec dans nos écoles, appris la haine dans nos prisons. Les terroristes ne se recrutent pas dans les familles qui enseignent à leurs enfants une culture religieuse robuste, anticorps contre la radicalisation, mais justement parmi ces déshérités à qui personne n’a rien transmis. Que transmettons-nous à chacun de nos enfants ? Dans leur dimension idéologique, l’extrémisme religieux et la rhétorique guerrière jouent le même rôle : faire accepter aux pauvres l’idée qu’ils mourront pauvres. Adopter cette rhétorique ne suffit donc pas, surtout si le son du clairon républicain couvre la voix de ceux qui souffrent dans nos rangs. Se repentir pour notre passé ? Non. Mais réfléchir, pour notre avenir. Comprendre le parcours de nos terroristes, pour éviter qu’il ne se pérennise. Comprendre que ces deux assassins ne sont pas nés parmi nos ennemis, mais parmi nous, et que nous n’avons pas su les protéger des mains sanglantes qui nous les ont arrachés. Une unité faite d’allocutions républicaines ne suffit pas à incorporer à notre armée de la liberté ceux de nos enfants pour qui elle n’est qu’une abstraction, faute d’autonomie intel- JESSY DESHAIS courrier | 23 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 OLIVIER BONHOMME lectuelle, ou une forme d’oppression, parce qu’elle n’est pas la même pour tous. Aidons les soldats les plus faibles parmi nous : familles déstructurées par le chômage et les chômeurs que Pôle emploi n’a plus les moyens d’orienter, élèves illettrés de quatrième génération et professeurs à qui l’on interdit de transmettre, détenus sans qualification à qui la prison n’apprend rien, et surveillants pénitentiaires cernés par le suicide. Avant l’extrémisme et le terrorisme, il y a la misère. Si nous, Français, sommes les conscrits de la liberté, notre armée est en définitive comme toutes les autres : nos déserteurs sont des soldats qu’on a privés de solde. p mehdi djebbari, professeur agrégé d’histoire, paris CHARLIE, DESSINE-MOI MON ISLAM ! C’est à peine si je peux trouver les mots pour le dire. J’aurais voulu d’ailleurs, plutôt qu’écrire ces lignes, demander à Cabu, ce personnage si familier pour moi depuis que je suis arrivé en France, à l’âge de 5 ans : « Dessine-moi une douleur », comme tu voudras, mais avec ironie. Mais voilà, avec d’autres, il n’est plus là car, avec du sang, ils nous les ont raturés. Ils ne sont pas gommés pour autant : leurs dessins et leurs idées resteront. Alors, il faut continuer, il faut s’exprimer, plus que jamais. Personnellement, je dois le faire, comme citoyen français blessé, comme fanatique de la République, comme fils d’immigré accueilli par elle, comme Libanais musulman qui a fui son pays en pleine guerre confessionnelle, comme avocat dont la vraie religion est la contradiction. Et par-dessus tout comme orphelin aujourd’hui de la plume et de la dérision. A tous ces titres, je veux crier ici à tous ces fous de Dieu : vous nous avez peut-être touchés, mais vous nous rendez plus forts encore ! Il n’y a aucune place ici pour la nuance, car un retour aux fondations et la nécessité de faire bloc, massivement, face à cette barbarie, impose des choix clairs, sans aucun compromis : le débat plutôt que le tabou ou la violence, la liberté – d’abord celle de tout dire – contre l’oppression, les cultures plutôt que la doctrine, la laïcité plutôt que la révérence religieuse, la justice et non la vengeance, l’intelligence individuelle face au fanatisme et au populisme des foules. Alors, bien entendu, les Français musulmans sont aujourd’hui, plus que jamais, consciemment ou non, pointés du doigt (« On vous l’avait dit ! »). Légitimement ? Beaucoup finissent par penser – et ce n’est plus une tentation – que la violence serait consubstantielle à l’islam, et que la répétition des barbaries commises en son nom est bien « la » preuve de ce message qui se propage dangereusement et qu’il faudrait désormais accepter comme un fait politique. Bien évidemment, on trouve dans ces textes sacrés la guerre sainte, la loi du talion, des interdits (y compris de penser), la vérité divine et dogmatique… Mais comme dans toute religion. Alors, aux musulmans et musulmanes, en France et ailleurs, je dis qu’il est désormais l’heure du sursaut face à ceux qui veulent voler les paroles du Prophète. De grâce, dépassez une bonne fois pour toutes et condamnez cet