Les improvisations du gouvernement creusent les fractures de la

VENDREDI 24 JUIN 2016
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LE MONDE
DES LIVRES
Les improvisations du gouvernement
creusent les fractures de la gauche
2
C’EST
D’ACTUALITÉ
v CARITATIF
Les livres du cœur
ont du succès
3
MOTS DE PASSE
v La petite musique
de Julian Barnes
Yves Bonnefoy, passé présent
Dans « L’Echarpe rouge », magnifique essai autobiographique, le poète reprend
des vers anciens, inachevés, à la recherche des origines de sa vocation
4
LITTÉRATURE
FRANÇAISE
Martin Page,
Patrick Wald
Lasowski,
Pierre Alferi
amaury da cunha
A
▶ En trois heures, mercredi,
▶ Les critiques de la CFDT,
▶ Après avoir laissé
la manifestation parisienne
contre la loi travail a
d’abord été interdite puis
autorisée par l’exécutif
seul syndicat à défendre
le texte El Khomri, et des
politiques, de droite comme
de gauche, ont porté
Manuel Valls décider d’in- sur l’état de décompositerdire le cortège parisien, tion d’une gauche qui
François Hollande a désaa intégré la défaite en 2017
voué son premier ministre PAGES 8-9 ET LA CHRONIQUE PAGE 25
▶ Cette crise en dit long
vec L’Echarpe rouge, Yves
Bonnefoy creuse une brèche dans le passé. Rien
de régressif, cependant,
dans ce magistral essai
autobiographique. Pour le
poète, né en 1923, l’expérience acquise
permet désormais de circuler dans
l’épaisseur d’une œuvre. D’un livre à
l’autre, d’un recueil de poèmes à un essai
théorique sur l’art, avec la même intensité littéraire, Bonnefoy n’a cessé d’interroger notre rapport au réel à travers les
mots. S’ils permettent d’accéder à l’évidence des choses, à leur « présence plénière », ils représentent aussi un risque.
Celui de réduire ce que nous tentons de
nommer à des identités figées et d’obscurcir l’énigme de nos vies.
L’enjeu de L’Echarpe rouge, pour Yves
Bonnefoy, est celui d’une épreuve. Elle
consiste à entrer dans un texte d’autrefois pour l’habiter à nouveau et saisir le
sens des mots qui demeurent encore incompris. En 1964, Yves Bonnefoy a en effet écrit une centaine de vers dans une
forme libre. Il y est question de mystérieuses images. Morceaux d’un puzzle,
comme sortis d’une toile de Giorgio De
5
LITTÉRATURE
ÉTRANGÈRE
Joyce Carol Oates,
Rachel Cusk
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
« Bambi »,
de Felix Salten
7
Il est rare de trouver
dans l’œuvre du poète
des textes aussi
intimes qui identifient
radicalement l’écriture
à la vie
Chirico. Dans ce poème, l’écrivain évoque
une enveloppe avec l’adresse d’un inconnu écrite au dos, une maison oubliée,
un voyage en train à Toulouse, une rencontre avec une femme fantomatique,
une disparition, un masque de NouvelleGuinée… Il ne parviendra cependant pas
à finir ce poème, ou cette « idée de récit »,
comme il le nomme. « Du sans cesse interrompu, de l’inachevable, écrit-il dès les
premières pages de L’Echarpe rouge,
l’œuvre de quelqu’un d’autre. »
Pour Yves Bonnefoy, la poésie est
un acte qui se poursuit mentalement,
même lorsque l’écriture s’arrête. Un demi-siècle plus tard, l’écrivain décide donc
de reprendre ce texte qui demeurait enfoui au fond d’un tiroir, dans le secrétaire
de son grand-père. Plutôt que d’en chercher une suite, Bonnefoy préfère passer
du vers à la prose, pour mieux enquêter
sur ces images primitives.
Dans ce magnifique essai qui analyse le
poème inaugural jamais publié – dont le
titre était déjà L’Echarpe rouge –, l’origine
de la vie et celle de l’écriture se retrouvent mêlées. Bonnefoy évoque son enfance, notamment à travers la relation
à ses parents. Le poème initial faisait
entrer en scène un homme mystérieux,
revenu du passé. Le poète l’identifie
aujourd’hui comme son père. Cet ouvrier
ajusteur parlait peu, ou alors réduisait le
ESSAIS
L’éthique
topographique
des Apaches selon
Keith Basso
8
CHRONIQUES
v LE FEUILLETON
Eric Chevillard
mène l’enquête avec
Paul Fournel
ÉRIC GARAULT/PASCO
langage à une fonction strictement utilitaire, fonctionnelle : « Le travail qu’il fait
l’oblige à l’emploi de la pensée conceptuelle, il doit en parler l’abstraction, ses
mots le privent d’avoir avec l’arbre proche,
ou la barrière grinçante sur le chemin, ce
rapport d’immédiateté qui est à la fois
toucher, voir, respirer, sentir. »
La vocation poétique ne survient-elle
pas pour compenser ce silence ? Ecrire
pour le père, ou alors contre lui ? Devenir
poète, c’est peut-être vouloir subvertir
l’ordre du langage, laisser entrer en lui le
vacillement du sens. Dans L’Echarpe
rouge, au sein de cette maison familiale,
Yves Bonnefoy raconte sa découverte
intérieure du langage. D’abord dans les
mots échangés par ses parents, dans un
patois qu’il ne comprenait pas, mais à
travers lequel l’enfant s’enchantait de
découvrir la primauté du son des mots
sur leur signification. Beauté d’une langue étrangère qui est aussi celle de la
poésie. C’est ensuite dans un abécédaire
qu’il découvre d’autres mots, dessinés
sur un livre. « C’étaient des dessins au
trait qui n’avaient pas l’ambition de
savoir ce que les dictionnaires disent des
choses ».
Aux yeux d’Yves Bonnefoy, cette expérience a été décisive dans sa pratique
future de la poésie – et sa recherche du
mot comme pourvoyeur d’images. « Et
j’étais donc invité à rester fidèle au premier emploi que l’on fait des mots, le
désignatif, l’exclamatif », écrit-il. Car la
poésie, pour lui, n’est pas la recherche
d’un savoir quelconque. Discipline qui
n’exclut cependant pas le maintien d’une
pensée toujours vive, jamais séparée de
la riche épaisseur du monde, forée par les
mots. Si L’Echarpe rouge peut parfois
sembler abrupt, ce livre demeure essentiel : il réussit à déceler une jonction
entre l’évidence de la vie et son inévitable mystère. Il est rare de trouver dans
l’œuvre d’Yves Bonnefoy des textes aussi
intimes qui identifient radicalement
l’écriture à la vie.
Dans Ensemble encore, un autre
ouvrage qui paraît en même temps,
constitué de poèmes pour la plupart inédits, Yves Bonnefoy évoque à nouveau
l’enfance, comme le lieu et le moment
de toutes nos origines. Ces images d’un
« très lointain autrefois » se retrouvent
aujourd’hui au premier plan dans la vie
d’un poète de 93 ans qui ne cesse d’explorer toutes les strates du temps. p
9
MÉLANGE
DES GENRES
v JEUNESSE
Le papa pas poule
de Marie-Aude Murail
10
RENCONTRE
Achille Mbembe,
le passant soucieux
l’écharpe rouge,
d’Yves Bonnefoy,
Mercure de France, 272 p., 19 €.
ensemble encore
suivi de perambulans in noctem,
d’Yves Bonnefoy,
Mercure de France, « Poésie »,
144 p., 14,80 €.
Cahier du « Monde » No 22221 daté Vendredi 24 juin 2016 - Ne peut être vendu séparément
NOTRE-DAME-DES-LANDES LE RÉFÉRENDUM QUI NE RÉGLERA RIEN
▶ Yves Bonnefoy,
magistrale
« Echarpe rouge »,
l’autobiographie
d’un poète
▶ Le roman
originel de « Bambi »,
en 1923, allégorie
du destin des juifs
d’Europe
▶ Les électeurs
de Loire-Atlantique répondront
dimanche
à la question
du transfert
de l’aéroport
de Nantes vers
Notre-Damedes-Landes
▶ Le référendum
ne lèvera pas les
oppositions sur
ce dossier vieux
de cinquante ans,
le gouvernement
devra trancher
→ PAGES 6 - 7
1
SUPPLÉMENT
Espagne
L’improbable
coalition
de gauche
PAGE 2
Prison
La catastrophe des
transfèrements
de détenus
ET 2 4
ÉDITORIAL
PAGE 1 1
PATAQUÈS
INSOLUBLE
→ PAGE
26
Culture
Le mélo
dans tous ses états
à La Cinémathèque
Dans la ZAD, le 22 juin.
FRANCK TOMPS POUR « LE MONDE »
PAGE S 1 8 - 1 9
Les sièges du Château de Versailles et les sociétés offshore
Un antiquaire parisien utilisait une structure panaméenne pour acheter des meubles discrètement
Le scandale des faux meubles
XVIIIe acquis par le Château de
Versailles en cache un autre : l’antiquaire parisien Bill Pallot, mis
en examen et écroué le 9 juin
pour « blanchiment aggravé et es-
Sport
Le joli parcours
des bizuts
de l’Euro
Pays de Galles, Islande,
Irlande du Nord
et Slovaquie sont en
huitièmes de finale.
Seule l’Albanie est sortie
croquerie », était le bénéficiaire
effectif d’une société-écran immatriculée au Panama par le cabinet d’affaires Mossack Fonseca.
Le compte suisse de la société
offshore affichait en 2007 un
solde confortable (1,3 million
d’euros) et servait effectivement à
l’achat de meubles anciens, selon
les « Panama papers ». La société a
été transférée en 2010 à un autre
cabinet panaméen, lui-même
dans le viseur de la cellule antiblanchiment Tracfin. L’avocat de
Bill Pallot assure que son client
« a régularisé avec Bercy » tous ses
avoirs à l’étranger.
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Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA
2|
INTERNATIONAL
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
A Cuevas del
Becerro (Espagne),
le 10 juin.
JON NAZCA/REUTERS
Les frères ennemis de la gauche espagnole
Podemos devance les socialistes dans les sondages avant les élections législatives du 26 juin
madrid - correspondance
S
ix mois après les élections
générales de décembre 2015, qui n’avaient pas
permis la formation d’un
gouvernement, le nouveau vote
organisé dimanche 26 juin permettra-t-il d’éclaircir le paysage
politique espagnol ? Rien n’est
moins sûr, et les derniers sondages diffusés avant le vote laissent
difficilement augurer de la suite
des événements.
Le parti de la gauche anti-austérité Podemos, fort de l’alliance
scellée avec les néocommunistes
de la Gauche unie (Izquierda
unida, IU) et divers mouvements
régionaux, semble en bonne position, avec des intentions de vote
tournant autour de 26 % (contre
20,68 % en décembre 2015), pour
ravir sa deuxième place au Parti
socialiste ouvrier espagnol
(PSOE), qui stagne à 20,5 %. Le
Parti populaire (PP, droite) paraît
bien parti, avec 29 %, pour conserver une première place qui, il y a
six mois, s’était révélée insuffisante pour gouverner.
Voilà pour l’aspect comptable.
Pour le reste, les querelles intestines à gauche rendent toujours
aussi incertaine la perspective
d’une coalition entre Podemos et
LE CONTEXTE
LÉGISLATIVES
Plus de 36 millions d’électeurs
espagnols seront appelés à voter
pour élire 350 députés et 208 sénateurs. Pour former un gouvernement, il faudra que plusieurs
partis parviennent à se mettre
d’accord, sous peine de voir se
répéter le scénario produit par
les élections de décembre. Le
PSOE, dont le soutien après les
élections est déjà sollicité par le
PP et par Podemos, devrait jouer
les faiseurs de roi, ce qui le met
face à un dilemme.
le PSOE. Pour le dirigeant socialiste Pedro Sanchez, pas question
de permettre à Pablo Iglesias,
le chef de file de Podemos, de devenir président du gouvernement, alors même que celui-ci a
voté contre son investiture, en
mars, et que Podemos ne cache
pas son envie d’infliger au PSOE
le même sort qu’au Pasok en
Grèce – l’envoyer dans les poubelles de l’histoire.
Les socialistes n’ont qu’un seul
espoir pour renverser la situation
et éviter que le PP ne profite de
l’imbroglio : « S’il n’y a pas de majorité, et pour éviter des troisièmes
élections, il faudrait laisser gouverner le parti qui obtient le plus de
soutiens au Parlement », a expliqué, mi-juin, le conseiller économique du PSOE, Jordi Sevilla.
Relations ambiguës
La manœuvre est claire : s’il parvient à rééditer l’alliance qu’il
avait scellée en février avec le
parti centriste et libéral Ciudadanos, crédité de 14 % des voix, le
PSOE espère ainsi convaincre Podemos de le soutenir.
Pedro Sanchez a abondé dans ce
sens en proposant, le 20 juin, de
former un gouvernement de coalition avec des ministres issus à la
fois de Podemos et de Ciudadanos. La proposition a toutefois
peu de chances d’aboutir, après
avoir échoué une première fois en
mars, au moment de l’investiture.
La capacité de Podemos et du
PSOE à s’entendre est d’autant
plus incertaine que les deux partis entretiennent des relations
ambiguës, dont la nature diffère
d’une région à l’autre de l’Espagne. Dans les villes de Madrid et
de Barcelone, où gouvernent des
plateformes citoyennes soutenues par Podemos grâce à l’appui
des socialistes, elles fonctionnent
sans soubresauts, alors qu’à Cadix, les deux formations sont au
bord de la rupture.
Dans les régions de Valence, des
Baléares, de Castille-La Manche ou
d’Aragon, le soutien clé de Podemos à des gouvernements socia-
listes est stable. Alors qu’en Estrémadure, dans les Asturies ou en
Andalousie, les socialistes doivent
trouver le soutien d’autres formations pour approuver les budgets.
Pour Podemos, le modèle à suivre est celui de la région de Valence. Après vingt ans de gouvernement du PP, les socialistes, arrivés en deuxième position lors des
élections régionales de mai 2015,
gouvernent la région grâce à un
accord, le « pacte du Botanique »,
signé avec le parti régionaliste et
anticorruption Compromis, qui a
obtenu la vice-présidence du gouvernement régional, et Podemos,
qui n’a pas souhaité entrer dans le
gouvernement pour « exercer un
contrôle externe ». Un an plus
tard, toutes les forces politiques
qui ont souscrit au « pacte » se disent « satisfaites ».
« Nous avons démontré qu’il est
possible d’avoir un gouvernement
de coalition avec un programme
modéré et une cohésion interne,
affirme au Monde le président de
la région, le socialiste Ximo Puig.
« Une grande
coalition entre
le PSOE et le PP
serait la pire
des solutions »
XIMO PUIG
président (PSOE) de la région
de Valence
La droite nous disait que ça allait
être compliqué, que ça allait nuire
à l’économie. C’est tout le contraire. Nous avons eu 3,4 % de
croissance en 2015 et les exportations ont augmenté. »
« La majorité des mesures que
nous nous étions fixées ont été
adoptées ou sont déjà en marche,
se félicite la vice-présidente,
Monica Oltra, avocate de 46 ans
et porte-parole de Compromis.
Nous avons supprimé les frais médicaux aux personnes âgées gagnant moins de 1 000 euros par
mois ou encore mis en marche des
mesures de lutte contre la pauvreté énergétique. »
« Après vingt ans de gouvernement du PP et la prolifération des
affaires de corruption, il existait
une saturation et un ras-le-bol tels
que cette alliance était nécessaire,
ne serait-ce que par hygiène démocratique, abonde Antonio Montiel, secrétaire général de Podemos dans la région valencienne.
Jusqu’à présent, le PSOE et Compromis n’avaient pas réussi à chasser le PP du pouvoir, mais nous
avons mobilisé le vote des jeunes et
des abstentionnistes. A présent, il
est temps de réviser l’accord du Botanique pour aller plus loin. »
« Changement culturel »
Malgré leur entente à Valence,
chacun a sa propre lecture du blocage qui a suivi les élections du
20 décembre et des perspectives
d’alliance au niveau national.
Pour M. Montiel, « Ximo Puig, contrairement à Pedro Sanchez, a
compris qu’un changement culturel s’était produit. »
Mais le président valencien se refuse lui aussi à soutenir l’idée d’un
gouvernement présidé par Pablo
Iglesias, même si celui-ci devance
les socialistes. « Podemos est encore en phase de maturation et
il doit se définir, explique M. Puig.
En Andalousie, ce sont des anticapitalistes, ici ils sont plus modérés, et
à Madrid, ils ont préféré mener un
jeu tactique. » Problème : à l’image
de nombreux cadres du PSOE,
M. Puig estime aussi qu’« une
grande coalition avec le PP serait la
pire des solutions ».
A l’issue du scrutin, et si Podemos et le PSOE disposent bien à
eux deux de la capacité de gouverner, cette position d’entre-deux
risque d’être difficile à défendre
pour les socialistes. Electoralement affaiblis, ils auront du mal à
assumer de bloquer l’accession au
pouvoir d’une majorité de gauche.
Le risque d’éclatement du parti,
entrevu dans les mois qui avaient
suivi le scrutin de décembre 2015,
sera à nouveau bien réel. p
sandrine morel
En Catalogne, une affaire d’écoutes embarrasse Madrid
c’est une réunion organisée en octobre 2014, quelques jours avant la consultation indépendantiste illégale organisée en
Catalogne le 9 novembre, entre le ministre
de l’intérieur, Jorge Fernandez Diaz, et le
magistrat Daniel de Alfonso, directeur du
bureau antifraude de la région. Sur les enregistrements, diffusés mardi 21 juin par le
site d’information Publico.es, on entend
clairement le ministre demander des informations sur l’avancée des enquêtes sur de
possibles affaires de corruption touchant
des membres de la Gauche républicaine catalane (ERC) et les nationalistes de Convergence démocratique de Catalogne (CDC).
Le ministre s’intéresse à la hausse de la
facturation d’une entreprise privée, Cepsa,
où travaillait le frère du chef de file d’ERC,
Oriol Junqueras, lorsque le parti gouvernait
la région en coalition avec les socialistes et
les écologistes. Alors que le magistrat lui assure que les preuves sont « faibles », il insiste. « Ce que je sais, (…) c’est que le volume
de facturation de Cepsa par la voie des con-
cessions et des subventions a explosé… On ne
peut pas oublier que nous sommes en train
de parler du frère de Junqueras. » Plus tard, le
magistrat l’informe de l’attribution de postes de la fonction publique à deux belles-sœurs de l’ex-conseiller catalan de l’intérieur et du travail Felip Puig, par l’ex-conseiller à la présidence du gouvernement
catalan, Francesc Homs, avant le résultat de
leur concours. « Politiquement, ça lui fait
beaucoup de mal, non ? Tu peux me donner
une copie », demande alors le ministre. Il se
propose même « d’intervenir auprès du procureur de l’Etat » pour qu’une enquête soit
ouverte et que cela sorte dans la presse.
« Guerre sale »
La fuite de ces enregistrements sonores a
provoqué un séisme en pleine campagne
pour les législatives du 26 juin. Les partis indépendantistes catalans parlent de « guerre
sale » et de « conspiration » pour « fabriquer
des scandales » contre les partisans de la sécession. Les médias s’inquiètent d’une ma-
nipulation de la justice à des fins politiques.
Les candidats du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), de Podemos (gauche antiaustérité) et de Ciudadanos (centriste libéral) ont tous demandé la démission du ministre et du magistrat, mais aussi réclamé
des comptes au chef du gouvernement intérimaire, Mariano Rajoy, qui apparaît en filigrane dans la conversation : « Je vais en informer qui tu imagines », explique le ministre, avant, plus tard, de dire que « le président
du gouvernement est au courant ».
Au Parti populaire (PP), on crie à « la conspiration ». « La seule vraie question est qui a
enregistré ces conversations et pourquoi il
les diffuse deux ans plus tard, à quatre jours
des élections », a déclaré M. Fernandez Diaz,
qui considère qu’il s’agit d’une conversation « privée » et « sortie de son contexte »,
qui s’inscrit dans « les relations normales »
entre administrations. Mariano Rajoy, pour
sa part, a assuré qu’il ne savait pas qu’il existait un bureau antifraude en Catalogne. p
s. m. (madrid, correspondance)
international & europe | 3
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
La presse
d’outre-Manche
vote « Brexit »
Les Britanniques disent, jeudi, oui
ou non à l’Europe. Leurs journaux
ont tranché depuis longtemps
londres - correspondant
L
undi : « Nouveau raid fiscal de l’UE sur la GrandeBretagne ». Mardi : « L’UE
ultra-toxique pour les retraites ». Mercredi : « La reine met
en cause l’UE ». Ainsi a commencé
la semaine du référendum pour
les lecteurs du Daily Express
(430 000 exemplaires quotidiens). Chaque matin, la « une »
des principaux tabloïds britanniques scande des slogans hostiles à
l’Europe et favorables au
« Brexit ». « Independence day »,
va jusqu’à proclamer le Sun, jeudi
23 juin, jour du vote, sur fond de
soleil radieux se levant sur les îles
Britanniques, appelant ses lecteurs à « libérer le Royaume-Uni de
l’emprise de l’UE ».
L’extrême focalisation de la
campagne sur l’immigration se
nourrit aussi quotidiennement
de leurs gros titres : « Laissez-nous
entrer, nous sommes Européens ! », proclamait par exemple
le Daily Mail (1,6 million d’exemplaires) le 16 juin, sous la photo
d’une famille de clandestins débusqués dans un camion. Le lendemain, le journal publiait un rectificatif : les migrants en question
venaient d’Irak et du Koweït. Mais
qu’importe.
Anti-européens, xénophobes et
populaires, les principaux tabloïds offrent une caricature d’un
phénomène plus large qui pèse
lourd sur le scrutin de jeudi : depuis un quart de siècle, la presse
britannique milite au quotidien
contre l’Europe, multiplie les con-
tre-vérités et attribue à l’Union
tous les maux du pays. Dans ce
paysage fantasmagorique où
Bruxelles décide de la taille des
préservatifs et interdit les
bouilloires trop puissantes, la seconde guerre mondiale, l’image
de l’Angleterre « seule à résister »
et l’antigermanisme occupent
une place étonnante.
Pour brocarder la vanité de l’accord obtenu en février à Bruxelles par le premier ministre, David
Cameron, sur le « statut spécial »
de son pays, et induire l’idée
d’une traîtrise à la nation, le Sun
l’avait déguisé en militaire et présenté devant une carte striée de
flèches représentant l’invasion
allemande, autrement dit l’UE
(dont Boris Johnson a dit plus
tard qu’elle empruntait le chemin d’Hitler).
82 % d’articles contre l’UE
Nulle raison de s’étonner, dès
lors, que les journaux appelant
explicitement à voter pour la sortie de l’UE se taillent la part du
lion : 82 % des articles publiés
pendant la campagne du référendum sont hostiles à l’UE, selon
une étude publiée par l’université de Loughborough, qui inclut
à la fois des journaux de qualité,
comme le Telegraph, et des tabloïds comme le Sun (1,8 million
d’exemplaires), le Daily Mail ou le
Daily Express, de loin les plus lus.
Les quotidiens qui, à l’inverse, défendent le maintien dans l’UE – le
Guardian et le Financial Times –
ont un grand prestige et une
forte influence, mais une
Le « Sun » est emblématique des tabloïds britanniques farouchement opposés à l’Union européenne. DANIEL SORABJI/AFP
audience réduite, avec respectivement 180 000 et 210 000
exemplaires.
Quant à Rupert Murdoch, le milliardaire qui possède à la fois le
Sun et le Times (400 000 exemplaires), il joue gagnant au référendum à tous les coups, puisque,
marketing oblige, le premier titre
soutient la sortie de l’UE, tandis
que le second s’est prononcé pour
y rester.
Le décor a bien changé depuis le
référendum de 1975. A l’époque,
les journaux britanniques
étaient massivement pro-européens, et 67 % des Britanniques
avaient voté pour l’adhésion à la
Communauté économique européenne. La mutation s’est opérée
à la fin des années 1980. Les partis politiques s’étaient alors ralliés à l’Europe, et la presse a commencé à les attaquer sur ce terrain. L’itinéraire de Boris Johnson, fils d’un ancien haut
La campagne
n’a presque pas
abordé les
réussites de l’UE
ni même
l’influence
de Londres
à Bruxelles
fonctionnaire européen, devenu
correspondant à Bruxelles du Telegraph de 1989 à 1994,
aujourd’hui figure de proue de la
campagne anti-UE, apparaît emblématique du lien entre l’europhobie constante de la presse et
la popularité actuelle du
« Brexit ». A l’époque déjà, les rédacteurs en chef des principaux
journaux étaient friands de papiers ridiculisant la bureaucratie
Erreurs et « nonchalance » en Belgique
dans la traque de Salah Abdeslam
Le seul membre survivant des commandos de Paris aurait pu être appréhendé plus tôt
bruxelles - correspondant
I
l en est convaincu, désormais :
si les informations sur Salah
Abdeslam dont il disposait
avaient été correctement exploitées, le seul membre survivant des
commandos de Paris aurait été appréhendé plus tôt et les attentats
du 22 mars à Bruxelles auraient
sans doute pu être déjoués.
Hamid A. est un enquêteur détaché de la police fédérale à la zone
de police de Malines, la quatrième
de Flandre. D’origine marocaine,
il vit à Molenbeek et y a de nombreux contacts. Deux semaines
après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l’un d’entre eux
lui cite le nom d’Abid Aberkane,
un individu radicalisé qui vit chez
sa mère, au 79 de la rue des Quatre-Vents, à Molenbeek. Il indique
aussi que le jeune homme possède une Citroën identique à celle
qu’utiliserait Salah Abdeslam,
mentionnée dans un mandat
d’arrêt international. Or, Abdeslam est un ami de longue date
d’Abid Aberkane. Ce dernier assistera d’ailleurs aux obsèques de
son frère Brahim, le kamikaze du
boulevard Voltaire, le 17 mars .
Salah Abdeslam, à l’époque
l’homme le plus recherché d’Europe, sera, lui, bien arrêté rue des
Quatre-Vents, sa dernière planque.
Mais le 18 mars seulement, quatre
Ces informations
auraient
au moins dû
entraîner la mise
sous surveillance
de la maison
de Molenbeek
mois après que Hamid A. a mentionné son nom et sa possible localisation… On n’a visiblement pas
tenu compte du document qu’il
avait mis entre les mains de son
supérieur, le commissaire Yves Bogaerts. La procédure habituelle n’a
pas été appliquée et les informations n’ont pas été transmises à la
Banque nationale générale (BNG),
l’ordinateur central auquel les différents corps de la police ont accès.
Ces renseignements – qui évoquaient
aussi
Abdelhamid
Abaaoud et sa cousine Hasna Aït
Boulahcen, tués le 18 novembre
2015 à Saint-Denis – auraient au
moins dû entraîner la mise sous
surveillance de la maison de Molenbeek et de ses occupants. Les
informations ont fini par être
transmises, mais au parquet et à la
police fédérale… d’Anvers, et non
aux services antiterroristes à
Bruxelles. « Incompréhensible, le
parquet d’Anvers n’avait rien à voir
dans ce dossier », confie un magistrat. Les services du procureur
auraient d’ailleurs indiqué au
commissaire Bogaerts qu’il devait
transmettre le rapport à la BNG, ce
que l’intéressé dément. Quant à la
police fédérale d’Anvers, elle aurait
jugé que les informations étaient
« peu crédibles », notamment
parce que Hamid A. ne voulait pas
dévoiler ses sources – ce qu’il refusait généralement de faire.
A l’évidence une bavure
Lorsqu’il apprend l’arrestation
d’Abdeslam, en mars, Hamid A.
informe le Comité de contrôle
permanent des services de police,
dit Comité P. Celui-ci ouvre une
enquête pénale sur ce qui sera
sans doute l’une des principales
erreurs dans la traque de ceux qui
ont participé aux attentats de
Paris ou aidé à leur préparation,
ainsi peut-être qu’à ceux de
Bruxelles, le 22 mars.
Mercredi 22 juin, le président du
Comité P a été entendu à huis clos
par la commission parlementaire
qui enquête sur les attentats de
Zaventem et du métro Maelbeek.
Il n’a pas désigné le commissaire
Bogaerts comme le responsable
unique de ce qui semble à l’évidence être une bavure, préférant
évoquer un problème qui
concerne toute la chaîne policière
et les procédures en vigueur. « Il
n’est pas certain que, même si l’information avait été correctement
diffusée et si le nom d’Abdeslam
avait été mentionné, on s’en serait
aperçu », confie, dépité, un membre de la commission, sous le couvert de l’anonymat. Le Comité P
juge toutefois qu’il est inconcevable que l’information concernant
Abdeslam ait dormi durant quatre mois dans un tiroir.
Les méthodes de M. Bogaerts
sont sans doute révélatrices de ce
qu’un autre député qualifie de
« nonchalance » dans les enquêtes
pour terrorisme, singulièrement
lorsqu’elles concernent Molenbeek. De nombreux autres faits,
mis en évidence dans un rapport
intermédiaire du Comité P dévoilé
en avril, le démontrent : il aura
ainsi fallu treize mois pour analyser le contenu de téléphones et de
clés USB saisis, en février 2015,
chez les frères Abdeslam.
Visé par une plainte pour harcèlement déposée par Hamid A., le
commissaire se voit aussi reprocher son attitude à l’égard de ses
subordonnés d’origine marocaine
ou turque, dont plusieurs ont préféré quitter Malines. Aujourd’hui,
Hamid A. est lui en incapacité de
travail, désarmé et exposé, affirme-t-il, à des menaces de mort. Il
réclame une protection et son
audition par les députés. p
jean-pierre stroobants
européenne et montrant l’hostilité du continent à l’égard des Britanniques.
Boris Johnson s’est alors fait un
nom avec des articles colorés et
sarcastiques qui donnèrent le ton
pendant longtemps, même s’ils
étaient parsemés d’erreurs,
comme ses discours actuels.
« Cette manière de raconter reflétait et flattait le nationalisme de
base de nombreux lecteurs [britanniques], leur sentiment de supériorité et leur mépris à l’égard des
étrangers », a résumé, le 21 juin
dans le New York Times, Martin
Fletcher, qui fut correspondant
du Times de Londres à Bruxelles
après le départ de M. Johnson.
Si la campagne référendaire qui
s’est achevée mercredi n’a pratiquement pas abordé les réussites
de l’UE, si elle a même largement
passé sous silence l’influence de
Londres à Bruxelles, notamment
dans la construction du marché
unique, et les alliances nouées
par les Britanniques sur le continent, c’est sans doute parce que
les journaux, depuis des décennies, ignorent les réalisations de
l’UE, ou les caricaturent au profit
de clichés chauvins.
La domination des journaux
eurosceptiques au Royaume-Uni
est « unique en Europe », observe
Oliver Daddow, maître de conférences en sciences politiques à
l’université de Nottingham, et
« elle a lourdement pesé sur la façon dont les responsables politiques britanniques considèrent ce
qui est réalisable en matière de politique européenne ». En trois mois
de campagne pourtant intensive,
David Cameron a eu bien du mal à
contrarier l’image repoussante de
l’Europe diffusée jour après jour
dans des millions de foyers, et
qu’il a lui-même contribué longtemps à véhiculer. p
philippe bernard
1 000
kilomètres
C’est l’altitude atteinte par un missile balistique de moyenne portée
nord-coréen, mercredi 22 juin. Le tir montre les progrès enregistrés par
le programme de Pyongyang dans ce domaine. Appelé Musudan, ce type
de missile a théoriquement une portée de 3 000 kilomètres même si celui
tiré mercredi n’en a parcouru que 400. Le dirigeant nord-coréen, Kim
Jong-un, n’en a pas moins déclaré que son pays avait désormais « la capacité assurée d’attaquer » des intérêts américains dans le Pacifique.
La Corée du Sud et les Etats-Unis ont condamné les tirs, les qualifiant de
violation inacceptable des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU.
I RAN
La France exprime son
soutien à Téhéran
La France s’est engagée à aider
l’Iran à obtenir, dans le cadre
de l’accord sur le nucléaire, la
levée des sanctions visant encore ce pays. « C’est le gage de
la confiance », a déclaré le chef
de la diplomatie française,
Jean-Marc Ayrault, le 22 juin
en recevant son homologue
iranien, Mohammad Javad
Zarif. Ce dernier a souligné
que « l’Iran s’est montré totalement fidèle à ses engagements » et demande aux Occidentaux de faire de même.
Malgré l’allégement des sanctions occidentales, les EtatsUnis ont maintenu d’autres
sanctions visant le programme de missiles balistiques de Téhéran ainsi que son
soutien à des mouvements armés au Moyen-Orient. – (AFP.)
ÉTATS - U N I S
Sit-in démocrate
au Congrès
Des élus démocrates ont organisé un sit-in à la Chambre
des représentants le 22 juin
en exigeant aux cris de « pas
de loi, pas de congés » que la
session parlementaire se
poursuive jusqu’à ce que les
républicains acceptent de
procéder à un vote sur le
contrôle des armes à feu.
C’est la première fois depuis
août 2008, quand les républicains, alors minoritaires,
s’étaient assis par terre pour
exiger un vote autorisant le
forage en eaux profondes,
que la Chambre des représentants est paralysée par un
mouvement de protestation.
– (AFP.)
N I GER I A
Sept personnes enlevées
dans le Sud-Est
Sept personnes – trois Australiens, deux Nigérians, un
Sud-Africain et un NéoZélandais – ont été enlevées,
mercredi 22 juin, dans le
sud-est du pays. Les enlèvements pour toucher des rançons sont courants dans
cette région pétrolière. –
(AFP.)
4 | international
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Cessez-le-feu définitif
entre Bogota et les FARC
L’accord devait être signé par le président
colombien Santos et le chef de la guérilla
P
our la première fois, le
gouvernement colombien
et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, extrême gauche) se
sont mis d’accord sur un cessezle-feu bilatéral et définitif, mercredi 22 juin. Ce n’est pas encore
l’accord de paix négocié depuis
novembre 2012, mais c’est la lumière au bout du tunnel. Les tractations vont continuer pour régler des questions comme l’établissement d’un organe chargé
d’administrer la justice transitionnelle et la manière de ratifier
l’accord, par voie de plébiscite ou
au moyen d’une assemblée constituante. Le président colombien,
Juan Manuel Santos, se rend à
La Havane, jeudi, pour signer le
cessez-le-feu, en présence de plusieurs chefs d’Etat d’Amérique latine et du secrétaire général des
Nations unies, Ban Ki-moon.
« Une Colombie en paix est un
rêve qui commence à être réalité »,
a écrit M. Santos sur son compte
Twitter. Son hashtag #OuiAlaPaix
montre que la campagne du plébiscite a commencé, alors que les
Colombiens restent partagés sur
un accord avec les FARC. Un des
chefs de la guérilla, Carlos Antonio Lozada, avait lancé le hashtag
#DernierJourdelaGuerre pour annoncer le cessez-le-feu, provoquant des échanges contradictoires sur les réseaux sociaux.
« Pas au bout »
Il y a quelques jours, le président
colombien avait déclaré qu’il espérait signer l’accord de paix
avant le 20 juillet, jour de l’indépendance de la Colombie. Cette
accélération de la dernière étape
des tractations n’avait pas été appréciée par le chef des FARC, Rodrigo Londoño, alias « Timochenko ». Ce dernier avait assuré
que les deux parties avaient hâte
de conclure le plus tôt possible. Cependant, l’expérience avait montré que fixer des dates avait plus
d’inconvénients que d’avantages.
« Nous avons avancé, mais nous
n’en sommes pas au bout », avait
écrit « Timochenko » sur Twitter.
Selon le communiqué conjoint
des négociateurs, l’accord de ces-
Le voyage du pape en Arménie,
entre mémoire et désir de paix
Le génocide pèse sur les relations avec Ankara, que François voudrait apaiser
sez-le-feu fixe les modalités
d’abandon des armes, donne des
garanties de sécurité aux guérilleros démobilisés et prévoit de
réprimer les bandes criminelles
qui ont pris la relève d’une partie
des milices paramilitaires d’extrême droite, après leur démobilisation (2003-2006).
La remise des armes devra se
faire sous la supervision de l’ONU,
dans des zones de concentration
prévues à cet effet, en fonction de
l’implantation des FARC sur le territoire. Cela concerne environ
7 000 guérilleros. La date de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu
n’a pas été précisée, même si les
hostilités se sont considérablement réduites sur le terrain depuis 2015. Le début du cessez-lefeu pourrait coïncider avec la signature finale des accords de paix.
Daniel Pécaut, spécialiste de la
Colombie, estime que la désignation des magistrats de la justice
transitionnelle reste un point
délicat. « La Cour constitutionnelle répugne à faire des concessions sur ses prérogatives, explique-t-il. Par quelle procédure désigner les juges appelés à administrer la justice sur les affaires
concernant le conflit armé est une
question compliquée. » Sans avoir
renoncé à une Assemblée constituante, les FARC semblent s’être
ralliées à l’idée d’un plébiscite en
guise de ratification.
La Colombie ne connaîtra pas la
paix tant que l’autre guérilla, l’Armée de libération nationale (ELN,
castriste), n’acceptera pas de s’engager à son tour dans des négociations. L’ELN traîne des pieds et
multiplie des actions armées
pour rappeler qu’elle garde une
capacité de nuisance. Ancien guérillero de l’ELN, Leon Valencia dirige à Bogota la fondation Paix et
réconciliation. A son avis, « mettre
fin à la guerre, au conflit armé interne, signifie tourner la page
d’une époque de guérillas et de dictatures militaires ». La Colombie
est le dernier pays d’Amérique latine à avoir des guérillas. Pour les
Colombiens, la paix « signifierait
de passer du XXe siècle au XXIe siècle », conclut M. Valencia. p
paulo a. paranagua
Q
uinze ans après JeanPaul II, le pape François se rendra en Arménie du 24 au 26 juin
pour un voyage dominé par l’urgence de la paix à
l’heure des périls pour les chrétiens d’Orient. Autant la visite du
pontife polonais, quelques jours
après les attentats du 11 septembre 2001, avait surtout mobilisé la
toute petite minorité catholique
(5 %) du pays, autant celle de Jorge
Bergoglio pourrait toucher l’ensemble de la population.
Avec 3 millions de personnes
dans le pays, 8 millions dans la
diaspora, dont 300 000 au Proche-Orient, les Arméniens sont fidèles dans leur grande majorité
(90 %) à l’Eglise apostolique, celle
des origines dans ce qui fut le premier Etat converti au christianisme (301) et qui est séparée de
Rome depuis le concile de Chalcédoine au Ve siècle. Bien avant le
grand schisme entre Orient et Occident au XIe siècle
François arrive auréolé d’avoir
prononcé le mot « génocide » le
12 avril 2015, dans la basilique
Saint-Pierre de Rome, à l’occasion
du centenaire du génocide arménien par les troupes ottomanes
sous le gouvernement JeunesTurcs. Une première dans la bouche d’un pape.
Emploiera-t-il de nouveau ce
mot sur leur terre ? Le porte-parole du Vatican, le père Lombardi,
l’a évité, mardi 21 juin, en présentant le programme. Sans vouloir
« anticiper sur ce que dira le pape »,
il a fait valoir que le Saint-Siège
« refuse d’être pris au piège de discussions politico-sociologiques ».
François se rendra, comme
l’avait fait Jean Paul II, au mémo-
Le premier livre/CD des “Nouvelles bilingues du
Le Fantôme de Canterville d’Oscar Wilde
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N° 1338 du 23 au 29 juin 2016
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TOM 790CFP Tunisie 6,50DTU
sciences — une pilule contre la peur enquête — enfants espions
en somalie religion — l’orthodoxie au bord du schisme
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M 03183 - 1338 - F: 3,90 E
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Le terrorisme favorise un climat
de peur et de haine propice
à tous les extrémismes.
Analyses de la presse
étrangère
CHEZVOTREMARCHANDDEJOURNAUX
rappelé son ambassadeur au Vatican (il y est retourné depuis) et
avait convoqué le représentant du
Saint-Siège à Ankara.
Le chef de l’Eglise catholique a
d’ailleurs déjà consacré à la Turquie l’un de ses premiers déplacements, en novembre 2014.
Dans l’avion du retour, il avait
qualifié de « main tendue » les
« condoléances » aux familles de
victimes arméniennes formulées pour la première fois par
Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, le 23 avril 2014, à
l’occasion de la commémoration
des massacres de 1915.
« Une chose qui me tient beaucoup à cœur est la frontière turcoarménienne, avait ajouté le pape
au retour d’Istanbul. Si on pouvait
ouvrir cette frontière, ce serait une
belle chose ! Je sais qu’il y a des
problèmes géopolitiques dans la
région. (…) Je sais aussi qu’il y a
une bonne volonté des deux parties et nous devons aider pour que
cela se fasse. »
Après son entrée aux EtatsUnis par Cuba, après la messe célébrée au Mexique sur la frontière avec les Etats-Unis, François
aurait voulu ouvrir une brèche
dans cette hermétique frontière.
« Mais cela n’a pas pu se faire, cela
n’a pas été accepté par les deux
Etats », relève le père Joseph, curé
(de l’Eglise arménienne catholique) de l’éparchie de Sainte-Croix
de Paris. Dimanche soir, depuis le
monastère de Khor Virap, situé
au pied du mont Ararat, sur lequel se serait posée l’Arche de
Noé, le pape lâchera deux colombes. Autrefois arménien, le mont
Ararat se trouve aujourd’hui en
Turquie.
Initialement, le pape François
aurait voulu, au cours du même
voyage, questionner une autre
frontière : celle qui sépare l’Arménie de l’Azerbaïdjian, deux
Etats en conflit à propos du
Haut-Karabakh. Il a dû se résoudre à scinder en deux une visite
qu’il voulait initialement unique. Il se rendra en Géorgie et en
Azerbaïdjan, deux pays voisins,
fin septembre.
Ce déplacement aura aussi une
forte dimension œcuménique.
Les Eglises apostoliques arménienne et catholique sont
aujourd’hui très proches. Le catholicos était à la messe d’intronisation de François.
Dès son arrivée, le pape François
se rendra à la cathédrale apostolique d’Etchmiadzin, près d’Erevan,
où il sera accueilli par Karékine II.
Samedi soir, il présidera une
prière pour la paix, sur la place
centrale d’Erevan. Le lendemain,
il participera à la « divine liturgie »
dans la cathédrale arméno-apostolique. En revanche, la déclaration commune avec le catholicos,
initialement prévue, n’est plus au
programme. p
cécile chambraud
Le ministre de l’intérieur a rencontré mercredi des représentants syndicaux des professeurs,
après des affrontements qui ont fait au moins huit morts dans le sud du pays
J
AVEC CE NUMÉRO
« Bonne volonté »
Le mot avait été repris dans la déclaration commune à la fin du
voyage de 2001, qui évoquait
« l’extermination d’un million et
demi de chrétiens arméniens, au
cours de ce qui a traditionnellement été appelé le premier génocide du XXe siècle ». C’est cette
même formulation qu’avait reprise François en avril 2015. Mais
sur place, le pape Wojtyla avait
préféré parler de « Medz Yeghern »
(« la grande catastrophe »).
L’actuel chef de l’Eglise catholique pourrait avoir à cœur de ne
pas heurter le gouvernement turc
davantage qu’il ne l’a fait avec son
discours du 12 avril 2015. Le premier ministre turc avait alors qualifié ses propos de « partiaux » et
« inappropriés ». La Turquie avait
En 2014, le pape
avait qualifié
de « main
tendue » les
« condoléances »
du premier
ministre turc
aux familles
de victimes
Les enseignants mexicains dénoncent
une « répression violente » de la police
mexico - correspondance
EN CADEAU
rial de Tsitsernakaberd des victimes du génocide, samedi. Il y
rencontrera notamment une dizaine de descendants d’Arméniens accueillis à Castel Gandolfo, un des palais pontificaux,
à l’époque des massacres, par le
pape Benoît XV.
Jorge Bergoglio n’est pas le premier pape à avoir reconnu le caractère génocidaire des déportations et des massacres qui ont fait
1,5 million de morts, selon les Arméniens, en 1915-1916. En son
temps, Jean Paul II avait employé
ce terme par écrit. Un communiqué conjoint avec le catholicos (le
chef de l’Eglise apostolique arménienne) Karékine II lors de sa venue à Rome, le 9 novembre 2000,
affirmait : « Le génocide arménien,
qui a ouvert le siècle, fut un prologue aux horreurs qui devaient suivre. » Les médias turcs l’avaient
alors taxé de « sénilité ».
usqu’où ira la confrontation
entre le gouvernement et les
professeurs au Mexique ?
Trois jours après des affrontements avec la police, qui ont fait
au moins huit morts et une centaine de blessés dans le sud du
pays, le ministre de l’intérieur, Miguel Angel Osorio Chong, a rencontré, mercredi 22 juin, les représentants de la Coordination des
travailleurs de l’éducation (CNTE)
alors que la version officielle sur
le drame suscite la suspicion. Malgré une réunion de plusieurs heures, aucun accord n’a été trouvé.
Les négociations devraient se
poursuivre lundi 27 juin, a annoncé M. Chong, en soulignant sa
« volonté de trouver une solution »
à un conflit qui s’envenime.
Dimanche, la police a réprimé
une manifestation qui bloquait
une autoroute près de Nochixtlan,
petite ville située à 83 km au nordouest de Oaxaca, capitale de l’Etat
du même nom (sud-ouest). Bilan :
6 morts, 53 civils et 55 policiers
blessés. Le même jour dans la région, deux autres personnes, dont
un journaliste, ont été tuées près
d’un autre barrage routier.
La Commission des droits de
l’homme supervise l’enquête, qui
doit faire la lumière sur les explications changeantes des autorités.
Après le drame de Nochixtlan, la
police a d’abord dit que ses agents
étaient désarmés. Mais des clichés
pris par des journalistes montrent
Les syndicats
de professeurs
réclament
l’abrogation
d’une réforme
de l’éducation
publique
des policiers visant la foule avec
des armes lourdes. Depuis, le gouvernement assure que les agents
ont répliqué à une « embuscade »
de « civils armés ». La CNTE conteste cette version et avance un bilan provisoire de dix morts.
Directeurs d’école tondus
La Coordination dénonce une
« répression violente » contre un
syndicat qui réclame l’abrogation
d’une réforme de l’éducation publique instaurant une évaluation
inédite des professeurs. Le conflit
entre enseignants et gouvernement remonte à 2013, quand une
réforme de l’éducation, portée
par le président Enrique Peña
Nieto, a mis fin à une série de privilèges pour les syndicats de professeurs, telle la vente de postes.
Affaibli par l’arrestation en 2013
de sa dirigeante historique, Elba
Esther Gordillo, pour corruption,
le puissant Syndicat national des
travailleurs de l’éducation (SNTE)
a passé le relais de la contestation
à la CNTE. Cette fraction dissi-
dente ne compte que 200 000
membres concentrés dans le sud
du pays.
Le 20 mai, sa mobilisation s’est
intensifiée, après que le ministre
de l’éducation, Aurelio Nuño, a
annoncé le licenciement de 3 119
enseignants pour abandon de
poste alors qu’ils faisaient grève.
La tension est montée d’un cran
avec l’arrestation, mi-juin, de Ruben Nuñez, dirigeant de la CNTE,
pour détournement de fonds. Le
mouvement connaît des dérives :
fin mai, six directeurs d’école se
sont fait tondre la tête par des enseignants qui les accusaient
d’avoir dénoncé des grévistes.
« Qu’on soit d’accord ou pas avec
la CNTE, l’Etat ne peut pas réprimer
les citoyens dans leur droit à manifester », martèle dans les médias
l’écrivain Antonio Ortuño, signataire d’une lettre collective d’intel-
lectuels réclamant au gouvernement d’« ouvrir un dialogue avec le
CNTE ». La représentation du
Haut-Commissariat aux droits de
l’homme des Nations unies a condamné le drame de Nochixtlan.
Mercredi, 23 professeurs détenus lors des affrontements ont
été libérés quelques heures avant
que les représentants de la CNTE
annoncent leurs revendications,
dont la réintégration des professeurs licenciés, le paiement des
salaires des grévistes ou la libération des dirigeants syndicaux emprisonnés. M. Chong s’est dit
« ouvert au dialogue » tout en rappelant que le contenu de la réforme n’est pas négociable. En
face, la CNTE annonce de nouvelles manifestations vendredi et dimanche dans plusieurs villes,
dont Mexico. p
frédéric saliba
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0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
A Syrte, l’amertume d’une guerre sans soutien
Les combattants libyens se plaignent du manque d’aide occidentale dans leur lutte contre l’Etat islamique
REPORTAGE
TUNISIE
syrte (libye) - envoyé spécial
O
« On pourrait les finir »
Des panaches de sable s’élèvent
du point d’impact, vite balayés
par la bourrasque. « Quand ils sont
blessés, on les entend sur leur fréquence radio, rapporte Mahmoud
Al-Ashlem. Ils appellent leurs secours. Et ils insultent notre chef en
le traitant d’ennemi d’Allah. » « Ils
sont complètement encerclés,
poursuit le jeune Misrati, étudiant en économie dans le civil. Si
on avait un peu plus de soutien, on
pourrait les finir en une semaine. »
Il faudra assurément plus d’une
semaine pour « libérer » Syrte de
Msallata
Beni Oualid
Misrata
Derna
Benghazi
Syrte
LIBYE
ALGÉRIE
n le devine assez nettement, masse monumentale blanche à
peine brouillée par la
distance. Le centre de conférences
Ouagadougou se découpe au fond
de la lande sablonneuse mouchetée de maisons, vestige incongru
des ambitions africaines de l’ancien dictateur libyen Mouammar
Kadhafi. Aujourd’hui, le complexe est une citadelle assiégée. Le
quartier général de l’organisation
Etat islamique (EI) au cœur de
Syrte, protégé par des champs de
mines et des snipers, résiste. Mais
pour combien de temps encore ?
« Le soir, c’est allumé, on aperçoit
des lumières à l’intérieur », glisse
Mahmoud Al-Ashlem, un soldat
d’une brigade de Misrata – une
ville située à 225 kilomètres à
l’ouest – affiliée aux forces anti-EI
qui tiennent le siège de Syrte, après
avoir forcé, le 9 juin, les défenses
en périphérie. Quatre kilomètres
doivent séparer la forteresse de
Ouagadougou de cette lisière méridionale de la ville, où Mahmoud
Al-Ashlem et ses camarades de
combat ont établi un poste avancé.
Une barricade de sable mêlé à
des branchages, quatre pick-up
hérissés de mitrailleuses, des matelas jetés sous une bâche cinglée
par le vent du désert : la position
de Mahmoud Al-Ashlem est l’un
des maillons d’un « croissant » qui
prend en étau le centre-ville par
l’ouest, le sud et l’est. Au nord, il
n’y a que la mer. A intervalles réguliers, des détonations lourdes
pulvérisent l’air plein de chaleur.
Ce sont des chars, tapis à proximité dans le creux de poches d’arbres feuillus, qui visent des immeubles au loin où des snipers de
l’EI ont été localisés.
Mer Méditerranée
Tripoli Khoms
NIGER
300 km
Des soldats libyens à Syrte, le 21 juin. GABRIELE MICALIZZI POUR « LE MONDE »
l’organisation djihadiste, qui en a
fait sa place forte en Afrique du
Nord depuis un an. Au faîte de sa
puissance, l’EI a contrôlé autour de
la ville une bande littorale de
200 kilomètres de long et 40 de
profondeur, menaçant à l’ouest la
métropole portuaire de Misrata, et
à l’est le « croissant pétrolier » par
où transitent 40 % du brut libyen
exporté. Mais la donne stratégique
a radicalement changé depuis
l’émergence, fin mars, du gouvernement dit d’« union nationale »
de Faïez Sarraj, soutenu par l’ONU
et les capitales occidentales.
Censé se substituer aux deux
pouvoirs rivaux – l’un basé à Tripoli (à l’ouest), l’autre à Tobrouk (à
l’est) – dont l’affrontement avait
plongé la Libye dans la guerre civile à l’été 2014, ce gouvernement
alternatif est encore mal établi. Il a
toutefois pris l’initiative de déclencher, le 12 mai, une offensive
contre l’EI à Syrte. A défaut de
pouvoir s’adosser à une armée nationale, M. Sarraj a réussi à con-
Dans les lavabos,
des poils et des
cheveux. Ce sont
des djihadistes
en fuite qui
changent d’allure
pour se mêler
à la population
vaincre nombre de brigades et
milices de l’Ouest libyen de participer à la campagne. Les effectifs
mobilisés seraient « d’au moins
4 000 hommes », précise Mohamed Al-Gasri, le porte-parole des
opérations. « Cette mobilisation
ne vaut pas allégeance au gouvernement de Sarraj, nuance un intellectuel de Misrata. Il s’agit simplement d’une réaction de défense de
villes de l’Ouest qui se sentent menacées à terme par Daech [acronyme arabe de l’EI]. »
Plus de six semaines après le début de l’offensive, l’EI n’a cessé de
perdre du terrain. Il est désormais
acculé sur un carré urbain de 15 à
20 kilomètres carrés, englobant
notamment le centre Ouagadougou, l’hôpital Avicenne et des districts résidentiels vidés d’une population qui comptait, mi-2015,
jusqu’à 80 000 habitants.
Les forces progouvernementales ont reconquis la centrale électrique à l’entrée ouest, l’aéroport
international au sud-est, et contrôlent partiellement le port au
nord-est. Selon Ibrahim Bitelmal,
le président du conseil militaire
de Misrata, « Daech a perdu plus
de 700 hommes sur son effectif initial de 2 500 ». Moins de 600 combattants continueraient de résister dans le centre-ville.
Le reste serait parvenu à s’échapper, notamment vers le sud et
l’est. Le porte-parole Mohamed
Al-Gasri aime à montrer des photos de cheveux et de poils de
barbe trouvés dans le lavabo
d’une maison évacuée : « Il s’agit
de Libyens de Daech qui reprennent une apparence normale afin
de pouvoir se mêler à la population. » Il ajoute que certains d’entre eux ont pu rejoindre la ville de
Beni Oualid, au sud-ouest, en
« usant de connexions tribales ».
« Promesses non tenues »
Un homme politique de Misrata
bien informé évoque des mouvements d’hommes de l’EI au nord
de Beni Oualid, vers les localités
montagneuses de Msallata et
Nagasa, qui surplombent la ville
côtière de Khoms. Selon cette
même source, les chefs de l’EI à
Syrte, comme Hassan Karami et
Ali Safrani, auraient quitté la
ville avant même le début de l’offensive. Dès lors, il resterait surtout à Syrte des combattants
étrangers de l’EI, Tunisiens, Soudanais et Africains subsahariens. « Ils ne se rendront pas, ils
se battront jusqu’au bout », anticipe M. Al-Gasri.
TCHAD
A Misrata, on ne doute pas un
instant que le dernier carré de l’EI
finira par tomber dans les semaines à venir. Mais la victoire aura
« un prix élevé », regrette le colonel
Reda Issa, chef des gardes-côtes de
Misrata, dont la flottille de trois remorqueurs et deux Zodiac contribue à sécuriser les eaux au large de
Syrte. Ce « prix élevé », c’est un bilan déjà lourd : 220 morts et
800 blessés du côté des combattants anti-EI. La journée de mardi
21 juin a été particulièrement sanglante, avec une cinquantaine de
morts sur les fronts ouest et sud.
L’amertume est grande à Misrata face à un soutien extérieur
jugé dérisoire au vu des enjeux. Le
dépit vise Tripoli, où le gouvernement Sarraj peine à s’imposer.
« Nous n’avons aucun soutien de la
marine nationale de Tripoli »,
grince Reda Issa. Mais le ressentiment naît surtout de l’attitude des
gouvernements
occidentaux,
dans cette guerre anti-EI qu’ils ont
pourtant appelée de leurs vœux.
Certes, il y a l’action clandestine
des forces spéciales américaines et
britanniques – entre 15 et 20 soldats, selon M. Al-Gasri – qui aident
à cibler des objectifs.
Cet appoint est toutefois jugé insuffisant. « Il y a eu beaucoup de
promesses, qui n’ont pas été tenues », déplore Ibrahim Bitelmal,
le président du conseil militaire
de Misrata. La complainte la plus
amère concerne les besoins médicaux. « Nous nous sentons abandonnés par la communauté internationale, la Libye combat le terrorisme seule », s’offusque Jibril
Raied, un industriel de Misrata
qui contribue à l’effort de guerre.
A Syrte, le combattant Mahmoud
Al-Ashlem, assis sur son pick-up,
s’étonne : « Ça devrait être la
guerre du monde entier, et pas seulement celle de la Libye. » p
frédéric bobin
Plus de 11 000 arrestations au Bangladesh face à la terreur islamiste
Le Bangladesh Nationalist Party, principal parti d’opposition, dénonce les interpellations arbitraires de ses sympathisants et de ses militants
new delhi - correspondance
L
e gouvernement du Bangladesh répond à la terreur
par des milliers d’arrestations arbitraires. Après une vague
d’assassinats revendiqués par
l’organisation Etat islamique (EI)
et Al-Qaida qui ont fait près de
50 victimes en dix-huit mois, plus
de 11 000 suspects ont été arrêtés
en seulement une semaine – c’està-dire en un temps record. La police a désormais cessé de publier
le nombre des arrestations mais
la presse locale estime que celui-ci
aurait atteint les 15 000.
Or seulement 1,5 % des personnes interpellées sont soupçonnées
d’être des islamistes radicaux. La
plupart seraient des membres du
Jamaat-ul-Mujahideen Bangladesh (JMB), un groupe islamiste radical qui a fait allégeance en 2015 à
l’EI, et qui est interdit au Bangladesh depuis 2005 après s’être livré
à une série d’attentats à travers le
pays. Les autres sont soupçonnés
de délits de droit commun.
Cette vague d’arrestations ressemble surtout à une opération
de communication visant à rassurer la communauté internationale et à incarcérer au passage des
opposants politiques. Le Bangladesh Nationalist Party (BNP), principal parti d’opposition, a recensé
près de 2 700 incarcérations parmi
ses sympathisants et militants.
« Sous couvert de réprimer les
militants islamistes, beaucoup de
citoyens ordinaires et innocents
sont appréhendés », a déploré
Mirza Fakhrul Islam Alamgir,
secrétaire général du BNP. La première ministre, Sheikh Hasina,
accuse ce parti et son allié islamiste, le Jamaat-e-Islami, de complicité dans la série d’assassinats
pour déstabiliser le pays. Le gouvernement maintient que ni l’EI
ni Al-Qaida ne sont présents sur
le sol bangladais.
Les minorités religieuses, qui
craignaient jusqu’à présent
d’être les victimes d’assassinats,
ont désormais peur des arrestations arbitraires, lesquelles font
parfois les bonnes affaires de la
police. La Fédération des bouddhistes du Bangladesh a indiqué
mercredi 22 juin que deux de ses
membres avaient dû payer chacun 20 000 takas (230 euros)
pour leur libération.
« Arrêter chaque assassin »
D’autres cas similaires ont été recensés, mettant au jour ce que l’on
appelle au Bangladesh un « commerce des arrestations ». « L’arrestation de milliers de gens innocents
ne va pas aider à combattre le terrorisme. Bien au contraire, estime
Ali Riaz, professeur de sciences
politiques à l’université d’Etat de
l’Illinois (Etats-Unis), les groupes
islamistes radicaux prolifèrent
dans un contexte d’intolérance, où
l’opposition est réprimée et les
journalistes sont menacés. »
Cette vague d’arrestations a été
déclenchée par l’assassinat, dimanche 5 juin, de l’épouse d’un
policier devant son enfant de
6 ans, en pleine rue. Cinq jours
plus tard, Mme Hasina a promis
d’« arrêter chaque assassin ». Et
d’ajouter : « Nous les trouverons
parce que le Bangladesh est un petit pays. » Un petit pays qui abrite
tout de même une population de
168 millions d’habitants.
Dix jours plus tard, un instituteur hindou a été victime d’une
tentative d’assassinat, mercredi
15 juin, par trois hommes armés
de machettes, faisant planer des
doutes sur l’efficacité des méthodes employées par la police bangladaise. « Après une réaction
lente et complaisante à ces attaques terrifiantes, les forces de sécurité s’en remettent à leurs vieilles
tactiques et arrêtent les “suspects
habituels” plutôt que de travailler
dur et de mener de véritables enquêtes », déplore Brad Adams, le
directeur pour l’Asie de l’ONG
Human Rights Watch.
Ces derniers mois, le rythme des
assassinats s’est accéléré. Ce ne
sont plus seulement les blogueurs partisans du sécularisme
vivant à Dacca, la capitale, qui
sont visés, mais des anonymes de
tout le pays : un moine bouddhiste, un travailleur humanitaire
italien, des militants de la cause
homosexuelle.
Sur fond de rivalités politiques,
la radicalisation du Bangladesh
pourrait mettre à mal la stabilité
du pays. Les minorités apparte-
nant à d’autres confessions que
l’islam ne représentent déjà plus
que 9 % de la population, contre
20 % en 1971. La mort lente d’une
culture du syncrétisme religieux
qui a longtemps fait la fierté du
Bangladesh. p
julien bouissou
6 | planète
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
RÉFÉRENDUM DU 26 JUIN
Notre-Dame-des-Landes : dernière cartouche
Le gouvernement demande aux électeurs de Loire-Atlantique de débloquer un dossier vieux de cinquante ans
Q
ue diable allaient-ils
faire dans cet aéroport ? Et que diable
vont-ils faire après le
référendum ? Car, à l’issue de la consultation locale qui
doit permettre, dimanche 26 juin,
au petit million d’électeurs de Loire-Atlantique de répondre à la
question « êtes-vous favorable au
projet de transfert de l’aéroport actuel de Nantes-Atlantique sur la
commune de Notre-Dame-desLandes ? », le problème va rester
quasi entier.
« Si le non l’emporte, le projet
sera abandonné. Si le oui l’emporte
dimanche, le projet sera engagé. Et
je veux également rappeler que,
quel que soit le résultat, les personnes qui occupent illégalement des
propriétés devront partir », a déclaré Manuel Valls lors de la
séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale,
mercredi 22 juin.
Depuis les années 1960, l’Etat a
décidé de construire un aéroport,
à quinze kilomètres au nord de
Nantes, censé contribuer au
rayonnement du Grand Ouest
(Pays de la Loire et Bretagne). Depuis, entre batailles juridiques,
politiques et affrontements sur le
terrain, le dossier est totalement
bloqué. Notre-Dame-des-Landes
est devenu en France l’emblème
de la lutte contre les « grands projets inutiles ».
« Référendum local »
Pour sortir de l’impasse, le président de la République a annoncé,
le 11 février, l’organisation d’un
« référendum local ». L’idée était de
légitimer, par un vote, un projet
qui bénéficie pourtant de toutes
les autorisations, depuis la déclaration d’utilité publique de 2008. Et
qui a passé, presque, tous les obstacles judiciaires. Il reste encore quelques contentieux à régler, notamment au niveau européen.
Mais l’opposition est virulente
sur le terrain, en particulier dans
la zone d’aménagement différé, la
ZAD, devenue « zone à défendre »,
occupée par quelques centaines
de militants, agriculteurs et habitants historiques qui y vivent depuis de nombreuses années. Légitimer par un oui au transfert de
l’actuel aéroport le démarrage du
chantier, se retourner vers les électeurs locaux, était une stratégie
soutenue par de nombreux politiques, de la ministre de l’environnement, Ségolène Royal, plutôt
hostile pourtant au projet actuel
d’aéroport, jusqu’à certains écologistes, comme Emmanuelle Cosse
qui voyait dans cette idée « une volonté de remettre ce dossier dans le
débat public ». Les plus sceptiques
étaient alors les supporteurs locaux du projet, avec, en tête, le président de région des Pays de la
Loire, Bruno Retailleau (Les Républicains), mais aussi les socialistes
locaux qui ont toujours porté ce
dossier. Pour eux, le projet est légitime et il n’est pas nécessaire de le
soumettre au vote.
« Comment fait-on quand un projet a fait l’objet de toutes les validations et que les manifestations continuent ?, s’interroge Philippe
Grosvalet, le président (PS) du conseil départemental de Loire-Atlantique. Cela risque de ne pas régler le
problème. Si le oui l’emporte, les opposants continueront de s’opposer… » De fait, sur place, les zadistes ont déjà clairement annoncé
leur volonté de rester. Et l’affrontement annoncé pour les déloger du
bocage nantais aura lieu, quel que
soit le vote, a réaffirmé Manuel
Valls, lui qui, depuis plusieurs
mois, annonce que le chantier démarrera à l’automne 2016. Tout le
calcul du gouvernement est alors
de réduire la base de soutien dont
les opposants disposent.
Contre un projet d’aéroport jugé
inutile, illégitime, et même
« surdimensionné », par les experts
missionnés en janvier 2016 par la
ministre de l’environnement, la
solidarité a toujours été vive avec
les occupants. Des manifestations
de soutien ont déjà réuni, ces dernières années, plusieurs dizaines
de milliers de personnes venues
de la France entière. A la différence
de Sivens (Tarn), où les agriculteurs locaux étaient violemment
hostiles aux zadistes, les occupants de Notre-Dame-des-Landes
qui, pour certains, ont développé
des activités agricoles, bénéficient
du soutien actif du monde rural.
Le calcul du gouvernement est
simple : « Si le oui l’emporte, cela
Conférence à « La Vache rit », à Notre-Dames-des-Landes, le 22 juin. FRANCK TOMPS POUR « LE MONDE »
mettra les organisations démocratiques, politiques comme les écologistes, professionnelles comme la
Confédération paysanne, devant
leurs responsabilités. Laisserontelles les travaux démarrer dans la
paix sociale ? », demande Philippe
Grosvalet.
Si le non l’emporte, le calcul est
le même. Privés du projet contesté
d’aéroport, les zadistes auraient
encore moins de légitimité à continuer d’occuper illégalement des
terres. Les opérations d’expulsion
pourraient alors avoir lieu dans de
meilleures conditions, espèret-on au gouvernement.
Mais ce scénario est risqué.
Même s’il n’est que consultatif, ce
référendum local, qui a valeur de
repère pour MM. Hollande et
Valls, souffre d’un défaut de légitimité. Tant dans le choix de son
périmètre électoral (le département) que dans celui de la question posée, il est contesté par les
opposants. Daniel Cohn-Bendit,
cofondateur d’EELV, pourtant favorable, à l’origine, à ce référendum, a changé d’avis. « C’était une
idée pour calmer le jeu, pour qu’il
y ait une pacification. Mais,
aujourd’hui, avec la manière dont
il est préparé, on ne fait qu’augmenter les tensions, c’est une
bonne fausse mauvaise bonne
idée », déclarait le leader écologiste, le 7 avril, sur Europe 1.
La ministre de l’environnement
pensait débloquer la situation en
L’affrontement
annoncé
pour déloger
les zadistes aura
lieu, quel que soit
le vote,
a réaffirmé
Manuel Valls
diligentant une nouvelle expertise et en proposant scénario alternatif, un aéroport à une piste,
moins important, mais toujours
sur le site de Notre-Dame-desLandes. Las, le premier ministre
n’en a pas tenu compte. A l’issue
du vote de dimanche, toutes les
cartouches auront été tirées : une
consultation locale, des missions
d’expertise en tout genre, et
même une commission du dialogue, créée par Jean-Marc Ayrault,
en novembre 2012, à la suite de
violents affrontements lors d’une
tentative avortée d’expulsion de
la ZAD. Le gouvernement va devoir prendre ses responsabilités,
dans un contexte délicat où les
forces de l’ordre sont débordées
par les tâches de sécurité. Et cela, à
quelques mois, de l’élection présidentielle. Oui ou non ? La balle revient dans le camp du gouvernement, là où elle a toujours été. p
rémi barroux
Divisée, la gauche se tient prudemment à l’écart des débats
Hormis quelques élus écologistes, la plupart des responsables politiques n’ont pas pris part à une campagne à la connotation très locale
A
peine avaient-ils posé le
pied sur le quai de la gare
de Nantes, mercredi
22 juin, qu’ils étaient déjà plongés
dans l’ambiance. Venus pour soutenir le non au référendum organisé dimanche sur le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, l’élue de Paris Cécile Duflot,
l’eurodéputé Yannick Jadot et la
dizaine de leurs amis écologistes
qui les accompagnaient dans le
train ont été fraîchement accueillis, entre sifflets stridents et
cris du genre : « Ici, c’est oui, les bobos à Paris ! »
Si le sujet se fait encore assez discret sur la scène nationale, la campagne bat son plein en Loire-Atlantique, à trois jours d’un scrutin
qui pourrait dénouer une situation profondément enkystée, que
les élus locaux attendent avec circonspection. Qu’ils l’espèrent ou
le craignent, tous s’accordent sur
un point : si le non sort majoritaire
des urnes, quelle que soit la participation et quel que soit l’écart, le
dossier « NDDL » sera classé.
« Le non résout
tout et le oui
ne résout rien.
Le oui, c’est
l’enlisement, le
non, c’est sa fin »
cela ne changera rien à la situation, il y aura toujours des recours », anticipe François de
Rugy, député écologiste de LoireAtlantique. Opposé au projet, il
insiste sur le fait que « la consultation donnera la légitimité au
projet, mais ne changera rien à sa
légalité ».
YANNICK JADOT
eurodéputé EELV
« Le non résout tout et le oui ne
résout rien. Le oui, c’est l’enlisement, le non, c’est sa fin », résume
Yannick Jadot depuis La Vache rit,
une ferme située dans la ZAD
(« zone à défendre »), lieu historique de la contestation contre l’aéroport.
Comme il l’a redit lors de la
séance de questions au gouvernement mardi 21 juin, le premier
ministre, Manuel Valls, s’est en
effet engagé à clairement
« abandonner » le projet en cas
de victoire du non. Mais si le oui
l’emportait, « rien ne sera réglé,
« Situation durcie »
Pour lui, comme pour le député
socialiste Dominique Raimbourg, pourtant favorable à l’aéroport, la pire des issues serait
une courte victoire du oui, surtout si la participation n’est pas
au rendez-vous, ce qui soulignera
alors la faible mobilisation du
camp des partisans. A l’inverse,
« si le oui est franc, cela désarmera
la Confédération paysanne », veut
croire M. Raimbourg, qui espère
un rapport de force autour de
60/40.
Au-delà du fond, « tout cela aura
fragilisé toute la capacité de débat
et abîmé le processus démocratique », regrette de son côté le séna-
teur écologiste Ronan Dantec
(Loire-Atlantique). Avec François
de Rugy, c’est lui qui avait poussé
pour l’organisation d’un référendum, mais dans un périmètre
plus large, incluant les cinq départements limitrophes de la LoireAtlantique.
En remaniant son gouvernement, le 11 février, François Hollande avait alors retenu l’idée, en
même temps que les candidatures de trois écologistes pour devenir ministre, mais il a finalement choisi de restreindre la
consultation au seul département de Loire-Atlantique. « On
aurait pu imaginer un réel exercice de démocratie environnementale mais on a dénaturé cette
bonne idée en faisant un coup
tactique pour rallier un certain
nombre d’écologistes au gouvernement », regrette aujourd’hui
David Cormand, patron d’EELV.
« Les termes du débat ne sont pas
posés. Sur le terrain, les gens sont
perdus, n’ont pas confiance dans
les chiffres donnés, qui varient
énormément d’une étude à
l’autre », appuie Ronan Dantec.
Quant à Christophe Priou, seul
député Les Républicains de LoireAtlantique, il craint que, quel que
soit le résultat, « la consultation
ne [résolve] rien », tant la situation
s’est durcie et est devenue un
« point de fixation ».
« Bâton merdeux »
Favorable à l’aéroport, il critique
une « situation confuse entre François Hollande, qui veut gagner du
temps, Manuel Valls, qui est pour,
et Ségolène Royal, qui semble contre ». Surtout, rappelle-t-il, toute
victoire du oui signifiera la reprise des travaux, et donc l’engagement d’importants moyens policiers pour évacuer et sécuriser la
zone, et ce peu de temps après de
nombreux débordements lors de
manifestations contre la loi travail à Nantes.
Dans l’ambiance de tension actuelle, également nourrie par les
violences en marge de l’Euro de
football, le gouvernement n’a
guère envie de s’exposer à de
nouveaux affrontements avec
les opposants de Notre-Damedes-Landes. « On a décidé de
grouper tous les problèmes entre
fin juin et début juillet », riait
jaune, il y a quelques semaines,
Manuel Valls en privé.
Mais en public, ni le premier
ministre ni le reste du gouvernement ne se montrent très diserts
sur le sujet, pour ne pas faire du
référendum un sujet d’intérêt
national. Et ce, même si l’enjeu
politique est de taille au sein de
l’exécutif, où tout le monde n’est
pas sur la même ligne.
« Pourvu que le non gagne, ça
nous enlèverait ce bâton merdeux qui nous pourrit la vie depuis trop longtemps », confiait
récemment un membre du gouvernement, résumant, d’une
certaine manière, l’état d’esprit
général de tout le monde sur
cette affaire. p
hélène bekmezian,
raphaëlle besse desmoulières
et bastien bonnefous
planète | 7
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
L’aéroport de la discorde
Biodiversité, trafic, nuisances, emploi : avantages et inconvénients des deux scénarios soumis au scrutin
Vers Rennes
Nantes-Atlantique
Notre-Damedes-Landes
Notre-Dame-des-Landes
Casson
TERRITOIRES ET ENVIRONNEMENT
1 650 hectares
dont 463 ha à vocation
40 exploitations
touchées
P
Vers Saint-Nazaire
Malville
Espaces agricoles
Le Templede-Bretagne
Sucé-sur-Erdre
5
Zones humides abritant
des espèces protégées
N16
Foncier libéré, en cas
de transfert, pour
des activités industrielles
ou tertiaires (80 ha)
et de l’habitat
(570 ha de tissu urbain
densifiable)
Grandchampsdes-Fontaines
Fay-de-Bretagne
environnementale
N137
Zone Natura 2000
Vigneux-deBretagne
NUISANCES SONORES
Personnes concernées :
42 000 en 20041
80 000 en 2050 dont 25 000
en exposition très forte à modérée
Personnes concernées :
900 en 2017
2 700 en 2050 dont 600
en exposition très forte à modérée
Bruit fort à modéré
en 2004
Bruit fort à modéré
en 2050
en 2030
Notre-Dame-des-Landes
• Démarrage du chantier annoncé
en 2016 par le gouvernement
• Mise en service en 2021 • 7 communes
• 1 650 hectares • 2 pistes de 2 800 et 2 900 m
• A 24 km du centre de Nantes • Exploitation et construction :
Aéroports du Grand Ouest (filiale de Vinci Airports)
TRAFIC ATTENDU
6 à 8,3 millions
de passagers*
* Selon différents
scénarios
retenus par
l’enquête
publique,
2006
4 à 5 millions
de passagers
Zone de survol de Nantes
Altitude des appareils
au-dessus de Nantes
Piste unique
Deux pistes
Tissu urbain
Villes et villages
Tram-train
ChâteaubriantNantes
Treillières
2019
Sautron
Vers Rennes, Vannes
7
N13
Zone industrielle, commerciale
La Chapelle-sur-Erdre
2050
Orvault
Des solutions pour réduire le bruit
(trajectoire, type d’approche, interdiction
des vols de nuit) n’ont pas été étudiées
LOIRE-ATLANTIQUE
ACCESSIBILITÉ
7 700 places de parking
Parkings Vinci
N16
7 000 à 11 000 places de parking
P
Parkings low cost
5
Parkings Vinci insérés
dans le bocage
Saint-Herblain
Tram
A plus long terme : projet
de gare TGV dans
l’aérogare (Nantes-Rennes)
le resurfaçage2
370 millions d’euros pour
l’agrandissement de la piste
actuelle3
740,2 millions d’euros
pour l’agrandissement total
de l’aéroport3
300 m
Loir
e
De 561 millions d’euros,
selon Vinci*, à 1,5 milliard d’euros,
selon les opposants à la création
de l’aéroport
Bouguenais
600 millions d’euros de bénéfices**
Airbus
attendus4
90 à 600 millions d’euros
Bouaye
de pertes** attendues5
* Ne sont pas pris en compte le coût des infrastructures d’accessibilité à l’aéroport
(tram-train, LVG Rennes-Nantes et gare TGV, bus à haut niveau de service)
et la perte pour les activités de voisinage de Nantes-Atlantique
(commerces, hôtels, restaurants). ** Sur trente ans
Vers Pornic,
Saint-Gilles-Croix-de-Vie
3 500 emplois dont
1 000 créés7
700 emplois agricoles détruits5
1.D’après le plan d’exposition au bruit ; 2.Selon les opposants à la création
de l’aéroport ; 3.Selon la DGAC ; 4.Selon l’enquête publique de 2006 ; 5.Selon l’étude
de CE Delft, 2011 ; 6.Selon le décret d’utilité publique ; 7.Selon Des Ailes pour l’Ouest
vant d’être devenu un casse-tête
politique et un imbroglio juridique, Notre-Dame-des-Landes est
d’abord une histoire d’aéroport. Et c’est
celle-ci que les électeurs de Loire-Atlantique vont devoir trancher, dimanche
26 juin, en répondant à la question :
« Etes-vous favorable au projet de transfert de l’aéroport Nantes-Atlantique sur la
commune de Notre-Dame-des-Landes ? »
Une interrogation simple en apparence,
pour un problème compliqué.
A l’origine, il était question de créer un
nouvel aéroport pour desservir l’ensemble du Grand Ouest, Bretagne et Pays-
de-la Loire. On est dans les années 1960 et
le transport aérien est en plein développement. Il existe pourtant déjà un aéroport à Nantes, jugé trop petit.
A cette époque, le site de Notre-Damedes-Landes, un bourg agricole de moins
de 2 000 habitants, à une quinzaine de kilomètres au nord de Nantes, est retenu
pour le futur aéroport régional. En 1974,
l’Etat y crée la première ZAD, la zone
d’aménagement différé, de 1 225 hectares.
La superficie globale du projet est
aujourd’hui de 1 650 hectares.
S’ensuivent des décennies de conflit et
de mise en sommeil, jusqu’à la relance du
Piste
perpendiculaire
PontSaintMartin
Lac de Grand-Lieu
2 700 ha classés
en réserve nationale
Zone humide
d’importance
internationale
Ramsar
EMPLOI
A
SaintAignanGrand-Lieu
Périmètre du nouvel aéroport6
Nouvelle piste ou
rallongement de l’actuelle
pourraient être transférés5
Rézé
Vertou
100 à 150 millions
d’euros de bénéfices** attendus5
1 850 emplois actuels qui
Saint-Sébastiensur-Loire
200 m
Pont de Cheviré
Seul pont, souvent saturé, permettant
de franchir la Loire à l’ouest de Nantes
FINANCEMENT ET RENTABILITÉ
25 millions d’euros pour
Gare TGV
Centre-ville
Projet d’une route 2 × 2 voies
reliant la N165 à la N137
Navette
400 m
Nantes
Projet de ligne de tram-train
Nantes-Atlantique
• Construit en 1951
• Commune de Bouguenais • 340 hectares
• 1 piste de 2 900 m • A 10 km du centre
de Nantes • Exploitation : Aéroports du Grand Ouest
(filiale de Vinci Airports)
48 000
EVOLUTION DU TRAFIC
20 000
mouvements
d’avions*
4,4
millions
La Chevrolière
0,9 million de passagers
1986
N
2 km
SOURCES : EXAMEN DE L’ANALYSE GLOBALE COÛTS/BÉNÉFICES DE L’AÉROPORT DU
GRAND OUEST, CE DELFT, 2011 ; ENQUÊTE PRÉALABLE À LA DÉCLARATION D’UTILITÉ
PUBLIQUE, 2006 ; VINCI ; DIRECTION GÉNÉRALE DE L’AVIATION CIVILE ; ATELIER
CITOYEN ; ACIPA ; NANTES MÉTROPOLE ; SUD-LOIRE-AVENIR ; DES AILES POUR L’OUEST
projet dans les années 2000 par le gouvernement Jospin. Depuis la déclaration
d’utilité publique, en 2008, les événements se sont accélérés, et, chaque camp,
favorable ou opposé au transfert de l’actuel aéroport, a peaufiné ses arguments.
« Projet surdimensionné »
Les soutiens du « oui » mettent en avant
la saturation de Nantes-Atlantique, arguant que « le trafic de 4,5 millions de passagers en 2015 a été atteint avec trois ans
d’avance sur les prévisions les plus optimistes de l’enquête publique ». Ils soulignent l’importance des populations ex-
posées au bruit et les risques éventuels
d’accident pour les habitants de Nantes
survolés par une partie du trafic actuel.
Enfin, ils misent sur le développement
économique des terrains que libérerait le
transfert de l’actuel aéroport vers NotreDame-des-Landes.
Un argument rejeté par les partisans du
« non ». Ces derniers avancent que la piste
actuelle ne serait pas détruite, afin de
continuer à servir les besoins de l’industriel Airbus. Ils font aussi valoir que
l’emport des avions a changé, qu’ils
transportent plus de passagers et que le
nombre de rotations, lui, augmente peu.
* Atterrissages et décollages
pour des vols commerciaux
2015
Ils dénoncent, enfin, l’artificialisation
des sols et la perte de terres agricoles, la
destruction de zones humides. Selon
eux, le nouvel aéroport est inutile. Ils prônent donc le réaménagement possible de
Nantes-Atlantique.
Un scénario à peine effleuré dans un rapport commandé par Ségolène Royal et remis en mars à la ministre de l’environnement. Les trois experts estiment que « le
projet de nouvel aéroport de Notre-Damedes-Landes apparaît surdimensionné ». Selon eux, une infrastructure à une seule
piste répondrait aux nouveaux besoins. p
rémi barroux
8|
FRANCE
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
R É F O R M E D U C O D E D E T R AVA I L
Manifestation :
histoire d’une
invraisemblable
volte-face
Après en avoir validé l’interdiction,
M. Hollande a fini par donner son aval
à un défilé syndical jeudi, désavouant M. Valls
M
ais que diable se passet-il exactement au
sommet de l’Etat ? A la
veille de la manifestation contre le projet de
loi travail, programmée le jeudi 23 juin par les syndicats CGT, FO,
Solidaires, FSU, UNEF, UNL et FIDL, la gestion
politique de l’événement a pris un tour des
plus rocambolesques. D’abord interdite, la
manifestation a finalement été autorisée,
quoique dans une formule très réduite, environ trois heures plus tard, par le gouvernement. Un moment ahurissant de flottement
politique, dont ni François Hollande ni Manuel Valls ne sortent indemnes : le premier
voit son autorité fragilisée, le second
confirme sa difficulté à trancher.
Depuis les débordements et dégradations
en marge de la manifestation du 14 juin,
l’exécutif semblait pourtant fermement
camper sur la même ligne, celle de l’interdiction. Engagé dans un mano a mano avec Philippe Martinez et la CGT, Manuel Valls avait
tôt brandi l’hypothèse de défilés autorisés
« au cas par cas ». Hypothèse qu’à son tour
François Hollande soutenait, au conseil des
ministres du 16 juin : « Ce qui s’est passé est
parfaitement inacceptable. Nous sommes
dans un Etat de droit et nous respecterons toujours les libertés, le droit de manifestation et
de grève. Mais cela ne peut déboucher sur des
attaques et des dégradations de biens publics.
Nous n’autoriserons plus ce type de manifestations si des garanties ne sont pas données. »
« Faute historique »
Le gouvernement espérait encore, mardi
21 juin, un compromis avec les organisations
syndicales : en l’occurrence, la formule du
« rassemblement statique », proposé par le
ministre de l’intérieur. Mais les syndicats
évacuent cette possibilité, et proposent des
trajets alternatifs, dont une marche entre
Denfert-Rochereau et place d’Italie. Refus de
l’intérieur, pour des raisons d’ordre public. Et
de Matignon, pour des motifs infiniment
plus politiques : pas question, pour le premier ministre, de laisser échapper l’image de
fermeté qu’il cultive depuis son arrivée à Matignon, et plus encore depuis le début de la
crise sociale. « Valls en a fait une question de
principe, sans surprise », note un conseiller.
Mardi soir, le premier ministre n’assistait
pas au dîner hebdomadaire de la majorité à
l’Elysée, mais aux concerts de Manu Katché
et de Nolwenn Leroy, dans la cour de Matignon, pour la Fête de la musique. Le président, lui, le répète aux participants : il faut
« continuer de discuter avec les syndicats, mais
pas question de manifester comme le 14 juin ».
S’il ne s’en lave pas les mains, François Hollande va soigneusement laisser l’intérieur et
la préfecture officier. « Le président a laissé les
responsables de l’ordre public discuter avec les
organisateurs de la manifestation, et arriver à
la conclusion que les conditions n’étaient pas
réunies », indique mercredi matin l’Elysée.
Sans avoir personnellement arbitré, donc.
Tour de bassin
C’est peut-être la principale erreur d’appréciation du gouvernement : avoir considéré
l’interdiction comme une décision technique, davantage que politique, et du coup
sous-estimé la tempête. Quand la préfecture
annonce l’interdiction par communiqué,
vers 9 heures du matin, « c’est parti violent »,
note un conseiller. Du FN à la gauche de la
gauche, les coups pleuvent sur l’exécutif.
« Faute historique », tonne le leader des frondeurs, Christian Paul. « Politique du coup de
force permanent », tempête Arnaud Montebourg. « Coup de force total », renchérit JeanLuc Mélenchon. Même des députés PS parfaitement légitimistes, comme Olivier Faure
ou Sandrine Mazetier, s’émeuvent de l’interdiction à la réunion du groupe socialiste à
l’Assemblée nationale. La tension monte
dangereusement.
C’est dans son train pour Saint-Malo que
Laurent Berger a appris l’interdiction. Après
avoir fait envoyer un communiqué de la
commission exécutive selon lequel « la CFDT
condamne l’interdiction des manifestations
annoncées par la préfecture de police de
Paris », le patron de la centrale réformiste,
principal soutien du gouvernement sur la loi
travail, a adressé des SMS aux plus hauts responsables de l’Etat : « Vous faites une immense connerie… » Pour la CGT et FO, Philippe
Martinez et Jean-Claude Mailly ont publique-
Manuel Valls et François Hollande à l’Elysée, le 22 juin. NICOLAS MESSYASZ/HANS LUCAS
« LE PRÉSIDENT
NE VEUT JAMAIS
ASSUMER CLAIREMENT,
VALLS LE SAIT ET C’EST
DONC LUI QUI FAIT
LE SALE BOULOT »
UN AMI DU PREMIER MINISTRE
ment appelé le gouvernement à une
rencontre. Au conseil des ministres, François
Hollande persiste : « Tant que les conditions
de sécurité, de protection des biens et des personnes ne sont pas réunies, l’autorisation ne
sera pas donnée », maintient-il. Mais quelques instants plus tard, le ministre de l’intérieur s’éclipse pour rencontrer MM. Mailly et
Martinez, dans son bureau de la place Beauvau, à 11 heures.
« Il y a une manière de s’en sortir : que vous
acceptiez de repousser », attaque Bernard
Cazeneuve qui, pendant plus de la moitié des
quarante-cinq minutes de l’entretien, parle
terrorisme, Euro de football, « casseurs » et
épuisement des forces de l’ordre. Et propose,
sans trop y croire, aux leaders syndicaux de
remettre au 28 juin. Refus de ces derniers
qui, après le couperet de la préfecture, ne
peuvent décemment revenir vers les troupes
avec cette proposition. Les deux parties s’accorderont donc sur un compromis, proposé
par le préfet de police, Michel Cadot : « Un
parcours alternatif, pas tout à fait statique,
mais beaucoup plus court », résume un proche du ministre. En l’occurrence, un tour
autour du bassin de l’Arsenal… Après le feu
vert du président et du premier ministre à
M. Cazeneuve, puis celui de l’intersyndicale,
le compromis est adopté. Et l’interdiction levée. Dommage pour le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, qui, une demi-
Un déploiement policier « hors norme » pour sécuriser le parcours
jamais un parcours de défilé syndical n’aura été
aussi court, et pourtant jamais, ou presque, une manifestation n’aura mobilisé un aussi grand nombre
de policiers. De mémoire de syndicaliste, 2 000 fonctionnaires pour assurer la sécurité d’un cortège, c’est
une mobilisation « hors norme », assure le secrétaire
général délégué d’Alliance Police nationale, Fabien
Vanhemelryck, voire inédite.
Après les violences des manifestations précédentes et les rebondissements de mercredi 22 juin – l’interdiction, puis l’autorisation de la manifestation
parisienne du 23 juin contre la loi El Khomri –, le préfet de police de Paris, Michel Cadot, a détaillé les mesures prises pour éviter tout débordement.
Le cortège devait partir et revenir place de la Bastille, après une boucle de 1,8 kilomètre autour du bassin de l’Arsenal. La Préfecture de police et le ministère
de l’intérieur plaidaient pour un rassemblement statique – moins gourmand en hommes puisqu’il y a
moins de carrefours et de commerces à sécuriser. Les
syndicats voulaient défiler coûte que coûte. La solution retenue ressemblerait davantage à l’option souhaitée par la Préfecture. Pour éviter tout engorgement de la Bastille, le préfet de police recommande
aux manifestants d’étaler leur arrivée sur les lieux et
de se disperser aussitôt le tour du bassin fait.