islam de la « soumission », du strict respect de la lettre, du voile et de la pratique temporelle à l’excès. Ce n’est pas parce que cet islam-là existe qu’il n’est pas politiquement dévoyé et qu’il ne faut pas lui préférer l’islam du vrai djihad – la perfection de soi plutôt que des autres – de la poésie et des douceurs, de la critique et des libertés, d’Averroès… Celui-là aussi est dans le Coran ! A tous les autres, je dis, humblement : n’oublions pas que l’on brûlait des livres et des hommes durant l’Inquisition, n’oublions pas qui a tué Yitzhak Rabin, Prix Nobel de la paix, avant qu’il ne s’exprime dans un meeting à Tel-Aviv, en 1995. N’oublions pas que les révolutions arabes de 2011, porteuses d’espoir et de libertés, étaient d’abord laïques, mais ont été détournées par les religieux. Amin Maalouf rappe- lait que l’on accorde trop de poids à l’influence des religions sur les peuples, et pas assez à l’influence inverse. Seule cette double lecture nous sauvera de la fracture en nous empêchant d’assimiler fanatisme et fatalisme. Je ne parle pas au nom des musulmans français et encore moins de l’islam. Je m’exprime au nom de mon islam, celui de la République, celui de la liberté : je parle au nom de Charlie. Je n’oublie pas pourquoi je suis français (j’ai été accueilli en France avec mon père, qui a frôlé la mort seulement pour s’être exprimé dans des journaux). Je n’oublierai jamais Charlie. p jalal el ahdab, avocat aux barreaux de beyrouth, new york et paris COMMENT ÉVITER LE PIÈGE DÉCRIT PAR ROBERT BADINTER Allez-vous nous aider à éviter le « piège politique » décrit par Robert Badinter et dont je reconnais les symptômes qui montent en moi ? Je me dis que je ne sais pas si je pourrai m’empêcher de cracher au visage d’une femme en burqa ou d’un barbu la prochaine fois que j’en rencontrerai une ou un, et ma ville en compte beaucoup. Aidez-nous à lutter contre ce sentiment, contre cette envie de riposte facile, en mettant en mots cette irrésistible envie d’acte qui montrerait que nous ne sommes pas impuissants et en décrivant finement comment tendre des outils de lutte psychologiques pour les contrer… Matthieu Ricard ? Des psychologues de l’école de Palo Alto ? Le combat est aussi intérieur, et il est très difficile… p g. b., orsay (essonne) E NE PORTE PAS LE VOILE, MAIS N’AI PAS LA PEAU AUSSI BLANCHE QUE VALÉRIE… GIULIA D’ANNA LUPO Je suis Khamsa. Je suis française. Je suis de confession musulmane. Et j’ai peur. Nous sommes au lendemain des assassinats perpétrés chez Charlie Hebdo, et la communauté musulmane de France, pacifique et républicaine, triste de ces événements, est la cible de représailles de la part de fascistes qui confondent musulmans et islamistes. Des mosquées ont été brûlées, une femme voilée insultée et de nouvelles violences perpétrées… J’ai peur que ma France devienne le terrain d’affrontements, de représailles infondées, de haine. J’ai peur que l’islamophobie ne s’exacerbe au point de pousser des teints basanés à faire profil bas. J’ai peur que mes lendemains soient difficiles dans cette société qui ne verra plus en moi qu’une couleur, une fille d’ailleurs ou une enfant d’immigrés. J’ai peur que ma mère, citoyenne voilée, soit sommée de « rentrer dans son pays ». J’ai peur pour mes amis à la barbe aussi longue que celle de l’abbé Pierre, qui payent leurs impôts comme Jacques ou respectent les lois comme Fernand, qu’ils soient apparentés à des terroristes. J’ai peur que rien ne puisse calmer la colère des racistes, des lepénistes, des doctrinaires rigides et des extrémistes de tous bords. Je ne porte pas le voile mais je n’ai pas la peau aussi blanche que celle de Valérie… Aujourd’hui, penser à sortir faire mes courses dans les rues parisiennes, demander une aide sociale ou postuler pour un emploi me gèle les membres. Dois-je me teindre en blonde ? Devrais-je changer de nom et de prénom ? Me sera-t-il demandé plus de justificatifs lors d’un entretien professionnel ? Serai-je regardée plus durement dans le métro ? Non. Je me battrai pour mes idéaux et mes valeurs, avec ma pleine identité et la pleine conscience de mes droits. Je continuerai à défendre l’égalité, comme les anciens et les prochains. Je prônerai donc la Fraternité et je me lèverai pour la Liberté. La liberté pour Charlie d’écrire et d’exprimer, mais aussi pour nous, musulmans, de