Contrôles en amont
Des contrôles seront réalisés en amont, de manière à
éviter que des projectiles ou des « déguisements » ne
soient apportés par les manifestants. Pour limiter
l’attente sur ces lieux de « préfiltrage », Michel Cadot
recommande de venir sans sac à dos. Le port d’un
foulard qui dissimulerait le visage est interdit.
Toutes ces mesures n’ont qu’un but : empêcher les
casseurs de s’infiltrer dans le cortège. A ce sujet, une
centaine de personnes interpellées lors des précédentes manifestations devaient se voir notifier, d’ici
au début du rassemblement, un arrêté d’interdiction
de paraître, mais une source policière évalue quand
même « à plusieurs centaines le nombre de casseurs,
et de personnes les soutenant, qui pourraient se déplacer ». De petites unités de police seront également
positionnées aux abords du parcours pour intervenir en cinq à six minutes, au cas où certains manifestants s’apprêteraient à commettre des exactions.
Nicolas Comte, le représentant du syndicat Unité
SGP police FO, se félicite qu’un compromis ait été
trouvé. « La manifestation interdite aurait été beaucoup plus difficile à gérer. Mais on aurait pu arriver à
cette solution sans passer par ce psychodrame. » Le
syndicaliste espère en revanche que les instructions
données aux forces de l’ordre seront claires. Après
les précédentes journées de mobilisation, plusieurs
syndicats de policiers avaient dénoncé le flou des
consignes qui leur avaient été transmises. p
émeline cazi
heure plus tôt à la sortie du conseil des
ministres, vient de la confirmer…
Entre, d’une part, le procès en laxisme
sécuritaire que lui intente l’opposition de
droite, et, d’autre part, les accusations d’atteinte à la liberté d’expression portées par la
gauche, le gouvernement avait d’abord semblé soucieux de parer au premier. Avant de
rétropédaler pour tenter de prioritairement
faire face aux secondes. Sous les lazzi. « On
n’y comprend plus rien », raillait ainsi
Nathalie Kosciusko-Morizet, députée LR et
candidate à la primaire de droite : « Il n’y a
plus de gouvernement, c’est une roue de la fortune pour les Français, on ne sait pas sur quoi
on va s’arrêter… »
Improvisation et tiraillements
« On n’est pas ravis, concède un conseiller
ministériel. Mais il n’y avait pas de bonnes solutions. » Un tête-à-queue que le gouvernement a cherché à habiller. Devant l’Assemblée nationale, Manuel Valls l’a ainsi affirmé : « Tout a été fait au niveau de l’exécutif
– pour être clair, le président, le premier ministre et le ministre de l’intérieur, pour permettre
l’expression démocratique » de la manifestation. D’autres, en un audacieux story-telling,
dépeignaient même l’interdiction initiale
comme un coup stratégique : « C’était un
coup de pression, assure un conseiller du président. Nous avions le secret espoir que ça
aboutisse à un bougé, et ça a marché. Je conçois que cela puisse sembler compliqué de
l’extérieur. Mais c’est une négociation. Et la
seule chose qui compte, c’est le résultat. »
L’ensemble, nonobstant ces dénégations,
donne cependant une impression d’improvisation et de tiraillements au sein du gouvernement. Mercredi, Manuel Valls invitait à
déjeuner plusieurs ministres et une quarantaine de parlementaires socialistes. Il n’est
pas revenu sur l’épisode. Mais certains de ses
proches ne cachent pas leur lassitude concernant la gouvernance de François Hollande. « Le président ne veut jamais assumer
clairement, Valls le sait et c’est donc lui qui fait
le sale boulot, explique un ami du premier
ministre. Avec Hollande, les choses sont claires à un an de la présidentielle : toutes les décisions impopulaires doivent reposer sur Valls
et tous les matchs de foot à 21 heures sont
pour le président. » p
bastien bonnefous,
michel noblecourt
et david revault d'allonnes
france | 9
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
La droite s’en donne à cœur joie
sur la « déliquescence du pouvoir »
Les divergences sur l’interdiction de défiler sont passées inaperçues
F
ace à un exécutif qui marche sur des œufs, la droite
joue en apparence sur du
velours. Depuis le début du mouvement social et l’irruption des
casseurs, les dirigeants du parti
Les Républicains (LR) ne cessent
de dénoncer la « déliquescence du
pouvoir ». La volte-face de mercredi leur a offert une nouvelle occasion de cibler l’exécutif.
Nicolas Sarkozy a attendu la fin
d’après-midi pour faire une déclaration au siège du parti. « Il n’y a
plus d’autorité dans ce pays, la seule
chose qu’il reste, c’est la CGT qui menace, la CGT auquel le gouvernement obéit », a déclaré l’ancien président de la République. « Ce gouvernement a une nouvelle fois
montré aux Français sa perte totale
d’autorité et de contrôle sur la situation. C’est un aveu d’impuissance,
c’est un manque de fermeté, une
marque coupable de faiblesse. »
Pour se démarquer de son successeur, le président du parti LR a
répété qu’il n’avait jamais utilisé
le 49.3 lorsqu’il était à l’Elysée. Il a
une nouvelle fois réclamé trois
mesures : le rétablissement des
peines planchers, l’interdiction
« préventive » de manifester pour
les « présumés » casseurs et l’engagement de la responsabilité civile
et financière de la CGT lorsque les
manifestations dégénèrent.
Ses futurs rivaux à la primaire
ont eux aussi assisté à la succession d’événements d’un œil très
critique. Avant que la manifestation ne soit à nouveau autorisée,
Alain Juppé a déploré que ce soit la
préfecture de police qui annonce
l’interdiction. « Le gouvernement
se défile une nouvelle fois. (…) Cela
arrive dans la panique », a regretté
l’ancien premier ministre lors
d’un déplacement en HauteLoire. Il a critiqué « l’incurie du
gouvernement et son incapacité à
maîtriser une situation ». « Depuis
quatre ans, on a un président de la
République mais pas de chef à la
tête de l’Etat », a lancé un autre
candidat, François Fillon, dans
une interview au Figaro publiée
mercredi 22 juin.
Opposition divisée
En instruisant ce procès en incapacité de l’exécutif, les candidats de
droite surfent sur l’actualité en espérant convaincre l’opinion qu’ils
auraient su ramener l’ordre. Et
qu’ils tiendront face à la rue lorsqu’il s’agira d’appliquer leurs mesures libérales. Une analyse relayée à l’Assemblée par leurs lieutenants. « J’ai eu à gérer en tant que
ministre des dossiers importants
comme la réforme des retraites, jamais notre président de l’époque n’a
eu à interdire de manifestation », a
expliqué devant les micros Eric
Woerth, secrétaire général de LR.
Mais la réalité est que l’opposition est divisée sur la marche qu’il
aurait fallu suivre. Comme Bruno
Le Maire et Nathalie KosciuskoMorizet, Nicolas Sarkozy s’est opposé à une interdiction des manifestations, une décision pas « raisonnable » pour un « gouvernement républicain », selon ses mots
prononcés à Berlin, mardi 21 juin.
Avec cette déclaration, l’ancien
chef de l’Etat a d’ailleurs pris à
contre-pied deux de ses principaux soutiens.
Guillaume Larrivé, porte-parole
du parti Les Républicains, a répété, lundi 20 juin, qu’il fallait les
interdire tandis qu’Eric Ciotti, député des Alpes-Maritimes, réclame leur annulation depuis le
29 avril, notamment à cause de
l’état d’urgence. Alain Juppé aurait
lui aussi préféré les proscrire et
François Fillon aurait aimé qu’elles soient reportées après l’Euro.
Sur ce front social, l’opposition
s’avance donc en ordre dispersé
en se demandant elle aussi comment calmer cette France en colère. « Vous nous reposerez la question sur ce qu’on ferait quand on
sera au pouvoir, dans un an », résume un député LR. p
matthieu goar
et alexandre lemarié
« Victoire » syndicale sur l’Arsenal
La CGT et FO ont obtenu du ministère de l’intérieur l’autorisation de
manifester, avec un inédit parcours en boucle au départ de la Bastille
E
n fin de matinée, mercredi
22 juin, au siège de la CGT à
Montreuil (Seine-Saint-Denis), Bernadette Groison (FSU), Cécile Gondard-Lalanne (Solidaires)
et les organisations de jeunesse
patientent. Elles attendent le retour de leurs deux missi dominici,
Philippe Martinez (CGT) et JeanClaude Mailly (FO), partis rencontrer en urgence Bernard Cazeneuve, le ministre de l’intérieur,
après l’annonce de l’interdiction
de manifester le 23 juin à Paris.
Un communiqué a été prérédigé
pour fustiger cette « remise en
cause grave d’une liberté fondamentale » et prévenir que les sept
organisations qui demandent le
retrait de la loi travail ne se laisseraient pas intimider. Auraient-elles bravé l’interdit ? Nul ne le
saura. Lorsque MM. Martinez et
Mailly reviennent, c’est le coup de
théâtre : la manifestation parisienne est autorisée…
Devant la presse, en nombre, les
deux secrétaires généraux clament à l’unisson que c’est « une
victoire pour les syndicats et la démocratie ». Puis M. Martinez lit un
communiqué commun : « Le gouvernement avait franchi un nouveau cap dans sa volonté de
bâillonner le mouvement social,
en interdisant la manifestation parisienne du 23 juin. (…) Après des
discussions serrées avec le ministre
de l’intérieur, les organisations
syndicales et de jeunesse ont obtenu le droit de manifester à Paris
le 23 juin, sur un parcours proposé
par le ministre de l’intérieur, ainsi
que l’autorisation de manifester le
28 juin, selon des modalités à discuter avec la préfecture. » M. Martinez, qui avait prévu de défiler à
Bordeaux, a changé ses plans et il
sera à Paris aux côtés de son homologue de FO.
M. Cazeneuve a renoncé à imposer un « rassemblement statique »,
refusé par les syndicats, mais il a
inventé une nouvelle manifestation, en boucle. Les opposants à la
loi travail défileront de Bastille à
Bastille et feront l’aller et retour
(soit 1,8 km) autour du bassin de
l’Arsenal. Le lieu est hautement
symbolique, puisque ce point
d’eau a été creusé en 1789, après la
destruction de la Bastille, pour
remplacer le fossé qui remplissait
les douves de la forteresse en eau
de la Seine. Nul doute que cette
manifestation, qui ne pourra être
massive compte tenu de la brièveté du parcours, et qui sera fortement sécurisée, restera dans les
annales syndicales du fait de son
caractère abracadabrantesque.
« Coup de pub »
Mais la CGT et FO ont obtenu l’essentiel : elles ont fait plier le gouvernement, l’obligeant à faire
marche arrière. La victoire est particulièrement nette pour M. Martinez, qui a ainsi remporté son
bras de fer, non sur le retrait de la
loi mais sur le droit de manifester,
avec Manuel Valls. L’annonce de
l’interdiction avait suscité un tollé
allant bien au-delà des opposants
à la loi El Khomri. Avec une
promptitude remarquée, la CFDT,
qui se plaint d’être de plus en plus
souvent la cible des militants de la
CGT, avait « condamné l’interdiction des manifestations », soulignant qu’« il est indispensable de
trouver les moyens pour assurer la
sécurité des personnes et des biens,
en lien avec les organisateurs ».
L’UNSA rappelait que « le droit de
manifester est un élément démocratique fondamental ». La CFECGC réaffirmait son « attachement indéfectible au droit de manifester », exhortant le gouvernement « à redonner toute la place et
le temps nécessaires aux échanges
pour favoriser une authentique
sortie de crise ».
La volonté de M. Valls d’interdire les manifestations a dérouté
les syndicats. Elle est intervenue à
un moment où la situation sociale semblait se décrisper : les
grèves ont disparu du paysage, la
mobilisation n’a pas connu le rebond attendu le 14 juin, le dialogue avait été renoué entre Myriam El Khomri, la CGT et FO.
Pour Laurent Berger, le secrétaire
général de la CFDT, ce faux pas sur
l’interdiction « redonne un peu
d’élan à ceux qui n’en avaient
plus ». M. Mailly s’est même félicité du « coup de pub » donné à la
manifestation du 23 juin.
Du coup, les opposants à la loi
travail sautent la case Matignon et
s’adressent directement au président de la République. Notant qu’il
n’a toujours pas répondu à leur demande d’audience, en date du
20 mai, les sept organisations ont
affirmé que « le président Hollande
n’a d’autre issue, pour sortir de cette
impasse, que de réunir les organisations syndicales et de jeunesse très
rapidement ». « Nos propositions
permettent à tout le monde de sortir par le haut », a insisté M. Mailly,
sans en révéler le contenu. « Je n’ai
aucune envie de les aider à en sortir », confie M. Berger, qui récuse
d’avance « tout petit bidouillage
pour essayer d’éteindre le feu ». p
m. n.
Un rendez-vous mensuel de débats
et d’échanges sur les grandes
mutations économiques.
Retrouvez le compte rendu
des interventions des invités
de la séance du 22 juin
JACQUES ATTALI
Président de Positive Planet
&
PIERRE-ANDRÉ
DE CHALENDAR
Président-directeur général
du groupe Saint-Gobain
sur
lemonde.fr/le-club-de-l-economie
10 | france
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Montebourg endosse son costume de campagne
L’ex-ministre de l’économie, en visite en Indre-et-Loire, a multiplié les attaques contre l’Elysée et Matignon
tours - envoyé spécial
M
on costume fait
peur aux vaches ? Je
peux mettre un teeshirt ! » Après deux
ans de quasi-abstinence, Arnaud
Montebourg ne cache pas son
plaisir de revenir sur le devant de
la scène politique. Mercredi
22 juin, l’ancien ministre de l’économie s’est offert une visite dans
la région de Tours (Indre-et-Loire),
à l’invitation du député socialiste
frondeur Laurent Baumel, lors de
laquelle il a affiché ses ambitions.
« On est en campagne, c’est
parti ! », s’est-il exclamé, enchaînant visite d’une ferme, entrevue à
huis clos avec des élus locaux, débat avec des chefs d’entreprise et
rencontre publique avec 200 à
300 militants, lors de laquelle il a
présenté son « Projet France », une
plate-forme participative dans laquelle il dit vouloir puiser pour
élaborer son programme.
LE CONTEXTE
AILE GAUCHE
Les différents courants de l’aile
gauche du PS se réunissent,
lundi 27 juin, pour entamer
les discussions sur la possibilité
de présenter un seul candidat
face à François Hollande à la primaire de la gauche de gouvernement. La sénatrice Marie-Noëlle
Lienemann, qui a déjà annoncé
sa candidature, l’ancien ministre
Benoît Hamon, qui a fait part
de son intérêt, ou encore le chef
des frondeurs, Christian Paul, seront représentés. Les proches
d’Arnaud Montebourg devraient
être présents. Ce dernier ne
s’alarme pas du nombre de candidatures potentielles. « On verra
le 1er décembre, nous discutons,
nous avons le temps, calmos.
Mais si on ne peut pas rallier ses
propres amis, il sera difficile de
rallier les Français », reconnaît-il.
Manifestement, l’actuel viceprésident de la chaîne d’ameublement Habitat n’a toujours pas digéré son éviction du gouvernement, en août 2014, et a soif de revanche. Toute la journée, il a
multiplié les attaques contre l’Elysée et Matignon. L’interdiction de
manifester à Paris ? « La politique
du coup de force permanent. » La
loi travail ? « Un concours de biceps
et d’enfantillages. » Le quinquennat ? « Vous votez pour “mon ennemi, c’est la finance” et vous avez
le programme de Mme Merkel. » Le
gouvernement ? « La cour du roi
Ubu. » François Hollande ? « On ne
peut pas diriger la France comme
on gère les courants du PS. »
Sur le fond, M. Montebourg a
commencé à esquisser ce qui
pourrait être son programme pour
la primaire de la gauche de gouvernement et au-delà. L’idée forte ?
« Restaurer la souveraineté de la
France. » Pour cela, sa cible est
toute choisie : Bruxelles. A l’écouter, la Commission européenne est
responsable de tout, du chômage,
des faillites, de la baisse des retraites, du trou de la Sécu… « Bruxelles,
c’est une grande paralytique qui a
paralysé l’Europe », affirme-t-il.
Patriotisme
« Le débat en 2017, ce sera la fin des
traités de Maastricht, de Lisbonne…
Cela va casser un peu de vaisselle,
mais c’est mieux que le statu quo
actuel, qui est en train de tuer l’Europe », estime l’ex-ministre. Pour
cela, il se dit prêt à la confrontation avec la Commission, une politique dont M. Hollande n’aurait
pas eu le courage. « Il faut réduire
les champs d’intervention de
Bruxelles, faire moins d’intégration
et plus de coopération, décider ce
qui relève des nations et de l’UE. La
subsidiarité doit primer. »
M. Montebourg en a profité
pour égratigner Emmanuel Macron, son successeur à Bercy, jusqu’ici épargné mais devenu potentiel rival pour la présidentielle.
« Le ni de droite ni de gauche, je ne
sais pas ce que c’est. On ne se définit
pas par une négation mais par une
Arnaud Montebourg visite une ferme laitière à Nouzilly (Indre-et-Loire), le 22 juin. PATRICE DESCHAMPS/MAXPPP
affirmation, on doit dire ce qu’on
est. » De même, il a raillé l’inexpérience de l’ancien banquier. « Faire
de la politique, c’est aller chez les
gens, prendre le temps de les écouter, de rentrer dans leur tête. Moi,
j’adore ça ! » « La loi travail, c’est
une loi Macron déguisée, c’est lui
son auteur caché », a également taclé M. Montebourg, ajoutant que
« l’approche libérale tous azimuts
n’est pas la [s]ienne ».
Plus étonnant, M. Montebourg
s’est également aventuré sur le terrain du souverainisme et du patriotisme, n’hésitant pas à utiliser
des termes ou des références peu
usités parmi les socialistes. Lors de
son discours devant les militants,
qu’il assure avoir improvisé, il a
multiplié les références à Charlemagne, à Napoléon, à Charles X…
« Le drapeau est à la poussière,
nous allons le relever et repartir », at-il lancé, évoquant « le peuple de
gueux, celui de Valmy ».
Jusqu’ici concentré sur les questions économiques, il a aussi déploré « les Saint-Barthélemy » auxquelles la France est aujourd’hui
confrontée en matière de religion,
ajoutant qu’il n’est « pas pour une
France qui additionnerait les communautés d’origine ». « L’inconscient de notre pays est national », at-il insisté. « Mais le patriotisme
économique, c’est ma position depuis dix ans, je ne me positionne
pas par rapport à Mme Le Pen ou qui
que ce soit d’autre, réfute M. Mon-
L’idée forte de ce
qui pourrait être
son programme ?
« Restaurer
la souveraineté
de la France »
tebourg au Monde. Je remarque
d’ailleurs que ces idées ne font plus
débat chez les militants socialistes,
ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. »
Quant à savoir s’il participera à la
primaire organisée par le PS ou s’il
se présentera directement à l’élection présidentielle, comme Jean-
Luc Mélenchon, M. Montebourg
assure que sa liberté est « totale ».
« Les primaires doivent être loyales,
ouvertes et démocratiques, et non
pas truquées, fermées et sur mesure », argue-t-il. Sa référence : le
scrutin de 2011, qu’il avait participé
à mettre en place. « Comme lors de
la précédente primaire, il faut
10 000 bureaux de vote, ouverts à
tous les Français. » De même, il demande que les conditions de parrainage ne soient pas assouplies,
afin de limiter le nombre de candidats – « six, c’est bien ». Car, prévient-il, « s’il s’agit d’une primaire
de ridiculisation, je ne me présenterai pas ». « Battling Montebourg »
est définitivement de retour. p
cédric pietralunga
Au Sénat, la droite est sceptique sur les lanceurs d’alerte
Le projet de loi Sapin 2 contre la corruption a été profondément remodelé en commission des lois mercredi 22 juin
Q
uoi qu’ils s’en défendent,
les sénateurs ne vouent
pas une forte tendresse
aux lanceurs d’alerte.
Il existerait même une discrète
méfiance. La commission des lois
du Sénat, à majorité de droite, qui a
examiné mercredi 22 juin le projet
de loi Sapin 2 de lutte contre la corruption, a ainsi, sur ce chapitre, remodelé les dispositions du texte
issu de l’Assemblée nationale. Sur
les 250 amendements examinés,
ce sujet a été le plus discuté.
«Beaucoup se méfient des lanceurs de fausses alertes qui risquent de porter préjudice à des intérêts publics ou privés », souligne
Philippe Bas, le président (Les Républicains) de la commission.
Pour le rapporteur, François
Pillet, sénateur (LR) du Cher, « le
mot de lanceur d’alerte en cache
d’autres, il faut manier cette notion avec précaution ». Une définition plus restrictive, donc, une
procédure graduée établissant
une échelle des autorités auxquelles le lanceur d’alerte peut
s’adresser – supérieur hiérarchique, personne référente pour les
alertes si elle existe, autorité administrative, autorité judiciaire –,
la commission a posé un cadre
beaucoup plus resserré.
Surtout, elle supprime la prise
en charge financière des frais de
justice ou d’éventuels dédommagements par le Défenseur des
droits introduite à l’Assemblée nationale. « Le Défenseur des droits
n’a pas pour fonction d’indemniser
ou de jouer les avocats du lanceur
d’alerte », estime M. Bas. La com-
venant
de choc
« Le lanceur
d’alerte ne peut
pas être
irresponsable
s’il n’est pas
de bonne foi »
FRANÇOIS PILLET
sénateur Les Républicains
mission introduit une sanction
judiciaire et une responsabilité civile à l’encontre de ceux qui dérogeraient aux règles. « Le lanceur
d’alerte ne peut pas être irresponsable s’il n’est pas de bonne foi, insiste M. Pillet. Il peut être redevable du préjudice qu’il a fait subir. »
Méfiance toujours vis-à-vis des
autorités dites indépendantes et,
en l’occurrence, de l’Agence française anticorruption, que les sénateurs préfèrent rebaptiser Agence
de prévention contre la corruption. « Nous avons confiance dans
la justice mais nous sommes méfiants quand il s’agit de donner des
pouvoirs de sanction à une agence.
Nous renvoyons cette responsabilité au juge », explique M. Bas.
La commission a par conséquent supprimé la commission
des sanctions dont était dotée
l’agence. « Pour tout ce qui concerne la prévention, nous pensons
que l’administration a un rôle primordial. En revanche, en matière
répressive, place à la justice,
ajoute François Pillet. L’agence
contrôle, avertit et, en cas de man-
quement, elle transmet à la justice. On ne peut pas être à la fois
ange gardien et Père Fouettard. »
Lobbyistes actifs
Par ailleurs, les sénateurs souhaitent revoir le dispositif d’encadrement des rémunérations des dirigeants d’entreprise introduit à
l’Assemblée nationale, qui rend
contraignant et public le vote des
assemblées générales d’actionnaires. Ils préfèrent confier à l’assemblée générale le soin de définir des « principes généraux ». A
charge pour elle de vérifier si la
politique salariale mise en œuvre
correspond bien aux critères. « Je
ne désespère pas que le gouvernement, l’AFEP [Association française des entreprises privées] et le
Medef trouvent cette disposition
nicolas demorand
le 18/20
18:15 un jour dans le monde
19 :20 le téléphone sonne
positive », glisse François Pillet.
Certains représentants d’intérêt
seraient-ils discrètement intervenus à cette fin ? Cette question du
registre des lobbyistes continue
de susciter chez les sénateurs une
certaine… méfiance.
Défendant le principe de la séparation des pouvoirs, ils s’opposent
à l’idée d’un registre unique « à la
main de la Haute Autorité pour la
transparence de la vie publique ».
Preuve, pourtant, que ces lobbyistes sont bien actifs, le portail
ouvert sur le site du Sénat en vue
de la préparation des travaux sur
le projet de loi a dû être bloqué :
une société de courtage intéressée
à l’élaboration d’un des articles
avait fait envoyer plus d’un millier
de courriels en une journée ! p
patrick roger
avec les chroniques
d’Arnaud Leparmentier,
d’Alain Frachon
et de Vincent Giret
dans Un jour dans le monde
de 18:15 à 19:00
france | 11
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Justice : des détenus libérés faute d’escorte
La pénitentiaire n’a pas les moyens d’assurer tous les trajets entre prisons et tribunaux
L
e procureur de la République de Brest est sorti de
ses gonds à la suite de la
« libération intempestive »,
mardi 21 juin, d’un homme de
36 ans accusé de trafic de drogue,
faute de personnel pour l’escorter
de la maison d’arrêt de Brest au
tribunal… de Brest.
Une « première », pour le procureur Eric Mathais, conséquence
directe du transfert de la mission
des extractions judiciaires à l’administration pénitentiaire, intervenu le 1er mai. Auparavant, c’est la
police et la gendarmerie qui
étaient chargés de cette mission.
« La justice pénale se désorganise
et (…) les renvois et les dysfonctionnements se multiplient », a affirmé
le procureur au cours d’une conférence de presse relatée notamment par l’AFP et Le Télégramme,
évoquant « un vrai risque de trouble à l’ordre public ».
Nombre de procureurs et de présidents de tribunaux n’avaient
pas osé mettre publiquement les
pieds dans le plat, mais partagent
ce constat. Le transfert des extractions judiciaires du ministère de
l’intérieur à celui de la justice, décidé en 2010 par Brice Hortefeux
et Michèle Alliot-Marie, a été expérimenté en 2011 avant son extension progressive sur le territoire national, qui doit s’achever
fin 2019. Brest, Lorient ou Quimper, qui viennent de basculer dans
ce dispositif, découvrent le sousdimensionnement du dispositif.
Là où plus de 3 000 policiers et
gendarmes assuraient ce service,
qui comprend également les
transfèrements à l’hôpital et
l’éventuelle surveillance sur place,
les deux ministères avaient chiffré le besoin à 800 équivalents
temps plein, avant de le réévaluer
à 1 200 en 2013. Un chiffrage largement insuffisant.
Deux heures de route aller
La catastrophe était annoncée.
Elle se réalise. A Niort, un mineur
soupçonné de trafic de drogue a
été remis en liberté mercredi
22 juin après cinq jours d’incarcération, révèle Le Courrier de
l’Ouest du 23 juin, selon lequel
« le juge qui devait statuer sur son
cas n’a jamais pu le rencontrer
faute d’escorte dévolue au service
pénitentiaire ». Le jeune homme a
été remis en liberté, sans contrôle
judiciaire.
A Nantes, fin mai, le tribunal
correctionnel qui devait juger
quatre hommes dans une affaire
d’escroqueries en série à la carte
bancaire n’a pu en entendre que
deux. Les deux autres détenus
n’avaient pas pu être transférés
pour leur procès. Le tribunal a décidé de les libérer alors qu’ils
étaient déjà incarcérés depuis
neuf mois sans jugement et de remettre leur procès à plus tard.
A Rouen, quelques semaines
plus tôt, la chambre de l’instruction de la cour d’appel a ordonné
la remise en liberté d’un détenu,
justifiant que le refus de l’administration pénitentiaire d’assurer
l’extraction de sa cellule faute de
personnel n’était pas une « cause
insurmontable », explique Virginie Duval, présidente de l’Union
syndicale des magistrats (USM).
Le syndicat, majoritaire, prévenait
le 25 mai : « L’USM refusera que les
magistrats soient tenus responsables des inévitables libérations anticipées pour non-respect des durées maximales de détention en
cas de carence de l’administration
pénitentiaire dans l’exécution des
réquisitions d’extraction. »
Le sous-calibrage des pôles de
rattachement des extractions judiciaires (PREJ) n’est pas seul en
cause. L’organisation l’est aussi.
Le maillage de ces PREJ, où sont
localisés les personnels chargés
de cette mission spécifique
(ils sont armés, contrairement
aux surveillants en détention),
n’est pas aussi serré que celui des
188 établissements pénitentiaires
du pays.
A Bar-le-Duc, où la maison d’arrêt peut difficilement être plus
proche du tribunal de grande instance puisque les deux bâtiments
sont mitoyens, c’est l’équipe du
PREJ de Nancy qui est compétente
et doit faire deux heures de route
aller et autant au retour pour assurer un transfèrement de quelques dizaines de pas. Les autorités
de régulation et de programmation des extractions judiciaires
(Arpej), à qui les magistrats adressent leurs demandes, gèrent la pénurie d’effectif et répondent par
trois lettres, « IDF », pour « impossibilité de faire », lorsque l’extraction ne pourra pas être honorée.
En moyenne, 11 % des demandes
d’extractions judiciaires adressées aux Arpej en 2015 n’ont
pas été exécutées. Mais les écarts
Les écarts de réussite s’installent
dès l’école primaire
En moyenne,
en 2015, 11 %
des demandes
d’extractions
judiciaires n’ont
pas été exécutées
sont importants. A Valenciennes
(Nord), 30 demandes sur les 130
adressées au cours des deux derniers mois de 2015 se sont vu opposer une « IDF », apprend-on
auprès du parquet. Et avec l’Euro
de football, les services de police
qui pouvaient être sollicités pour
suppléer aux carences des PREJ ne
sont plus disponibles.
« Exercice de haute voltige »
« Les renvois d’audience et de procès ont tendance à se multiplier »,
explique le procureur de Valenciennes, qui parle d’un « exercice
de haute voltige pour éviter toute
remise en liberté prématurée ».
A Brest, M. Mathais déplore
n’avoir reçu que 65 réponses positives pour 169 réquisitions d’extraction. Les auditions par vidéoconférence, qui constituent une
alternative, peuvent être refusées
par le détenu… et ne fonctionnent
pas toujours.
Jean-Jacques Urvoas, le ministre
de la justice, a reconnu le 14 juin
devant les commissions des finances et des lois du Sénat que le
problème des extractions judiciaires « est un sujet béant ». Il a ordonné une mission d’inspection
et est parvenu à impliquer le
ministère de l’intérieur.
Dans un courrier du 31 mai,
les deux directeurs de cabinet de
M. Urvoas et de Bernard Cazeneuve demandent à l’inspection
générale des services judiciaires
et à l’inspection générale de l’administration (ministère de l’intérieur) d’analyser la situation et de
faire des recommandations d’ici
le 31 juillet. Elles devront « porter
une appréciation globale sur l’efficience de l’organisation mise en
place » et procéder « à une nouvelle évaluation du coût pour le
ministère de la justice de la mesure
de transfert ». Les équipements en
véhicules, armement et gilets pare-balles représentent un budget
significatif qui lui aussi avait été
sous-évalué.
Dans cet ordre de mission, les directeurs de cabinet Thomas Andrieu et Patrick Strzoda demandent même d’étudier la possibilité
de restituer au ministère de l’intérieur, en particulier à la gendarmerie, « disposant d’une implantation locale avantageuse », les extractions judiciaires qui posent
aujourd’hui des problèmes aux
PREJ « en raison de leur éloignement géographique ».
Au cabinet de M. Urvoas, on assure que « des décisions seront prises rapidement ». Pour l’heure,
l’administration pénitentiaire devrait affecter à ces missions
450 emplois supplémentaires d’ici
à la fin 2017 grâce aux créations de
poste inscrites dans le plan de
lutte antiterroriste de fin 2015. p
jean-baptiste jacquin
S OC I AL
RSA : les départements
rejettent le plan de l’Etat
L’Assemblée des départements de France a rejeté,
mercredi 22 juin, les propositions du gouvernement pour
une reprise en charge par
l’Etat du financement du revenu de solidarité active
(RSA). Cette « recentralisation » se serait accompagnée
d’une ponction sur les recettes des départements. – (AFP.)
Assurance-maladie :
les médecins libéraux
quittent la négociation
Le premier syndicat de médecins libéraux, la CSMF, a annoncé, mercredi 22 juin, qu’il
« quittait la table » des négociations tarifaires en cours
avec l’Assurance-maladie. Il
déplore l’absence d’« éléments chiffrés » et de « réponses concrètes ». – (AFP.)
BI OD I VERS I T É
L’Assemblée renonce à
surtaxer l’huile de palme
Les députés ont renoncé,
mercredi 22 juin, à la surtaxation de l’huile de palme, prévue dans le projet de loi Biodiversité. Cela avait entraîné
les protestations de l’Indonésie et de la Malaisie. – (AFP.)
J UST I C E
Echec du projet de loi
instaurant le divorce
sans le juge
Les députés et sénateurs
n’ont pas trouvé de compromis, mercredi 22 juin, en
commission mixte paritaire,
sur le projet de loi sur la justice du XXIe siècle, instaurant
notamment le divorce sans
juge. Une seconde lecture
aura donc lieu devant les
deux assemblées. – (AFP.)
Avec le soutien du groupe ARTEMIS et la Fondation SNCF
A l’entrée en 6e, près de 20 % des élèves n’ont pas les bases en français
E
n dépit des politiques et
des discours sur l’égalité
des chances, le système
scolaire français reste fortement
marqué par des écarts de réussite.
Il ne parvient pas à réduire ce
« noyau dur » d’élèves en difficulté, qui sont en grande majorité
issus de milieu social défavorisé.
La dernière étude en date, réalisée par le service statistique du
ministère de l’éducation nationale, la DEPP, vient confirmer ce
constat. Publiée mardi 21 juin, elle
montre que dans l’ensemble, à la
fin de l’école primaire, près de
20 % des élèves n’ont pas les bases
suffisantes en français ; ils sont
environ 30 % dans ce cas en mathématiques et en sciences. Entre
enfants de milieu favorisé et enfants d’origine défavorisée, c’est le
grand écart : quand 90 % environ
des premiers ont les « acquis attendus » dans les deux domaines,
ils sont moins de 70 % en français
et seulement 55 % en mathématiques et en sciences, dans les familles les plus modestes.
C’est la première fois que la
DEPP a conduit une évaluation
auprès d’élèves par ordinateur –
en lieu et place des feuilles de papier –, ce qui lui a permis de mener un test de grande ampleur :
160 000 élèves de 6e y ont participé en novembre 2015, répartis
dans plus de 4 000 collèges de
toutes les académies. Soit environ
un élève de 6e sur cinq, dans près
de deux tiers des collèges. En français, ceux-ci ont été évalués en lecture, orthographe, grammaire et
vocabulaire. En maths, sur les
nombres et calculs, la géométrie…
En sciences, sur le vivant, la matière ou encore la pratique d’une
démarche scientifique.
Il en ressort que les différences
de niveau, fortement corrélées à
« Il existe
des marges
de manœuvre
pour dépasser les
déterminismes
sociaux »
FABIENNE ROSENWALD
directrice de la DEPP
l’origine sociale, sont bien installées dès la fin du primaire. Différences que la politique d’éducation
prioritaire ne parvient pas à réduire : en maîtrise de la langue,
l’écart de niveau est de plus de
20 points entre les élèves de
« REP + » (réseaux d’éducation
prioritaire) et ceux scolarisés hors
éducation prioritaire ; il atteint
30 points en maths et sciences. Le
constat est proche de celui fait par
l’OCDE à travers son enquête triennale PISA menée sur des élèves de
15 ans. La dernière version, en 2013,
classait la France parmi les pays les
plus inégalitaires.
Disparités géographiques
Originalité de l’étude de la DEPP :
elle s’intéresse aux écarts de réussite entre académies, qui « s’expliquent en grande partie par leur
profil socio-économique », explique Fabienne Rosenwald, la directrice de la DEPP. Moins de 80 %
des élèves ont des acquis suffisants en français dans les académies du nord de la France – Lille
(77 %), Amiens (78 %), Rouen
(78 %) et Créteil (79 %) –, ainsi que
dans les départements d’outremer (autour de 70 % à la Réunion,
en Guadeloupe et en Martinique,
et seulement 40 % en Guyane). Or
ces académies ont les indices de
niveau social parmi les plus faibles. A l’inverse, Paris affiche la
plus haute performance en maîtrise de la langue en même temps
que l’indice social le plus élevé.
C’est également le cas des académies de Rennes, Versailles, Grenoble et Lyon, où performance et niveau social vont de pair.
Toutefois, « tout ne s’explique
pas par le contexte socio-économique. A niveau social comparable,
certaines académies s’en sortent
mieux en termes de performance
et d’équité », précise Mme Rosenwald. C’est par exemple le cas
de Rouen et Besançon : les deux
académies ont le même indice social, mais les performances sont
meilleures dans la seconde.
« On voit bien qu’il existe des
marges de manœuvre pour dépasser les déterminismes sociaux,
ajoute la directrice de la DEPP.
L’éducation nationale va se saisir
de ces résultats pour tenter de
comprendre ces différences : est-ce
que dans tel endroit, la scolarisation précoce est plus développée ?
Est-ce que dans tel autre, un effort
particulier est fait en matière de
formation des enseignants ?… »
Autre information de l’étude,
également révélée dans les tests
de lecture réalisés chaque année
lors de la Journée défense et citoyenneté (JDC) : les filles réussissent mieux que les garçons en
maîtrise de la langue (86 % d’entre
elles ont les bases suffisantes, contre 78,4 % des garçons). Cet écart
n’apparaît pas, en revanche, dans
le domaine scientifique. Enfin, les
élèves ayant redoublé durant le
primaire ont des résultats bien inférieurs aux autres (plus de
40 points de différence). Signe que
leur redoublement n’a pas permis
de rattraper leur retard. p
aurélie collas
Nous avons plus que jamais besoin de la culture!
Dans une société en crise, elle est le dernier ciment,
le lien aux autres, le lieu où inventer, imaginer,
rêver… A moins d’un an de l’élection présidentielle,
Télérama croit essentiel de faire circuler paroles,
désirs, points de vue, et de mettre en lumière
des initiatives exemplaires et prometteuses.
Notre objectif : (re)placer la culture au cœur
du débat d’idées. La culture est l’affaire de tous.
Comment la penser ensemble, pour l’ensemble ?
Il y a urgence à partager et s’engager,
collectivement, pour une culture qui fasse jubiler
la démocratie et l’intelligence.
Ces « Etats Généreux de la Culture » vont
s’écrire dés maintenant, avec vous – les
professionnels, les amateurs, le public ! Nous
avons besoin de vos idées, vos suggestions,
de connaître vos expériences.
Dés à présent, partageons
nos idées, nos expériences sur
etats-genereux.telerama.fr
Et des grands débats public à
Lyon 19 novembre Marseille 26 novembre Paris 3 décembre Lille 10 décembre
Institut
Lumière
Mucem
CentQuatre
Théâtre
du Nord
12 | france
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Comptes offshore, trafic d’art et fausses antiquités
« Le Monde » révèle un système de blanchiment derrière le scandale qui ébranle le marché du mobilier ancien
au juge d’instruction. Il reste que,
selon nos sources, l’existence de la
société offshore Balart Inc. n’a pas
été portée à la connaissance des
enquêteurs et de la justice, dans le
cadre de la procédure en cours. Il
s’agit donc d’un élément nouveau
dans ce dossier lourd et complexe.
L’enquête devra également dire si
d’autres protagonistes de l’affaire
disposent également, ou ont également disposé, de comptes bancaires non déclarés, en Suisse ou
ailleurs à l’étranger. Et, le cas
échéant, si des flux financiers ont
transité entre ces différents
comptes.
L’
affaire des faux meubles du XVIIIe siècle,
dont certaines pièces
auraient été acquises
par le Château de Versailles et par
de riches collectionneurs privés de
Russie et du Qatar, a créé la stupeur sur le très chic marché de
l’art, début juin.
Les premières révélations de l’enquête menée par l’Office central de
lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) – la « police de l’art »
française – portent en germe tous
les ingrédients d’un scandale : un
ébéniste réputé reconverti en faussaire présumé, dont les faux remarquablement faits auraient été
écoulés, sciemment ou non, par de
célèbres marchands d’art et
auraient trompé les meilleurs experts… Jusqu’à se retrouver classés, pour certains, « trésors nationaux ». Mais l’enquête, lancée dès
l’été 2014 par l’OCBC – qui a donné
lieu à l’ouverture d’une information judiciaire par le parquet de
Pontoise (Val-d’Oise) il y a quelques
mois et à plusieurs mises en examen – est loin d’avoir livré tous ses
secrets. Elle pourrait se muer en
une vaste affaire de blanchiment
d’argent entre la France, la Suisse
et le Panama.
D’après nos investigations, menées pour partie grâce aux données des « Panama papers », l’un
des personnages centraux de l’affaire, l’antiquaire parisien Bill Pallot, a organisé, à partir de Genève,
un système de dissimulation de
ses avoirs financiers offshore, avec
compte bancaire en Suisse et société-écran au Panama.
Transactions via la Suisse
Ce système lui aurait permis de
soustraire au fisc d’importants bénéfices liés à la vente de meubles
anciens, jusqu’au début des années 2010. Il aurait pu être utilisé,
dans l’affaire en cours, pour dissimuler d’éventuels achats de meubles contrefaits. M. Pallot a été mis
en examen, le 9 juin, pour « blanchiment aggravé, escroquerie en
bande organisée et recel », et placé
en détention provisoire.
Ainsi, cet éminent expert en sièges d’époque Louis XV, représentant de la prestigieuse galerie Aaron, apparaît, dans les données des
« Panama papers », comme le bénéficiaire effectif de Balart Inc.,
une société-écran immatriculée
au Panama par les soins du cabinet
d’avocats Mossack Fonseca.
Balart Inc. a été créée le
19 juillet 2005, avec l’aide de la banque suisse HSBC, et reliée à un
compte bancaire non déclaré préalablement ouvert par M. Pallot
dans cet établissement. Un
compte en banque richement doté
puisqu’il affichait, en 2007, un
solde de 1,47 million de dollars
(1,3 million d’euros aujourd’hui),
selon des documents confidentiels issus de la banque, auxquels
Le Monde a eu accès.
« Le client signe les documents
pour l’ouverture d’une société au
Panama et donne instruction de virer ses avoirs sur son nouveau
compte », écrit ainsi un conseiller
de HSBC après une visite de son
client, le 12 juillet 2005, dans une
note interne à la banque. Puis il
ajoute, apportant la preuve que
des transactions liées au commerce de meubles ont bel et bien
transité par la Suisse : M. Pallot
« donne l’instruction, si nécessaire,
de mettre 200 000 euros à disposition de Mme Sylvie R., pour l’achat
d’une paire de fauteuils époque
Louis XV, vers 1750 ».
Ouverte par l’entremise de Mossack Fonseca, la société-écran Balart Inc. a été gérée par ce cabinet
jusqu’en 2009-2010, date à laquelle elle a été transférée, à la demande de M. Pallot, à un autre cabinet d’avocats panaméen, Aleman, Cordero, Galindo & Lee. Un
cabinet qui, par pure coïncidence,
se trouverait actuellement dans le
viseur du service antiblanchiment
français, Tracfin. Ce cabinet d’avocats aurait en effet, selon nous
Bill Pallot,
éminent expert
en sièges
de l’époque
Louis XV,
apparaît dans
les « Panama
papers »
sources, fait l’objet de nombreuses
déclarations de soupçons de la
part de banques françaises.
Au-delà de 2011, la trace de Balart
Inc. se perd ensuite dans les données des « Panama papers » et rien
ne permet donc d’affirmer que la
société est encore ouverte
aujourd’hui. Mais une chose semble établie : les liens de Bill Pallot
avec la Suisse et le monde de l’offshore sont anciens. L’antiquaire
aurait ainsi ouvert son premier
compte bancaire chez HSBC
en 1997, selon d’autres documents
confidentiels.
Avant d’opter pour une sociétéécran au Panama, l’expert aurait
participé à la création d’une société aux îles vierges britanniques, Chicago Art Inc., active de la
fin des années 1990 au début des
années 2000. Interrogé sur ces
montages financiers illégaux,
l’avocat de Bill Pallot, Emmanuel
Pierrat, indique au Monde que son
client « a fermé spontanément son
compte HSBC en 2013 » et, affirmet-il, « a régularisé avec Bercy le rapatriement des sommes qui y figuraient ». « Il n’a donc plus aucun
avoir à l’étranger qui n’ait été régularisé », affirme l’avocat. Ces informations auraient été transmises
Revente de meubles litigieux
Dans l’attente de nouveaux développements judiciaires, les antiquaires parisiens retiennent leur
souffle, inquiets des répercussions de l’affaire. Ils redoutent de
voir se tenir, dans ce contexte
trouble et confus, la prochaine
Biennale des antiquaires, prévue
en septembre. D’autant que de
nouvelles auditions de figures du
marché de l’art pourraient avoir
lieu d’ici là, apportant leur lot de
révélations supplémentaires.
Tandis que certains prévenus
gardent le silence, d’autres ne veulent pas attendre pour se défendre.
C’est le cas de Laurent Kraemer, le
deuxième antiquaire mis en examen, le même jour que Bill Pallot
et pour les mêmes faits, mais libéré pour sa part sous caution.
Ce représentant de la galerie
Kraemer, la plus ancienne galerie
familiale de Paris, spécialisée depuis 1875 dans le mobilier et les objets d’art du XVIIIe siècle, aurait,
lui, participé à la revente de meubles litigieux. Mais, affirme-t-il, à
son insu. « En cent quarante ans
d’histoire, nous n’avons jamais
vendu un meuble dont nous
n’étions pas convaincus de
l’authenticité, ni acheté un objet en
ayant le moindre doute, ce qui serait contraire à notre éthique, déclare au Monde M. Kraemer. Il faut
nous considérer comme des victimes dans cette affaire de faux meubles potentiels. »
« Si celle-ci se révélait exacte, que
des faux indétectables aient été fabriqués et revendus, et que les plus
hautes autorités aient effectivement été abusées, alors nous serions dans le même cas qu’elles »,
poursuit l’antiquaire, qui précise
n’avoir « jamais travaillé directement avec Bill Pallot ». p
anne michel
Les agriculteurs en première ligne face aux pesticides
Un rapport de sécurité sanitaire dont la publication a été reportée explore les lacunes dans la protection et l’information des professionnels
V
a-t-on vers un nouveau
scandale des pesticides ?
En 2011, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement
et du travail (Anses) a pris l’initiative de se pencher sur ceux qui
sont en première ligne face à ces
substances : les agriculteurs. Las,
après quatre années de recherches, d’innombrables auditions,
une exploration poussée de la littérature scientifique en France et
à l’étranger, des plongées dans les
statistiques difficilement accessibles du secteur agricole, la publication de ses sept copieux volumes n’a rien d’assuré.
Après une présentation au ministère de l’agriculture en avril,
une réunion de restitution était
annoncée le mercredi 22 juin. Elle
a été ajournée in extremis, provoquant la colère des associations
environnementalistes.
Le rapport de l’Anses intitulé
« Expositions professionnelles
aux pesticides en agriculture » –
dont Le Monde a pu consulter le
L’absence
de transparence
produit un
« relatif silence »
sur les maladies
professionnelles
60 000 tonnes en 2014, 9 % de plus
qu’en 2013, comme l’année précédente. Or les alertes se multiplient
sur les liens possibles avec les hémopathies malignes, cancers de la
prostate, de la peau, tumeurs cérébrales, maladies de Parkinson et
d’Alzheimer, troubles de la reproduction et du développement…
volume central – explore les pratiques des agriculteurs, la façon
dont ils se protègent ou pas des effets des pesticides, les conseils de
prévention et les informations
sur la toxicité qui leur sont dispensés. L’idée des experts – praticiens hospitaliers, vétérinaires,
agronomes, toxicologues, sociologues, ergonomes… – était d’esquisser des pistes de réduction
des risques.
L’état des lieux en dit long sur le
fonctionnement de la ferme
France, un système incapable de
freiner l’emballement du recours
aux pesticides, dont la consommation s’est élevée à au moins
Cancers, tumeurs, maladies…
Le groupe de travail de l’Anses
souligne que les données sur l’exposition aux phytosanitaires des
1,01 million de personnes qui s’activent dans les champs, les vignes,
les vergers arboricoles où les traitements sont les plus fréquents,
ou encore les plantations, les bergeries badigeonnées d’insecticides, sont « fragmentées », « lacunaires ». D’ailleurs, « aucune organisation en France n’est chargée de
les produire ».
Cette absence de transparence
produit une « invisibilité des problèmes », un « relatif silence » sur
les maladies professionnelles.
Celui-ci s’explique entre autres par
les obstacles quasi insurmontables que rencontrent les malades à
faire reconnaître leurs pathologies chroniques, à la différence des
intoxications aiguës. Entre 2002
et 2010, la sécurité sociale agricole,
la MSA, a admis 47 maladies professionnelles de ce type en tout et
pour tout. Sur 607 dossiers reçus
en trois ans, seuls 101 concernaient une pathologie chronique.
La MSA en a classé 54 sans suite.
Les « limites de connaissances
produites lors de l’homologation »
constituent un autre frein à la
prise de conscience. Dit autrement, les éléments fournis par les
industriels avant la mise sur le
marché d’un pesticide ne suffisent
pas à en mesurer le degré de dangerosité. Leurs études ne sont pas
publiées dans des revues scientifiques, ne reposent ni sur des statistiques agricoles, ni sur des enquêtes de terrain, et ne reflètent pas
l’éventail des situations réelles.
Surtout, ils correspondent à des
scénarios idéaux avec des opérateurs portant gants, masques,
combinaison de protection
– neufs –, et respectant scrupuleusement les recommandations
d’usage. « Ceci ne correspond pas
aux pratiques habituelles des agriculteurs », constatent sobrement
les experts. Ces derniers pointent
aussi du doigt cette surprenante
habitude d’écarter de la procédure d’homologation les 25 % des
valeurs d’exposition les plus élevées, en arguant qu’elles correspondraient à des situations extrêmes. Les 25 % les plus basses, elles,
sont bien prises en compte.
Conflit d’intérêts
Des études ont par ailleurs montré que l’exposition peut être six
fois plus élevée au moment de pénétrer dans une parcelle fraîchement traitée que lors de l’épandage. Le délai de « réentrée » est de
quarante-huit heures en France,
de douze jours minimum au Canada selon les substances.
S’il s’avère difficile de protéger
les cultivateurs et les éleveurs des
effets des pesticides, le plus sim-
ple ne serait-il pas d’en utiliser
moins ? Tel est l’objectif affiché
par le ministère de l’agriculture,
de multiples organismes sous sa
tutelle ont pour mission d’y contribuer. Pourtant, la mission de
conseil n’est exercée par personne, estiment les experts. Leur
rapport épingle la multiplicité des
conflits d’intérêts, en citant, entre
autres, les vétérinaires qui réalisent 40 % de leur chiffre d’affaires
en prescrivant des produits antiparasitaires pour les troupeaux.
Enfin, le rapport se penche sur le
cas intéressant des 500 000 « Certiphyto » accordés après une
courte formation financée par
l’Etat. Ces certificats, qui attestent
d’une connaissance suffisante
pour utiliser les phytosanitaires
en toute sécurité, sont délivrés par
des prestataires les plus divers… y
compris, en Gironde, par des organismes vendant des pesticides.
Ces derniers y voient d’ailleurs un
bon « moyen pour nouer des contacts commerciaux ». p
martine valo
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VENDREDI 24 JUIN 2016
Le crépuscule de Zlatan
Zlatan Ibrahimovic, mercredi 22 juin, à Nice, à la fin du match Suède-Belgique (0-1). JONATHAN NACKSTRAND/AFP
nice – envoyé spécial
A
quoi reconnaît-on une légende ? A la place qu’elle prend
même quand elle est absente ?
Zlatan Ibrahimovic ne s’est pas
attardé devant la presse, mercredi 22 juin à
l’Allianz-Riviera de Nice, après l’élimination de la Suède de l’Euro 2016. L’avantcentre suédois venait – sauf volte-face
toujours possible de sa part –, de disputer
son 116e et dernier match avec la sélection
nationale, battue par la Belgique (1-0). Et
c’est bien sa retraite internationale, annoncée par ses soins la veille, qui captivait
l’intérêt général.
Elu meilleur joueur du match, le milieu
belge Eden Hazard, passeur décisif sur le but
magnifique de Radja Nainggolan, a même
dû, avant toute autre question, donner son
avis sur la dernière du géant Zlatan. Dans les
minutes précédant la partie, les deux hommes, pareillement capitaines, avaient
échangé quelques mots et leurs fanions. Sur
le terrain, le petit Eden (1,73 m) et le grand
Ibra (1,95 m), se sont peu croisés. « Ibrahimovic est un grand monsieur du football qui a
fait beaucoup de choses importantes dans sa
carrière », a débuté, un peu surpris, Eden Hazard. Puis, le joueur de Chelsea, conscient de
l’importance du moment, est devenu
moins politiquement correct : « Avec un tel
attaquant, on savait que cela allait être difficile pour nos défenseurs. Je pense que Zlatan
aurait voulu aller plus loin dans ce tournoi…
Malheureusement, en se qualifiant pour les
8es de finale, on l’élimine. »
Marc Wilmots, son sélectionneur,
homme franc et ancien joueur, sera plus direct. A la sortie du terrain, alors que le Suédois, brassard à la main, prenait le temps de
saluer une dernière fois son public, le Belge
L’ex-attaquant du PSG a disputé
son dernier match pour la Suède,
mercredi 22 juin, à Nice. La défaite
contre la Belgique met un terme
à une carrière internationale
sans titre et à un tournoi décevant
a glissé quelques mots à l’oreille de Zlatan.
D’international à la retraite à jeune retraité
international. « Quand une grande personne du football tire sa révérence, explicitait-il quelques minutes plus tard, la moindre des choses, c’est de lui dire : “Merci pour
ta carrière et bravo pour ce que tu as fait.” »
« Je n’envisage pas de trouver un autre Zlatan », concluait peu après, boule dans la
gorge, Erik Hamren. Sonné, le sélectionneur suédois venait, le même soir, d’être
éliminé de l’Euro et de voir partir, en plus
d’Ibrahimovic (34 ans), le gardien Andreas Isaksson (34 ans) et le créateur Kim
Källström (33 ans). « Les trois meilleurs
joueurs que notre pays a jamais eus », regrettait-il, abasourdi.
Privé d’un but valable
Cet Euro n’a pas été tendre avec la Suède et
ses gentils supporteurs. Son équipe nationale quitte le tournoi avec un bilan décevant. Deux défaites contre l’Italie et la Belgique (1-0, à chaque fois) et un match nul
contre l’Irlande (1-1) lui laissent la quatrième place, la seule éliminatoire du
groupe F, l’un des plus difficiles du tournoi.
Pire, mercredi contre la Belgique, son hé-
A 34 ans,
son bilan
international
reste, finalement,
aussi
anecdotique
que son palmarès
européen
avec le PSG
ros a été privé d’une sortie glorieuse, et
surtout d’un but qui semblait valable,
dans son match le plus abouti depuis le début de la compétition. Beaucoup d’arbitres
autres que l’Allemand Felix Brych
auraient, en effet, validé cette reprise réussie de la 62e minute, au nez de Jan Vertonghen. Un but à la Zlatan, pied à la hauteur
des yeux, façon kung-fu, sur une remise de
l’autre géant de l’attaque suédoise Marcus
Berg. Bras en croix, face au mur humain
jaune et bleu bâti par le public suédois,
Ibrahimovic a savouré la joie… puis a subi
cet ultime martyre sans débordement. Il
restait encore une bonne demi-heure de
jeu dans cette partie complètement débridée. Et l’ex-joueur du Paris-Saint-Germain
pensait sûrement pouvoir faire plier cette
défense belge, qu’il a secouée comme
aucune autre dans cet Euro.
Face à l’Irlande, au Stade de France, Ibrahimovic s’est créé quatre occasions. Contre
l’Italie, au match précédent, les vieux grognards de la Juventus, Chiellini, Barzagli et
Bonucci, lui en ont laissé deux fois moins.
Mercredi, Zlatan Ibrahimovic a frappé six
fois vers les buts du gardien belge Thibaut
Courtois, l’obligeant à deux arrêts. Soit la
moitié des tirs de son équipe.
Son ultime tentative – une frappe jambe
tendue, après un contrôle de la poitrine à
la 88e minute du match – a dû conforter
ceux qui pensent que l’attaquant n’est pas
aussi fort qu’il le dit lui-même. Roi de
France, certes, mais simple baron qui se
hausse du col à la cour des meilleurs
joueurs du monde. Dans l’après-midi, le
Portugais Cristiano Ronaldo a sonné la révolte de son équipe par un doublé contre
la Hongrie (3-3). Catastrophique jusqu’alors, loupant un penalty contre
l’Autriche, la star du Real Madrid a trouvé
les ressources pour sauver les Lusitaniens.
Dans la nuit niçoise, devant sa compagne
Helena Seger et leurs deux enfants, Zlatan,
lui, n’a pu empêcher le naufrage de la
Suède, se cognant encore et toujours à ce
plafond de verre du dernier niveau international. Un plafond qui, quatre saisons d’affilée, l’a également empêché de s’approcher d’une finale de Ligue des champions
avec le PSG. Et explique sûrement la fin de
son aventure française.
il était à l’Euro « pour le gagner »
Avant le tournoi, dans une interview au
Monde (daté du mercredi 8 juin), le capitaine suédois annonçait, du haut de son arrogance et de ses 20 millions d’euros de salaire annuel, qu’il était à l’Euro « pour le gagner ». A l’heure de la retraite, son bilan international reste, finalement, aussi
anecdotique que son palmarès européen
avec le PSG. Malgré ses 62 buts marqués depuis 2001, Ibrahimovic n’aura atteint qu’un
quart de finale à l’Euro 2004, et deux huitièmes aux Mondial 2002 et 2006. Pas mal
pour un Suédois ? Ce serait oublier la finale
de la Coupe du Monde 1958 (perdue contre
le Brésil 5-2) et la troisième place au Mondial
1994 atteintes par le pays.
Alors que les supporteurs suédois partaient, tranquillement, noyer leur déception dans la bière, Marc Wilmots, lui, tirait
les conclusions qui s’imposaient : « On est
là et bien là » glissait, espiègle, le sélectionneur belge. Positionnés dans une partie de
tableau où l’équipe la plus forte s’avère la
Croatie – adversaire potentiel en demi-finale – les Diables rouges peuvent rêver tout
haut d’atteindre la finale dimanche
10 juillet. D’ici là, la retraite de Zlatan Ibrahimovic ne sera plus un sujet. p
gilles rof
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VENDREDI 24 JUIN 2016
« Tonton » Evra, le capitaine de l’ombre
ARRÊT
DE JEU | CHRONIQUE
Le vétéran des Bleus retrouvera l’Eire, qu’il avait contribué à priver du Mondial 2010
par b e noît hop q uin
La joie
de perdre
D
ans le camp retranché
des Bleus, à Clairefontaine (Yvelines), ses
partenaires le surnomment affectueusement « Tonton
Pat’ ». A 35 ans, Patrice Evra est le
vétéran de l’équipe de France, qui
affrontera donc l’Irlande – pas celle
du Nord, comme le pensaient les
pronostiqueurs – en huitièmes de
finale de « son » Euro, dimanche
26 juin à 15 heures, à Lyon. L’arrière
gauche de la Juventus Turin honorera sa 77e sélection contre les
« Boys in Green » lors d’un match
au parfum de revanche, près de
sept ans après la qualification controversée (1-1 après prolongations)
des Bleus contre l’Eire lors du barrage retour pour le Mondial 2010.
Ce 18 novembre 2009, « Tonton
Pat’» était déjà sur la pelouse du
Stade de France lorsque Thierry
Henry toucha à deux reprises le
ballon de la main sur le but égalisateur des hommes de Raymond Domenech, synonyme de qualification pour les Bleus et de scandale
diplomatique. A l’Euro, Evra dispute sa cinquième phase finale
d’une compétition internationale.
Cadre de la Juve, avec laquelle il
a prolongé son contrat jusqu’en 2017, le latéral fait figure de
rescapé au sein d’une arrièregarde exsangue. Sur les quatre défenseurs titulaires lors du Mondial 2014, il est le seul à être encore
sur pied après les forfaits de Raphaël Varane et de Mathieu Debuchy, et la suspension pour dopage
de Mamadou Sakho.
Profil bas après Knysna
D’ordinaire combatif et appliqué,
Evra a complètement raté son entame de tournoi lors de la victoire
(2-1) à l’arraché des Bleus face à la
Roumanie. Auteur d’une faute
grossière dans sa surface, il est à
l’origine de l’égalisation des Roumains sur penalty. « Patrice a
voulu trop bien faire. Il s’est mis
consciemment ou non trop de pression », l’a excusé Didier Deschamps, qui l’a lancé à l’AS Monaco
en 2002 et a fait de lui son homme
de base depuis son intronisation,
en 2012, au poste de sélectionneur.
Davantage percutant lors du
succès poussif (2-0) obtenu contre
l’Albanie, l’ex-arrière de Manchester United (2006-2014) s’est distingué par sa combativité face à la
Suisse (0-0). Respecté pour sa
longévité, le doyen au profil
d’aboyeur s’est surtout imposé,
au fil des années, comme le taulier du vestiaire, dont les causeries
ont son effet galvanisant. « Il sait
nous parler, glissait, avant l’Euro,
I
Patrice Evra, au milieu de ses jeunes coéquipiers, à Marseille, le 14 juin. FRANCK FIFE/AFP
« Il sait
nous parler.
Tu veux te battre
pour des mecs
comme ça »
PAUL POGBA
milieu des Bleus et coéquipier
de Patrice Evra à la Juventus
au Monde, Paul Pogba, son jeune
coéquipier à la Juve et chez les
Bleus. Tu veux te battre pour des
mecs comme ça. »
Fort en gueule, Evra se définit
lui-même comme le capitaine officieux donnant de la voix en
coulisses tandis que le détenteur
du brassard, le gardien Hugo Lloris, arrondit les angles et aligne
les platitudes sur un ton monocorde en conférence de presse. Ce
bout d’étoffe, Evra ne le portera
plus autour du bras en sélection.
Car l’enfant des Ulis (Essonne)
paye son statut de capitaine lors
de la fameuse grève du bus de
Knysna qui avait scellé le fiasco
des Bleus lors du Mondial 2010 en
Afrique du Sud.
« Patrice sait qu’il ne sera jamais
capitaine avec moi », répète inlassablement Didier Deschamps.
« Domenech l’avait désigné capitaine car c’est un leader, un stakhanoviste doublé d’un gagneur, assure François Manardo, chef de
presse de l’équipe de France de
2008 à 2010. Pat’ a mangé la terre, il
n’a jamais fait de centre de formation et a commencé comme attaquant à 17 ans à Marsala, en Sicile.
A la lumière des événements de
2010, il ne veut plus de ce brassard.
Mais il reste un relais essentiel
dans un groupe. »
Suspendu cinq matchs par la Fédération française de football
(FFF) après le crash de Knysna,
Evra a d’abord fait profil bas lors
de son retour en sélection, en
mars 2011. Snobant la presse française, le trentenaire s’est ensuite
distingué par sa charge maladroite, en octobre 2013, contre
trois consultants vedettes, qualifiés de « parasites et de clochards ».
Durant le Mondial 2014, il finit par
se réconcilier avec les suiveurs des
Bleus lors d’une conférence de
presse d’anthologie, refermant
l’épisode grotesque de la chasse à
la « taupe » qui permit à L’Equipe
de titrer « Va te faire enculer, sale
fils de pute ! » (son auteur, Anelka,
fut expulsé du groupe) lors du désastre en Afrique du Sud.
Paratonnerre médiatique
Désireux de normaliser ses relations avec la presse, Evra a multiplié les interviews avant l’Euro. « Il
n’est pas dans la séduction, juge
François Manardo. Il n’est pas non
plus dans la rédemption. Il a pris
de la distance par rapport à un
événement qui a marqué sa carrière. On ne mesure pas à quel point
il aime les Bleus. »
Perçu comme un « grand frère »
au sein du vestiaire, Evra n’a pas
hésité à placer le prodige Paul
Pogba – avec qui il entretient un
rapport quasi paternel – face à ses
responsabilités au début du tournoi. Il s’est aussi mué en paratonnerre, demandant aux médias
« d’arrêter » avec « les polémiques »
après que le banni Karim Benzema
a accusé Didier Deschamps d’avoir
« cédé à la pression d’une partie raciste de la France » en ne le retenant pas pour l’Euro.
Malgré un impact physique déclinant, Evra souhaiterait poursuivre jusqu’au Mondial 2018, en Russie. Il faut dire que la relève, incarnée sur le flanc gauche par Lucas
Digne et Layvin Kurzawa, respectivement âgés de 22 et 23 ans, tarde à
confirmer. « Pat’ ira en Russie »,
sourit son ami d’enfance Gaye Niakaté, qui l’a fait revenir aux Ulis,
avant l’Euro, pour coacher un
match entre des jeunes. « Sa place,
il va falloir aller la lui prendre. »
« Tonton Pat’» n’est pas disposé à
la céder à ses « neveux ». p
rémi dupré
Cristiano Ronaldo, sauveur du Portugal
Grâce à un doublé et à une passe décisive face à la Hongrie, le triple Ballon d’or qualifie son équipe pour les huitièmes
lyon – envoyé spécial
C’
est ce qu’on appelle
avoir le sens de l’à-propos. Mercredi 22 juin,
au Parc OL, trois éclairs de génie
de Ronaldo ont sauvé la sélection
portugaise dans un match couperet : une passe décisive lumineuse, une belle détente pour un
but de la tête et une reprise acrobatique victorieuse, derrière le
pied d’appui, « à la Madjer », du
nom de son inventeur algérien.
Décevante depuis le début de
l’Euro, la vedette du football mondial a évité à son équipe une élimination face à des Hongrois redoutables (3-3), qui ont mené trois
fois au score et terminent en tête
du groupe F. Les coéquipiers de
« CR7 » se qualifient également in
extremis pour les huitièmes de finale au terme du match le plus
fou de ce premier tour. Aucune
victoire et une troisième place
derrière l’Islande, le Portugal est
la première équipe de l’histoire à
se qualifier sans avoir remporté la
moindre rencontre de poule.
« A trois reprises, nous pensions
être éliminés mais nous avons
réussi à revenir. C’est pour moi un
privilège d’avoir été nommé
homme du match, mais la priorité
était de gagner. Nous n’avons pas
réussi, mais le plus important, c’est
la qualification. Nous l’avons fait »,
a expliqué celui qui a réussi l’exploit d’être le premier joueur à
marquer dans quatre Euros différents (2004, 2008, 2012 et 2016).
Au coup d’envoi, il s’était emparé
d’un autre record, celui du plus
grand nombre de rencontres disputées en championnat d’Europe,
dix-sept, soit une de plus que le
Français Lilian Thuram et le Néerlandais Edwin Van der Sar.
Encore agaçant d’individualisme, comme lorsqu’il s’obstine à
tirer directement chaque coup
franc de n’importe quelle position,
Ronaldo a enfin assumé le rôle de
leader d’une équipe portugaise qui
dépend plus que jamais de son attaquant. Le matin même, le numéro 7 montrait la tension qui
l’habitait par un geste d’humeur.
Lors de la traditionnelle promenade d’avant-match, le micro d’un
journaliste lusitanien terminait
dans l’eau à la première question
anodine posée à l’orgueilleux.
Prochain adversaire : la Croatie
« Je pense qu’il va oublier tout cela
et continuer à faire ce qu’il fait de
mieux : marquer des buts », voulait
pourtant croire son sélectionneur, Fernando Santos, en conférence de presse. Quelconque lors
des deux premiers matchs – il
avait même manqué le penalty
décisif contre l’Autriche (0-0) – le
Madérien a en effet effacé 237 minutes d’impuissance dans cet
Euro grâce à un doublé. Une fois
n’est pas coutume, le déclic est
venu d’un geste altruiste : un service sur un plateau à son partenaire d’attaque, Nani (42e).
Le joueur du Real Madrid a honoré sa 128e sélection et devient
du même coup l’international
portugais le plus capé de l’histoire, devançant Luis Figo. Avec
ses septième et huitième buts, il
s’empare seul, devant Nuno Gomes, du classement des meilleurs
buteurs portugais lors d’un
championnat d’Europe. Fort de
soixante buts dans sa carrière
sous le maillot de la Selecçao, il
menait déjà le classement général, loin devant l’ancien Parisien
Pauleta et ses 47 buts.
Samedi 25 juin à Lens, Cristiano
Ronaldo aura l’occasion d’égaler
ou de battre Michel Platini,
meilleur buteur de la compétition
(neuf buts en une seule édition à
l’Euro 1984). La tâche ne sera cependant pas aisée contre les Croa-
tes, tombeurs de l’Espagne, double tenante du titre. « C’est 50-50.
Nous avons vu le résumé du match.
Ce n’est pas tous les jours que l’on
bat l’Espagne. Nous avons beaucoup de respect pour les Croates
mais nous connaissons nos forces,
nous n’allons pas baisser la tête et
nous nous battrons pour nous qualifier », a prévenu Ronaldo.
Titulaire lors de la désillusion à
domicile contre la Grèce (défaite
1-0) en finale de l’Euro 2004, traumatisé il y a quatre ans par l’élimination en demi-finales aux tirs au
but contre l’Espagne, futur champion, « CR7 » n’a toujours rien gagné avec sa sélection. Triple Ballon d’or et recordman des buts en
Ligue des champions (94), Cristiano Ronaldo échangerait peutêtre quelques-unes de ses performances individuelles contre un
premier sacre sous le maillot portugais. A 31 ans, le temps presse. p
anthony hernandez
l est quelque avantage à
être un petit pays, une nation de rien. Surtout dans
le foot, ce passe-temps qui
a la folie des grandeurs. Le statut de perdant désigné, d’Indien des stades, permet de
s’éviter toute vanité superflue.
Et de cultiver une rare vertu :
l’autodérision.
Cela a des avantages, au fond,
ce rôle de faire-valoir. Promis à
la déconvenue comme mouton à l’abattoir, le public ne
sera jamais déçu par un revers.
Nulle catastrophe, nul naufrage ne noircira leur soirée.
Aucun lendemain qui déchante ne les guettera. Communion faite, score encaissé,
ils rentreront chez eux avec la
satisfaction du devoir accompli. Leur bière aura toujours
le même goût. « Seule la victoire est belle », affirme un
poncif. Du fond des classements, eux vous démontreront le contraire. Ils vous diront plutôt que tout est bon
dans le football.
Heureux losers. Ils ont la joie
de vivre et la joie de perdre. À
ces chanceux, un match ne
peut réserver que de divines
surprises. Un nul les ravit. Une
victoire les transporte. Alors,
une qualification, une simple
qualification au tour suivant et
c’est la pâmoison, tout un pays
qui chavire. Les voilà qui se rêvent comme l’irénique Corée
du Nord, quart-de-finaliste de
la Coupe du monde 1966. Qui
se prennent pour l’Irlande du
Nord ou le Costa Rica, qui arrivèrent au même stade lors des
Mondiaux 1982 ou 2014.
Second degré
L’Irlande du Nord, tiens, justement, parlons-en. Ils sont un
cas d’école. Au fil des déroutes,
l’équipe et son public ont développé un rare humour, dont
chacun sait qu’elle est l’élégance du désespoir. « C’est
la meilleure défaite que l’on
pouvait espérer », a ainsi
expliqué le sélectionneur
après un court revers contre
l’Allemagne, mardi.
Leurs supporteurs sont aux
antipodes des morgues française, allemande, italienne,
espagnole, etc. Ils n’ont jamais
eu l’occasion de chanter ces
chants triomphaux qui vous
gonflent inévitablement un
ego. Eux font plutôt dans ce second degré qu’ils ont forgé
dans le fond des classements.
« Nous ne sommes pas le Brésil,
nous sommes l’Irlande du Nord,
mais c’est pareil », entonnentils régulièrement.
Ils sont en train de populariser, bien au-delà des travées qui
leur sont réservées, un autre de
leurs hymnes. « Will Grigg’s on
fire, your defence is terrified »
(« Will Grigg est déchaîné, votre
défense est terrifiée »). Il convient de préciser que le héros de
cette chanson est un remplaçant de la sélection, modeste attaquant de Wigan, qui végète
dans la quatrième division anglaise. Ils sont en train de faire
de ce modeste joueur, de cet
obscur avant, une des vedettes
de l’Euro, l’alter ego dans les
cœurs et les mémoires des milliardaires du ballon. Impayable
revanche, superbe pied de nez
d’un petit pays à la caste. Quelle
belle, quelle éclatante victoire !
Mais voilà une nouvelle qui
nous alarme au plus haut point.
Des experts nous affirment
aujourd’hui qu’il n’y a plus de
petites équipes. Les qualifications de l’Islande, de la Slovaquie et de l’Irlande du Nord confirmeraient cette prémonition.
Plus de perdants magnifiques ?
Tremblons pour le foot ! p
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VENDREDI 24 JUIN 2016
Daniele De Rossi,
le légionnaire
coup de fusil par la pègre locale :
« Il faut honorer sa famille. »
Bon soldat, De Rossi poursuit sa
tâche sous l’autorité d’Antonio
Conte, qui compte sur lui pour instruire les jeunes pousses. Il partage
sa longue expérience des rencontres au sommet avec Gigi Buffon,
38 ans. Son entrée sur le terrain,
signée d’un but de la tête, lors du
dernier match de préparation de
la Squadra Azzurra contre la Finlande, le 6 juin, a redonné de la
confiance à ses coéquipiers avant
d’entrer dans la compétition.
A 32 ans, le milieu, pilier
de la sélection italienne
et de l’AS Roma, vit
sa dernière compétition
internationale.
Lundi 27 juin, il sera
essentiel face à l’Espagne
en huitièmes de finale
PORTRAIT
rome - correspondant
S
ur la plage du Lido d’Ostie,
au bout de la via Cristoforo
Colombo qui sépare le
centre de Rome de la mer,
il y a un établissement balnéaire
appelé le Sporting Beach. L’hiver,
quand la température a découragé
les baigneurs, des petits vieux
viennent y taper le carton. A les regarder du coin de l’œil, à les écouter raconter toujours les mêmes
histoires, à jouer parfois avec eux,
il y a Daniele De Rossi, le pilier de
l’AS Roma et des Azzurri. Normal,
le bar appartient à sa famille. Normal, Daniele De Rossi habite à Ostie. Normal, il y est né. On voit par
là que le milieu de terrain n’aime
pas trop s’éloigner de chez lui.
Même si Francesco Totti, de sept
ans son aîné, a déjà battu le record
LES DATES
24 JUILLET 1983
Naissance à Rome.
2001
Fait ses débuts professionnels
à l’AS Roma.
2006
Est sacré champion du monde
avec l’Italie.
2007 ET 2008
Remporte la Coupe d’Italie
avec l’AS Roma.
2012
Finaliste de l’Euro avec
la Squadra Azzurra, qui s’incline
face à l’Espagne (4-0).
27 JUIN 2016
L’Italie affronte l’Espagne,
double tenante du titre,
en huitième de finale, au Stade
de France.
de longévité au sein du club de la
louve (vingt-quatre ans), Daniele
De Rossi, qui porte les couleurs
rouge et or de l’AS Roma depuis
seize ans, pourrait lui aussi avoir
droit à une golden card pour récompenser sa fidélité – 521 matches sous le même maillot (contre
758 pour le « roi de Rome »). « Je n’ai
qu’un seul regret, a-t-il dit un jour :
celui de ne pouvoir offrir qu’une
seule carrière à mon club. » Le genre
de phrase qui va droit aux tripes
des supporteurs. Tout comme son
rival dans le cœur des tifosi de la capitale, cet Italien au visage de Viking n’a jamais voulu quitter les
parages de la Ville éternelle, considérant avec sagesse qu’elle a tout
ce qu’un homme peut désirer.
En revanche, sa carrière avec la
Nazionale est plus fournie que
celle de Totti : 104 sélections et
18 buts (contre 58 présences et
9 réalisations pour « François 1er »). Les deux hommes se
sont croisés pour la première
fois sur la pelouse du Stadio
Olimpico, il y a longtemps, lorsque Daniele était un simple ramasseur de balles et que Francesco
les mettait au fond ; lorsque le premier courrait après le second pour
lui réclamer un autographe. Ils ont
soulevé ensemble, le 9 juillet 2006,
une Coupe du monde à Berlin.
Depuis, De Rossi poursuit sa
route avec les Azzurri, vétéran
d’une équipe dont il est depuis
douze ans (première sélection
le 4 septembre 2004 contre la
Norvège, 1 but) le poumon et le
cœur. Mercredi, le sélectionneur
Antonio Conte l’a laissé au repos
lors du match perdu (1-0) face à
l’Irlande, une rencontre sans enjeu
pour les Azzurri. Il sera en revanche bel et bien là, lundi 27 juin,
lors du choc face à l’Espagne en
huitièmes de finale.
Un club en héritage
Dans un entretien fleuve et passionnant accordé à nos confrères
de So Foot, en mars 2014, Daniele
De Rossi est longuement revenu
sur sa carrière et, par-dessus tout,
sa passion du football, inextricablement liée à celle qu’il nourrit
pour sa ville et son équipe. Une
passion romaine. Donc irraison-
nable et mélodramatique. Presque
un an avait passé depuis la défaite
de l’AS Roma contre la Lazio
de Rome, le 26 mai 2013, en finale
de la Coupe d’Italie, mais le joueur
s’en remettait à peine. « Les
Romains savent qu’il s’agit d’une
haine footballistique, une haine qui
s’impose à toi lorsque tu choisis un
des deux clubs – disons plutôt lorsqu’un des deux clubs t’est transmis
en héritage par un de tes parents. »
Mais le poids du destin peut aussi
s’alléger : « C’est fascinant de vivre
dans une ville où il y a deux clubs.
Parfois, tu fais une mauvaise saison, tu termines huitième, mais si la
Lazio finit dixième, c’est bon, tu
peux respirer. »
Avec la Nazionale, en revanche, il
n’y a pas de prix de consolation.
Pas d’équipe à détester pour se
réjouir de ses malheurs. De Rossi
est un champion du monde, génération 2006, même s’il a pris quatre matchs de suspension pour un
coup de coude contre l’Américain
McBride. Malgré ce passif, l’entraîneur Marcello Lippi lui maintient
sa confiance. C’est lui qui marque
le tir au but qui donne l’avantage à
l’Italie après que David Trezeguet a
frappé sur la barre le soir de la finale Italie-France, à Berlin. Il n’en
fait pas une affaire : « Si tu me demandes de tirer un coup franc du
milieu de terrain avec un bandeau
sur les yeux, ce n’est pas dans mes
cordes. Mais un penalty, je peux le
marquer, et je l’ai marqué. » Simple,
non ? Tout aussi simple, selon lui,
que de dédier en 2008 un but à son
ex-beau-père, un homme d’affaires plutôt louche assassiné d’un
Groupe B
Groupe C
Groupe D
France - Roumanie
11/6
Albanie - Suisse
15/6
Roumanie - Suisse
15/6
France - Albanie
2 - 0 16/6 Angleterre - P. de Galles 2 - 1 16/6 Allemagne - Pologne
0 - 0 17/6
19/6
Suisse - France
0 - 0 20/6 Slovaquie - Angleterre 0 - 0 21/6
0 - 1 21/6 Rép. tchèque - Turquie
3 I Albanie
e
4 I Roumanie
3 points
1 point
0 - 2 14/6
Portugal - Islande
1-1
2 - 2 17/6
Italie - Suède
1 - 0 18/6
Islande - Hongrie
1-1
3 - 0 18/6
Belgique - Eire
3 - 0 18/6 Portugal - Autriche
0-0
0 - 2 22/6
Italie - Eire
0 - 1 22/6
Hongrie - Portugal
3-3
2 - 1 22/6
Suède - Belgique
0 - 1 22/6
Islande - Autriche
2-1
2 - 0 13/6 Espagne - Rép. tchèque 1 - 0 13/6
Russie - Slovaquie
1 - 2 16/6 Ukraine - Irl. du Nord
0 - 2 17/6 Rép. tchèque - Croatie
(+ 3) 1er I Pays de Galles 6 points (+ 3) 1er I Allemagne
5 points
Belgique - Italie
1 - 1 12/6 Allemagne - Ukraine
1er I France
e
0-2
0 - 1 11/6 Angleterre - Russie
0 - 1 20/6 Russie - Pays de Galles
2 I Suisse
Autriche - Hongrie
1 - 0 12/6
Ukraine - Pologne
e
(+ 1) 2 I Angleterre
e
(– 2) 3 I Slovaquie
e
(– 2) 4 I Russie
0 - 3 21/6 Irl. du Nord - Allem.
e
5 points (+ 1) 2 I Pologne
4 points
1 point
0 - 1 21/6
Espagne - Turquie
Croatie - Espagne
7 points (+ 3) 1er I Croatie
e
7 points (+ 2) 2 I Espagne
e
e
e
e
(0) 3 I Irlande du Nord 3 points (0) 3 I Turquie
(– 4) 4 I Ukraine
Groupe F
1 - 1 14/6
2 - 1 12/6 Pologne - Irl. du Nord
1 - 1 15/6
Turquie - Croatie
en gras : les équipes qualifiées
Eire - Suède
2 - 1 11/6 P. de Galles - Slovaquie
19/6 Roumanie - Albanie
7 points
DANIELE DE ROSSI
milieu de l’AS Roma
Groupe E
10/6
e
« Je n’ai
qu’un regret.
Celui de ne
pouvoir offrir
qu’une seule
carrière
à mon club »
Le chiffre entre parenthèses indique
la différence de buts (goal average)
RÉSULTATS ET CLASSEMENTS (au 23 juin 2016)
Groupe A
Tournée d’adieu
Mais cet Euro a pour le milieu de
terrain les allures d’une tournée
d’adieu. Ensuite ? Ensuite, il lui restera l’AS Roma, le seul club qu’il ait
connu mis à part celui d’Ostia
Mare, à ses débuts. Il sait que Rome
lui réserve une part de son éternité. « Dans ce sport, disait-il encore à So Foot, il y a beaucoup
de choses qui ne me plaisent pas.
Mais je suis sûr que lorsque je ne serai plus dans ce monde-là, il me
manquera tellement que je voudrais y revenir. En tant qu’entraîneur, dirigeant, je ne sais pas encore. » Rien ne presse. Après tout,
Totti ne vient-il pas de négocier
une année de contrat supplémentaire pour services rendus ?
Rome, unique port d’attache ?
Le lido d’Ostie pour
seul horizon ? Tout
le reste lui semble
indifférent. Il n’a
jamais voté,
avoue-t-il.
On lui prête des sympathies envers
l’extrême droite. Il
balaye : « Au lycée,
quand il y avait des
grèves organisées par les
communistes ou les fascistes, je faisais partie de ceux qui en profitaient
pour dormir plus longtemps. »
Pourtant, il se félicite de l’élection
de Virginia Raggi (du Mouvement
5 étoiles) à la mairie de Rome.
Une fois, De Rossi a quitté son
bord de mer pour s’installer au
cœur du centre historique, à
Campo dei Fiori : « Le matin,
quand il y a le marché sur la place,
on voit la vraie Rome sortir de
terre. Des familles qui travaillent à
leur étalage depuis des siècles, qui
sont de Rome depuis des siècles, qui
y habitent depuis des siècles. Ces
gens ont pris soin de moi. Notamment les soirs de défaites. Je suis devenu l’un des leurs, un mec du quartier, rien de plus. » Mais finalement
il est retourné à Ostie.
Une autre fois, il a failli signer à
Manchester United. Il s’en est fallu
de quelques jours. Les Anglais ont
traîné à donner leur réponse ; de
son côté, l’entraîneur français Rudi
Garcia est arrivé à l’AS Roma et a
trouvé les mots pour le retenir.
« J’aurais adoré jouer à l’étranger,
dit-il encore. Voyager, découvrir
d’autres villes, apprendre d’autres
langues. Mais beaucoup de joueurs
auraient voulu avoir ce que j’ai sans
bouger de chez moi, avec mes copains, mes parents, à la maison. »
Sans oublier les petits vieux du
Sporting Beach. p
philippe ridet
0 - 1 13/6
7 points (+ 2) 1er I Italie
e
6 points (+ 3) 2 I Belgique
e
3 point (– 2) 3 I Eire
e
0 point (– 5) 4 I Rép. tchèque 1 point (– 3) 4 I Suède
6 points
6 points
4 point
1 point
(+ 2) 1er I Hongrie
5 points
(+ 2)
e
5 points
(+ 1)
e
3 points
(0)
e
1 point
(+ 2) 2 I Islande
(– 2) 3 I Portugal
(– 2) 4 I Autriche
(– 3)
16 |
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Pendant
ce temps-là...
olivier touron/divergence pour « le monde »
Lille, mercredi 22 juin, 17 h 16.
Le supporteur irlandais est décidément
extraordinaire. Il savait que son équipe,
celle de la République, pas du Nord, allait
terrasser l’Italie dans les ultimes minutes
de la dernière rencontre des matchs
de poules à Lille. Il se doutait que la Green
Army allait retrouver le pays hôte
pour une revanche du match qui avait
privé le peuple vert du Mondial 2010.
Alors le supporteur irlandais est allé
au Musée des beaux-arts de la capitale
des Flandres, où trône un vase
gigantesque qui ressemble étrangement
au trophée qui sera remis aux champions
d’Europe, dimanche 10 juillet.
Les bizuts reçus
quatre sur cinq
FOOT BALL
Le Chili de nouveau opposé
à l’Argentine en finale
de la Copa America
Le Pays de Galles, l’Islande, l’Irlande du Nord et la
Slovaquie sont en huitièmes. Seule l’Albanie est sortie
L’équipe du Chili a battu (2-0) la
Colombie, mercredi 22 juin, à Chicago (Etats-Unis), en demi-finale
de la Copa America. Comme
en 2015, la Roja a rendez-vous
avec l’Argentine en finale, dimanche 26 juin. L’occasion pour l’Albiceleste, qui s’était inclinée aux tirs
au but, de prendre sa revanche.
CYC LISME
lille - envoyé spécial
I
ls avaient parfois été présentés, un peu trop vite, comme
de futures victimes expiatoires. Une touche folklorique, pas vraiment crédible, de
cette compétition désormais
élargie à vingt-quatre sélections.
Et pourtant, à l’issue de la phase
de groupes, ils ont été reçus quatre sur cinq. Après deux semaines
de matchs, les bizuts de cet Euro
– Albanie, Pays de Galles, Islande,
Irlande du Nord et Slovaquie –
ont déjà marqué de leur empreinte le tournoi. Non pas en
accumulant les fessées, ni en
abaissant le niveau d’une compétition qui, certes, ne plane pas
pour l’instant à de hautes altitudes. Bien au contraire, en prouvant sur le terrain qu’ils avaient
leur place. Et en offrant, par le
biais de leurs supporteurs, une
ferveur particulière.
Meilleure attaque
En ce mois de juin se vérifie ainsi
l’un des poncifs du football : il n’y
a plus de petites équipes. Le Pays
de Galles, l’Irlande du Nord, la Slovaquie et l’Islande ont validé leur
ticket pour les huitièmes de finale, pour certains grâce aux largesses du tamis, avec seize sélections retenues sur vingt-quatre.
L’Albanie, arrivée troisième du
groupe A après sa victoire face à la
Roumanie (1-0), a pu y croire pendant plusieurs jours, en attendant
les résultats des autres équipes.
Mais la sélection du capitaine Lorik Cana ne fait finalement pas
partie des quatre « meilleurs troisièmes ». Si l’heure des vacances a
sonné pour les joueurs de Gianni
De Biasi, ils auront néanmoins
respecté la déclaration de leur sélectionneur avant le début de la
compétition : « Nous ne sommes
pas là en touristes. »
Lors des deux premières semaines de l’Euro, de « touristes » il n’y
eut pas parmi ces « petites » nations. La plus grosse performance
revient sans conteste au Pays de
Galles. Au terme des matchs de
poules, les Dragons possèdent
« Sur le plan
géographique, on
est un petit pays,
mais, avec les
encouragements
des supporteurs,
on est un
continent »
CHRIS COLEMAN
sélectionneur
du Pays de Galles
dans leur rang l’actuel comeilleur buteur de la compétition
(Gareth Bale, trois réalisations), et
la meilleure attaque du tournoi
(six buts, comme la Hongrie), rien
de moins. Avec deux victoires et
une défaite in extremis face aux
Anglais, les Gallois ont terminé
premiers du groupe B devant l’Angleterre, la Slovaquie et la Russie,
eux qui n’avaient plus participé à
la phase finale d’une grande compétition internationale depuis la
Coupe du monde 1958.
Pas aussi solides défensivement
que l’on pouvait s’y attendre, les
coéquipiers de Gareth Bale ont
montré plus de qualités offensives qu’on ne leur en prêtait à la
vue des éliminatoires, prouvant
qu’outre leur star du Real Madrid
ils peuvent s’appuyer sur deux
milieux très talentueux, Aaron
Ramsey et Joe Allen. Ils affronteront l’Irlande du Nord, samedi
25 juin au Parc des Princes. Il y
aura donc au moins un bizut en
quarts.
Les autres novices ont connu
des parcours plus compliqués que
les Gallois, à l’image de la Slovaquie, arc-boutée sur son but lors
des fins de match contre la Russie
(2-1) puis l’Angleterre (0-0). La
Narodni Tym n’a dû sa qualification qu’aux éclairs de son génial
milieu, Marek Hamsik, buteur et
passeur décisif face à la Russie.
L’Islande, remarquable d’abnégation, est allée arracher une victoire dans les dernières secondes
de son dernier match de groupe,
face à l’Autriche (2-1), alors même
qu’un nul lui assurait déjà une
qualification parmi les meilleurs
troisièmes. Avec deux nuls et une
victoire, la sélection nordique
termine deuxième derrière la
Hongrie, mais devant le Portugal
de Cristiano Ronaldo, qu’elle avait
réussi à tenir en échec.
Pour certains débutants, peu
importait la façon de se qualifier,
pourvu qu’ils aient l’ivresse.