penser et pratiquer, en marge de ceux qui utilisent notre religion à des fins sanguinaires et insensées. Je suis Khamsa, effrayée par des lendemains noirs. Mais je suis aussi Charlie, tombé sous les balles à cause de mes coups de crayon. Je suis Ahmed, mort pour avoir voulu défendre Charlie. Je suis Rokhaya, en larmes et outrée que l’on m’intime de me désolidariser de crimes et idéaux inhumains. Je suis le World Trade Center, réduit à néant par des fanatiques. Je suis birmane, condamnée à mort car musulmane. Je suis syrienne, frappée car mon voile ne couvre pas assez mon visage. Je suis l’islam, pour lequel on tue alors que je prône l’amour et la miséricorde. Je suis Mohamed, ma religion signifie « paix », mes croyants sont ceux dont on n’a à craindre ni les paroles ni les actes, mes fidèles s’entraident dans les bonnes œuvres et l’enseignement de l’amour, et je leur ai enseigné que « Quiconque tue une personne sur la Terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes » (S.5, V.32). khamsa amouchi, paris VIVE SATISFACTION DEVANT LA RIPOSTE IMMÉDIATE DE « LA RUE » Mercredi 7 janvier 2015, un duo de ce qu’on appelle aujourd’hui des « terroristes » a débarqué, lourdement armé, au siège du journal satirique Charlie Hebdo – la joie de ma jeunesse – pour y faire « le ménage »… Ces « connards », comme les a appelés fort justement Plantu, ont tenté d’assassiner la liberté de penser. Mais – l’ignoraient-ils ?, c’est une hydre dont les têtes coupées donnent aussitôt de nouvelles pousses encore plus vigoureuses ! Ils sont tellement ignares, gavés de slogans et de raccourcis spirituels, ignorant tout de l’histoire des religions, en particulier de celle qu’ils pensent être la leur. Marx avançait que « la religion est l’opium du peuple ». Nous sommes aujourd’hui à la merci de tous les « camés de la Terre » ! Ces abrutis ouvrent la porte à tous les racismes, à tous les extrémismes… Journée noire pour la tolérance, la libre expression, la liberté de penser, l’ouverture vers les autres. Pendant que le Juste pense, le Con avance… Mais c’est qu’il avance vite, ce con ! De quels crimes sommes-nous capables au nom d’un Dieu qui, sans nous, ne serait rien, ne serait pas, n’aurait aucun sens… A bien y réfléchir, avec nous non plus, d’ailleurs… Je remercie ces libres penseurs, joyeux farceurs, Cabu, Wolinski, Charb et les autres, les Cavanna, Reiser, Choron qui refusaient de marcher droit et de porter des œillères. Je suis heureux d’avoir appartenu à une génération qu’ils ont intellectuellement contribué à déniaiser… Et j’ai éprouvé une vive satisfaction devant la riposte immédiate de « la rue », bourdonnant son indignation comme une ruche en effervescence… Un corps social qui réagit face à pareil virus peut encore être sauvé. p jean-françois hagnéré, creutzwald (moselle) Mediateur.blog.lemonde.fr @pasgalinier 24 | 0123 0123 MARDI 13 JANVIER 2015 par gé r ar d co urtois LE MESSAGE DU 11 JANVIER Le pire n’est pas toujours sûr I l ne faut pas désespérer des Français. On les disait inquiets, anxieux, frileux, doutant d’eux-mêmes et méfiants des autres. Après trois jours de sang et de larmes, de stupeur douloureuse, de sidération révoltée, après ces quelques dizaines d’heures où trois terroristes auront, de sang-froid, au nom d’un djihad mortifère, décimé l’équipe de Charlie Hebdo, exécuté des policiers et assassiné les clients d’un supermarché juif, ils ont démontré le contraire. Dans un rassemblement sans précédent, digne, émouvant, rassurant. Par millions, dans la capitale et toutes les villes du pays, dimanche 11 janvier, ils ont dit non à la barbarie et au fanatisme. Jamais les places de République et de la Nation, à Paris, n’avaient si bien porté leur nom. Jamais Voltaire, pourfendeur de tous les obscurantismes voilà plus de deux siècles et dont l’esprit inspirait les dessinateurs de Charlie, n’avait reçu plus bel hommage, sur le boulevard auquel il a donné son nom. De tous âges, conditions, origines et croyances, ils ont fait face, refusé l’innommable et défendu l’essentiel − la liberté qui fonde la démocratie. Il ne faut pas davantage désespérer de la France. On la dit volontiers paralysée, incapable d’affronter les crises qui la minent, divisée contre elle-même. Près d’une cinquantaine de chefs d’Etat et de gouvernement sont venus lui dire, au premier rang du peuple