« C’est la meilleure défaite que l’on
pouvait espérer », commenta ainsi
le sélectionneur nord-irlandais,
Michael O’Neill, après avoir été
battu (1-0), mercredi 22 juin, par
les champions du monde allemands lors de la dernière rencontre du groupe C. Dans le Parc des
Princes, les fans de la Green and
White Army, fous de joie, ne semblaient pas penser autre chose.
Peut-être parce qu’ils n’ont pas
l’habitude d’aller soutenir leur sélection lors de phases finales, les
supporteurs des bizuts se sont fait
remarquer par leur enthousiasme. A l’image de ces Islandais
venus à plus de 20 000 en France,
pour un pays recensant quelque
300 000 habitants, ou des Albanais et leur « plisat », chapeau traditionnel au style si particulier, ils
ont rythmé la compétition de
leurs chants et effacé progressivement les images des hooligans
russes à Marseille. « Sur le plan
géographique, on est un petit pays,
mais avec les encouragements des
supporteurs, on est un continent »,
a résumé le sélectionneur gallois,
Chris Coleman.
Dans les esprits des supporteurs
comme des joueurs, un exemple
historique revient souvent : celui
de la Grèce, championne d’Europe
2004 après avoir déjoué tous les
pronostics. Il est peu probable
qu’un tel exploit se reproduise
mais les bizuts, eux, sont déjà entrés dans l’histoire de leur pays.
« On va peut-être changer le jour de
notre fête nationale ! », plaisante
Heimir Hallgrimsson, le cosélectionneur de l’Islande. Il n’a pas encore fixé la date. p
yann bouchez
Cancellara, champion de
Suisse du contre-la-montre
pour la dixième fois
Fabian Cancellara (Trek) est devenu, mercredi 22 juin, à 35 ans
et pour sa dernière saison professionnelle, champion de Suisse du
contre-la-montre pour la dixième
fois. Il a parcouru les 41 km
en 53 minutes et 12 secondes.
D OPAGE
Les haltérophiles russes
menacés d’être exclus
des JO de Rio
Les haltérophiles russes sont
sous la menace d’être exclus des
JO de Rio, a annoncé, mercredi
22 juin, la Fédération internationale d’haltérophilie (IWF) après
de nouveaux cas de dopage révélés par des analyses d’échantillons des JO de 2008 et 2012.
Cette décision, qui concerne aussi
le Kazakhstan et la Biélorussie,
doit toutefois être avalisée par le
CIO, a ajouté l’IWF.
VOILE
Erwan Tabarly remporte
la première étape de la
Solitaire du Figaro
Erwan Tabarly (Armor Lux) a
remporté, mercredi 22 juin, la
première étape de la Solitaire du
Figaro, franchissant la ligne d’arrivée située dans l’ouest de l’île de
Wight, devant Yoann Richomme
(Skipper Macif 2014) et Charlie
Dalin (Skipper Macif 2015).
Le neveu d’Eric Tabarly a franchi
la ligne d’arrivée à 22 h 27, heure
française, après 3 jours, 9 heures
et 25 minutes de course.
Le « Brexit » se joue aussi
sur les terrains de foot
Même les joueurs anglais sont divisés
quant à leur avenir européen
londres – correspondance
P
as de « Brexit » dans l’Euro
2016. Pas moins de trois
équipes britanniques seront présentes en huitièmes de finale : l’Angleterre, le Pays de Galles
et l’Irlande du Nord. Ces deux dernières joueront même l’une contre l’autre, ce qui garantit une présence British en quarts de finale
(tandis que l’Angleterre affrontera
l’Islande). On ne se débarrasse pas
si facilement de nos voisins…
On aurait d’ailleurs tort de se
moquer de l’influence du football
sur le référendum du RoyaumeUni pour rester ou sortir de
l’Union européenne qui a lieu
jeudi 23 juin. Un très sérieux sondage de l’institut BMG Research
pour le quotidien Evening Standard, réalisé avant le match Angleterre-Slovaquie,
indiquait
qu’un bon parcours anglais dans
le tournoi allait renforcer le camp
du « Remain ». Pour être précis, ils
étaient 22 % à penser que l’atmosphère festive que cela provoquerait serait propice pour convaincre les gens de rester dans l’UE.
Ceux qui pensent l’inverse sont
moitié moins. On a vu du côté de
la Commission européenne quelques cheveux blanchir quand
l’Angleterre a été tenue en échec
contre la Slovaquie, lors d’un
match bien médiocre…
Pas sûr cependant que les hooligans anglais soient d’accord avec
cette vision ouverte sur l’UE.
A Lille, avant le match contre le
Pays de Galles, une poignée d’entre eux chantaient avec ferveur et
poésie : « We’re all voting out/
We’re all voting out/Fuck off
Europe/We’re all voting out. » Ce
qui se passe de traduction.
Preuve de l’importance du football en politique, les deux camps
du référendum se battent pour
obtenir des soutiens de joueurs.
Aucun de ceux actuellement dans
l’Euro 2016 ne s’est prononcé. En
revanche, mardi 21 juin, la campagne « Britain Stronger in Europe »
a envoyé un communiqué triomphal : « David Beckham soutient
“Remain”. » Les chargés de presse
lui font dire une phrase qu’on ne
l’imagine pas très bien prononcer : « Nous vivons dans un monde
vibrant et connecté où, ensemble,
nous sommes forts ; pour nos enfants et leurs enfants, nous devons
faire face aux problèmes du
monde ensemble et pas seuls. »
L’icône tatouée ajoute aussi des
arguments qui toucheront plus
directement les fans du ballon
rond. Il rappelle que son ancien
club, Manchester United, n’aurait
pas été aussi fort sans le gardien
danois Peter Schmeichel ou la
technique d’un Eric Cantona. « J’ai
aussi eu le privilège de jouer à
Madrid, Milan et Paris avec des
coéquipiers de toute l’Europe et du
monde entier. »
« Contrôle du jeu »
Les partisans du « Brexit » aussi
ont tenté d’obtenir des soutiens
du côté du football. Ils pensaient
avoir trouvé avec John Barnes, un
ancien ailier gauche des années
1980, qui compte 79 sélections en
équipe d’Angleterre. Michael
Gove, l’un des principaux leaders
de la campagne du « Leave », s’est
publiquement honoré de son
soutien… jusqu’à ce qu’on
entende les démentis furieux de
M. Barnes.
Sol Campbell, 73 sélections en
équipe nationale, s’est en revanche officiellement rangé derrière
le « Brexit ». Selon lui, il y a trop de
joueurs étrangers en Premier League, si bien que les Anglais n’ont
pas l’opportunité de se mettre en
valeur. « Nous devons reprendre le
contrôle du jeu que nous aimons »,
explique-t-il. Selon lui, c’est la
seule façon de renforcer l’équipe
d’Angleterre.
Ce point de vue semble pourtant
bien minoritaire dans le milieu du
football. Chacune des 20 équipes
de Premier League s’est déclarée
en faveur du « Remain ». Ces clubs
dépendent très fortement des
joueurs étrangers. Les Européens
n’ont pas besoin de demande de
visa. Pour les autres, en revanche,
les règles sont dures : seuls les
joueurs sélectionnés dans leur
équipe nationale, au moins de
temps en temps, peuvent obtenir
un permis de travail automatique
(des dérogations sont possibles).
Sur cette base, de nombreux
joueurs français qui évoluent actuellement en Premier League
n’auraient pas pu être recrutés. p
éric albert
enquête | 17
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
L’Europe
divise les PME
britanniques
Qui est «in» ? Qui est « out » ? 4|4
La crainte de perdre l’accès au marché
européen retient certains petits patrons. Mais
la tentation du « Brexit » n’est jamais loin,
pour se libérer du « carcan » de Bruxelles, jugé
plus favorable aux grands groupes
imon Boyd adore l’Europe. Le vin
français est sa boisson préférée et
le moteur de sa Land Rover est allemand, comme les machinesoutils qu’il choisit pour REIDsteel,
la société de construction métallique dont il est le directeur général. Mais il
suffit de prononcer devant lui le mot « Union
européenne » pour déclencher d’intarissables flots de bile. « Sincèrement, le marché unique est un désastre, attaque-t-il. C’est un carcan qui empêche de faire des affaires dans le
reste du monde. » Le patron de cette entreprise familiale de 130 salariés installée à
Christchurch, non loin de Bournemouth,
dans le sud de l’Angleterre, l’assure : il n’a rien
contre ses « voisins et amis européens ». Le
problème, articule-t-il, c’est Bruxelles et ses
« bureaucrates non élus qui ne paient pas
d’impôts mais savent mieux que nous comment nous devons travailler ».
Dans le couloir menant à son bureau, des
photos présentent fièrement quelques réalisations de REIDsteel, société ironiquement
fondée en France en 1919 : un pont au Népal,
un hangar aéronautique à l’île Maurice, les
tribunes du stade d’Aston Villa en Angleterre.
Mais rien dans le reste de l’Union européenne. « Nous exportons dans 140 pays : en
Mongolie comme à Madagascar et cela représente 80 % de notre activité, mais pas en Europe. C’est complètement fou ! », s’exclame le
chef d’entreprise au solide accent écossais.
Chinois et voit l’UE comme une sorte de machination des multinationales contre les
PME. « Les grosses entreprises adorent l’UE,
explique-t-il, car elles ont les moyens de faire
du lobbying pour façonner les règles au
mieux de leurs intérêts, mais au détriment
des PME. Celles-ci sont bien intégrées localement et ne peuvent pas se permettre de se
délocaliser pour ajuster leurs coûts salariaux
ou fiscaux. » Pour le directeur général, le
« Brexit » relève même de l’urgence. Il craint
que le Royaume-Uni, marginalisé par l’avancée de l’intégration de la zone euro – « une gigantesque erreur » –, soit mis hors jeu tout
en restant soumis aux réglementations qu’il
abhorre.
Les dirigeants de REIDsteel sont allés jusqu’à transformer les ateliers de Christchurch
en salle de meeting pour Boris Johnson, leader de la campagne pro-« Brexit ». Le 14 mai,
devant les ouvriers médusés, l’ex-maire de
Londres a enfilé un gilet fluo, revêtu un masque qui lui a donné l’air d’un extraterrestre,
brandi une disqueuse et fait mine d’attaquer
l’immense panneau où était inscrit l’un de
ses slogans fétiche : « 350 millions de livres par
semaine ! », soit le coût, très contesté, de la
contribution britannique au budget européen qu’il se fait fort de « rapatrier ». Les médias ont adoré la photo. Dénonçant le blocage
du marché français, il a promis un avenir radieux pour l’après-« Brexit » : « Nous pourrons signer des accords avec des économies en
croissance dans le monde entier, des accords
que l’UE a été incapable de passer à cause des
forces protectionnistes européennes. Libérés
des chaînes de Bruxelles, nous pourrons créer
des centaines de milliers de nouveaux emplois
dans notre pays ! »
PROTECTIONNISME
UN SELFIE AVEC BORIS JOHNSON
Assis devant sa table à dessiner où prend
forme une charpente d’acier, Rollo Reid, directeur technique, précise dans un français
impeccable : « On nous dit qu’il existe un marché commun, mais ce n’est pas vrai. Chaque
pays érige des obstacles administratifs à des
fins protectionnistes. Ainsi, nous ne pouvons
pas exporter en France, car on y exige une assurance décennale que nous ne pouvons pas
souscrire, car nous ne sommes pas une société
française. Au total, nous sommes soumis à des
réglementations tatillonnes qui augmentent
nos prix et compromettent notre compétitivité. » Boulet à l’échelle du continent européen, l’UE est aussi, pour Rollo Reid, une entrave à la signature d’accords commerciaux
avec le reste du monde. Tranché, son credo
sonne comme une condamnation définitive : « La globalisation a rendu le projet européen obsolète. »
On s’en doute, les dirigeants de REIDsteel
voteront en faveur du « Brexit » lors du référendum du jeudi 23 juin. Après le divorce,
pensent-ils, le Royaume-Uni pourra enfin
s’élancer sans entraves à la conquête des
marchés mondiaux. Simon Boyd, qui est
aussi responsable régional de Business for
Britain, une association patronale
pro-« Brexit », a longtemps représenté l’industrie métallurgique britannique à Bruxelles. Il a bataillé contre la directive sur le
temps de travail, contre le dumping des
Les selfies pris par les salariés avec « Boris »
trônent toujours sur un panneau, au milieu
de l’atelier. « Ça a été un grand événement »,
commente Simon Boyd, qui assure que « les
ouvriers n’étaient pas obligés d’y assister »
mais qu’ils ont été « ravis d’avoir la chance de
poser des questions à Boris ». La rupture avec
un marché de 500 millions d’habitants n’effraie-t-elle personne chez REIDsteel ? « Vous
savez, rassure Simon Boyd, le “Brexit”, ce n’est
pas la fin du monde. » Quant aux droits de
douane, il n’y croit pas, car, dit-il, les continentaux, largement bénéficiaires dans les
échanges avec le Royaume-Uni, n’ont pas intérêt à ériger des barrières. « Je ne pense pas,
dit-il, que vous allez arrêter de nous vendre du
vin ni empêcher les Britanniques d’aller en vacances en France. » Et quand on lui demande
pourquoi le monde économique britannique
est largement anti-« Brexit », le patron de
REIDsteel dégaine à nouveau l’argument des
« gros » « qui sont pro-EU, car ils savent la tourner à leur avantage ».
A Birmingham, deuxième ville d’Angleterre, à 200 km au nord à vol d’oiseau, Jason
Wouhra ne comprend rien à ces arguments
eurosceptiques. « Exporter en Espagne ou
dans le reste de l’Europe est aussi simple que
de vendre des produits à Londres, explique le
patron d’East End Foods, dans son immense
hangar de 120 000 mètres carrés où planent
de délicieuses odeurs d’épices. Il n’y a aucune
éric albert et philippe bernard
christchurch, birmingham (royaume-uni) envoyés spéciaux
S
ISABELLE ESPANOL
200 km
complication administrative. Les frontières
n’existent pratiquement pas. »
Aberdeen
Cette opinion proeuropéenne domine très
largement dans la communauté d’affaires.
Tous les sondages le montrent : 80 % des adhérents du CBI (Confederation of British InROYAUMEUNI
dustries), le principal groupe patronal britanBirmingham nique, souhaitent rester dans l’UE. Les membres des chambres de commerce britanniques, qui regroupent des entreprises de plus
Londres
petite taille, sont pourtant plus divisés – 54 %
pour rester, 37 % pour sortir –, mais ils restent
BEL
en majorité opposés au « Brexit ».
East End Foods est une « success story » de
l’agroalimentaire britannique. Créée par cinq
frères immigrés d’Inde au Royaume-Uni il y a
quarante-cinq ans, la petite épicerie de quartier est devenue une grosse entreprise familiale de 400 employés, avec un chiffre d’affaires de 200 millions de livres (250 millions
d’euros). Elle fournit en produits de base des
milliers d’épiceries du Royaume-Uni et fabrique sa propre marque d’ingrédients indiens :
curcuma, coriandre, lentilles… Progressivement, grâce au bouche-à-oreille, les exportations ont commencé. Aujourd’hui, elles représentent 20 % du chiffre d’affaires, presque
entièrement dans l’UE – Espagne, Italie et
Scandinavie en tête.
« LE “BREXIT”
N’EST PAS LA FIN
DU MONDE.
LES FRANÇAIS NE
VONT PAS ARRÊTER
DE NOUS VENDRE
DU VIN, NI
LES BRITANNIQUES
D’ALLER
EN VACANCES
EN FRANCE »
SIMON BOYD
directeur général
de REIDsteel
500 MILLIONS DE CONSOMMATEURS
« On exporte un peu au Moyen-Orient, mais
c’est vraiment compliqué. Je suis obligé de refaire toutes les étiquettes, parce que la réglementation est différente. Imaginez ce que cela
représente : si j’envoie cent caisses, chacune
avec vingt paquets à l’intérieur, cela en fait des
étiquettes… » Jason Wouhra, 38 ans, fils de
l’un des fondateurs, n’a pas ce souci avec l’UE
et regarde avec ambition ces marchés qui ressemblent à ceux du Royaume-Uni. « L’Espagne connaît les mêmes tendances démographiques qu’ici, avec une population qui prend
de plus en plus goût aux épices. »
Turban noir sikh sur la tête, collier de barbe
soigné, le jeune chef d’entreprise voit maintenant plus loin et rêve de faire d’East Ends
« une marque internationale respectée ». Dans
cette optique, le marché unique et ses
500 millions de consommateurs représentent sa priorité. « C’est notre principale cible. »
Outre l’absence de droits de douane et la réglementation centralisée, l’UE lui permet
aussi de déposer sa marque en un lieu unique, ce qui réduit la paperasserie et le coût.
« En comparaison, aux Emirats arabes unis, où
j’ai exporté, il faut faire une demande pour sa
marque dans chaque émirat. Cela coûte à chaque fois 2 000 livres, pour chaque catégorie de
produit. Et j’en ai enregistré une quinzaine… »
Jason Wouhra n’est pas naïf. Il ne considère
pas l’Union européenne comme parfaite,
loin de là. Certaines réglementations alimentaires l’agacent au plus haut point. Il reconnaît aussi que ses exportations vers l’Europe
continueraient, même en cas de « Brexit ».
« On s’adapterait. Mais cela rendrait les choses
un peu plus compliquées et forcément un peu
plus chères. Et, franchement, pourquoi prendre le risque ? L’économie britannique reste
fragile et on n’a pas besoin de cela. »
Les arguments sont connus. L’UE représente 45 % des exportations britanniques.
Une sortie de la construction européenne
obligerait à renégocier l’accès au marché unique, probablement dans des conditions plus
difficiles. Le temps de ces discussions, de
nombreuses entreprises pourraient repousser leurs investissements, en attendant d’y
voir plus clair. Dans ces conditions, les économistes sont pratiquement unanimes : un
« Brexit » affaiblirait la croissance britannique, au moins à court terme. Seule l’ampleur
de l’impact fait débat.
Mais, face aux avertissements du FMI, de
l’OCDE, du Trésor britannique ou encore de la
Banque d’Angleterre, le camp du « Brexit » a
su habilement manier la division au sein des
entreprises pour trouver des figures emblématiques favorables à la sortie de l’Union
européenne . C’est le cas de la marque d’électroménager Dyson, du fabricant d’engins de
construction JCB ou de la chaîne de pubs
Wetherspoon.
De quoi inquiéter des patrons comme Jason
Wouhra. Si lui et sa femme, qui travaille elle
aussi dans l’entreprise, sont persuadés des
bienfaits de l’UE, ils sont bien obligés de constater qu’il n’y a pas unanimité chez leurs employés, ou dans les petites épiceries qu’ils
fournissent. « Les arguments sont pourtant
clairs », soupire le chef d’entreprise. p
18 |
CULTURE
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VENDREDI 24 JUIN 2016
CINÉMA
Sur le fumier
de Manille, une
rose venimeuse
« Insiang », du Philippin Lino Brocka,
qui dénonce les conséquences dramatiques
de la surpopulation, ressort en salles
L
REPRISE
a sortie d’une version d’Insiang
(1976) restaurée par la Cineteca
de Bologne est un événement
qui permet enfin aux nouvelles
générations de découvrir le travail du grand Lino Brocka, cinéaste essentiel dont l’œuvre est restée indisponible pendant près de trente ans. Lino
Brocka, né en 1939, mortellement fauché à
52 ans par une voiture, fut une étoile filante
du théâtre et du cinéma philippins, et l’un de
leurs principaux héros, en ceci qu’il s’est opposé courageusement, à travers ses œuvres,
à la loi martiale de Ferdinand Marcos.
Premier cinéaste de l’archipel à atteindre
une envergure internationale par sa présence, dès 1978, au Festival de Cannes (fait
d’armes du grand découvreur Pierre Rissient), Brocka était pris d’une fièvre intarissable de création : au terme de vingt ans de
carrière, sa filmographie avoisinait les
soixante titres (soit en moyenne trois films
par an). Il a fait partie d’une génération de
rénovateurs du cinéma philippin, ayant su
conquérir leur indépendance à l’intérieur
d’une économie de genres solidement
constituée. Loin de chercher à s’en distinguer, Brocka œuvra selon les codes du ci-
néma populaire, dont il sut convertir la
force émotionnelle en puissant levier de
contestation politique.
Insiang, l’un de ses films les plus célèbres,
se présente donc comme un mélodrame,
dont la structure tragique et les torsions sadiques sont vouées à dénoncer en contrepoint la surpopulation de grandes métropoles comme Manille, où se déroule l’action, et la promiscuité des bidonvilles condamnant leurs habitants à s’entre-dévorer.
Le film s’ouvre comme un coup de tonnerre, en plein cœur d’un abattoir où travaille l’un des protagonistes : on assiste,
dans un raffut de tous les diables, à l’exécution des porcs, puis au circuit industriel glaçant par lequel transitent leurs carcasses
– pendues, ébouillantées, pelées, concassées, etc. L’attaque, particulièrement brutale, fonctionne moins comme une métaphore convenue de la condition des sousprolétaires (le « système » broyant les pauvres) que comme une façon franche de
dessiller le regard du spectateur, de lui signifier par une note stridente que le drame
auquel il assiste le concerne bien au-delà
des apparences – pas de tiers-mondisme
folklorique ici-bas.
Insiang, c’est le prénom de l’héroïne, est
une jeune blanchisseuse (inoubliable et
« Insiang » (1976), de Lino Brocka. THE FILM FOUNDATION/THE FILM DEVELOPMENT COUNCIL OF THE PHILIPPINES
Tourné
en onze jours
seulement,
le film affiche
une mise en
scène « à l’os »
merveilleuse Hilda Koronel) qui sillonne le
bidonville pour livrer le linge à domicile. On
la découvre marchant, beauté étincelante, à
travers les ruelles sombres, les baraquements sommaires, la crasse, les amoncellements de détritus où s’amusent les gamins
du quartier. Sur son visage, une retenue, une
mélancolie insondable. Insiang vit chez sa
mère, poissonnière irascible qui veille
comme un dragon sur sa virginité, dans un
cabanon où s’entasse aussi toute une bellefamille venue de la campagne. La mégère
renvoie bientôt ce petit monde, livré au chômage et à l’alcoolisme, pour accueillir son
amoureux, Dado, un voyou qui joue les gigolos avec elle, mais se rabat très vite sur la
jeune fille. Celle-ci voudrait s’enfuir avec son
petit ami, Bebot, garagiste trop désinvolte
pour avoir le romantisme de l’enlever et qui
n’attend, lui aussi, que le bon moment pour
Du Mexique à l’Italie, le « mélo »
fait pleurer le monde
ANALYSE
ce que l’on appelle mélodrame est devenu une des grandes catégories de l’histoire du cinéma. Conçu comme une manière de provoquer l’émotion du
spectateur, le mélo est un genre
à part entière, considéré dans
les grandes cinématographies
industrielles comme un moyen
d’attirer un public particulier,
plus précisément féminin, au
terme d’une stratégie de « marketing » que la composition oligopolistique des grandes structures de production a toujours
favorisé.
Le mélodrame repose sur des
ressorts psychologiques et émotionnels particuliers, parfois de
purs réflexes pavloviens, provoquant chez le spectateur, dans le
déchirement de ses récits, une
forme de « plaisir dans le déplaisir ». Les thèmes de l’amour empêché ou contrarié y induisent
ceux du sacrifice. Le cinéaste italien Riccardo Freda, auteur de
quelques fleurons du genre, y
voyait une manière très facile
d’attirer le public. « Vous séparez
une mère de son enfant et ça marche toujours », dira-t-il. Le mélodrame aura été une manière,
pour le cinéma, de trivialiser la
tragédie.
Hollywood en produisit beaucoup, certains regroupés sous
l’appellation générique de « women’s pictures ». Longtemps, et
parfois à tort, on a considéré ces
films comme une manière de fiction aliénante, qui maintiendrait
ses héroïnes souffrantes dans un
état de soumission et de résignation masochiste. Certains cinéastes, comme John Stahl, King Vidor ou Douglas Sirk, ont inversé
cette idéologie, dénonçant une
aliénation qui serait le produit de
la société elle-même.
Tradition catholique
L’Italie sera aussi un des grands
producteurs de mélodrames, le
genre s’épanouissant aprèsguerre sous la forme de ce qu’on
a appelé le « mélo catholique ». La
dénonciation sociale y est parfois délaissée au profit d’un lyrisme quasiment opératique, élevant les sentiments jusqu’au sublime dans les films d’un Vittorio Cottafavi et surtout d’un
Raffaello Matarazzo.
Au Mexique, autre cinématographie profondément empreinte d’une tradition catholique, c’est la dimension sexuelle
qui prévaudra notamment dans
les films d’un Roberto Gavaldon.
Elle constituera un terreau favorable à la perversité buñuélienne
(Tourments, Susana la perverse,
etc.). Le Japon de son côté offrait
la cruauté des chefs-d’œuvre
d’un Mizoguchi, poignante évocation du sort des femmes. Le
mélodrame aura ainsi exemplairement illustré un état d’esprit
national, si bien représenté par
l’évolution spécifique du genre
dans le cinéma français, de l’adhésion à la méfiance un peu cynique puis à la distanciation
moderne. p
jean-françois rauger
culture | 19
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
La tournée de l’après-René
Céline Dion donne à Paris neuf concerts teintés d’émotion endeuillée
CHANSON
anvers (belgique)
Aux larmes
citoyens
A La Cinémathèque, un cycle
célèbre les « mélos » français
L
coucher. Tiraillée entre un intérieur et un
extérieur qui l’emprisonnent tout autant,
cernée par le désir féroce d’hommes
désœuvrés, Insiang est une figure tragique,
c’est-à-dire piégée (elle ne peut littéralement
pas sortir), et doit trouver au sein même de
la violence qu’on lui fait, des étreintes qui
l’emportent, une arme à retourner contre sa
condition.
Tourné en onze jours seulement, dans un
geste fou de rage et de détermination,
Insiang affiche une mise en scène « à l’os »,
qui ne dévie pas d’un poil de l’action ni du
sujet, suivant simplement, mais avec une
grande assurance, les élans et les stations
successives de ses personnages, comme
autant de configurations de désir et de
domination mêlés.
e nouveau cycle qui s’est ouvert à La
Cinémathèque française ne pouvait
mieux s’accorder à l’atmosphère actuelle. En cinquante films, « le mélodrame
français » nous offre la promesse de se réchauffer, à la douceur de nos larmes, devant
des histoires de passions sacrifiées sur l’autel
des conventions sociales, d’amours empêchées, de sentiments exacerbés par la violence de l’histoire ou la fatalité…
Intriguant, tant le cinéma français, dominé
par une tradition naturaliste, a toujours entretenu un rapport un peu contrarié aux genres en général, et à celui-ci en particulier, cet
intitulé est le prétexte à une relecture anamorphosée de son histoire, depuis l’époque,
très faste pour le mélo, du muet jusqu’à ses
maîtres contemporains que sont Paul
Vecchiali ou Jean-Claude Brisseau.
Entre ces deux moments, le mélodrame
n’aura cessé de hanter l’imaginaire en empruntant des formes et des motifs différents.
Les années 1930 auront ainsi été marquées
par les films de Marcel Pagnol et de Jean
Grémillon ; la guerre par les « mélos pétainistes » (de Jean Stelli notamment) et des
chefs-d’œuvre comme Donne-moi tes yeux,
de Sacha Guitry, et Vénus aveugle, d’Abel
Gance ; l’après-guerre par une niche mélodramatique de films dits « de prostitution », alors
que le cinéma désabusé de « la qualité française » se défiait des effusions sentimentales ;
la Nouvelle Vague et la modernité qui en est
issue étaient moins compatibles encore avec
le premier degré requis par le mélodrame,
mais n’ont pas empêché certains cinéastes de
s’en emparer comme d’un matériau quasi expérimental (Godard, Resnais), ou de retrouver, en renouant avec les formes classiques, le
chemin de l’émotion pure.
Triangulation perverse
Le film supplante magistralement le misérabilisme par la vigueur de son exploration
sociale, rebondissant de personnage en personnage, à travers un portrait proliférant
du bidonville, de ses figures, de ses lieux
stratégiques (échoppes, cinémas, salles de
jeu, etc). A mi-parcours, il se replie sur la
triangulation perverse s’établissant entre la
mère, sa fille et le « beau-père » qu’elles se
partagent, jusqu’à révéler qu’il n’existe làdedans ni victime ni bourreau, mais un sac
de frustrations et de pulsions ingérables,
car exténuées par la claustration de l’environnement. Le plus frappant, c’est l’usage
que Brocka fait de la couleur, par la vivacité
polychrome des vêtements perçant la grisaille des faubourgs, ou la virulence maladive de certains éclairages, témoins d’une
profonde fermentation du désir (les dominantes rouge ou glauque dans ces chambres où les hommes profitent d’Insiang).
Grande tradition du mélodrame qui veut
que la couleur brûle l’écran jusqu’à en déchirer la toile.
En revers immédiat de sa force politique,
Insiang se révèle aussi un grand film sur
l’écrasement de la beauté, l’impossibilité de
son rayonnement dans ces poches de misère qui fleurissent dans les moindres recoins des sociétés malades. Lors d’une fin
splendide, dont nous ne dirons rien, le film
semble se retourner sur lui-même : les larmes d’Insiang violée se retrouvent soudain
dans les yeux de sa mère, et vient rappeler
que si l’homme est un loup pour l’homme,
c’est encore la femme qui est le plus souvent victime de ses crocs. p
mathieu macheret
Ciselé et sophistiqué
Ce genre populaire, originellement destiné à
un public féminin, s’est infiltré dans les moindres replis du cinéma français. Et c’est la
grande qualité de cette programmation que
de musarder entre des chefs-d’œuvre connus
– Gueule d’amour, de Jean Grémillon (1937), La
Femme d’à côté, de François Truffaut (1981)… –,
des films plus mineurs et des trésors oubliés.
Conflit (1938), de Léonide Moguy, s’inscrit
dans cette dernière catégorie. Enroulé autour
d’un écheveau de sentiments où se mêlent
l’amour, la jalousie, la cruauté et le sacrifice, ce
film, qui met aux prises deux sœurs et un enfant illégitime, pourrait être qualifié de « polar émotionnel ».
Si l’incursion d’un grand cinéaste comme
Jean-Pierre Melville dans le mélo, avec
Quand tu liras cette lettre (1953), n’a pas marqué les mémoires, c’est peut-être en raison
de la piètre estime dans laquelle le genre a
longtemps été tenu. Le film mérite néanmoins qu’on s’y attarde, ne serait-ce que
pour la belle prestation de Juliette Gréco
dans le rôle d’une nonne.
C’est moins la qualité de la mise en scène
que la magie des acteurs qui fait le sel de ce
cycle, que l’on peut aussi bien envisager
comme une histoire parallèle du cinéma français que comme une généalogie de ses interprètes. Magnifiés par des gros plans qui viennent cueillir la douleur, la tristesse, le désespoir à même leur peau, Jean Gabin, Michèle
Morgan, Edwige Feuillère, Marguerite Moreno, Fanny Ardant, Gérard Depardieu et bien
d’autres y figurent dans certains des rôles les
plus bouleversants de leurs carrières.
Jamais Fernandel n’aura été si émouvant
que dans Angèle, de Pagnol (1934). Jamais Sabine Azéma n’aura semblé plus troublante
que dans Mélo, d’Alain Resnais (1986). Si académique que soit Dernier amour, de Jean
Stelli, le plaisir qu’y provoque l’apparition de
Jeanne Moreau à 21 ans, dans son premier rôle
au cinéma, est unique. Comme est unique la
jeune Vanessa Paradis dans Noce blanche
(1989). Diamant à la blancheur diaphane, elle
détenait cette chose secrète que voulait exalter Jean-Claude Brisseau, cette émotion brute
sans laquelle son film n’aurait été rien. Car le
mélo est avant tout un art vampire. p
isabelle regnier
Film philippin de Lino Brocka. Avec Hilda
Koronel, Mona Lisa, Ruel Vernal, Rez Cortez,
Marlon Ramirez (1 h 35).
Jusqu’au 31 juillet, à La Cinémathèque
française. 51, rue de Bercy, Paris 12e.
Cinematheque.fr
J
e voulais vous remercier pour
tous vos mots, vos regards, vos
sourires… », déclare Céline
Dion, le 21 juin, au public du
Sportpaleis d’Anvers. « Les enfants
et moi, nous allons bien. » En réponse aux messages de condoléances, une veuve écrit en général
des lettres. La chanteuse québécoise part, elle, en tournée. Cinq
mois après les funérailles de son
époux et mentor, René Angélil,
dans la basilique de Montréal, filmées par douze caméras, Céline
prolonge en concert la mise en
scène de son deuil. Difficile de faire
le tri entre les excès de la starification et une volonté revendiquée
« de garder le contact avec le public » pour un dialogue sincère entre les fans et leur cousine de (la
belle) province. Avant neuf concerts parisiens qui, du 24 juin au
9 juillet, feront le plein (113 500
billets vendus) à l’AccorHotels
Arena, Céline Dion a tenu à rassurer la Belgique sur le moral de sa famille et sa forme artistique.
Sur un écran s’écrit d’abord l’extrait d’une vieille chanson, Trois
heures vingt, dit en même temps
par la chanteuse encore cachée des
regards : « Tout ira bien tu le sais/
Puisqu’à la fin… où tu vas, je vais… »
Avant qu’un nouveau titre – Encore un soir – poursuive cette plongée dans l’émotion endeuillée.
Pour cette chanson, sortie en single avant un nouvel album annoncé pour fin août, Céline Dion a
fait appel à Jean-Jacques Goldman,
qui, à l’occasion de trois albums au
succès vertigineux – D’eux (1995),
S’il suffisait d’aimer (1997) et Une
fille et quatre types (2002) –, avait
déjà eu ce rôle de quasi-biographe
du couple. Contacté par la dame
avant la mort de son mari, il avait
tissé cette supplique. « Encore un
soir/Encore une heure/Encore une
larme de bonheur… »
Ces couplets comme cette tournée ont un rôle cathartique. « Ces
chansons sont comme des épaules
sur lesquelles m’appuyer », insiste
Céline, qui sent le besoin de parler
avec le public. Pour évoquer son
époux. Pour donner aussi le mode
d’emploi du concert. « J’espère que
vous aimez mon look », demandet-elle (sur les réseaux sociaux, le
pantalon et la veste noire sur un
chemisier blanc n’ont pas emballé
tout le monde). Contrairement au
show qui a accaparé la chanteuse,
depuis 2003, au casino Caesars Palace de Las Vegas, aucun changement de tenue n’est prévu pendant un spectacle où Céline dit
vouloir rester elle-même.
Reprises de « Purple Rain »
Accompagnée de 29 musiciens divisés en une section de cordes, dirigée par le pianiste Scott Price, et
un groupe de cuivres et de choristes, Céline Dion baisse de ton après
ce climax introductif. Illustré de vidéos peu créatives, le récital se déroule sans relief jusqu’à l’un des
classiques goldmaniens, Pour que
tu m’aimes encore, rappelant à quel
point le Français avait réussi à
transcender la Québécoise, en lui
suggérant la retenue.
Le show reprend enfin son envol.
Une adaptation d’un morceau de
son compatriote Robert Charlebois, Ordinaire, figurera dans le
prochain album. Une façon de rappeler les origines modestes de la
fille de Charlemagne (Québec), sa
dépendance au métier de chanteuse, mais aussi son rapport privilégié avec ses fans – « J’aime mon
prochain, j’aime mon public (…) Je
me fous pas mal des critiques/Ce
sont des ratés sympathiques. »
Longtemps moquée par le milieu branché, Céline ne serait pourtant pas loin de bénéficier d’un retournement de situation. Surtout
depuis que Xavier Dolan a utilisé
une de ses chansons, On ne change
pas, dans le film Mommy. Elle
n’aura bientôt plus à s’excuser
d’être une athlète de la chanson
sentimentale. Même si on continuera de ne pas s’excuser de trouver qu’elle surjoue son répertoire
anglophone ou que son professionnalisme annihile souvent la
spontanéité de ses émotions.
Après la jolie sobriété d’une session acoustique, violons et guitares se mettent au diapason d’envies rock volcaniques avec des reprises de Purple Rain, de Prince, de
River Deep Mountain High, d’Ike et
Tina Turner, et du Show Must Go
on, qui, en 1991, signait les adieux
pompiers de Freddie Mercury
(1946-1991), le chanteur de Queen.
« Le spectacle doit continuer », le
message est on ne peut plus clair,
avant un dernier adieu à René,
avec S’il suffisait d’aimer, sous une
grande photo d’elle enlaçant son
époux, les yeux embués par l’ovation de la foule. p
stéphane davet
Concerts : les 24, 25, 28 et 29 juin et
2, 3, 6, 7 et 9 juillet, à l’AccorHotels
Arena, Paris 12e (complet).
20 | télévisions
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VENDREDI 24 JUIN 2016
Peurs sur la ville
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
« Show me a hero » sonne le retour
du grand auteur de séries David Simon,
le créateur de « The Wire »
VE N D R E D I 24 J UIN
OCS GO
VENDREDI 24 – À LA
DEMANDE
SÉRIE
A
près avoir créé les formidables séries « The
Corner », « The Wire »
et « Treme », David
Simon s’attaquait, en 2015, à la
question raciale, en adaptant
Show me a hero, le roman documenté de faits réels de la journaliste Lisa Belkin, dont le titre est
extrait d’une citation de F. Scott
Fitzgerald : « Show me a hero and
I’ll write you a tragedy ».
Une manière, pour David Simon, de mettre en images la
façon dont il perçoit l’évolution
de son pays, qu’il évoquait ainsi,
en 2013 : « L’Amérique est un pays
maintenant totalement divisé,
que ce soit en termes de société,
d’économie ou de politique. (…)
Nous nous sommes débrouillés,
en quelque sorte, pour nous engager vers deux futurs distincts… »
Show me a hero renvoie à la
controverse que suscita, au milieu
des années 1980, un avis de la Cour
fédérale à l’encontre de la ville de
Yonkers (Etat de New York). Recon-
nue coupable d’avoir détourné des
fonds fédéraux en faveur du logement pour renforcer la ségrégation entre Noirs et Blancs, la
ville de Yonkers (à 80 % blanche)
se voyait contrainte par un juge
fédéral de construire des logements sociaux dans ses quartiers
blancs. Faute de cela, Yonkers devrait se déclarer en faillite, étant
donné l’amende prévue si la municipalité continuait de résister à
cette « déségrégation ».
Autrement dit, une partie de la
population noire de Yonkers allait
pouvoir quitter son sordide ghetto
et « envahir » l’autre côté de la
ville… celle des pavillons proprets
d’une petite bourgeoisie blanche
farouchement non consentante.
Détail et neutralité
S’annonçait là une intolérable
atteinte à leurs droits et à leur mérite, pour ces pères et mères de famille blancs, puisque leur propriété allait du même coup perdre
toute sa valeur, que leurs enfants
seraient fatalement soumis à la
drogue et tout le quartier à la violence… D’où une intense controverse, qui opposera deux visions
politiques quant à la défense des
TF1
20.55 Vendredi,
tout est permis avec Arthur
Divertissement présenté par Arthur.
23.30 Action ou vérité
Talk-show animé
par Alessandra Sublet.
France 2
20.45 Rugby
Finale
Championnat de France. Top 14.
En direct du Camp Nou, à Barcelone.
23.05 Taratata 100 % live
Présenté par Nagui.
Invités : Christophe Maé, Imany,
Keren Ann, Julian Perretta…
Nick Wasicsko (Oscar Isaac) et Nay Noe Wasicsko (Carla Quevedo). HBO/PAUL SCHIRALDI
plus pauvres. Inutile de rappeler
les exemples qui, aujourd’hui
même en France, s’assimilent à
cette lutte entre ceux qui souhaiteraient des infrastructures pour les
plus démunis et ceux qui n’en veulent pas chez eux (selon la formule
« Not in my backyard ! »).
Ecrite par David Simon avec son
compère William F. Zorzi, réalisée
par Paul Haggis, cette minisérie
met en scène l’acteur Oscar Isaac
pour redonner vie au jeune maire
Nick Wasicsko, qui, à la fin des années 1980, dut effectivement, con-
tre son gré (au départ) et contre
l’avis de ses électeurs, construire
des logements sociaux au sein de
la ville. Au travers de ses personnages, le scénario relate dans le plus
grand détail et avec neutralité les
arguments sincères, mais aussi les
roueries dont usèrent politiques,
religieux et citoyens pour lutter
contre l’ordre fédéral.
Précise, mesurée, intelligente,
Show me a hero ne manque pas de
montrer les peurs compréhensibles qu’inspire la criminalité d’un
ghetto de banlieue, tout autant
que l’incapacité de Blancs à voir les
gens de couleur autrement que
comme un danger. De même, de
très belles scènes montrent l’inquiétude, voire la paralysie qui
peut saisir quelqu’un à l’idée d’emménager dans un quartier où il se
sait haï d’avance… p
martine delahaye
Show me a hero, minisérie créée
par David Simon et coécrite avec
William F. Zorzi. Avec Oscar Isaac,
Catherine Keener (EU, 2015,
3 volets de 90 à 120 min).
Voyage au pays du cinéma avec Aki Kaurismäki
Le réalisateur finlandais nous convie à une célébration bouleversante et drôle du 7e art
OCS CITY
VENDREDI 24 – 22 H 30
FILM
U
n homme farfouille derrière un juke-box et reparaît, quelques pièces
détachées à la main. Il dit : « Tout
ça, c’était en trop. Là, ça devrait
marcher. » Il pousse une touche,
on entend une voix, une guitare,
enregistrées il y a longtemps dans
le Mississippi. Blind Lemon Jefferson chante That Crawlin’Baby
Blues. Ce rite purificateur mystérieux qui fait que la musique
peut à nouveau jaillir, Aki Kaurismäki l’a accompli au cinéma pour
réaliser L’Homme sans passé, film
réparé et réparateur, qui atteint et
répand la pureté.
Il commence pourtant par une
flambée de violence : le soir de
son arrivée par le train à Helsinki,
un homme s’endort sur le banc
d’un jardin public. Trois jeunes
gens le frappent dans son sommeil, le dévalisent et le laissent
ensanglanté, le visage recouvert
du masque de soudeur qu’ils ont
trouvé dans sa valise, une vraie
image de terreur. Au plan suivant,
on revient à la gare, où la foule
s’écarte devant la caméra qui
avance. L’homme s’est réveillé et
titube avant de s’effondrer dans
les toilettes, où un employé le
tient pour mort. Puis, on le voit
à l’hôpital, le visage enveloppé
de bandelettes.
Des références précises
On est un peu désolé d’émousser
l’impact de cette brève et saisissante introduction en la racontant, mais il le faut bien pour
expliquer les circonstances du
miracle qui va suivre. On a donc
vu cet homme passer par des
épreuves que le cinéma contemporain nous a rendues familières,
la violence gratuite, l’exposition
de la souffrance et de la dégradation physique au regard du
monde. Mais sa résurrection mystérieuse est le signe du passage
d’un monde à l’autre.
Au matin, l’homme se réveille
au bord de l’eau. Comme dans
une très vieille histoire, il est recueilli dans la cabane d’un pauvre
pêcheur où il recouvre la santé,
mais pas la mémoire. Cet endroit,
nous explique le scénario, est un
village de conteneurs métalliques
transformés en bicoques, où survivent les pauvres du port d’Helsinki. Mais les images qui bougent sur l’écran montrent autre
chose : l’amnésique est arrivé au
pays du cinéma. Les couleurs éclatantes, la lumière sur l’eau, la
beauté conférée aux visages les
plus ordinaires, tout nous dit
qu’on vivra, pour le reste du film,
dans l’utopie du cinéma.
France 3
20.55 La Loi de Barbara
Téléfilm de Didier Le Pêcheur.
Avec Josiane Balasko
(Fr., 2014, 100 min).
23.10 Le Divan
de Marc-Olivier Fogiel
Invitée : Nana Mouskouri
L’Homme sans passé est gorgé
justement du passé de cet art qui
en irrigue chaque image. On peut
retrouver des références précises,
à des films, à des metteurs en
scène. Aki Kaurismäki est un
homme d’une grande culture. Ce
n’est pourtant pas à un jeu de mémoire qu’on est convié, mais à
une célébration destinée à redonner toute leur force aux enchantements du cinéma, qui se déploient à chaque séquence. p
thomas sotinel
L’Homme sans passé, d’Aki
Kaurismäki. Avec Markku Peltola,
Kati Outinen, Juhani Niemelä
(Fin. - All. - Fr., 2002, 97 min).
Canal+
20.45 Rugby
Finale
Championnat de France. Top 14.
En direct du Camp Nou à Barcelone.
23.15 Terminator : Genisys
Film de science-fiction. Avec Arnold
Schwarzenegger, Emilia Clarke
(EU, 2015, 120 min).
France 5
20.50 La Maison France 5
« Spécial Bordeaux »
Magazine animé
par Stéphane Thebaut.