parisien, qu’elle reste, à leurs yeux, la patrie de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité. Et ceux qui n’étaient pas à Paris étaient nombreux, dans les capitales du monde entier, pour manifester leur solidarité. Là encore, la mobilisation a été aussi exceptionnelle que réconfortante. Sursaut des consciences Il ne faut donc pas désespérer de l’avenir. Et l’on veut croire que ce sursaut des consciences − individuelles et collectives, nationale et internationale − marquera, comme l’a dit le premier ministre Manuel Valls, « un avant et un après ». C’est désormais le défi des responsables de ce pays : être à la hauteur des attentes exprimées par ses citoyens. Ils l’ont été face au choc de cette semaine insensée. A commencer par le président de la République. Dès les premières minutes qui ont suivi la tuerie de Charlie Hebdo jusqu’à la cérémonie, dimanche soir, à la Grande Synagogue de Paris, en passant par le sommet planétaire improvisé dans l’aprèsmidi, il a su trouver le ton, employer les mots et faire les gestes qui s’imposaient, marier émotion et solennité, gravité et détermination. Incontestable commandant en chef pendant ces heures périlleuses, il a été sur tous les fronts, entouré par le premier ministre et le ministre de l’intérieur, impeccables dans la tourmente. Trois jours durant, il aura incarné l’unité de la nation. C’est son rôle, il l’a pleinement assumé. Cela laissera, sans aucun doute, une trace dans l’esprit des Français. Les responsables de l’opposition, pour leur part, ont su faire passer l’unité nationale avant l’habituel combat politique. LES POLITIQUES SAURONT-ILS ÊTRE À LA HAUTEUR DES ATTENTES DU PAYS ? JAMAIS LES PLACES DE LA RÉPUBLIQUE ET DE LA NATION, À PARIS, N’AVAIENT SI BIEN PORTÉ LEUR NOM L’épreuve que traversait le pays le leur imposait. Ils ne se sont pas dérobés, quoiqu’il leur en coûte. A l’exception de la présidente du Front national, défenseure autoproclamée du peuple mais incapable de s’associer au rassemblement parisien qu’elle a qualifié, dimanche à Beaucaire, de « grande machine à blanchir les consciences ». Et commodément oublieuse qu’elle est la plus acharnée pour attiser les peurs, nourrir les ostracismes et faire l’amalgame − inacceptable − entre terrorisme, islam et immigration. Innombrables questions Mais dès aujourd’hui, sauront-ils, les uns et les autres, rester à la hauteur ? Au-delà de l’émotion, gouvernement, majorité et opposition républicaine sauront-ils engager le débat aussi urgent qu’indispensable sur les remèdes à apporter au traumatisme subi par le pays ? C’est leur responsabilité. Elle reste à démontrer. Déjà, d’innombrables questions se posent sur la capacité de la France à faire face à la menace terroriste. Le chef de l’Etat a souligné que nous n’en « avons pas fini » avec elle. Le premier ministre a admis qu’il y avait eu des « failles » dans le dispositif de surveillance et de protection, entre les mailles duquel sont passés les trois assassins qui ont commis les tueries de la semaine passée. Le ministre de l’intérieur a organisé, dès dimanche, une réunion de ses homologues européens, auquel s’était joint le ministre de la justice américain ; ils ont convenu de se retrouver à Washington, dans un mois, pour renforcer leur coopération. Mais il faut aller au bout de cette « lucidité », pour reprendre le mot partagé par Manuel Valls, dès vendredi, et Nicolas Sarkozy, lundi 12 janvier au matin. Une nouvelle fois se posera la question de l’équilibre entre le respect des libertés démocratiques et l’efficacité de la réponse policière, à l’échelle de la France et à celle de l’Europe. Une nouvelle fois celle des moyens de détection dont disposent les services de sécurité français, une nouvelle fois celle de la politique pénale, en dépit des innombrables lois adoptées ces dernières années. Au-delà, une question plus large et plus lourde encore est posée : comment la France a-t-elle pu en arriver là ? Comment a-t-elle pu secréter une telle haine à son endroit, non pas seulement de groupes terroristes proche-orientaux, mais de jeunes qui ont grandi sur son sol ? Pourquoi la République se laisse-t-elle gagner par un racisme latent et un antisémitisme odieux ? Comment empêcher que toute la communauté des musulmans de France ne soit prise en otage par les djihadistes qui ont armé le bras des assassins