22.20 Silence, ça pousse !
Présenté par Stéphane Marie
et Caroline Munoz.
Arte
20.55 L’Assassin idéal
Téléfilm de Johannes Grieser.
Avec Hinnerk Schönemann, Teresa
Weissbach (All., 2014, 90 min).
22.25 A qui appartiennent
les océans ?
Documentaire de Max Mönch et
Alexander Lahl (All., 2015, 55 min).
M6
21.00 NCIS
Série créée par Donald P. Bellisario et
Don McGill. Avec Mark Harmon,
Michael Weatherly, Pauley Perrette
Sean Murray (EU, saison 13, ép. 4/24 ;
S9, ép. 12 à 14/24 ; S7, ép. 6 et 7/24).
0123 est édité par la Société éditrice
GRILLE N° 16 - 149
PAR PHILIPPE DUPUIS
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 148
HORIZONTALEMENT I. Unificatrice. II. Légataire. Oc. III. Coureuse. Pro.
IV. Elan. Session. V. Ronéoté. Alto. VI. Ages. Mue. VII. Ti. Esquif. Aï. VIII. ISO.
Ours. Uns. IX. Omni. Ebarbée. X. Nécessiteuse.
VERTICALEMENT 1. Ulcération. 2. Néologisme. 3. Iguane. Onc. 4. Farnèse.
Ie. 5. Ite. SO. 6. Caustiques. 7. Aisée. Urbi. 8. Très. Misât. 9. Ré. Sauf. Rê.
10. Pile. Ubu. 11. Corot. Anes. 12. Economisée.
I. Passages pour arriver à bon port
bien étanché. II. Tient sur un bout de
carton. III. Pour les amateurs de
bulles. Porteuse de feuilles. Un sommet chez les Anglais. IV. Eclate
en beauté. Facilitât le placement.
V. Vient de mettre un point inal à ses
combats. Fils de Robert le Fort, vainqueur des Normands. Le titane.
VI. Lâcha brusquement. Masse dure.
Pressé pour donner. VII. Cries avec les
loups. Fait des vagues dans la tribune.
VIII. Bien salées. Creuse la terre sans
la retourner. IX. Bien arrivées. Ramasse sur les lots. X. Préparent la
mise en culture.
VERTICALEMENT
1. Frappé à coups de marteaux pour
se faire entendre. 2. Comme de belles
chevelures au vent. 3. Sorties du livre.
Intitulées. 4. Gamin de Paris. Travailla
sur les cylindres. 5. Nécessaire, voire
indispensable. Préposition. 6. Un rien
les rend agressifs. Assure la liaison.
7. Quart de tour. Bas de gamme. Joli
coup sur le court. 8. Introduit le
doute. Etiquette à respecter. 9. Petits
maux, grands consommateurs.
Gratte, rase et coupe. 10. Chez Diane
de Poitiers. Mécréant. 11. Veuve en
larmes et en lammes. Chaude période. 12. Ne ratent pas les erreurs
et les propos ridicules.
SUDOKU
N°16-149
8
1
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Difficile
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
2
1
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
3 8 9 1
seule fois par ligne,
par colonne et par
4
6
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carré de neuf cases.
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6
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4
du « Monde » SA
Durée de la société : 99 ans
à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 94.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
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paritaire des publications et agences de presse
n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
0123
Les Unes du Monde
RETROUVEZ L’INTÉGRALITÉ
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65 e Année
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L’investiture
de Barack
Nouvelle édition
Tome 2-Histoire
---
Jeudi 22 janvier
Uniquement
2009
Fondateur
Premières mesures
Le nouveau président
américain a demandé
la suspension
: Hubert Beuve-Méry
En plus du «
en France
- Directeur
Monde »
métropolitaine
: Eric Fottorino
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Lire la suite
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des Etats-Unis.
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Présidente :
Corinne Mrejen
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80, bd Auguste-Blanqui,
75707 PARIS CEDEX 13
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Montpellier (« Midi Libre »)
styles | 21
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
MILAN | MODE HOMME PRINTEMPS-ÉTÉ 2017
table des matières
Les défilés se sont terminés mardi 21 juin. Par la richesse textile déployée,
les plus grands noms du prêt-à-porter italien ont fait forte impression
MODE
L
Giorgio Armani.
Moncler Gamme Bleu.
Gucci.
Prada. MONICA FEUDI
milan - envoyée spéciale
e défilé Prada surprend
toujours. On vient avec
en tête les marins si jolis
de la saison dernière et
voilà que la griffe, dans un décor
passé du bois brut contreplaqué
au grillage métallique de chantier, déroule une histoire aux antipodes de l’ambiance romantique attendue. « Prada, c’est Miuccia et c’est tout », entend-on après
le défilé de la bouche d’une de ses
collaboratrices qui tente ainsi
d’expliquer la force de la créatrice
italienne. Elle veut dire par là que
les autres maisons font beaucoup parler d’elles en changeant
de directeur artistique et donc de
style. On pense évidemment à
Gucci, Dior ou Saint Laurent.
Mme Prada prend, elle, ses virages esthétiques à 180 degrés
toute seule. Elle sidère encore
une fois son public avec une collection technique et sport qui renoue avec ce qui fit le succès de la
marque dans les années 1970 : ses
fameux sacs en Nylon. Sur le podium, les mannequins semblent
devoir faire une longue marche
dans un environnement hostile
avant d’aller au bureau ou à une
soirée. Il va pleuvoir aussi, sans
doute. Mais ils ont tout prévu.
Les chaussures de ville (et les talons pour les filles) sont accrochées au sac à dos avec une
gourde, une torche, un portefeuille, une pochette en cuir, un
porte-clés, etc. Aux pieds, des
bottines scratchées façon chausson de plongée à grosse semelle
caoutchouc. Ceinturés à la taille
de tenues sportives néoformelles ou très habillées, de grands
coupe-vent imperméables en
Nylon théâtralisent la silhouette
par leur couleur vive et leur métrage conséquent.
Chez Gucci, en seulement dixhuit mois, le directeur artistique
Alessandro Michele a imposé un
style d’une grande richesse et originalité, qui détonne dans le paysage, et sait, dans une permanence esthétique assez remarquable, distiller de la nouveauté.
Les personnages (plus que des
mannequins) qui défilent dans
un décor vert acide portent une
histoire et des pièces dont l’enrichissement textile impressionne
dans un vestiaire aussi branché :
long manteau noir à « jupe » plissée, smoking réveillé de Donald
vintage, tulle brodé de fleurs qui
dépasse des manches, guipures,
brandebourgs et passepoils, imprimés exclusifs et toile de Jouy
revisitée, touches de fourrure colorée, souliers en velours brodé,
patch, franges, clous, sequins…
Ce foisonnement sert une poésie
troublante et nourrit une quête
qui se précise un peu plus chaque
saison : les « coups de mode » des
premiers défilés (message
« Blind for love » écrit dans le dos,
mocassins fourrés, bestiaire baroque ou régressif, bagues à tous
les doigts) n’étaient donc pas que
cela puisqu’on les retrouve encore ici. Déterminé, Michele impose son lyrisme et transforme
ses audaces premières, des
« must have » périssables par nature, en intemporels.
Après avoir lancé sa collection
capsule très street et sport baptisée « Remix », dimanche 19 juin,
puis fait défiler Emporio lundi
matin, Giorgio Armani a clôturé la fashion week masculine
de Milan mardi 21 avec une foi
inaltérée dans son style qui semble ne pas devoir vieillir : le
charme des pantalons – plutôt
« carrot » désormais – opère sur
les hommes mais aussi sur les
femmes depuis longtemps déjà…
Diane Keaton en portait un inoubliable dans Annie Hall. Le couturier italien, fidèle à ses silhouettes souples et déconstruites, a
concentré son énergie sur les
matières traitées pour paraître
avoir déjà vécu et sur la vibration
des dessins, tissages et textures
(costume en seersucker rafraîchissant, mélange de motifs végétaux et géométriques…). Le résultat est étonnamment viril et
douillet, tranquillement sophistiqué et voluptueux.
Chacun à sa façon a remis les savoir-faire textiles au cœur d’un
dressing très « sport », cette saison, ou carrément cool. En s’inspirant des photos d’Irvin Penn
des années 1950, Andreas Melbostad, directeur artistique de
Diesel Black Gold, a voulu revenir
aux origines du denim, dans ses
aspects utilitaires mais nettoyés,
stylisés : les baggys sont aussi
clean que les slims. Les superpositions de pièces sont réduites à
leur minimum, une rigueur japonaise, un tailoring appliqué au
streetwear donne à la collection
une sophistication nouvelle soutenue par des combinaisons subtiles de matières. Toiles de coton
« PRADA, C’EST MIUCCIA
ET C’EST TOUT »,
ENTEND-ON
APRÈS LE DÉFILÉ
POUR EXPLIQUER
LA FORCE DE
LA CRÉATRICE ITALIENNE
et de parachute, Nylon surpiqué,
veau velours, cuir bleu nuit, ceinture obi en agneau.
Chez Moncler Gamme Bleu,
Thom Browne profite d’un camp
de boy-scouts au cœur d’une forêt
de pins pour faire une nouvelle
fois la démonstration de son sens
de la coupe et de son infatigable
goût pour la duplication. L’uniforme militaire s’y prête à merveille. Browne pourrait d’ailleurs
revoir les tenues de l’armée tant
sa rigueur obsessionnelle et le
chic impeccable qui en découle
conviendrait à la grande muette.
Bref, pour l’été prochain chez
Moncler, il excelle dans ses variations textiles sur un même
thème. Accumulant les poches
cargo jusqu’à saturation de la sur-
face du vêtement, il égrène avec
une application virtuose une variété infinie de techniques et de
matières : imprimés sur mesh, finitions hydrofuges, coupes au laser, broderies et coutures sur fibres naturelles ou synthétiques.
Fendi a pour sa part travaillé en
touches la fourrure, son cœur de
métier (même en été), mais aussi
les éponges, la maille Milano, les
textures peau de pêche, les satins
fluides, les soies, les jacquards, les
cuirs « papier », non sans humour :
les garçons qui évoluent de façon
désinvolte autour d’un couloir de
nage sont prêts à aller se baigner
ou en reviennent, en survêt
luxueux ou pyjama de soie sous
veste en maille bouclette. Ils sont
de bonne humeur, tout comme les
professionnels et les amis de la famille qui défilent pour Etro. Une
bande riante et pieds nus à qui la
mode bohème de la maison correspond parfaitement. Les ikats,
les grands pardessus en coton cloqué, les chemises en fil-à-fil, les
cardigans indigo dégagent une
grande douceur et vont à un beau
gosse athlétique de 20 ans comme
à un vieil intello barbu, pourvu
qu’ils passent l’été sur une île de
la Méditerranée. p
caroline rousseau
22 | disparitions
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Pierre Pachet
Ecrivain
P
ierre Pachet, qui est
mort chez lui, à Paris,
mardi 21 juin, à l’âge de
79 ans, des suites de plusieurs maladies, a pris soin de ne
pas laisser traîner de longues notices biographiques. Il ne cultivait
pourtant pas le secret ni n’exprimait le moindre dédain pour les
choses de la vie. D’ailleurs, quand
on le croisait dans le quartier du
Marais, à Paris, où il habitait, il
aimait donner de ses nouvelles. Et
en prendre de son interlocuteur,
quitte à l’entraîner pour continuer la discussion autour d’un repas. Avec son air bougon mais
toujours attentif, avec une ironie
dont, parfois, on peinait à discerner les frontières, il parlait de la
pluie et du beau temps, d’un livre
qu’il venait de lire… La plainte
n’allait jamais chez lui sans un
certain humour, et d’abord
exercé à ses dépens. C’est « l’hétérogénéité des moments, des humeurs, des activités » qui, comme
dans ses livres, se parlait, s’échangeait. Tout cela au présent,
dans les détails et la multiplicité du présent. C’est au titre de
ce présent insistant qu’il appréciait l’œuvre du poète anglais
W.H. Auden (1907-1973) dont il a
traduit des textes, avec d’autres.
« Si un thème pouvait m’inspirer
le désir de construire une œuvre, ce
serait le thème de l’“individu”,
terme par lequel je nomme le devoir que l’on a d’être celui que l’on
est », affirmait Pachet. Dans un
numéro spécial de la revue Critique (novembre 2005), Martin
Rueff parle à son propos d’une
« anthropologie littéraire de l’individu moderne ». Cette attention à
la singularité des êtres allait de
pair avec une vigilance à l’égard
de toutes les politiques qui menaçaient d’écraser les hommes sous
l’idéologie. D’où sa fidélité à des
figures qui avaient tenté de maintenir une espérance d’émancipation malgré les catastrophes du
XXe siècle. Ainsi de l’éditeur Maurice Nadeau : aux obsèques de celui-ci, en 2013, exaspéré par un
discours qu’il trouvait trop complaisant vis-à-vis du Parti communiste et de son passé, Pachet
lança un tonitruant : « A bas les
staliniens ! »… Ainsi, également, de
Claude Lefort, penseur antitotalitaire disparu en 2010, et dont il fut
un proche : récemment encore,
Pachet préfaçait la réédition en
poche (chez Belin) d’Un homme
en trop, le livre que Lefort consa-
cra à L’Archipel du goulag,
d’Alexandre Soljenitsyne. Saluant
le texte de son ami, Pachet y évoquait « un mouvement passionné
et émotif, épris à la fois de liberté et
de connaissance ».
Cet élan valait aussi pour lui. En
témoigne son étonnante entreprise autobiographique, inaugurée avec un livre magnifiquement
surprenant, Autobiographie de
mon père (Belin, 1987). La piété filiale traditionnelle y laisse place
au désir de comprendre la réalité
perdue de l’existence. Dans ce bref
récit, il fait parler à la première
personne son père, juif d’Odessa
arrivé en France juste avant la première guerre mondiale, mort
en 1965. « La voix de mon père
mort demandait à parler par moi,
comme elle n’avait jamais parlé,
au-delà de nos deux forces réunies.
Elle me niait, me demandait mon
aide pour se consacrer à ellemême, et je voulais cela. […] J’avais
cette voix en tête, je n’avais même
qu’elle. Elle était en moi la voix la
plus spontanée. »
Plus tard, dans Conversations à
Jassy (éd. Maurice Nadeau, 1997),
il racontera la visite qu’il fit dans
« le pays de son passé » et de celui
de son père, en Roumanie et en
Moldavie (ex-république soviétique). Jassy était du côté russe,
puis, après la cession de la Bessarabie à la Roumanie, le père russe
était devenu citoyen roumain. Il
part ensuite faire ses études de
médecine en France et s’y installe.
Ses enfants naissent, dont Pierre
en 1937. Lorsque les Allemands envahissent la France, il décide de ne
pas déclarer les siens comme juifs
et inscrit ses enfants dans une
école catholique. La famille s’installe à Saint-Etienne. A la Libération, le père ouvre un cabinet de
stomatologie à… Vichy.
Pilier de « La Quinzaine littéraire »
Pierre Pachet poursuivra ensuite
des études de lettres et de philosophie, sera traducteur, notamment
de La République de Platon, enseignera la philosophie grecque et la
littérature française à l’université
de Clermont-Ferrand et de ParisVII-Diderot ainsi que dans différentes universités étrangères (Algérie, Etats-Unis). Avec Maurice
Nadeau, il est membre du comité
de rédaction de La Quinzaine littéraire, fondée en 1966, et coresponsable de la collection « Littérature
et politique » chez Belin. Fidèle à
l’esprit du fondateur de La Quin-
En 2003. HANNAH
ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE
zaine, il participe ces deux dernières années au site de rencontres
entre auteurs et critiques littéraires En attendant Nadeau, créé en
2015 après un conflit avec la nouvelle direction du journal.
L’autobiographie n’est pas un
genre dans lequel Pierre Pachet
souhaitait s’enfermer. Il l’aborda
d’ailleurs par diverses entrées.
Celles des études littéraires par
exemple, comme dans son étude
sur Baudelaire, Le Premier Venu
(Denoël, 1976) ou dans Les Baromètres de l’âme, essai lumineux
sur la « naissance du journal intime » (Hatier, 1990). Il consacra
également deux livres au sommeil, avec sa part de rêves mais
aussi, et surtout, de conscience :
Nuits étroitement surveillées (Gallimard, 1981) et La Force de dormir
(Gallimard, 1988).
Mais l’écriture de soi qui, pour
Pachet, ne trouve sens que dans la
9 DÉCEMBRE 1937 Naissance à Paris.
1976 Le Premier Venu.
1981 Nuits étroitement
surveillées.
1987 Autobiographie de
mon père.
1990 Baromètres
de l’âme.
1997 Conversations
à Jassy.
1999 Décès de Soizic,
son épouse.
2001 Adieu.
2002 Aux aguets.
2007 Devant ma mère.
2011 Sans amour.
21 JUIN 2016 Mort à
Paris.
lecture des autres, n’est pas tarie.
Adieu (Circé, 2001) raconte la maladie et la mort de son épouse,
Soizic, en janvier 1999. De même,
selon un autre regard, son très
beau Devant ma mère (Gallimard,
2007), exploration du mystère
joyeux qui lie deux êtres ensemble. Dans Sans amour (Denoël,
2011), il fait le portrait de cinq
femmes qu’il a connues à différents âges de sa vie. En 2014, fidèle
à cette pensée oblique ou décalée
qui est la sienne, en non-spécialiste qui se revendique comme
tel, il rend compte de deux voyages dans la Chine postcommuniste (L’Ame bridée, éd. Le Bruit du
Temps, 2014).
Dans chacun de ces livres, on retrouve la mélancolie vivace qui
est la marque de Pachet, loin de
tout désespoir romantique ou du
cynisme de l’autosuffisance. On
retrouve aussi le motif qui fut
jusqu’à la fin l’une de ses principales obsessions : celui de la
conscience, et d’abord d’une
« conscience férocement aux
aguets », comme il était dit dans
Aux aguets. Essais sur la conscience et l’histoire (Maurice Nadeau, 2002). « La littérature est
pour moi liée aux idées, à la capacité d’avoir des idées, et non au
langage, à la langue », affirmait
Pachet. De fait, chez lui, l’homme
de pensée, l’observateur et l’écrivain ne faisaient qu’un. Ils
étaient autant de facettes d’une
conscience à la fois tendre et exigeante, nourrie par l’optimisme
des grands inquiets. Evoquant la
mort dans l’un des textes d’Aux
aguets, justement, Pachet concluait par ces mots : « Un individu
peut se suicider (ou s’endormir).
Une conscience, pas vraiment ». p
patrick kéchichian
et jean birnbaum
« Mon ami désamarré », par Emmanuel Carrère
Pour « Le Monde », l’écrivain rend hommage à celui dont il a été proche pendant quinze ans et qu’il n’appelait que par son nom de famille
L
a photo de l’auteur en
couverture de L’Œuvre des
jours, publié en 1999,
montre un visage puissant, romain, massif, un peu fermé. Ce
n’est pas le visage aigu, mobile, à
la fois sarcastique et inquiet, du
Pachet que j’ai connu quelques
années plus tard et à qui m’a lié
un coup de foudre amical qui a
duré jusqu’à sa mort. Celui que
j’ai connu, c’était le Pachet veuf.
Je n’ai pas connu Soizic, sa
femme, la mère de ses enfants
Yaël et François, dont il a raconté
l’agonie dans un livre brutalement poignant, Adieu. Je n’ai
pas connu l’intellectuel austère
qu’il disait avoir été auprès d’elle,
solidement amarré à ses études,
à la vie de couple et de famille
dont il s’était fait un rempart.
L’homme que j’ai connu était
désamarré. Il écrivait toujours,
des livres de plus en plus libres,
de plus en plus intimes, de plus
en plus inclassables.
Depuis Autobiographie de mon
père, j’étais fasciné par ces livres,
par cette voix sourde et obstinée,
par cette façon de regarder sans
ciller, un peu comme Michaux,
tout ce qui compose une expérience humaine : un bras cassé,
l’approche de l’âge, la perte du
langage qui a affecté sa mère
atteinte d’Alzheimer, les gens
qui parlent tout seuls dans la rue,
les femmes qui ne sont plus touchées et ne connaissent plus le
contact d’une autre peau que la
leur… J’évoque ici Le Grand Age,
Devant ma mère, Sans amour :
tous ces livres pourraient,
comme l’un d’entre eux, s’appeler Aux aguets. Tous sont des
exercices d’intranquillité et de vigilance.
Celui qui me touche le plus,
c’est L’Amour dans le temps, qui
est le livre de son veuvage. La
mort de Soizic l’a dévasté, mais
dévasté dans le sens de la phrase
sublime de Céline : « C’est peut-
être ça qu’on cherche à travers la
vie, rien que cela, le plus grand
chagrin possible pour devenir soimême avant de mourir. » Est-il devenu lui-même, est-il devenu un
autre ? « J’assure la succession de
Pierre Pachet, écrit-il, j’expédie les
affaires courantes, mais je ne suis
plus cet homme-là. » Plus loin
dans le même livre, cependant :
« L’énergie érotique qui m’anime
ne fait que poursuivre ce que le
chagrin avait mis en mouvement.
Le chagrin n’est pas éteint en moi,
il couve, il brûle, mais par une
étrange transmutation que je
voudrais observer et comprendre,
il alimente une puissante envie de
vivre, de plaire, de me donner… »
Prodigieusement vivant
Vivre, plaire, se donner, être digne de la vie où Soizic l’avait
laissé seul : le Pachet que j’ai
connu était un artiste du monde
flottant, à la fois désespéré et
prodigieusement vivant, mar-
chant dans les rues le nez au vent,
ouvert à tout, disponible à tous et
particulièrement à ces jeunes
femmes dont nous, le cercle rapproché de ses amis, découvrions,
un peu médusés par la rapidité
de leur succession, un peu jaloux
aussi, les prénoms, les visages,
les histoires, les chagrins
d’amour – car nul n’était
meilleur public que lui pour les
chagrins d’amour. Pachet aimait
les femmes, les hommes l’emmerdaient un peu : je le sentais,
malgré son affection, quand
nous étions tous deux en tête-àtête ou même quand nous fêtions, ensemble, nos anniversaires – car nous sommes nés le
même jour à vingt ans d’intervalle, et il aimait penser à la différence d’âge, pas seulement la nôtre, comme à « une rambarde à laquelle s’accouder pour converser
commodément ».
Pachet donnait des fêtes dans
son appartement de la rue Cha-
pon, à Paris, et, dans ces fêtes
qu’organisait dans la plus russe
des improvisations un homme
de plus de 70 ans, il y avait des
gens de tous âges, de tous milieux, et surtout il n’y avait jamais les mêmes gens. Sans cesse,
il en rencontrait de nouveaux,
s’intéressait à ce qui les faisait
singuliers, les provoquait de son
ton inimitablement peau de vache. Le soir de sa mort, nous
avons en guise de veillée funèbre
fait une fête de ce genre, chez lui,
avec joints, vodka et musique, car
il aimait danser, et surtout que
les gens dansent, et idéalement
qu’ils s’embrassent. Tout cela, il
lui importait de le vivre infiniment plus que de l’écrire.
Un grand professeur
Auteur d’une vingtaine de livres,
cet homme qui avait été un grand
professeur, subjuguant ses étudiants et encore plus ses étudiantes, un critique de la volée d’un
Jean Starobinski, et qui avait sur
le tard quitté la prose d’idées
pour l’écriture intime, ne se
voyait pas comme un homme de
lettres mais comme un sursitaire, un stagiaire dans la vie, un
essayiste aussi, au sens où Robert
Musil définissait l’« essayisme » :
pas une forme littéraire, mais
une façon de vivre, une morale
d’absolue fidélité à l’expérience.
Pachet – que j’appelais toujours
Pachet, jamais Pierre, et il aimait
bien ça, ça le faisait marrer – est
autre chose pour moi qu’un écrivain que j’admire. Pendant les
quinze ans de notre amitié, et je
sais que ce que je dis là vaut pour
beaucoup d’autres gens, il a été
par sa lucidité, sa séduction bougonne, son visage sensuel et
marqué qui me rappelait celui de
l’acteur Ben Gazzara, son engagement à la fois nonchalant et total
dans le métier de vivre, un de
mes héros dans la vie réelle. p
emmanuel carrère
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AU CARNET DU «MONDE»
Naissances
2 Hors-séries jeux
Collections
Les nouvelles
bilingues du
Alice et Bastien
annoncent avec joie que
Alain MOREIRA - PELLET
est né le 6 juin 2016.
Sarah DORMONT
et Thibault LE STRAT
partagent avec
la joie de vous annoncer la naissance de
Gabrielle,
APPRENDRE
à
PHILOSOPHER
le 18 mai 2016, à Paris.
Décès
Sa famille
Et ses amis,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
M. Jacques AKNIN,
ingénieur chimiste,
docteur es sciences,
ancien attaché scientiique
à l’ambassade de France au Mexique,
ancien conseiller ministériel,
professeur au CNAM,
décoré de l’ordre de l’aigle Aztèque,
survenu le 19 juin 2016, à Paris
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
Dès mercredi 22 juin, le volume n°16
SAINT AUGUSTIN
Une cérémonie aura lieu au funérarium
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
le vendredi 24 juin, à 13 heures.
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Alain et Catherine Barluet,
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Les pharaons ramessides
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Le musée de Louqsor
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Tél. : 01-57-28-28-28
survenue le 18 juin 2016,
dans sa quatre-vingt-douzième année.
Des dons peuvent être effectués
à la Ligue nationale contre le cancer.
83, rue de la Tombe-Issoire,
75014 Paris.
ont la tristesse de faire part du décès de
Mme Raymonde BLANCHARD,
née CLERMONTÉ,
ancienne élève
de l’Ecole normale supérieure
ULM-Sèvres,
chevalier
dans l’ordre des Palmes académiques,
survenu à l’âge de quatre-vingt-six ans.
Les obsèques ont été célébrées
dans l’intimité familiale.
Condoléances sur www.dansnoscœurs.fr
Marine et Louis Darcel Raverdy,
ses enfants,
Léon Darcel,
son père,
Sa famille et ses proches,
sont tristes d’annoncer la mort de
Philippe DARCEL,
survenue le 20 juin 2016,
à l’âge de soixante-six ans.
La cérémonie se déroulera le vendredi
24 juin, à 14 h 15, au crématorium
de Nantes, cimetière du Parc.
darcelfamille@gmail.com
Stélio,
son mari,
Pierre, Hélène, Isabelle,
ses enfants,
Nicolas, Emilie, Pierre et Paul,
ses petits-enfants,
Mireille,
sa sœur,
ont la douleur d’annoncer le décès de
Lou,
sa grande sœur,
Dès jeudi 23 juin, le volume n°2
EDGAR ALLAN POE
Henri,
son époux,
Catherine et Pierre, Yves et Isabelle,
ses enfants et leurs conjoints,
Jules et Hugo,
ses petits-enfants
et Antoine,
Renée Odiot,
sa sœur
Ainsi que toute la famille,
Jacqueline FARANDJIS,
survenu le 21 juin 2016.
On se recueillera en l’église
Saint-Martin de Lognes, le mardi 28 juin,
à 10 h 30.
Adresse familiale :
6, cours des Petites-Ecuries,
77185 Lognes.
Katia et Yaëlle Garner
ont la tristesse d’annoncer le décès,
le 14 juin 2016, à Newmarket (Ontario),
de leur grand-mère,
Charlotte GARNER,
née à Vienne (Autriche), en 1925,
mère de Georg R. GARNER,
décédé à Paris, le 15 juin 2003
et de Harold GARNER.
Blandine et Lison de Caunes,
Constance Guimard,
ses illes,
Violette (†), Clémentine, Pauline,
ses petites-illes,
Zélie,
son arrière-petite-ille,
ont la tristesse de faire part du décès de
Benoîte
GROULT GUIMARD,
survenu le 20 juin 2016,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
Les obsèques auront lieu dans la plus
stricte intimité, à Hyères.
Un hommage lui sera rendu en
septembre, à Paris.
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Benoîte GROULT
nous a quittées.
Grande igure de la cause des femmes,
elle lui a apporté sa liberté,
son intelligence joyeuse, ses écrits,
sa solidarité.
De sa rencontre avec Antoinette
Fouque, il y a plus de quarante ans,
était née une vive amitié. Elles ont partagé
de nombreux combats pour la libération
des femmes, en France et dans le monde.
Exposition
Exposition du peintre ISDIS,
(peintures, Retour en Auvergne,
Relets du Monde),
du 13 juin au 12 juillet 2016,
de 14 h 30 à 18 h 30, tous les jours,
à Chaudes-Aigues (Cantal),
chapelle des Pénitents,
vernissage le 24 juin, à 18 heures.
Prix
Nous pensons à elle avec affection
et admiration.
Notre sympathie va à sa famille.
Ses amies du MLF, des éditions
des femmes et de l’Alliance des Femmes.
8e prix parlementaire franco-allemand
10 000 €
(Le Monde du 23 juin.)
Alain MALLET,
fondateur des théâtres d’Edgar
et Rive Gauche,
nous a quittés le 18 juin 2016.
Un dernier hommage lui sera rendu le
vendredi 24 juin, à 15 h 30, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, en la salle
de la Coupole, Paris 20e.
Sa famille et ses amis.
Claudine Mesnager,
son épouse,
Romain et Séverine,
ses enfants,
Pacôme, Anatole et Violette,
ses petits-enfants
et leur famille
ont la tristesse de faire part du décès de
Jean MESNAGER,
survenu le 20 juin 2016, à Batz-sur-Mer,
à l’âge de soixante-dix huit ans.
La cérémonie d’adieu pour ses proches
aura lieu le vendredi 24 juin, à 14 h 30,
au crématorium de Saint-Nazaire
La Fontaine Tuaud.
Le prix parlementaire franco-allemand
récompense deux lauréats, l’un français,
l’autre allemand, pour un ouvrage
qui contribue à une meilleure
connaissance mutuelle des deux pays
dans les domaines juridique,
politique, économique, social
ou dans celui des sciences humaines.
Le 8e prix sera remis courant 2017.
Edgard PISANI,
qui s’est éteint le 20 juin 2016,
à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
Conformément à sa volonté,
la cérémonie d’adieu se déroulera
dans l’intimité familiale, aux Invalides.
33, rue Lhomond,
75005 Paris.
edgardpisani@gmail.com
Festival Européen Jeunes Talents,
16e édition
La musique classique au cœur du Marais !
Du 3 au 23 juillet 2016
aux Archives nationales, Paris 3e,
100 jeunes musiciens sont présents :
Anne Queffélec, l’Ensemble
Les Contre-Sujets, Vassilena Seraimova,
le Trio Karénine,
Julian Trevelyan, Romain Leleu,
Clémentine Decouture, Aurélien Pascal,
Fanny Clamagirand,
Tanguy de Williencourt,
le Quatuor Akilone,
le Quatuor Van Kuijk, et tant d’autres.
Concerts de musique de chambre
du mardi au samedi à 20 heures
et le dimanche à 18 heures.
Tarifs de 8 € à 15 €.
Informations et réservations sur
www.jeunes-talents.org / 01 40 20 09 32.
Communications diverses
Les postulants français doivent adresser
leur candidature à l’Assemblée nationale
le 16 septembre 2016 au plus tard,
le cachet de La Poste faisant foi.
Ils y joindront en trois exemplaires :
leur ouvrage, un résumé de celui-ci
(trois pages maximum), une lettre
de motivation (une page maximum)
et un curriculum vitæ (deux pages
maximum), qu’ils feront parvenir
à l’adresse :
Division du protocole et de la gestion
Assemblée nationale,
126, rue de l’Université,
75355 Paris Cedex 07 SP.
prixfrancoallemand@assemblee-nationale.fr
Mme Vanda Pisani,
son épouse,
Ses enfants,
Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants
Et son frère,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
Concerts
Conférence
Conférence de Pierre Iselin
suivi d’un concert
des Sorbonne Scholars,
université Paris-Sorbonne
« Shakespeare et la France »,
mardi 28 juin 2016, à 17 heures
(concert à 20 heures),
Amphithéâtre Richelieu
17, rue de la Sorbonne, Paris 5e.
Tarif : gratuit
mais inscription obligatoire au préalable à
formation-continue@paris-sorbonne.fr
ou 01 53 42 30 39
http://universite.ete.sorbonne-universites.
fr/conferences-du-soir.html
(Le Monde du 23 juin.)
Colloque
Journée « Claude Lévi-Strauss
et le Japon »
au salon Paul Pelliot
de l’Hôtel d’Heidelbach,
avec la participation de Junzo Kawada,
traducteur et ami de Lévi-Strauss.
Samedi 25 juin 2016,
à partir de 10 heures,
Salon Paul-Pelliot, Hôtel d’Heidelbach,
19, avenue d’Iéna, Paris 16e.
Entrée libre
dans la limite des places disponibles.
Plus d’informations sur www.guimet.fr
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Diplôme universitaire d’études
sur le Judaïsme (DUEJ),
réunion d’information
ce jeudi 23 juin 2016, à 17 h 30,
Espace Rachi - Guy de Rothschild
39, rue Broca, Paris 5e, salle A.
Enseignement pluridisciplinaire
2016-2017,
Histoire - Droit - Anthropologie Histoire de l’Art / Cinéma
Introduction à la Bible
et au Talmud - Hébreu.
Programme d’études sur deux ans,
niveau requis : licence ou équivalent.
Pour tous renseignements :
01 42 17 10 48.
Email : duej@fsju.org
http://duej.univ-paris1.fr
Inscriptions : http://sesame.univ-paris1.fr
Assemblée générale
Société des employés
et Société des cadres du « Monde »
La société des employés du Monde
(SDEM)
et la société des cadres du Monde (SCM)
Cannes. Paris. Sydney.
Son épouse,
Ses enfants,
Ses petits-enfants,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Cherif YACEF.
L’Association française de psychiatrie
propose un colloque sur
Les obsèques ont lieu dans l’intimité.
« Qu’est-ce que penser ? »
maefy@wanadoo.fr
les 1 et 2 juillet 2016,
er
Anniversaires de décès
In memoriam,
Marie-Louise BECKER,
à Suze-la-Rousse (Drôme).
Programme et Inscription :
www.psychiatrie-francaise.com
ont décidé de réunir conjointement
leurs associés
en assemblée générale ordinaire,
au siège social du journal,
80, boulevard Auguste Blanqui,
Paris 13e,
jeudi 30 juin 2016, à 11 heures.
Ordre du jour :
- Lecture du rapport
du conseil de gérance,
- Approbation des comptes
des sociétés des cadres et employés
au 31 décembre 2015 et quitus,
- Nominations de co-gérants
pour la SCM,
- Questions diverses.
née LABROSSE,
3 mai 1943 - 19 juin 2006.
Le 24 juin 1980,
Sarah KERBER
nous quittait.
Nous pensons à elle en y associant
le souvenir de son époux
Chaim KERBER,
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de son petit-ils adoré
Fabian Cyril BOISSON,
trop tôt disparu
et de sa ille
Nathalie KERBER.
Hommage
La Fondation de l’école HEC souhaite,
en ce jour anniversaire de la disparition
de l’un de ses bienfaiteurs, rendre
hommage à tous ceux qui contribuent,
par leur générosité et leur engagement,
à favoriser l’accès à l’enseignement
supérieur et à développer
l’entrepreneuriat.
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24 |
DÉBATS & ANALYSES
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Dimanche 26 juin, les 967 500 électeurs du département de Loire-Atlantique sont
invités à se prononcer par référendum sur le projet de transfert de l’aéroport de Nantes
Notre-Dame-des-Landes : le scrutin
éteindra-t-il le conflit ?
C’est une consultation locale
totalement bâclée
Le périmètre retenu n’est
pas bon, la question ne permet
pas un choix entre plusieurs
options et le dossier fourni
aux électeurs est incomplet
Par BERNARD CHEVASSUS-AU-LOUIS
et DENEZ L’HOSTIS
S
ortir de l’inextricable conflit de Notre-Dame-des-Landes par une consultation
populaire, dont le résultat déterminerait
la décision ultérieure de l’Etat sur le projet
retenu, pouvait sembler être une idée séduisante. Mais pour fournir une réponse solide,
cette consultation devait remplir trois conditions sur le fond : que le périmètre de consultation soit bien choisi, que la question permette
un choix clair et que les informations données
au public montrent bien les enjeux du débat. A
ce jour, on en est loin.
La question posée, « Etes-vous favorable au projet de transfert de l’aéroport de Nantes Atlantique
sur la commune de Notre-Dame-des-Landes ? »,
ne permet pas l’expression d’un choix parmi les
options envisageables. En effet, il existe deux options de transfert différentes : un projet à deux
pistes de 3 600 mètres de long, et un projet à une
seule piste, de 2 900 mètres. La réponse « oui »
recouvre deux options différentes. Quant à l’option de maintien de l’aéroport actuel Nantes Atlantique en l’absence de transfert, qui correspondrait à la réponse « non », elle n’a jamais été
décrite dans les dossiers présentés.
Le document d’information support de la
consultation a été rendu public jeudi 9 juin par
la Commission nationale du débat public
(CNDP). La législation européenne définit ce que
les citoyens sont en droit d’attendre de ce document. Jugé à l’aune de ces exigences, le document établi présente des lacunes et des biais importants. Consulté par la CNDP, estimant elle
aussi que le mot « transfert » ne suffisait pas à
définir le projet, le gouvernement a indiqué qu’il
s’agissait du projet à deux pistes de 3 600 mètres. Aucune argumentation n’est présentée
dans le dossier en faveur de cette option par rapport à l’alternative à une seule piste plus courte.
Aucune comparaison n’est faite entre le projet
retenu par l’Etat et les deux options de substitution que sont le projet de transfert à une seule
piste plus courte, et le maintien à Nantes, au
regard de l’ensemble des critères d’appréciation.
tres et aériens, le projet de transfert apparaît en
contradiction manifeste avec les objectifs
consacrés tout récemment par l’accord de Paris
faisant suite à la COP21. Les impacts sur l’eau et
la biodiversité sont à l’évidence plus importants
dans les deux options de transfert que dans
l’option du maintien. L’urbanisation induite,
toujours constatée à proximité des nouveaux
aéroports en rase campagne, ne ferait qu’accentuer cette différence.
Enfin, la comparaison de l’appel aux financements publics dans les différentes options
aurait mérité d’être plus solide, en ces temps de
rigueur budgétaire pour l’Etat et les collectivités. Certains points sont omis, comme les impacts du développement du trafic low cost sur
les subventions publiques, et le coût de la totalité des accès routier et ferroviaire. Dans chaque
option, les risques financiers supportés par le
concessionnaire et par la puissance publique
auraient dû être précisés. Enfin, le coût d’investissement dans l’option du maintien à Nantes
est très surévalué en défaveur de cette option,
faute d’avoir appliqué aux dépenses prévues
en 2030 et 2050 l’abattement résultant du taux
d’actualisation permettant, comme c’est la
règle en la matière, de comparer les dépenses
futures aux présentes.
Il aurait donc été possible de fournir avant la
consultation un tableau comparatif rigoureux
du projet présenté par l’Etat au regard des deux
options alternatives possibles. En son absence,
les éléments avancés en faveur de la solution de
transfert proposée ne reposent que sur l’extrapolation de tendances issues d’une période
révolue et non sur une argumentation solide
intégrant des transitions dont personne ne
conteste plus la nécessité.
Dans cette consultation, le périmètre retenu
n’est pas bon, la question est mal posée et le
dossier fourni au public ne permet pas de comprendre ni de comparer les conséquences réelles des options envisageables. Vouloir fonder
une sortie de conflit sur une telle démarche,
semblable à celle ayant conduit à l’enlisement
actuel, est bien loin de l’exemplarité qui devrait
s’imposer en matière de démocratie participative. Faute d’être l’occasion d’un réel réexamen
du dossier au vu des enjeux de 2016 et non du
siècle passé, elle ne donnera ni solution claire ni
légitimité au projet. p
¶
Bernard Chevassus-au-Louis, président de l’association
Humanité et Biodiversité et Denez L’Hostis, président
de l’association France Nature Environnement.
CONTRADICTION MANIFESTE
Sur certains points, il aurait pourtant été simple
de comparer les trois options en présence. Ainsi,
il est indiqué que l’analyse du rapport entre le
coût et le bénéfice fournit un résultat positif
pour le projet de transfert à deux pistes. Le
résultat du calcul serait évidemment bien
meilleur pour le projet à une seule piste puisqu’il bénéficie d’un montant investi plus faible,
tous les autres paramètres de calcul étant semblables. Il est certain qu’il serait plus favorable
encore pour le maintien à Nantes Atlantique,
lequel bénéficie, en sus, de gains de temps pour
les accès à l’aéroport… Une telle analyse du rapport entre le coût et le bénéfice, pesant les avantages et les inconvénients pour la société d’un
projet par rapport à ce qui se passerait en son absence, doit aussi intégrer les effets du projet sur
d’autres infrastructures existantes, notamment
celui des nombreux petits aéroports du Grand
Ouest : leur rentabilité fragile, voire leur existence, pourrait s’en trouver remise en cause.
Le dossier n’évoque quasiment pas les enjeux
liés au climat et aux émissions de gaz à effet de
serre. Pourtant, tout indique que le projet de
transfert repose sur l’hypothèse d’une augmentation significative du trafic aérien. Par ailleurs,
les émissions liées aux allers et retours des passagers entre leur domicile et l’aéroport seront
plus fortes à Notre-Dame-des-Landes qu’à
Nantes Atlantique, l’essentiel des passagers
venant de Nantes. Même avec des progrès importants espérés en matière de consommation
de carburant fossile dans les transports terres-
Débats publics | par selçuk
Ce projet de transfert est porteur
d’une vision d’avenir
Nous avons le choix entre
devenir la porte d’entrée de
l’Europe ou en être le cul-de-sac.
Je choisis la vision positive
et l’Etat de droit
Par ALAIN MUSTIÈRE
L
e transfert de l’aéroport de Nantes-Atlantique à Notre-Dame-des-Landes engage
l’avenir de notre territoire, non pas pour
les cinq prochaines années mais pour les cinquante ans qui viennent. C’est un enjeu pour nos
enfants. Notre responsabilité est de préparer
l’avenir des futures générations qui aspirent à
venir travailler dans l’Ouest. La Bretagne et les
Pays de la Loire vont accueillir 1,5 million d’habitants d’ici à 2040, la Loire-Atlantique accueille
chaque année 15 000 nouveaux habitants. Quel
avenir leur propose-t-on ? Un avenir positif sur
un territoire ouvert sur le monde, ou un avenir
pessimiste sur un territoire replié sur lui-même ?
On a le choix entre devenir la porte d’entrée de
l’Europe ou en être le cul-de-sac. Mon choix est
fait. Je vote pour une vision positive où l’homme
n’est pas l’ennemi de la nature, où le développement concilie préservation de l’environnement
et amélioration de la qualité de vie.
Le transfert de l’aéroport permettra d’accompagner la croissance du trafic, qui a doublé en
dix ans et qui doublera encore d’ici à quarante
ans. Nantes-Atlantique est l’aéroport régional
qui connaît la plus forte croissance depuis cinq
ans. Deux cent cinquante destinations ont été
refusées aux compagnies en 2015 et donc aux
habitants du Grand Ouest car l’aéroport est déjà
saturé plus de 135 jours par an. Est-ce qu’on
freine ce développement alors que plus de
50 destinations sont accessibles depuis Bordeaux, Toulouse, Marseille, Lyon ou Nice et pas
encore à Nantes ? Est-ce qu’on s’inscrit dans le
déclinisme prôné par les opposants ou est-ce
qu’on s’inscrit dans la démocratisation du
transport aérien ? Bien loin des prévisions des
opposants qui, en 1997, déclaraient que les
4 millions de passagers seraient atteints à Nantes en 2036 ! On en est déjà à 4,4 millions ! Ils
avaient vingt ans de retard en 1997 et ils ont toujours vingt ans de retard !
Airbus, qui emploie près de 6 000 personnes
dans la région, et les chantiers ont dix ans de
carnets de commandes. On n’a jamais connu
cela sur le territoire. Il est indispensable d’accompagner cette croissance. Et ce n’est pas
sur l’aéroport actuel qui date des années 1930,
enclavé entre le périphérique et une zone
Natura 2000, qu’on pourra l’étendre pour
cinquante ans afin de faire face à un doublement du trafic. Cela pour plusieurs raisons
majeures.
Parce que l’alignement de la piste dans l’axe
du centre-ville ferait peser trop de nuisances, de
pollution et de risques sur les habitants de l’agglomération nantaise qui serait survolée à
basse altitude avec un avion toutes les trois minutes en heure pointe. Quarante-deux mille
personnes sont actuellement soumises à ces
nuisances et à ces risques, 80 000 à terme alors
qu’elles seront moins de 900 à Notre-Damedes-Landes, où aucun bourg ne sera survolé.
Parce que le maintien du survol de l’agglomération nantaise à basse altitude entraînerait un gel
d’une grande part des projets urbains de logements et d’activités. Avec ce transfert, 6 000 logements peuvent être construits dans l’agglomération en évitant de consommer des terres agricoles en deuxième ou troisième couronne.
Parce qu’une extension de l’aéroport et de
la piste autour du lac de Grand-Lieu, zone
Natura 2000 protégée par la convention internationale sur les zones humides, est trop
contrainte par la loi littoral et les procédures
européennes qui ont d’ailleurs conforté ce
transfert.
CINQ MILLE NOUVEAUX EMPLOIS
Nous ne devons pas nous laisser enfermer dans
cet entonnoir vers lequel tentent de nous entraîner les opposants qui ne veulent d’aéroport
ni là ni ailleurs. Au mépris de la démocratie, du
choix des majorités politiques toutes tendances
confondues et de près de cent soixante décisions de justice, toutes favorables, les opposants
imposent par la force le blocage d’un projet légitime porté par trois présidents de la République, six premiers ministres, deux régions, deux
départements, les villes de Nantes et de Rennes,
prévu de longue date et accompagné puisque
quatre-vingt-quatorze anciens propriétaires
ont négocié à l’amiable leur relocalisation. Seuls
quatre agriculteurs s’opposent au projet.
Il est temps d’agir. Pour l’emploi, car 5,4 millions d’heures de travail seront libérées tout de
suite. Le transfert de l’aéroport va permettre
d’injecter 561 millions d’euros dans l’économie
régionale, dont plus de la moitié par un concessionnaire privé. Au moment où notre pays est
englué dans un chômage de masse, cette bouffée d’oxygène pour notre région n’est pas à négliger pour les 3 000 personnes qui travailleront
sur le chantier. L’espace libéré par le transfert
permettra d’accueillir 5 000 nouveaux emplois
et 1 000 chercheurs autour de l’Institut de
recherche technologique mutualisé JulesVerne, du Technocampus et du pôle industriel
d’Airbus qui a besoin de foncier pour accueillir
ses sous-traitants à proximité de ses usines.
Pour en finir avec le modèle de société prôné
sur la zone à défendre (ZAD) : 200 incidents envers des riverains qui vivent un enfer, maisons
saccagées, routes coupées et checkpoint pour
les autres, entreprises menacées, juge caillassé,
scientifiques molestés, gendarmerie attaquée
et voiture de gendarmerie brûlée et une situation délétère qui se propage dans les villes de
Nantes et de Rennes. Ce n’est pas avec cette
image que nous ancrerons ici de l’activité et des
emplois pour nos enfants.
Dimanche 26 juin, c’est une chance unique de
s’exprimer et de dire « oui » à la démocratie,
« oui » au respect des décisions de justice, à l’Etat
de droit et à l’évacuation de la ZAD qui constitue
la première étape du lancement de l’aéroport
du Grand Ouest. Pour les générations qui nous
suivent et qui auront besoin de mobilité, nous
devons assumer cette responsabilité de dire
« oui » au transfert de l’aéroport. p
¶
Alain Mustière est président de « Des Ailes pour l’Ouest »,
l’association favorable à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
débats & analyses | 25
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Un paysage syndical modifié par la bataille sur la loi El Khomri
Analyse
IL N’Y A PAS UN
SEUL DIRIGEANT
SYNDICAL PRÊT
AUJOURD’HUI
À PARIER SUR
UNE RÉÉLECTION
DE FRANÇOIS
HOLLANDE
Q
uelle que soit l’issue du
bras de fer sur la réforme
du code du travail, il y aura
un avant et un après loi
El Khomri pour le syndicalisme français. Le texte de
la ministre du travail a provoqué de profondes déflagrations dans le
paysage syndical. La fracture entre une CGT
« contestataire » et une CFDT « réformiste »
s’est accentuée au point que leur confrontation a pris parfois une tournure violente. Et
le bloc réformiste – CFDT, CFTC, CFE-CGC,
UNSA – s’est largement fissuré.
Le changement de pied de la centrale des cadres après l’élection de son nouveau président, François Hommeril, qui a aussitôt demandé la « suspension » du débat parlementaire sur la loi travail, a amené le camp des
contestataires à fêter une prise de guerre. La
CGT et FO ont fait leurs comptes et clament
qu’avec le renfort de la CFE-CGC – qui ne réclame pas formellement le retrait de la loi –
les syndicats représentatifs hostiles ont une
audience électorale de 52,14 % contre 35,3 %
pour ceux qui, comme la CFDT et la CFTC, soutiennent la réforme. Manuel Valls, affirmentils, ne peut plus se prévaloir d’un soutien syndical majoritaire.
Derrière le débat sur la négociation d’entreprise et l’inversion de la hiérarchie des normes, déjà écornée depuis 1982, se livrent deux
autres batailles intersyndicales. La première
concerne la prochaine mesure de représentativité syndicale, en mars 2017, qui pourrait voir
la CFDT ravir la première place à la CGT, lors
d’un rendez-vous important à la fin de cette
année avec le scrutin dans les très petites entreprises (TPE, de moins de onze salariés). La
seconde est plus politique puisqu’il s’agit de
l’élection présidentielle dans moins d’un an.
Il n’y a pas un seul dirigeant syndical prêt
aujourd’hui à parier sur une réélection de
François Hollande qui avait bénéficié, en 2012,
du soutien explicite (CGT) ou implicite d’une
majorité d’organisations. Tous les syndicats
appelleront probablement à faire barrage au
Front national (FN), mais ils anticipent déjà
l’hypothèse d’un retour au pouvoir d’une
droite prête, à des degrés divers selon les candidats, à aller beaucoup plus loin que Myriam
El Khomri sur la réforme du code du travail et
même à s’en prendre au « pouvoir syndical ».
C’est à travers le prisme de cette double bataille que se lit la stratégie radicale de Philippe
Martinez, accentuée lors du congrès de Marseille de la CGT, en avril. Contestant la politique de M. Hollande, le secrétaire général de la
CGT avait martelé que « le gouvernement actuel prolonge et amplifie ce que faisait celui de
Nicolas Sarkozy ». Et le 19 juin, il a redit que le
chef de l’Etat « a trahi son électorat ». M. Marti-
nez pense que sa posture de commandant des
luttes et de chef de l’opposition syndicale lui
permettra, outre une légitimation de son
autorité en interne, d’aborder favorablement
les élections dans les TPE et de rattraper son retard sur la CFDT. En cas d’échec sur la loi travail,
il mettra à son actif les modifications obtenues et agitera, face à un gouvernement inflexible au point d’avoir tenté d’interdire une
manifestation syndicale, la menace de la sanction des urnes. Son message visera aussi la
droite : en 2017, il faudra compter avec la CGT.
DEUX FERS AU FEU
L’équation est moins simple pour FO. Seul dirigeant d’une confédération membre du Parti
socialiste, où il est proche de Martine Aubry,
Jean-Claude Mailly doit naviguer entre une influente minorité trotskiste et un marais réformiste qui peine à se faire entendre, tout en
tentant de se protéger des tentatives de pénétration du FN. Dans le conflit sur la loi travail,
le secrétaire général de FO a toujours eu deux
fers au feu : en tête de l’action, mais derrière
la CGT, avec le risque d’avoir peu de visibilité,
mais sans jamais abandonner les tractations
en coulisses avec le président et les parlementaires. Son compagnonnage avec M. Martinez
risque à terme de faire grincer des dents en
interne dans une centrale née d’une scission
avec la CGT en 1947. M. Mailly sait par ailleurs
qu’il a peu de chances de redevenir en 2017
un interlocuteur privilégié d’une droite qui
met en cause le paritarisme dont FO se veut
l’ardente défenseure.
Du côté des réformistes, Laurent Berger ne
renie rien de sa défense de la loi El Khomri, jugeant que c’est la CFDT qui a réussi à réécrire le
projet dans un sens qu’il estime « porteur de
progrès social » pour les salariés. L’obsession
du secrétaire général de la CFDT est de rendre
le syndicalisme « utile » et il voit dans la priorité aux accords d’entreprise le moyen pour
les syndicats de « consolider leur pouvoir de négociation pour répondre aux préoccupations
des salariés ». M. Berger a maintenu la cohésion de sa centrale et espère toujours monter
en haut du podium en 2017. Mais le prix politique peut être lourd. Le bloc réformiste a éclaté.
La CFE-CGC a rompu les amarres et l’UNSA,
proche de la CFDT et du PS, a multiplié les critiques sur la loi travail. En soutenant la réforme
d’un gouvernement impopulaire, la CFDT risque aussi d’être la cible privilégiée de la droite
si elle gagne en 2017.
Le débat sur la loi travail a fait passer au second plan deux bonnes nouvelles pour le syndicalisme. Le taux de syndicalisation (11,2 %
en 2013) est moins faible que ce que l’on
croyait jusqu’alors. Un rapport parlementaire,
émanant du député Arnaud Richard (UDI, Yvelines), a préconisé la création d’un haut conseil de la négociation collective. La CFTC y voit
un outil susceptible de « révolutionner les relations sociales ». Minces consolations. p
michel noblecourt
Edgar Poe, entre
élégance et noirceur
Disneyland entre en Chine | par serguei
NOUVELLES BILINGUES DU
« MONDE » - EDGAR ALLAN POE « LA LETTRE VOLÉE »,
« BÉRÉNICE »
Livre/CD n° 2, 4,99 €
En vente dès le 23 juin
Collection
O
n dit souvent d’Edgar Allan Poe (1809-1849)
qu’il est l’« inventeur » du roman policier. C’est
en partie avec La Lettre volée que s’est forgée
cette réputation. Publié en 1844, ce récit est considéré comme un texte fondateur du genre. Et pour cause :
il en redéfinit totalement les codes. Poe lui-même considérait La Lettre volée comme sa meilleure nouvelle de « ratiocination », une expression qui désignait pour lui l’art de raisonner de façon subtile et non conventionnelle.
Dans cette histoire singulière, un détective amateur
nommé Auguste Dupin cherche à aider la police alors que
celle-ci peine à retrouver une lettre dérobée à la reine par
son ministre. Dupin parvient à la localiser, mais ce qui est
frappant, c’est qu’il perce le mystère uniquement grâce à
son imagination et à son esprit de déduction, sans bouger
de son fauteuil ou presque. Le récit se déroule ainsi dans
une seule pièce, où conversent Dupin et le narrateur, alors
que l’action, elle, est seulement rapportée par flash-back. En
résolvant cette énigme, Dupin démontre que l’imagination
poétique l’emporte le plus souvent sur la réflexion mathématique. Une démonstration qui traduit parfaitement la
conception du monde d’Edgar Poe, homme de lettres réputé. Sous sa plume, la réflexion prime désormais sur l’action, contrairement à ce qui prévalait jusqu’alors dans le roman policier. Poe nous familiarise avec une nouvelle méthode d’investigation. Celle qui consiste à se mettre dans la
peau et l’esprit du criminel, pour mieux percer son schéma
de pensée et éclairer ses agissements.
POLITIQUE | CHRONIQUE DE FRANÇOISE FRESSOZ
Le suicide de la gauche
E
tonnante, stupéfiante même, cette guerre
des gauches qui se déroule sous nos yeux
et semble vouée à ne connaître aucun répit. Une guérilla de quatre ans dont la cause n’est
plus le pacte de stabilité, ni le pacte de responsabilité, ni la déchéance de nationalité, ni l’inversion
de la hiérarchie des normes sociales, mais la violence tout simplement. La violence infligée par
la gauche à une autre gauche et vice versa : les syndicats opposés au projet de loi El Khomri, parmi
lesquelles la CGT, FO et quelques organisations de
jeunes, ont crié à la « violence politique » lorsque
le gouvernement a voulu interdire une manifestation prévue jeudi 23 juin, avant de donner son
feu vert à un autre parcours.
En retour, le gouvernement ne cesse d’accuser
la CGT, qui s’est radicalisée ces derniers mois,
d’entretenir « la violence », faute de savoir ou de
vouloir maîtriser les casseurs qui s’en donnent à
cœur joie durant les manifestations. On ne
s’écharpe plus sur le contenu du projet de loi travail, ce fameux article 2 qui consacre la négociation en entreprise et donne des ailes à la CFDT, au
UNE EXISTENCE SOMBRE
grand dam de FO et de la CGT. On s’accuse mutuellement de comportements antidémocratiques.
Un comble pour la gauche ! Et l’équivalent d’un
suicide politique.
ÉTAT DE DÉCOMPOSITION
Car qui désormais pour défendre le contenu du
texte, aujourd’hui totalement occulté, y compris
dans sa dimension la plus sociale, le compte personnel d’activité, qui était l’esquisse d’une sécurité sociale professionnelle voulue à la fois par la
CGT et la CFDT ? Au lieu de quoi, la guerre, qui n’a
aucune chance de se calmer car chaque coup
porté est là pour nourrir la confrontation électorale qui se jouera en 2017 : gauche d’opposition
contre gauche gouvernementale. La première
éparpillée mais de plus en plus offensive, la
seconde comme réduite à peau de chagrin. Et tant
pis si la droite l’emporte ! Pour certains, tant
mieux même !
Eh oui, on en est là ! Que la gauche du programme commun, qui devint ensuite la gauche
plurielle, ait atteint ce degré de violence au bout
de quatre années d’exercice périlleux du pouvoir
en dit long sur l’état de décomposition de ce
camp. Au fond, ils n’étaient d’accord sur rien. Pis,
ils avaient négligé de s’accorder sur quelques
grands principes, ce qui explique la force du procès en trahison instruit non seulement par JeanLuc Mélenchon mais aussi par Pierre Laurent,
Cécile Duflot, Arnaud Montebourg ou encore
Christian Paul à l’encontre de François Hollande.
Lequel aggrave chaque jour son cas en négligeant
de plaider sa cause et celle du texte qu’il a voulu
dans le prolongement d’autres choix significatifs
comme la restauration de la compétitivité.
Le comble, c’est que la conjoncture s’améliore et
que le bilan n’est pas nul. Mais comment le dire,
alors que tous autour du président semblent avoir
intégré la défaite. A commencer par Manuel Valls
qui, à travers son bras de fer assumé avec la CGT,
entend achever l’œuvre de scissiparité des gauches à laquelle il s’est attelé dans l’espoir de tout
reconstruire… après. p
fressoz@lemonde.fr
Nouvelle non violente, La Lettre volée contraste avec l’horreur de Bérénice, un récit qui s’inscrit dans une autre veine
d’Edgar Poe, celle du morbide. Il y a un côté sombre dans
l’existence de Poe. Sa vie est jalonnée de nombreux décès,
dont celui de sa femme, et marquée par une consommation souvent excessive d’alcool. La nouvelle, publiée
en 1935, relate l’histoire d’Egaeus, chez qui l’addiction à
l’opium crée une obsession pour les dents de sa cousine
Bérénice, qu’il s’apprête à épouser. Celle-ci est atteinte
d’une grave maladie qui la fait dépérir. Plus son état se dégrade, plus la folie de son cousin empire, l’amenant jusqu’à
considérer sa future femme comme un être abstrait.
Poe aime jouer avec l’horreur du roman gothique. Il a
d’ailleurs scandalisé des lecteurs de son époque par le côté
« gloomy », c’est-à-dire sinistre, lugubre, de son histoire. On
y retrouve les thèmes de la folie et de l’obsession, très appréciés de l’auteur. Et l’on y plonge dans une atmosphère
d’épouvante et de monstruosité. Autant La Lettre volée joue
sur l’élégance des personnages et des situations, autant
Bérénice témoigne du goût de l’écrivain américain pour le
macabre et la noirceur. Dans les deux cas, ces nouvelles font
de Poe un maître de la beauté autant que de l’étrangeté. p
juliette hirsch
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0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
p a r a l a in fr a cho n
La fin de l’Etat
islamique ?
L
e « califat » d’Abou Bakr
Al-Baghdadi ne durera
pas. Son prétendu Etat islamique (EI), autodéclaré
il y a deux ans, est sur la défensive. Il se dissipera aussi vite
qu’une brume matinale sur les rives de l’Euphrate. Mais le djihadisme, le terrorisme islamiste, les
guerres d’Irak et de Syrie, ce qui
constitue le chaos moyen-oriental ? Hélas, tout cela ne disparaîtra
pas avec l’EI.
D’ici quelques semaines, quelques mois, la ville sunnite de Fallouja, aux mains de l’EI depuis janvier 2014, sera reprise. L’armée irakienne progresse, l’EI recule. Courant 2016, les hommes de l’EI ont
déjà dû abandonner Tikrit et Ramadi. Bientôt se profilera la bataille de Mossoul, deuxième ville
d’Irak et « capitale » du « califat »
au bord du Tigre. L’autre bastion
d’Al-Baghdadi, en Syrie celui-là, la
ville de Rakka, sur les rives de
l’Euphrate, va subir les assauts
conjugués de l’armée du régime,
d’un côté, et des Kurdes, de l’autre.
On prête à Barack Obama le désir de voir l’EI chassé de Mossoul
et de Rakka d’ici à janvier 2017,
quand il quittera la Maison Blanche. Aucune des percées réalisées
ces derniers mois en direction de
ces deux villes n’a été possible
sans les interventions de l’US Air
Force. Dans la lutte contre l’EI, la
contribution aérienne décisive,
jusqu’à présent, est venue des
Etats-Unis, pas de la Russie (qui
n’intervient qu’en Syrie).
Que signifiera la perte de Rakka
et de Mossoul pour l’organisation
d’Al-Baghdadi ? Elle marquera le
démantèlement des structures
paraétatiques du « califat » : ce début d’administration, de collecte
de l’impôt, d’application de la
charia, de vente de pétrole – ce qui
a fait dire que l’EI était un mouvement terroriste plus riche et plus
durable que les autres. Conséquence salutaire : les six millions
de personnes qui, de part et
d’autre de la frontière, vivent sous
la tyrannie de la soldatesque du
« calife », seront libres.
Le temps de la vengeance
Il ne faut pas se tromper. L’avènement de l’EI, mouvement sunnite, a ajouté aux tragédies irakosyriennes, il ne les a pas créées. Au
contraire, l’EI est né de ces drames
et s’en nourrit. Avec la reprise de
Rakka et de Mossoul, l’embryon
d’Etat qu’est l’EI sera détruit. Bon
point, la défaite militaire lui enlèvera ce qui a été l’un des éléments
de son « aura » : son image d’invincibilité. Mais l’idéologie qui
anime son action, le djihadisme
sunnite, lui survivra, sous une
forme ou sous une autre. Il en ira
ainsi tant que les Arabes sunnites
seront dans le malheur. Explication, à gros traits.
En Irak, les Arabes musulmans
sunnites représentent 20 % de la
population. Cette minorité s’est
confondue avec l’ancien régime,
le Baas de Saddam Hussein.
Trente ans durant, le Baas va tyranniser la majorité arabe musulmane chiite et martyriser l’autre
minorité, les Kurdes. Quand les
Etats-Unis renversent Saddam
Hussein en 2003, les Kurdes, dans
le Nord, sont déjà constitués en
L’AVÈNEMENT DE
L’EI, MOUVEMENT
SUNNITE,
A AJOUTÉ AUX
TRAGÉDIES IRAKOSYRIENNES, IL NE
LES A PAS CRÉÉES
LE DJIHADISME,
AU-DELÀ DE SA
FOLIE POLITICORELIGIEUSE,
A TROUVÉ
UNE CAUSE :
LA DÉFENSE
DES SUNNITES
région autonome. Pour les chiites, qui s’installent aux commandes, le temps de la vengeance a
sonné : au tour des sunnites d’être
pourchassés, marginalisés, embastillés, torturés, exécutés au hasard d’un checkpoint.
En Syrie, le Baas a vite été dominé
par l’une des minorités religieuses
du pays, les alaouites. Mais la majorité des Syriens est sunnite (60 %
de la population). C’est chez eux
que se trouveront les opposants
les plus résolus au régime des AlAssad, les Frères musulmans –
mais pas seulement. Au départ,
l’insurrection syrienne de 2011 est,
très largement, le fait de la paysannerie sunnite.
Les « grands » de la région s’en
sont mêlés. Puissance chiite, la République islamique d’Iran soutient
et organise aujourd’hui le pouvoir
chiite à Bagdad. Puissance sunnite
par excellence, l’Arabie saoudite –
mais aussi la Turquie – prend le
parti des sunnites. Né en Irak, l’EI,
greffe d’Al-Qaida, va être l’incarnation de la révolte sunnite contre
l’oppression des chiites. Dans la
tourmente irakienne de ces dernières années, héritage de l’invasion américaine, qui voit l’Etat central s’effondrer, l’EI va croître et
s’épanouir. Comment ? En se présentant comme le protecteur des
sunnites d’Irak. L’EI va déborder en
Syrie et s’efforcer, aux côtés d’AlQaida, de passer pour une des
branches les plus actives du combat contre Damas.
Sur les ruines de deux Etats en
voie de décomposition avancée, le
djihadisme, au-delà de sa folie politico-religieuse, a trouvé une cause :
la défense des sunnites. Cette
cause n’est pas sans objet. Les Arabes sunnites d’Irak et de Syrie sont
menacés. Dans ce dernier pays, ils
constituent la majorité des
cinq millions de personnes déplacées par les combats, rapporte Patrick Cockburn, journaliste de The
Independant. En Irak, ils errent par
centaines de milliers, d’un camp
de réfugiés à l’autre ; ils sont réduits à quelques enclaves, chassés
de Bagdad, chassés de leurs villes
(Ramadi, Tikrit) détruites dans la
fureur des combats contre les bandes d’Al-Baghdadi. Atroce, la réplique de l’EI, à coups de voitures piégées dans les quartiers chiites, ne
fait qu’exacerber la colère de
ceux-ci contre les sunnites.
La lutte contre l’EI est politicomilitaire. Il ne s’agit pas seulement
de chasser Al-Baghdadi de Rakka
et de Mossoul, cités sunnites, mais
de savoir qui les contrôlera
« après ». Si Fallouja est reprise par
les milices chiites, non par l’armée
régulière, la colère sunnite se traduira par une sympathie renouvelée pour l’EI. Alors, même détruit
en tant qu’organisation paraétatique, celui-ci ressuscitera pour incarner le malheur sunnite. Le djihadisme survivra à la défaite du
« califat » : on passera de l’« Etat » à
la guérilla. Jusqu’à quand ? Réponse : tant que la Syrie et l’Irak ne
seront pas des Etats tolérant, à
droits égaux, la diversité de leurs
populations. C’est l’affaire d’une
génération. p
frachon@lemonde.fr
Tirage du Monde daté jeudi 23 juin : 234 837 exemplaires
NOTRE-DAMEDES-LANDES :
UN PATAQUÈS
INSOLUBLE
D
imanche 26 juin, les 967 500 électeurs de Loire-Atlantique sont invités à répondre à une question
qui paraît d’une simplicité biblique : « Etesvous favorable au projet de transfert de l’aéroport Nantes-Atlantique sur la commune
de Notre-Dame-des-Landes ? » Traduction,
pour ceux qui n’auraient pas suivi les interminables débats et controverses suscités
par ce projet d’aménagement : « Etes-vous
favorable à la construction d’un nouvel aéroport régional, installé à une vingtaine de
kilomètres au nord de Nantes, dans une
paisible zone de bocage ? »
L’organisation de ce référendum consultatif a été décidée en février par le président
de la République. Pour François Hollande, il
s’agissait de faire trancher la question par
les premiers concernés, les habitants du dé-
partement. Et de tenter ainsi, par une procédure démocratique, de débloquer un dossier enlisé depuis de très longues années.
Cela fait, en effet, un demi-siècle que le
site de Notre-Dame-des-Landes a été retenu. Dès 1974, une zone d’aménagement
différé (ZAD) a été créée sur 1 225 hectares
pour l’accueillir. Mis en sommeil, le projet
est ensuite relancé en 2000 par le gouvernement de Lionel Jospin, et déclaré d’utilité
publique en 2008 sous le gouvernement de
François Fillon. Devenu premier ministre
en 2012, l’ancien maire de Nantes, JeanMarc Ayrault, veut faire avancer le projet
pour permettre l’ouverture du nouvel aéroport, programmée pour 2017. Mais il se
heurte à une opposition virulente regroupant à la fois les derniers agriculteurs menacés d’expulsion ou des militants écologistes, dont quelques centaines de « zadistes » radicaux qui occupent le terrain. Il est
alors décidé de suspendre les travaux sur le
site jusqu’à l’épuisement complet des innombrables recours juridiques. Nous y
sommes, ou presque.
Pour autant, la confusion est complète.
Sur le bien-fondé de cet aménagement,
tous les arguments ont été échangés. Pour
les partisans du transfert, élus locaux, de
gauche comme de droite, ou responsables
économiques, il s’agit de doter la région
d’un équipement capable de répondre à
l’augmentation prévue du trafic aérien,
2014 - 2015
dans une zone peu peuplée et donc peu
soumise aux nuisances sonores.
Les arguments des opposants relèvent à
la fois d’une logique écologique et économique. Non seulement ils jugent nécessaire de protéger la zone de bocage où s’installerait le nouvel aéroport, mais ils contestent la validité des études réalisées pour
justifier cet aménagement. Certaines données, concernant notamment l’évolution
du trafic, seraient dépassées ; quant au coût
de l’opération, confiée à Vinci, il serait trois
fois supérieur aux quelque 500 millions
d’euros annoncés. Et pour ajouter à la confusion, une nouvelle expertise commandée par la ministre de l’environnement, Ségolène Royal, a reconnu, en mars, qu’il est
« difficile pour le public de s’y retrouver
parmi les arguments des opposants et des
partisans ».
Quant à l’imbroglio politique, il ne sera, à
l’évidence, pas dénoué par le référendum
de dimanche. Si le non l’emporte, le projet
Notre-Dame-des-Landes sera arrêté. Le
gouvernement l’a clairement indiqué. Au
grand dam des élus locaux. Si le oui l’emporte, les opposants, et notamment les
« zadistes », ont clairement signifié leur volonté de poursuivre leur combat. Etonnante conception de la démocratie. Déplorable impuissance publique. Accablante capacité de ce pays à transformer tout projet
ou toute réforme en pataquès insoluble. p
HORS-SÉRIE
et
Avec Régis Debray, Assia Djebar, Alain Finkielkraut,
Marcel Gauchet, Stéphane Hessel, Étienne Klein, Daniel Lindenberg,
Pierre Nora, Jacques Rancière, Christiane Taubira...
1986-2016 : trente livres événements
30 ANS DE DÉBATS
Un hors-série du « Monde »
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Chaque été, à Montpellier, dans la cour où Pétrarque tomba
amoureux de Laure, la fine fleur des intellectuels européens
débat de l’époque. A l’occasion du 30e anniversaire des Rencontres
de Pétrarque, Le Monde et France Culture s’associent pour ce
hors-série exceptionnel, qui reprend les meilleurs moments de
ces discussions entre esprits éclairés du temps. Réfléchissez
avec Régis Debray, Stéphane Hessel, Christiane Taubira, José
Bové, Marcel Gauchet, etc., à ces trente dernières années qui,
entre la chute du mur de Berlin et les attentats de Paris, nous ont
ébranlés…
Les professions de l’hébergement
s’attaquent aux plates-formes
▶ Le parquet de Paris
▶ En 2015, des hôteliers,
▶ AhTop est à l’origine,
▶ Les plates-formes ont du
et Bercy enquêtent depuis
sept mois sur les pratiques
des sites d’hébergement
à la suite d’une plainte
de professionnels
des voyagistes et des agents
immobiliers ont créé l’association AhTop pour combattre la concurrence « déloyale » des plates-formes
avec d’autres, de la plainte
qui a permis de mettre
au jour des dérives et
des montages permettant
de payer moins d’impôts
souci à se faire. Plusieurs
villes, dont San Francisco,
berceau d’Airbnb, leur imposent de nouvelles règles
PAGE 3
Veolia dans le collimateur de la justice américaine
▶ Le groupe français
est poursuivi
pour négligence
dans le cadre
du scandale de l’eau
contaminée, à Flint
▶ Selon la justice, la
multinationale n’a
pas réussi à détecter
l’apparition des
problèmes de corrosion dans les canalisations de cette
ville du Michigan
▶ Veolia juge
ces « allégations
injustifiées »
7,5
Distribution
de bouteilles d’eau
minérale à Flint,
dans le Michigan,
en mars.
MILLIARDS D’EUROS
C’EST LE MONTANT
DE LA NOUVELLE TRANCHE D’AIDES
VERSÉES À LA GRÈCE, MARDI 21 JUIN
JIM YOUNG/REUTERS
PAGE 5
ENVIRONNEMENT
LE GROUPE PAPREC
OUVRE LE PLUS GRAND
CENTRE DE TRI
DE DÉCHETS DE FRANCE
PAGE 4
j CAC 40 | 4 409 PTS + 0,68%
J DOW JONES | 17 780 PTS – 0,27%
j EURO-DOLLAR | 1,1340
J PÉTROLE | 50,14 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,40 %
VALEURS AU 23 JUIN À 9 H 30
PERTES & PROFITS | SHARP - FOXCONN
NAUX
RCHAND DE JOUR
CHEZ VOTRE MA
Les tribulations d’un Chinois au Japon
L
e général Guan Yu est un héros de la mythologie chinoise. Géant barbu réputé
invincible, courageux et loyal, il a accompli des exploits dans la Chine des
trois royaumes aux alentours de l’an 200. Exécuté par ses ennemis, il a été divinisé par les
taoïstes et les bouddhistes, devenu dieu des
guerriers et des hommes d’affaires. Quand il
s’est rendu aux ultimes réunions de négociations à Osaka, en février 2016, Terry Gou, le PDG
de Foxconn, n’a pas oublié d’arborer un foulard
jaune étincelant béni dans le sanctuaire du dieu
Guan dans le Shanxi, la région natale de son
père, au cœur de la Chine.
Comme son idole, l’homme d’affaires taïwanais est un guerrier insatiable. Fidèle aux préceptes du stratège Sun Tzu, il a patienté plus de
cinq ans, quand les éléments lui étaient défavorables, avant de sauter sur sa proie une fois celle-ci affaiblie. Jeudi 23 juin, l’assemblée générale
des actionnaires de Sharp a approuvé le rachat
de ce fleuron de l’électronique japonaise par
l’entreprise taïwanaise Hon Hai.
Un japonais dirigé par un Taïwanais
Plus connue sous le nom de Foxconn, elle est le
premier sous-traitant électronique mondial et
emploie près d’un million de salariés dans ses
usines en Chine et dans le monde entier, qui
produisent pour toutes les grandes marques
mondiales, de Sony à HP, en passant par Apple.
Pour la première fois, un groupe japonais sera
dirigé par un Taïwanais, Tai Jeng-wu, le bras
droit du chef. Humiliation suprême, il dirigera
Cahier du « Monde » No 22221 daté Vendredi 24 juin 2016 - Ne peut être vendu séparément
l’affaire depuis son siège de Shenzhen, dans le
sud de la Chine.
Le passage de témoin sera effectif le 1er juillet.
Elle marquera une forme de défaite du Japon
dans le domaine des écrans plats dont il était
pourtant l’inventeur et le promoteur. Sharp n’a
pu suivre le rythme infernal d’augmentation
des cadences et de chute des prix qui ont permis aux Coréens, puis aux Chinois, de s’imposer. Selon la presse japonaise, le nouvel actionnaire pourrait annoncer la suppression de près
de 7 000 postes, soit 15 % de l’effectif total.
Et le pire est peut-être à venir. Le ralentissement des ventes de smartphones, notamment
celles d’Apple, est en train de se répercuter sur
l’ensemble de la chaîne logistique mondiale, en
grande partie située en Asie. Pour Foxconn,
dont Apple représenterait la moitié du chiffre
d’affaires, cela s’est traduit par une chute des
profits de plus de 9 % en ce début d’année.
Quant à Sharp, son exercice 2015-2016 s’est
achevé sur une perte de plus d’un milliard de
dollars dans sa division écrans.
La baisse du marché fragilise les gros et élimine les petits. En attendant une nouvelle génération technologique (les écrans OLED) et des
relais de croissance, comme l’automobile ou les
objets connectés. Un changement du monde
surveillé de près par les grandes marques américaines. Certains prétendent que le général
Gou aurait été soutenu par l’empereur Apple
dans son offensive japonaise. La géopolitique
industrielle est souvent bien tortueuse. p
philippe escande
& CIV ILIS ATI ONS
UMICORE MIS À L’AMENDE
POUR POSITION
DOMINANTE SUR LE ZINC
S
oulagement à Athènes.
Mercredi 22 juin, la Banque
centrale européenne (BCE)
a décidé de rouvrir, ces prochains
jours, son principal guichet aux
banques grecques. L’institut de
Francfort prend ainsi acte des réformes appliquées par le pays
dans le cadre du troisième plan
d’aide international (86 milliards
d’euros), adopté à l’été 2015. « La
Grèce a franchi un cap critique », a
ainsi félicité Jean-Claude Juncker,
le président de la Commission
européenne, mardi 21 juin.
Dans le détail, la BCE va rétablir
le régime d’exception qu’elle avait
suspendu en février 2015, lorsque
la gauche radicale arrivée au pouvoir souhaitait s’affranchir de la
tutelle de ses créanciers. Ce régime autorise les banques grecques à apporter des obligations
d’Etat grecques comme garantie
en échange des liquidités de la
BCE – obligations qu’en théorie la
BCE doit refuser, car considérées
comme de mauvaise qualité.
Privés de cette dérogation, les
établissements hellènes ont été
contraints à recourir pendant des
mois au guichet d’urgence « ELA »
de la BCE, qui leur coûte plus cher.
En restaurant son principal robinet de refinancement, l’institut
monétaire apporte un bol d’air
bienvenu au secteur bancaire et à
l’économie grecque, laminée par
des années de récession. p
PAGE 6
PAGE 3
CONCURRENCE
Coup de pouce
de la BCE
aux banques
grecques
N° 19
JUILLET
AOÛT 2016
NS
& CIVILISATIO
LA SPLENDEUR
DE BYZANCE
DE CONSTANTIN
AUX OTTOMANS
L’OLYMPISME
ANTIQUE
GLOIRE,
E
TRICHE ET DOPAG
BRE D’OR
LE NOMTUR
E
UNE IMPOS
MODERNE
LA MARSEILLAISE
COMMENT
ELLE EST DEVENUENAL
UN HYMNE NATIO
LAURENT
DE MÉDICISCE
PHARE DE FLOREN
À LA RENAISSANCE
Chaque mois, un voyage à travers le temps
et les grandes civilisations à l’origine de notre monde
2 | plein cadre
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
L’application
Makeup Genius
de L’Oréal
fonctionne
comme un miroir
pour tester
du maquillage
avec son
smartphone
en temps
réel. L’ORÉAL
los angeles, san francisco
N
ouveaux gadgets ou véritables marchés d’avenir ? La
beauté connectée s’impose
aussi bien dans les boutiques, où les consommatrices peuvent essayer virtuellement du maquillage et du vernis à ongles,
que dans de nouvelles gammes d’objets, toujours plus sophistiqués et personnalisés.
Grâce à la collecte massive de données sur
leurs clientes – destinée à détecter les futures
tendances –, des services sur Internet et des
applications téléphoniques s’insèrent dans
de nouveaux rituels de beauté. Ils constituent aussi une condition sine qua non pour
rajeunir l’image des groupes de cosmétique.
« Après l’ancien digital – les sites Internet, l’engouement pour les youtubeuses, les blogueuses – arrive la beauté connectée avec ses interfaces digitales interactives entre les consommatrices et les marques de beauté. Ces objets et
ces applications obéissent davantage à une
problématique communautaire et structurante qu’à une réelle recherche d’augmentation de chiffre d’affaires », assure l’expert Nicolas Boulanger, directeur du cabinet L & CPG.
Un peu comme pour les marques de sport, il
s’agit, selon lui, d’engranger un maximum de
données sur les consommatrices, pour « renouer le lien avec elles, proposer des services
additionnels que n’offrent pas encore leurs
concurrents et développer une communauté ».
La grande partie de ces nouveautés éclot au
sein de start-up. Dans un ancien quartier industriel de San Francisco, Guive Balooch, vice-président de l’incubateur de beauté de
L’Oréal et du California Research Center, travaille ainsi sur l’essor des objets connectés en
ligne et les services liés aux big data, l’exploitation de quantités colossales de données
collectées en ligne. Ce biologiste canadien a
mis au point pour La Roche Posay (filiale de
L’Oréal) un patch qui permet de mesurer l’exposition de la peau aux ultraviolets. En forme
de petit cœur bleu, il se colle sur la peau. Si sa
couleur vire au blanc, une application téléphonique permet au porteur de patch de vérifier s’il doit mettre de la crème solaire. Quelque 600 000 unités seront écoulées cet été
dans 22 pays. Cette nouveauté rappelle le bracelet connecté développé par Netatmo, qui
mesure aussi le temps d’exposition au soleil.
Les marques cherchent à coller à l’air du
temps. Et à faire croire aux consommateurs
qu’ils peuvent atteindre le sommet de la modernité. L’incubateur de San Francisco a participé avec Sayuki, une autre start-up californienne rachetée par L’Oréal et spécialisée
dans les algorithmes informatiques, à la
mise au point pour Lancôme d’un nouveau
fond de teint high-tech, personnalisé et baptisé Le Teint Particulier. Le visage de la cliente
est scanné en trois endroits différents. Ce qui
permet de définir la teinte exacte dans un
Appli, ma belle appli,
aide-moi à être la plus belle
La beauté connectée fait
son chemin, avec le big data, chez
les grands de la cosmétique. Avec
l’aide de start-up californiennes
spécialisées, ils proposent
des services plus personnalisés
et rajeunissent leur image
échantillon de 22 000 couleurs Pantone contenu dans un ordinateur relié à un instrument de la taille d’une machine à café. Livrée
en vingt minutes, la crème est facturée
80 dollars (71 euros), contre 47 dollars pour la
plus vendue par Lancôme.
DE NOUVELLES MACHINES
Dans la même veine, mais à domicile, Romy
commercialise une petite machine qui ressemble à une Nespresso. Les clientes l’utilisent avec des petites dosettes de crèmes
adaptées au jour le jour. Les cofondateurs,
Morgan Acas et Thomas Dauxerre, collectent
des stocks d’informations sur les clientes au
moyen de leur téléphone portable (questionnaire sur leur peau mais aussi accès aux appli
de relève de la géolocalisation, de pratiques
sportives, de temps de sommeil…). Morgan
Acas assure ne s’en servir que pour proposer
aux clientes, toujours par l’intermédiaire de
leur application téléphonique, les mélanges
les mieux adaptés. « Les mini-doses de crèmes
permettent de ne pas oxyder les produits cosmétiques et d’utiliser des agents actifs en plus
grande quantité », affirme-t-il. La jeune entreprise n’a vendu pour l’heure que « de 200 à
300 » machines. En attendant de s’implanter
dans un circuit de distribution très sélectif.
Quant au fondateur de la start-up Feeligreen, Christophe Bianchi, il commercialise
un appareil de diffusion de microcourants
bipolaires et de traitement lumineux par
LED censés augmenter l’efficacité des produits cosmétiques. Une application permet,
là aussi, d’obtenir les données des clientes.
M. Bianchi préférerait, lui, que son appareil
GRÂCE À LA COLLECTE
MASSIVE DE DONNÉES
SUR LEURS CLIENTES,
DES SERVICES
SUR INTERNET ET DES
APPLICATIONS
TÉLÉPHONIQUES
S’INSÈRENT DANS DE
NOUVEAUX RITUELS
DE BEAUTÉ
« soit vendu chez Darty plutôt que chez Sephora ». Les exemples sont légion, comme le
masque en silicone Mapo, développé par
deux anciens de L’Oréal, Jean-Roch Meunier
et Stanislas Vandier : il permet de capter précisément le taux d’hydratation de la peau du
visage et, en chauffant pendant dix minutes,
il améliore les propriétés de la crème. Le cube
OKU se targue quant à lui d’être un « coach »
pour la peau, qui diagnostique l’état de l’épiderme et en identifie les besoins.
Des objets, de nouvelles machines, mais
aussi de simples applications… Image Metrics, une autre start-up californienne, de réalité augmentée, s’est focalisée pour L’Oréal
sur l’analyse et la reconnaissance faciale.
L’application numérique Makeup Genius
fonctionne comme un miroir : elle permet
d’appliquer un maquillage virtuel sur un visage en temps réel. Et de tester autant de
combinaisons sur un téléphone portable,
tout en donnant accès à un système d’achat
en ligne. L’expérience a été suffisamment
concluante (17 millions de téléchargements
depuis 2015) pour être suivie par des déclinaisons équivalentes pour les fonds de teint
(Shade Genius) et les vernis à ongles, aussi
bien chez L’Oréal (Nail Genius et Essie) que
chez Coty (O.P.I.).
« NE PAS LOUPER LE VIRAGE NUMÉRIQUE »
Ces applications se multiplient : pour tester
de nouvelles coupes de cheveux avant de
confier sa tête à un coiffeur (HairStyle Makeover), assortir sa coiffure à sa tenue (Uniqlo)… Toutefois Guive Balooch a des difficultés à mettre au point un programme destiné
aux colorations capillaires. « Les 100 000 cheveux que l’on a sur la tête bougent tous dans
différentes directions », explique-t-il. La reconnaissance des mouvements du visage est
plus facile à financer, « car les algorithmes
sont également exploitables par les acteurs de
la sécurité ».
Pour Mathilde Lion, analyste du secteur
Beauté au sein du cabinet NPD, « toutes ces
nouveautés permettent surtout d’aller plus
loin dans les conseils, de personnaliser toujours davantage l’offre de soins ou de maquillage. Et aussi de proposer quelque chose
de plus ludique pour les jeunes générations ».
Son confrère Nicole Boulanger confirme :
« Ce n’est pas un nouveau marché, mais quelque chose qui fait bouger les lignes. »
Certaines start-up travaillent exclusivement sur les données. Pour améliorer là encore le conseil. Anne-Laure de Belloy, cofondatrice de Lucette.com, a lancé le premier site
de recommandations de produits cosmétiques. En fonction de données fournies par
l’internaute (caractéristiques physiques,
comportement et aspirations), un algorithme propose des produits cosmétiques
personnalisés parmi 250 marques. « Les consommatrices cherchent des conseils indépendants, ne croient plus à ceux dispensés en boutiques ni par les youtubeuses achetées par les
marques », affirme Mme de Belloy.
« Dans la beauté connectée, on n’est pas en
retard, mais il faut s’y mettre pour ne pas louper le virage numérique », assure Christophe
Masson, directeur scientifique de la Cosmetic
Valley, le pôle de compétitivité de ce secteur.
Selon lui, « si la France reste le premier exportateur mondial de cosmétiques, la Corée du
Sud et Taïwan travaillent d’arrache-pied sur ces
sujets ». Dans le cadre du dernier appel à projets thématiques lancé par le gouvernement,
le dossier Beauty French Tech espère fédérer à
Chartres un réseau national de start-up.
De façon encore homéopathique, les magasins eux-mêmes deviennent connectés. Sephora (LVMH) a ouvert à Paris son premier
magasin interactif : des tablettes d’achat en ligne permettent de tester 14 000 références
sur des miroirs à selfies. Burberry a installé
son bar à ongles digital dans sa plus grande
boutique londonienne. Nyx (L’Oréal), qui vise
les jeunes « junkies » du maquillage, propose
des services similaires aux Etats-Unis.
Pour l’industrie cosmétique, le Graal, dans
la beauté connectée, consiste à être adoubé
par les géants de l’Internet. Procter & Gamble
et L’Oréal ont réussi à « infiltrer » Google. Un
cadre de chacun des groupes est appointé officiellement par la firme de Mountain View.
Puisque L’Oréal fait partie des trente plus
gros annonceurs mondiaux de Google, son
représentant, Marc Speichert a accès à des
données exclusives sur les comportements
des internautes. Ce qui permet au leader
mondial de mieux coller aux attentes. D’affiner les publicités ou de lancer par exemple,
mi-juin, un magazine hebdomadaire,
« Beauty Academy », de L’Oréal Paris sur YouTube. Et d’être aux avant-postes pour transformer la beauté connectée en vrai marché. p
nicole vulser
économie & entreprise | 3
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Guerre ouverte aux plates-formes d’hébergement
Airbnb et d’autres acteurs similaires font l’objet d’une enquête du parquet de Paris et du fisc
L’
association des Acteurs
de l’hébergement et du
tourisme professionnels (AhTop), créée
en juillet 2015, qui revendique
30 000 adhérents, surtout parmi
les hôteliers (par exemple, la
chaîne Best Western, mais pas le
groupe AccorHotels) et les agents
de voyage, a décidé de combattre
la concurrence, qu’elle juge déloyale, des plates-formes Internet
de location d’appartements pour
touristes. Elle en a recensé 127,
dont, bien sûr, les spécialisées Airbnb ou Abritel, mais désormais
également des généralistes
comme Leboncoin, SeLoger, Booking. com… Ce jeudi 23 juin, AhTop
abat plusieurs atouts dans la partie serrée qu’elle joue contre elles.