parisiens ? Comment, enfin, redonner pleinement sens à l’idéal républicain ? Chacun mesure que ce sera un effort difficile et de longue haleine. Un effort vital, cependant, si l’on veut lutter sérieusement contre toutes les pestes identitaires qui rongent ce pays. p courtois@lemonde.fr Tirage du Monde daté dimanche 11-lundi 12 janvier : 490 887 exemplaires L es Français, ces jours derniers, ont adressé un message puissant au monde et aux auteurs des odieux attentats terroristes de la semaine dernière. Un message de rassemblement, un message de détermination, et surtout un message d’attachement aux valeurs qui ont été attaquées : la liberté, la tolérance, le pluralisme. Ils l’ont fait dans le calme et avec une dignité admirable. Une fois l’émotion retombée, des questions vont se poser sur la meilleure manière de nous protéger. Comment éviter que de tels actes se reproduisent ? Comment écarter la menace ? Comment mettre les terroristes potentiels hors d’état de nuire, alors que nous savons désormais qu’ils vivent parmi nous, au sein même de notre société ? Des voix fortes, et convaincantes, vont s’élever – se sont déjà élevées – pour demander des mesures de répression toujours plus fortes, une sécurité toujours plus poussée. Ces voix auront des arguments simples, efficaces, séduisants. Il faut, bien sûr, réagir avec la plus grande fermeté. Il faut procéder à un examen sans concession des failles de notre dispositif, notamment dans le domaine du renseignement, comprendre pourquoi des hommes qui étaient connus des services policiers et judiciaires – et longtemps surveillés – ont pu, finalement, avoir les moyens de mener à bien de telles attaques. Mais il faut aussi éviter le piège du 11-Septembre aux Etats-Unis : celui de la « guerre mondiale contre la terreur » du président George W. Bush et d’un arsenal de répression et de surveillance sans précédent qui ont, certes, relativement préservé le territoire américain de nouveaux attentats – excepté celui du marathon de Boston, en 2013 –, mais totalement déstabilisé un monde arabo-musulman dont l’Europe est la voisine immédiate. La France, confrontée à la menace terroriste islamiste depuis longtemps, dispose de moyens de lutte législatifs et policiers importants, qu’elle n’a cessé de faire évoluer. Pour certains, l’encre est à peine sèche : plusieurs décrets d’application de la loi du 13 novembre 2014, le deuxième texte antiterroriste du quinquennat de François Hol- lande et le quinzième depuis 1986, ne sont même pas encore entrés en vigueur. Une autre loi sur le renseignement est en préparation : il est crucial que l’élaboration de ce texte tienne compte des attentats de janvier et en tire les enseignements. Dans ce travail, l’objectif du législateur et du gouvernement doit être d’améliorer le fonctionnement des services de renseignement et de leur donner les moyens de s’adapter à une menace terroriste en constante évolution. Mais il doit être aussi de rester fidèle aux valeurs qu’a défendues le peuple de France, descendu massivement dans la rue dimanche 11 janvier, ces valeurs de démocratie et de liberté visées par les terroristes. Il y a d’autres domaines dans lesquels nous pouvons agir pour nous protéger. La lutte contre la radicalisation, tout particulièrement dans nos prisons, qui transforment trop de jeunes délinquants déboussolés en futurs terroristes fanatisés et prêts à tout, doit être l’une de nos priorités. Et il y a l’Europe, dont les citoyens et les dirigeants ont répondu présent à l’appel des Français. Le terrorisme islamiste doit être combattu à l’échelle européenne. Au moment où le Vieux Continent lamine ses budgets de défense et renâcle à une coopération sécuritaire et judiciaire plus étroite, cet axe est plus vital que jamais. Y renoncer serait ne pas entendre le message du 11 janvier. p Les mastères spécialisés ont le vent en poupe K Créés en 1985, ils sont aujourd’hui plus de 400, devenus des passeports pour l’emploi K Comment choisir le bon K Comment le financer UNIVERSITÉS & GRANDES ÉCOLES Mercredi 14 janvier - 16 pages © thinkstock FRANCE | CHRONIQUE Chaque mercredi, les étudiants ont rendez-vous dans Le Monde. Et retrouvez l’actualité du monde des étudiants, infos, bons plans, orientation et conseils sur Campus.lemonde.fr DEMAIN DANS 0123
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