La première carte est judiciaire :
60 organisations, en particulier
des syndicats comme la Fédération nationale de l’immobilier,
l’Union des syndicats de l’immobilier et le Syndicat national des
professions de l’immobilier,
avaient, le 13 novembre 2015, porté
plainte dans ce dossier.
Ils reprochent à ces sites des infractions variées, notamment à la
loi Hoguet sur la profession
d’agent immobilier et au code du
tourisme, mais n’ont pas rendu
leur action publique, afin de laisser
le parquet investiguer discrètement. « Sept mois plus tard, les pre-
miers éléments de l’enquête montrent des dérives importantes, affirme Jean-Bernard Falco, président d’AhTop. A Paris, par exemple,
les 41 000 adresses proposées – soit
environ 75 000 lits, presque autant
que de chambres d’hôtel – sur le site
Airbnb sont, à 88 %, des logements
entiers, et 67 % ne respectent pas la
réglementation parisienne. »
Optimisation fiscale
Sont visés des multipropriétaires
(un tiers des annonces en France),
par exemple celui dont le pseudo
est « Fabien », qui met en ligne
257 logements et agit donc en véritable agent immobilier professionnel. Il y a aussi des annonceurs qui prétendent louer leur résidence principale, alors qu’elle ne
l’est pas, ou qui dépassent allègrement les 120 jours de location annuelle autorisés par la loi pour
l’accès au logement et à un urbanisme rénové du 24 mars 2014.
Le parquet de Paris et le Service
national des enquêtes (SNE), qui
dépend du ministère des finances, se sont, pour leurs investigations, appuyés sur le site Inside
Airbnb, ouvert par des universitaires américains qui avaient « aspiré » les banques de données de
la société dans plusieurs villes du
monde, dont Paris, et les avaient
rendues publiques et en accès libre. « Nous ne sommes pas du tout
La justice américaine
poursuit Veolia
Le groupe serait impliqué dans le scandale
de l’empoisonnement de l’eau de Flint
new york - correspondant
L
e groupe français Veolia est
poursuivi par la justice
américaine dans le cadre
du scandale de l’empoisonnement de l’eau de la ville de Flint,
dans le Michigan. Le procureur
général de l’Etat a annoncé la décision, mercredi 22 juin, accusant
l’entreprise de négligence et
d’avoir exacerbé une situation
déjà critique. Un concurrent américain de Veolia, Lockwood, Andrews & Newnam (LAN) fait lui
aussi l’objet de poursuites au civil.
« A Flint, on a fait appel à Veolia et
à LAN pour faire un travail, et ils
ont lamentablement échoué », a affirmé le procureur, Bill Schuette,
parlant de « travail bâclé ». « Ils
n’ont pas empêché l’empoisonnement de l’eau, ils ont même aggravé la situation », a-t-il ajouté.
« Allégations injustifiées »
Le scandale remonte à 2014. A la
suite de graves problèmes financiers, Flint avait été placé sous tutelle par le gouverneur républicain du Michigan, Rick Snyder. A
la recherche d’économies à tout
prix, l’équipe chargée d’administrer la ville avait décidé de ne plus
acheter l’eau potable à Detroit, située à une centaine de kilomètres, mais de la puiser directement dans la rivière locale.
Très vite, les habitants ont commencé à se plaindre de la couleur
et du goût de l’eau, tandis que certains souffraient de vomissements et d’éruptions cutanées.
Après dix-huit mois de mobilisation, les citoyens sont parvenus à
faire éclater la vérité : extrêmement corrosive, l’eau de la Flint River a rongé le réseau d’approvisionnement, libérant du plomb,
et exposant ainsi les enfants et les
femmes enceintes au saturnisme.
La ville avait fait appel à Veolia
en 2015. Selon la justice, le groupe
français n’a pas réussi à détecter
l’apparition des problèmes de corrosion dans les canalisations. Le
procureur reproche même à Veolia d’avoir décidé de rajouter un
chlorure, qui n’aurait fait qu’aggraver le problème.
Le groupe s’est défendu vigoureusement, mercredi, contre « des
allégations injustifiées ». Veolia
souligne qu’un groupe de travail
missionné par M. Snyder a pointé
de façon claire la responsabilité de
l’Etat, et qu’il n’a pas mentionné
l’entreprise, ni ne lui a adressé des
reproches. « Le procureur général
n’a pas discuté avec Veolia de son
implication à Flint, n’a pas questionné les experts du groupe ou
posé des questions sur notre contrat ponctuel d’un mois à Flint », insiste l’entreprise française. Le
groupe affirme qu’il n’avait pas été
mandaté pour tester la teneur en
plomb, et que ce travail a été confié
à une autre société.
Même défense du côté du
groupe LAN, qui estime que la justice a « mal interprété » le rôle joué
par la société. La décision de ne
pas contrôler le niveau de corrosion incombe à la municipalité et
aux autorités de l’Etat, insiste
LAN, qui affirme même que la société avait poussé l’administration à réaliser ces tests, en vain.
Parallèlement à ces poursuites
contre les deux sociétés, deux responsables des services de l’environnement de l’Etat du Michigan
font déjà l’objet de poursuites criminelles. Le procureur a promis
que d’autres allaient suivre. Depuis le mois d’octobre, Flint est à
nouveau connectée au réseau de
distribution d’eau de Detroit, tandis que le Michigan a débloqué
240 millions de dollars (211 millions d’euros) pour tenter de résoudre les conséquences du scandale. Selon la plainte, les dommages réclamés par la justice, qui
pourraient, dans le cas de Veolia
et de LAN, s’élever à plusieurs centaines de millions de dollars, devraient être utilisés pour remplacer les kilomètres de canalisations endommagées. p
stéphane lauer
« Les premiers
éléments
de l’enquête
montrent
des dérives
importantes »
JEAN-BERNARD FALCO
président d’AhTop
contre l’accueil de touristes dans
des appartements de particuliers
et en avons même besoin pour
augmenter la capacité d’hébergement sur Paris et en France, et passer, d’ici à 2030, de 85 à 130 millions
de visiteurs, mais il doit être régulé », demande M. Falco.
Les syndicats d’agents immobiliers alliés à AhTop contestent,
eux, que cette activité soit exercée
sans aucune des obligations qui
sont les leurs : carte de gestion,
caution financière, assurance de
responsabilité civile… Ils constatent également que 25 % des baux
d’habitation sont ainsi « hôtellisés », c’est-à-dire transformés en
meublés touristiques, ce qui assèche le parc locatif classique. L’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne avait déjà recensé 20 000 logements locatifs
privés disparus entre 2011 et 2014.
Un autre angle d’attaque d’AhTop est la fiscalité, d’abord celle des
plates-formes. Si Abritel paye des
impôts sur son activité en France,
ce n’est pas le cas d’Airbnb France,
qui n’y embauche que 25 employés
et, malgré ses commissions estimées à plus de 150 millions d’euros
(15 % du milliard d’euros qu’il collecte pour le compte des loueurs),
n’acquitte que 89 000 euros d’impôts. Le montage fiscal est identifié : une filiale à Londres et des
sous-filiales en Irlande et aux
Pays-Bas permettent de délocaliser les bénéfices réalisés en France.
AhTop dénonce cette optimisation – certes légale – comme « une
iniquité concurrentielle de plus ».
Quant au revenu des loueurs, qui
sont seulement 15 % à les déclarer,
AhTop propose que les plates-formes soient tenues d’en transmettre les données au fisc.
La bataille se joue également au
plan législatif, avec l’adoption de la
loi sur le numérique, qui, après
une première lecture à l’Assemblée
et au Sénat, arrive en commission
paritaire mercredi 29 juin. Les hôteliers soutiennent quatre amendements : l’obligation de s’immatriculer comme loueur auprès de
sa mairie dans les agglomérations
de plus de 200 000 habitants qui
l’instaureront, comme se promet
de le faire Strasbourg ; le contrôle
obligatoire de la qualité du loueur,
propriétaire ou locataire autorisé
par son bailleur ; la transmission
des données sur les revenus perçus au fisc ; le blocage des annonces des loueurs qui ont dépassé les
cent vingt jours légaux.
« San Francisco, berceau d’Airbnb,
vient d’adopter une telle immatri-
culation assortie d’une taxe hôtelière de 14 % ; New York et Barcelone
imposent une durée minimale de
location (respectivement vingtneuf et quinze jours) pour limiter
les séjours de courte durée ; Madrid
et Berlin interdisent la location
d’un logement entier… Nos propositions sont donc, en comparaison,
modérées », se félicite M. Falco.
AhTop veut s’allier l’opinion publique, indispensable pour soutenir le travail parlementaire, et a
commandité un sondage (réalisé
par Harris Interactive auprès de
997 personnes, du 24 au 26 mai),
qui révèle que 72 % des sondés
sont favorables ou très favorables
à l’enregistrement en mairie par
Internet, 69 % approuvent la déclaration automatique des revenus à l’administration fiscale et
66 % le blocage des annonces audelà des cent vingt jours autorisés
– les personnes de plus de 50 ans
et les sympathisants socialistes
étant encore plus convaincus. p
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4 | économie & entreprise
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Les syndicats inquiets
pour l’avenir de SFR
Un plan de départs volontaires a déjà été
annoncé dans les filiales de distribution
P
Paprec a inauguré, le 17 juin, un centre de tri de dernière génération à Dieulouard (Meurthe-et-Moselle). JEAN-MARC DUGES
Dans le tri des déchets, la course
au gigantisme est engagée
Alors que les petites unités ferment peu à peu, Paprec inaugure,
vendredi 24 juin, à Rennes, le plus important centre de tri de France
U
n centre de tri de
déchets ménagers ?
Autant parler d’une véritable usine. Le site de
Paprec qui doit être inauguré vendredi 24 juin au Rheu, à proximité
de Rennes (Ille-et-Vilaine), sera le
plus important du genre en France.
Chaque année, 60 000 tonnes de
déchets issus de la collecte sélective
pourront y être traitées.
A l’entrée, le contenu des poubelles réservées aux emballages.
A la sortie, de nouvelles matières
premières, mises en balles pour
être réutilisées : des vieux papiers, du carton, des bouteilles de
différents plastiques, de l’aluminium, etc. Entre les deux, toute
une série de machines, trieurs op-
LES CHIFFRES
67 %
C’est le taux de recyclage de
l’ensemble des emballages ménagers en France. Il n’est que de
23 % pour les plastiques.
240
C’est le nombre actuel de centres de tri de déchets d’emballage. Environ la moitié d’entre
eux devraient fermer à terme,
selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).
1 MILLIARD D’EUROS
C’est le montant approximatif
des investissements nécessaires
pour adapter le parc actuel de
centres de tri au recyclage des
pots, barquettes et films plastique. L’Ademe évoque une fourchette de 850 millions à 1,1 milliard d’euros.
20 %
C’est le niveau maximum des
aides publiques pour ce type
d’investissement. L’Ademe a
adapté ses modalités de soutien
début 2016.
tiques, cribles balistiques, pour
séparer les différents produits en
fonction de leur poids, de leur format, de leur matériau.
« Un fleuron technologique », assure Thierry Seiller, directeur de
Paprec pour le Grand Ouest. Le
groupe propriétaire du site entend en faire sa vitrine. Sur place,
il a d’ailleurs prévu un espace spécifique pour que le public puisse
saisir le fonctionnement du centre, en particulier les élèves des
écoles voisines.
L’ouverture de l’usine du Rheu,
qui fonctionnera réellement en
septembre à l’issue d’une phase
de tests, constitue la dernière
étape en date d’un vaste remueménage dans le recyclage des emballages ménagers. Une petite révolution est en marche.
D’un côté, quelques grands centres de tri sortent du sol au prix
d’investissements élevés – celui
du Rheu a coûté environ 25 millions d’euros. Le prochain sera
peut-être celui de Villers-SaintPaul (Oise), où plusieurs collectivités locales se sont associées pour
lancer un projet d’une capacité
fixée également à 60 000 tonnes
par an. Divers industriels, dont Paprec, sont sur les rangs. Dans l’Allier, sept collectivités viennent
aussi de créer une société commune pour créer un gros centre à
Chézy, et remplacer les structures
actuelles, jugées obsolètes.
« Un maillon un peu faible »
D’un autre côté, les petites unités
ferment les unes après les autres,
à l’image de celle de Segré (Maineet-Loire), exploitée par Sita (Suez
Environnement) et arrêtée depuis
avril. Désormais, les déchets à
trier sont expédiés au Mans, à une
centaine de kilomètres.
Au total, le nombre de centres
ne cesse de diminuer. De 273
en 2007, il est tombé à moins de
250 aujourd’hui. Ce n’est sans
doute qu’un début.
Pendant des années, le tri a
constitué une activité relativement artisanale, souvent laissée à
l’initiative des collectivités locales, qui ont multiplié les centres
de petite taille. Le travail y est fréquemment effectué à la main, ou
peu mécanisé, dans des condi-
Un élément a
changé la donne :
la volonté des
pouvoirs publics,
depuis 2010,
de recycler
davantage
tions parfois dures pour les
ouvriers et à des coûts élevés. Si
bien que le tri est devenu « un
maillon un peu faible » de la
chaîne du recyclage : « Les petites
unités n’ont pas les moyens d’utiliser les techniques les plus performantes », explique Carlos de Los
Llanos, l’un des dirigeants d’EcoEmballages.
Industrialisation du tri
Un élément a changé la donne : la
volonté des pouvoirs publics, depuis 2010, de recycler davantage.
En particulier les plastiques, dont
le taux de recyclage stagne autour
de 23 % seulement, contre 67 %
pour la moyenne des emballages
ménagers. Pour y parvenir, il devient nécessaire de traiter non
seulement les bouteilles d’eau et
de sodas, mais aussi les barquettes, les pots de yaourt, les films
souples et autres produits complexes à recycler, car ils sont souvent composés de plusieurs plastiques différents.
D’ici à la fin d’année, les habitants d’un quart de la France devraient être incités à trier ainsi
tous les plastiques, l’objectif étant
d’atteindre toute la population
en 2022.
Rien de tout cela n’est possible
sans centres de tri adaptés. A
même, comme celui de Paprec à
Rennes, de séparer tous les emballages, y compris les divers plastiques, à un prix raisonnable.
Pour les professionnels, tout
pousse donc à une industrialisation du tri, en s’appuyant sur des
centres automatisés traitant de
30 000 à 60 000 tonnes par an de
déchets. Voire plus, à Paris. Ce
mouvement « devrait aboutir, à
terme, à réduire de moitié le nombre » des unités de tri en France,
affirmait l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie
(Ademe) dans un rapport sur le
sujet en mai 2014. Simultanément, « il serait possible de mettre
en place sept centres de tri de très
grande capacité », qui trieraient
ensemble 25 % du tonnage collecté à l’horizon 2030.
Puisque les cartes doivent être
rebattues, les dirigeants de
Paprec espèrent bien en profiter
pour s’imposer face aux poids
lourds actuels Veolia et Suez. Au
Rheu, après avoir remporté un
contrat pour traiter les déchets
de l’agglomération rennaise,
soit moins de 25 000 tonnes par
an, la société a ainsi parié qu’elle
trouverait d’autres clients. Elle a
donc construit un centre d’une
capacité plus de deux fois
supérieure.
« Mais si tous ses concurrents
font le même pari, on risque de se
retrouver avec des surcapacités,
met en garde Marc Cheverry, de
l’Ademe. Nous incitons donc les
collectivités, avant de lancer des
appels d’offres, à réaliser des études au niveau régional. » Objectif :
mutualiser les besoins et élaborer des schémas directeurs pour
éviter le gaspillage d’argent public ou privé.
En tout état de cause, la construction des grands centres demande du temps. Le cas de Dieulouard (Meurthe-et-Moselle) en
atteste. Paprec y a inauguré le
17 juin un centre de tri de dernière
génération, sur le site d’une ancienne forge ayant plusieurs fois
fait faillite. Une belle réindustrialisation célébrée par tous les élus
locaux. Mais pour y arriver, le
PDG Jean-Luc Petithuguenin a dû
se montrer très patient.
« Entre l’achat du terrain et le démarrage, j’ai dû attendre huit ans,
raconte le patron de Paprec. Après
la dépollution, il a fallu compenser
le fait de couler du béton par des
mesures favorables à l’environnement. Or la procédure a été longue.
Nous avons finalement dû maintenir en l’état le terrain vert sur lequel
nous espérions construire un autre
bâtiment. Si bien que l’usine est
deux fois plus petite que prévu. On
a serré les machines… » p
denis cosnard
atrick Drahi a levé les derniers doutes de ceux qui
craignaient un plan de départs. Le propriétaire de SFR a
évoqué, mardi 21 juin à New York,
les problèmes de « sureffectifs » de
l’opérateur de télécommunications. « Tous nos concurrents ont
licencié à tour de bras et, nous, on
a pris une garantie sur trois ans à
un moment où on vend à 1 euro
par mois des abonnements. Ça n’a
ni queue ni tête », a lancé le principal actionnaire de SFR devant un
cercle de journalistes.
En rachetant l’opérateur télécoms, en 2014, à Vivendi,
l’homme d’affaires s’était engagé
devant les pouvoirs publics et les
organisations syndicales à maintenir l’emploi pendant trois ans.
Depuis ce changement de propriétaire, les salariés redoutaient
donc la date de juillet 2017,
échéance de l’accord de M. Drahi.
Ils savent, désormais, qu’un plan
est probablement en préparation. « Ses propos ne nous étonnent pas, vu les positions prises
depuis vingt-quatre mois », indique Fabrice Pradas, délégué syndical UNSA. En interne, 15 chantiers de réorganisation ont été
ouverts, et les coûts ont été passés à la paille de fer. L’inquiétude
est d’autant plus grande que
l’opérateur a perdu plus d’un million de clients.
« Engagements non respectés »
« D’ores et déjà, les engagements
sur le maintien de l’emploi ne sont
pas respectés », lance Xavier
Courtillat, délégué central CFDT.
Même si aucun plan de licenciement n’a été mené, l’opérateur a
vu de nombreux salariés démissionner. SFR a perdu 500 personnes en quinze mois. Il est passé de
9 400 à 8 900 salariés. Sur l’ensemble du groupe, qui comprend
aussi l’ex-Numericable et l’inté-
grateur de réseau Telindus, les effectifs ont maigri de 1 200 personnes, et sont tombés à 15 800 salariés. « Tous les mois, entre 20 et 50
personnes quittent SFR, car les
gens sont de plus en plus inquiets,
et leurs postes ne sont jamais remplacés », dit M. Courtillat.
En attendant 2017, l’opérateur a
commencé à restructurer en
toute discrétion. Il s’est ainsi attaqué à ses filiales de distribution,
qui coiffent les boutiques et emploient 3 900 personnes, et dont
il estime qu’elles ne font pas partie de l’accord signé avec les syndicats. Les différentes divisions
vont être rationalisées, tandis
que leurs salariés vont être répartis dans deux entités, « grand public » et « entreprises ».
En outre, 600 salariés de SFR et
de Numericable seront transférés
dans ces structures aux conventions collectives différentes de la
maison mère. Enfin, Michel Paulin, le nouveau patron de SFR, a
déjà annoncé la couleur, en indiquant, dans un courrier adressé
aux salariés, que cette réorganisation s’accompagnerait d’« un plan
de départs volontaires ». Fabrice
Pradas a calculé que 800 à 1 000
personnes pourraient être concernées. Le comité central d’entreprise de SFR, qui se plaint de ne pas
avoir été informé de ce plan, n’exclut pas un recours en justice.
Les syndicats ont quand même
remporté une petite victoire. Depuis le rachat, les salariés avaient
vu leur intéressement au titre de
l’année 2015 divisé par deux, en
passant de 1 000 à 500 euros. Le
tribunal de grande instance de
Paris, considérant que l’opérateur avait rompu les accords conclus par le passé, l’a condamné,
mardi, à compléter ses versements pour atteindre les sommes initiales. p
sandrine cassini
Devant les sénateurs, Vincent
Bolloré joue le « paratonnerre »
J
e sers à faire le paratonnerre. » Vincent Bolloré n’est pas peu
fier de sa formule, qu’il répète face aux sénateurs qui l’ont
convié à une audition, mercredi 22 juin, dans un sous-sol
du Palais du Luxembourg a priori protégé du risque de foudre. Hélas, la commission de la culture compte une scientifique.
« Vous vous dites paratonnerre, mais un paratonnerre, ça fait
baisser la tension », observe Marie-Christine Blandin, sénatrice
écologiste du Nord, dans une allusion à l’agitation constatée
chez Canal+, depuis sa reprise en main par l’industriel, en 2015.
L’actionnaire de référence de Vivendi tente bien de caresser
ses interlocuteurs dans le sens du poil, en expliquant vouloir
faire du groupe de médias « un champion de la culture française
et européenne ». Non, le futur service de vidéo à la demande
Watch ne sera pas localisé en Allemagne. Oui, Canal+ maintiendra son investissement dans le cinéma, qui est « la carte essentielle »
dans son jeu. Mais, pour cela, M. Bol« JE NE SUIS PAS
loré veut être soutenu plutôt que criLA CAUSE DES PROtiqué. « Veut-on ou ne veut-on pas de
champions français ? » interroge-t-il,
BLÈMES DE CANAL+,
face à des sénateurs partagés entre
JE SUIS LEUR CONSÉ- déférence et défi.
« Je ne suis pas la cause des problèQUENCE ET, PEUT-ÊTRE, mes de Canal+, je suis leur conséquence et, peut-être, leur solution », reLEUR SOLUTION »
prend l’homme d’affaires, dans une
formule qu’il affectionne. Les chiffres
VINCENT BOLLORÉ
qu’il égrène avec le directeur général,
PDG du groupe Bolloré
Maxime Saada, restent alarmants :
400 millions d’euros de pertes prévues pour les chaînes de Canal+ en 2016 et moins de 4 millions
d’abonnés en fin d’année. Mais M. Bolloré veut aussi dire que
« ça va mieux » : « Je pense que Canal est redressé », affirme-t-il, en
soulignant aussi une progression des abonnements en juin.
L’électricité jaillit finalement quand le sénateur (PS) de Paris
David Assouline rappelle la déprogrammation d’un documentaire sur le Crédit mutuel, les projets de publireportage et évoque la « destruction d’une rédaction » chez i-Télé. « Ce sont des
blagues », répond l’industriel, estimant que « les gens ont crié au
loup sur des histoires qui n’en sont pas » et que les rédactions
sont surtout mécontentes d’être « à la diète ». La question d’une
sénatrice sur la probable suppression du magazine « Spécial Investigation » est discrètement éludée. p
alexis delcambre
économie & entreprise | 5
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
L’Autorité de la concurrence « dézingue » Umicore
Le groupe belge est sanctionné pour abus de position dominante sur le marché du zinc en France
I
ls sont l’un des symboles de
Paris dans le monde. Les
toits de la capitale espèrent
même devenir Patrimoine
mondial de l’Unesco. Cependant,
sans le zinc qui vient coiffer les
immeubles, Paris ne serait plus
vraiment la Ville Lumière avec ses
reflets moirés. Mais, s’il est affaire
d’esthétisme, le zinc est aussi une
histoire de gros sous.
Jeudi 23 juin, l’Autorité de la
concurrence française a décidé de
sanctionner Umicore, l’un des premiers fournisseurs mondiaux du
zinc laminé, d’une amende de
69,2 millions d’euros. Le conglomérat belge, fondé dès 1837 et qui a
réalisé près de 10 milliards d’euros
de chiffre d’affaires en 2015, a
abusé pendant neuf ans de sa position dominante sur le marché
français de ce métal gris-bleu.
Le groupe récolte la quatrième amende la plus importante de l’histoire, infligée pour
ce type d’infraction par le gardien
de la concurrence. C’est bien loin
de l’amende record de 350 millions d’euros infligée à Orange
en 2015, mais cette sanction reste
plus sévère, par exemple, que celle
infligée en 2012 à Fret SNCF
(60,9 millions d’euros).
Il aura fallu pas moins de cinq
ans à l’Autorité de la concurrence,
saisie fin 2010 par la direction
générale de la concurrence, de la
consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), pour
arriver au bout de cette enquête
hors norme sur les pratiques
commerciales d’Umicore. Entre
1999 et 2007, la société a forcé ses
revendeurs à ne travailler en
France qu’avec elle.
Traditionnellement, le zinc cohabite avec la tuile ou l’acier, mais
l’un remplace rarement l’autre,
comme le note l’Autorité de la
concurrence. « Pour des raisons
esthétiques, de réglementation du
patrimoine ou de tradition régionale, le zinc reste privilégié pour la
couverture, notamment en rénovation, relève Emmanuel Combe,
vice-président de l’Autorité de la
concurrence, chargé du dossier.
La preuve, quand les prix ont doublé entre 2005 et 2006, les ventes
sont restées très stables. Les acheteurs ne se sont pas reportés sur
d’autres matériaux. »
Menaces et représailles
Dans ce contexte, la France,
deuxième marché mondial du
zinc derrière l’Allemagne, présente
ces dernières années des signes
singuliers. Umicore, acteur historique disposant d’une très bonne
réputation, détient, selon le produit, entre 50 % et 70 % du marché.
Et ce de manière constante. Aucun
autre pays ne voit un acteur se
montrer aussi dominant.
Le secret de cette mainmise ? La
qualité des matériaux proposée
bien sûr, ainsi qu’un travail de
« prescription » des produits
auprès des donneurs d’ordre,
comme les architectes et les maîtres d’œuvre, qui peuvent imposer une marque à leurs sous-traitants. Mais la société ne s’en est
pas tenue là, selon l’enquête de
l’Autorité de la concurrence. Elle
n’a cessé d’évincer les concurrents
dans les points de vente indépendants, parmi lesquels des acteurs
de poids comme Point P (SaintGobain), avec qui elle travaille.
Sur la période 1999 à 2003, les
revendeurs labellisés VMZinc, la
marque d’Umicore, devaient s’engager par contrat à assurer « la
promotion des produits et marques d’Umicore à l’exclusion des
produits et marques concurrentes », note, preuve à l’appui, le gendarme de la concurrence. Ensuite,
les contrats ont été réécrits, mais
les mêmes règles restaient valables selon tous les acteurs du marché. Conclusion : 90 % du zinc
commercialisé dans les points de
vente indépendants était fourni
par Umicore. Pour le groupe, cela
représente chaque année 125 millions d’euros de chiffre d’affaires
en France sur le zinc (1,1 milliard
sur la période de l’enquête).
Pour conserver ses généreuses
parts de marché face à ses concurrents allemand, Rheinzink, néerlandais, Nedzink, ou italien, Simar,
Umicore ne s’est pas arrêté là. Une
surveillance des points de vente a
été organisée, avec visite périodique et impromptue des stocks.
« Ces visites avaient pour but de vérifier l’absence dans les stocks de
produits concurrents », relève un
ancien cadre d’un distributeur, in-
terrogé par les enquêteurs. « Certains distributeurs étaient amenés
à cacher les produits en provenance d’autres fournisseurs. »
De même, pour s’assurer qu’un
revendeur ne mettait pas en
vente d’autres marques, une
clause de « prévision unilatérale de
tonnage » a également été mise
en place pour détecter la vente
éventuelle de produits concurrents en comparant les prévisions
de ventes et les matériaux commandés à Umicore. « Des ventes
anormalement basses ou des baisses de commandes étaient suivies de demandes d’explications
auprès des distributeurs… », écrit le
gardien de la concurrence.
Après la surveillance, les commerciaux d’Umicore passaient
aux menaces, voire aux représailles : réduction ou suppression
de bonifications pour les distribu-
Concurrence : un gendarme bien occupé
Le secteur du BTP a toujours été regardé à la loupe par l’Autorité
de la concurrence. « Avant 2008, cela concernait 50 % des enquêtes », rappelle Bruno Lasserre, son président. Beaucoup d’ententes ont ainsi été dénoncées comme celle pour la restauration
des monuments historiques en 2011. Cette année, l’Autorité
de la concurrence doit présenter ses conclusions concernant une
entente sur le marché des isolants minces. D’autres secteurs mobilisent le gendarme de la concurrence, comme la téléphonie
mobile, qui a vu une pluie d’amendes pour entente ou abus
de position dominante, ou le secteur des produits d’hygiène et
d’entretien où une entente avait été sanctionnée fin 2014 à hauteur de 951,2 millions d’euros.
DÈS VENDREDI EN KIOSQUE
6 272
Tel est, en kilomètres, la longueur du trajet accompli en trois jours
au-dessus de l’océan Atlantique par l’avion solaire Solar Impulse 2,
qui, parti de New York, s’est posé, jeudi 23 juin, sur l’aéroport de Séville, en Espagne. « Je ne peux pas réaliser, c’est tellement fantastique »,
s’est exclamé le pilote suisse Bertrand Piccard, après ce premier
vol transatlantique. L’avion a commencé son tour du monde
le 9 mars 2015, à Abou Dhabi (Emirats arabes unis). Pas plus lourd
qu’une fourgonnette (1,5 tonne), aussi large qu’un Boeing 747,
doté de 17 000 cellules photovoltaïques sur ses ailes,
il vole à une vitesse moyenne de 50 km/h.
CON J ON CT U R E
Le climat des affaires
se détériore en juin
Le climat des affaires s’est dégradé, en juin, en France, en
particulier dans les services
et dans l’industrie, a annoncé, jeudi 23 juin, l’Insee.
L’indicateur, calculé à partir
des réponses des chefs d’entreprise des principaux secteurs d’activité, est revenu à
100 points, contre 102 en mai,
retrouvant ainsi « son niveau
moyen de long terme », selon
l’institut de statistique. « L’indicateur de retournement
pour l’ensemble de l’économie
passe dans la zone indiquant
une conjoncture défavorable », souligne l’Insee. – (AFP.)
bunal de commerce est attendu mercredi 29 juin.
F I N AN C E
La Banque postale
épinglée
L’Autorité des marchés financiers a annoncé, mercredi
22 juin, avoir condamné la
Banque postale à verser une
amende de 1,5 million d’euros
pour insuffisance d’informations concernant la commercialisation d’un fonds à destination de particuliers. En 2012,
des centaines de clients ont
cédé leurs parts de ce fonds
Progressio avant l’échéance,
subissant des pertes élevées,
alors même que leur capital
était garanti au bout de huit
ans de détention. – (AFP.)
LUXE
Le couturier Hedi Slimane
assigne Kering en justice
Vente des activités
bancaires de GE en France
Le couturier Hedi Slimane, ancien designer vedette de Saint
Laurent, a assigné en justice le
groupe Kering, propriétaire de
la marque, affirme l’agence
Reuters, mercredi 22 juin. Le
couturier réclame « une très
importante indemnité, de plusieurs millions d’euros, pour
rupture abusive de contrat ».
Kering a confirmé l’existence
d’une procédure, précisant
qu’elle concernait « les obligations de non-concurrence
d’usage ». Le jugement du tri-
La société d’investissement
américaine Cerberus a proposé au conglomérat General
Electric (GE) de lui racheter ses
activités bancaires en France
regroupées dans GE Money
Bank, selon un communiqué
diffusé jeudi 23 juin. La transaction, dont le montant n’a
pas été dévoilé, couvrirait des
encours de 4,6 milliards de
dollars (4 milliards d’euros).
L’opération reste soumise à
l’accord des autorités réglementaires. – (AFP.)
teurs fautifs, retrait du statut de
centre VMZinc, etc. Or, « sans ce
statut, difficile d’attirer les acheteurs qui voulaient le plus souvent
des produits d’Umicore… », indique Emmanuel Combe. Un distributeur ayant choisi de se fournir
en Slovénie auprès d’un concurrent a ainsi été privé de son statut
VMZinc…
Selon l’Autorité de la concurrence, ces menaces ou représailles n’ont concerné qu’un nombre limité de distributeurs.
Cependant, Umicore, par effet de
signal, a réussi à « discipliner le
marché ». Ses concurrents trouvaient ainsi portes closes chez
les revendeurs bien placés sur le
marché… Et la conséquence est
sonnante et trébuchante : cette
prédation du marché a poussé les
prix du zinc vers le haut, de 10 % à
15 %, juge le gardien de la concurrence, pénalisant l’ensemble
des clients (collectivités locales,
particuliers, etc.). p
LEMONDE.FR/M-LE-MAG
philippe jacqué
6 | économie & entreprise
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Les banques grecques franchissent un cap décisif
La Banque centrale européenne a rouvert son principal guichet de financement aux établissements hellènes
C’
est une excellente nouvelle pour
Athènes. Mercredi
22 juin, la Banque
centrale européenne (BCE) a décidé de rouvrir, dès le 29 juin, l’accès des banques grecques à ses
opérations classiques de financement, dont celles-ci étaient exclues depuis début 2015. « C’est un
bol d’air considérable pour ces établissements et surtout la reconnaissance des efforts du gouvernement grec », confie une source
européenne, proche des créanciers du pays (BCE, Mécanisme
européen de stabilité, Commission européenne, Fonds monétaire international).
Cette décision est intervenue au
lendemain du versement d’un
nouveau prêt de 7,5 milliards
d’euros à Athènes, dans le cadre
du troisième plan d’aide de
86 milliards signé l’été 2015
avec ses partenaires européens.
« La Grèce a franchi un cap critique », a félicité le 21 juin Jean-
Claude Juncker, le président de la
Commission européenne, saluant « le courage et la détermination » de son peuple.
Cette nouvelle aide a été accordée en échange de l’adoption
d’une série de réformes. Saluant
ces efforts, la BCE a, comme l’espérait le gouvernement grec, fait à
son tour un geste envers le pays.
En février 2015, lorsque la gauche
radicale de Syriza menaçait de
rompre les liens avec ses créanciers et de ne pas appliquer les
mesures exigées, l’institution
avait, en effet, suspendu une
dérogation essentielle pour les
établissements hellènes, une
décision vécue comme un coup
de tonnerre.
Cette exemption leur permettait
de déposer à la BCE les bons du Trésor grec qu’ils détenaient comme
garantie en échange de prêts de li-
De nouveaux prêts géants
aux établissements de la zone euro
La Banque centrale européenne (BCE) a lancé, mercredi 22 juin, la
seconde série de ses prêts géants au secteur bancaire, les TLTRO.
D’une durée de quatre ans, assortis de conditions avantageuses, ils
visent à encourager les banques à prêter à leur tour aux entreprises et aux ménages. Celles qui auront, pendant une période de référence d’au moins deux ans, augmenté leur portefeuille de prêts
de 2,5 %, se verront offrir un taux de – 0,4 % pour le TLTRO, dont le
coût final sera déterminé au moment du remboursement. Les plus
vertueuses d’entre elles recevront ainsi une prime. La BCE devait
dévoiler, vendredi 24, le montant des prêts sollicités par les banques. Les économistes estiment que la demande devrait être forte.
quidité. Mais ces titres étant classés en catégorie « spéculative » par
les agences de notation, la BCE
n’avait en théorie pas le droit de les
accepter, sauf dérogation…
L’arme des liquidités
Privées de ce robinet principal, les
banques grecques s’étaient alors
tournées vers le guichet d’urgence de la BCE, celui des « ELA »,
beaucoup plus cher (1 % à 1,5 % de
plus), où elles se financent toujours. Une situation délicate, alors
que la plupart d’entre elles sont
fragilisées par des années de récession et de crise de confiance.
Choqués par la décision de la BCE,
nombre d’observateurs avaient,
en février 2015, dénoncé un
« chantage » et un « coup d’Etat
financier » envers Athènes.
De fait, l’institut monétaire a
déjà utilisé l’arme des liquidités
pendant la crise. En 2010, JeanClaude Trichet, président de la BCE
à l’époque, avait ainsi menacé de
couper le robinet d’urgence aux
Athènes rêve que
la BCE accepte
les titres
souverains
hellènes dans son
programme de
rachat de dettes
publiques
banques irlandaises si le gouvernement de l’île n’entrait pas sous
un plan de sauvetage européen.
Ce qu’il fit presque aussitôt… De
son côté, la BCE a toujours affirmé
que son rôle n’était pas de prendre
des risques en acceptant des titres
peu sûrs si, en échange, les Etats
concernés ne font pas d’efforts.
En rétablissant la dérogation suspendue en février 2015, la banque
centrale recommencera, dès le
29 juin, à accepter les titres d’Etat
grecs comme garantie. Une étape
importante pour le retour à la normale du financement de l’économie grecque, toujours sous contrôle des capitaux. Selon les experts, cela contribuera à rétablir la
confiance dans le secteur bancaire.
Et au retour progressif des dépôts,
que les particuliers et entreprises
grecs ont massivement retiré ces
dernières années.
Le gouvernement grec rêve que,
dans la foulée, la BCE accepte également les titres souverains hellènes dans son programme de rachat de dettes publiques, l’assouplissement quantitatif (quantitative easing, ou QE). Cela aiderait
beaucoup le pays, en tirant à la
baisse les coûts de financement de
son économie. Et en le protégeant
de la spéculation contre sa dette.
La BCE a indiqué qu’elle se pencherait sur la question « à une date ultérieure ». D’ici là, la Grèce devra
encore faire preuve de bonne volonté dans l’application des réformes exigées par ses partenaires. p
marie charrel
Le FMI révise à la baisse la
croissance américaine et
s’inquiète de la pauvreté
Un Américain sur sept est pauvre et la hausse
du PIB a été ramenée à 2,2 % en 2016
M
Ecriture, sciences, religion, architecture, villes... le Proche-Orient a longtemps illuminé
de ses splendeurs une partie de l’humanité. Comment ce berceau de civilisations majeures
est-il devenu, en un peu plus d’un siècle, une région d’afrontements aux conséquences
géostratégiques mondiales ?
Alors que le monde arabe traverse une période de fortes turbulences, les meilleurs spécialistes
revisitent l’histoire de cette civilisation millénaire. Pour analyser et comprendre, au-delà des
émotions.
L’HISTOIRE DU PROCHE-ORIENT
Un hors-série
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ercredi 22 juin, à la
veille du « Brexit », le
Fonds monétaire international (FMI) n’a pas hésité à
jeter un nouveau pavé dans la
mare de l’économie mondiale.
Dans son rapport sur les EtatsUnis, il a révisé à la baisse sa prévision de croissance : en 2016, le
produit intérieur brut (PIB) américain devrait progresser de 2,2 %,
soit 0,2 point de moins par rapport à la prévision d’avril. Pour
2017, l’institution basée à
Washington projette toujours
une croissance de 2,5 %.
La veille, lors de son audition devant le Congrès, la présidente de la
Réserve fédérale américaine
(Fed), Janet Yellen, le reconnaissait : une « incertitude considérable » plane sur l’économie mondiale. Selon elle, une victoire du
« Brexit » risquerait d’avoir des
« répercussions économiques importantes », même si elles sont
« difficiles à prévoir ». Un vote en
faveur du « Leave » (« quitter »)
pourrait inaugurer « une période
de volatilité sur les marchés financiers », a-t-elle averti, en précisant
qu’une des premières conséquences serait probablement l’appréciation du dollar. « Des vulnérabilités demeurent » à l’international,
a ajouté la patronne de la banque
centrale : si les craintes d’un ralentissement chinois se sont un peu
dissipées, Pékin « continue de
faire face à des défis considérables
pour rééquilibrer son économie (…)
», a-t-elle rappelé.
De son côté, la présidente du
FMI, Christine Lagarde, a surtout
mis l’accent sur les fragilités intrinsèques du pays. Elle a ainsi
listé quatre défis, rassemblés sous
le sigle « des quatre P » : la chute de
la « participation à l’emploi », le ralentissement de la croissance de
la « productivité », la « polarisation » grandissante des revenus et
la « pauvreté ». « Si on ne s’en occupe pas, ils vont corroder les bases de la croissance et freiner les
gains de niveau de vie aux EtatsUnis », a-t-elle prévenu.
La Française a notamment souligné que la part des revenus fournie par le travail s’est réduite de
5 % depuis quinze ans dans le pays
et que la taille de la classe
moyenne n’a jamais été aussi faible en trente ans. « La distribution
de la richesse et des revenus est de
plus en plus polarisée et la pauvreté a augmenté », souligne l’institution, affirmant qu’il y a « une
nécessité urgente à s’attaquer à la
pauvreté ».
Un Américain sur sept, soit
46,7 millions de personnes, vit
dans la pauvreté. Pourtant, 40 %
d’entre eux travaillent. Pour y remédier, le FMI préconise des crédits d’impôts mieux ciblés et le relèvement du salaire minimum fédéral (actuellement de 7,25 dollars
de l’heure).
Réforme de l’immigration
Selon le FMI, le pays doit aussi se
donner les moyens d’enrayer la
chute du taux de participation à
l’emploi. La proportion de personnes travaillant ou cherchant
activement un emploi est passée
de plus de 67 % dans les années
2000 à moins de 63 % en 2015.
Pour redresser la barre, l’institution suggère des mesures en faveur de l’emploi des femmes (aide
à la garde d’enfants, congés parentaux) et surtout l’adoption d’une
réforme de l’immigration sur la
base des qualifications.
Le dernier rapport mensuel sur
l’emploi a révélé un ralentissement des créations d’emplois.
Mme Yellen a souligné qu’il était
particulièrement « troublant »
que le chômage touche davantage
les minorités, en particulier les
Noirs et les Hispaniques. « Nous
allons observer de près le marché
de l’emploi pour voir si le ralentissement récent est provisoire,
comme nous le pensons », a-t-elle
affirmé, en assurant être optimiste pour l’avenir.
Pour relancer l’économie, le
Fonds presse les Américains d’accroître leurs dépenses d’infrastructures. « De nouveaux investissements sont requis de manière
urgente (…) particulièrement en ce
qui concerne les transports en surface », a insisté le FMI. « Cela aiderait à se débarrasser de la congestion et des goulets d’étranglement
et doperait la productivité de
l’activité privée », ajoute le FMI.
Selon lui, la qualité actuelle des infrastructures américaines arrive
loin derrière celles de l’Allemagne
et du Japon et un peu devant celles de la Corée. p
chloé hecketsweiler
idées | 7
0123
VENDREDI 24 JUIN 2016
Jacques Attali, président de Positive Planet, et Pierre-André de Chalendar, PDG de
Saint-Gobain, étaient les invités, mercredi 22 juin, du Club de l’économie du « Monde »
Jacques Attali : « La fermeture engendre la barbarie »
L’ancien conseiller de François Mitterrand
analyse les nouveaux risques auxquels
l’Europe est confrontée, regrette
l’absence de vrais débats à l’approche de la
présidentielle et n’exclut pas d’être candidat
¶
Jacques Attali,
économiste,
est président
de Positive Planet.
Il est l’auteur
de « 100 jours
pour que la France
réussisse » (Fayard,
304 pages, 20 euros).
« Le référendum sur le “Brexit” va laisser des traces profondes » J’ai toujours
pensé que les Britanniques rejetteraient
le « Brexit ». La sortie de l’Union européenne serait un suicide pour le Royaume-Uni. Il existe, dans l’histoire, des cas
où des nations se sont suicidées, mais je
ne crois pas que ce soit la tentation des
Britanniques. Dans tous les cas, pourtant,
cette campagne va laisser des traces profondes. Une idée est en train de s’installer : l’Europe n’est pas irréversible.
Ceci est d’ailleurs inscrit dans un péché mortel commis par les Européens
dans la négociation avec le RoyaumeUni, en février, pour permettre à David
Cameron de dire qu’il voterait « oui » au
maintien dans l’Union. Cet accord dit
que les traités ne seraient plus obligés de
s’inscrire dans la perspective d’« une intégration plus grande ». Avec une très
grande ambiguïté d’ailleurs, car il n’est
pas clairement dit si cela concerne le
Royaume-Uni, ou si cela concerne l’ensemble du projet européen.
Cette crise s’inscrit dans un mouvement plus profond : nous avons accepté
la mondialisation, mais nous n’avons
pas mis en place une règle de droit commune. Or, sans elle, il ne peut pas y avoir
de globalisation réelle du marché.
Deux fois déjà, dans l’histoire, cette absence de règle de droit a produit des
effets désastreux. En 1780, il y a eu une
première vague de mondialisation pour
des raisons à la fois économiques et
technologiques, idéologiques, culturelles avec les Lumières.
Et puis le mouvement s’est arrêté.
Etonnement, le premier signal d’arrêt a
été l’interdiction d’écrire des opéras en
italien et l’obligation d’écrire des opéras
dans les langues nationales. Trente ans
de guerre ont suivi. En 1910, tout semblait lancer un XXe siècle heureux : la
technologie, la démocratie, la démographie, la mondialisation. La fermeture a
engendré la barbarie. Nous sommes
aujourd’hui dans un moment de même
nature. On a tout pour créer une
globalisation démocratique et heureuse,
et on est en train, progressivement, un
peu partout à travers le monde, de se replier sur le national.
« Une nouvelle crise de l’euro est inévitable » Tout se met en place pour une
grande crise de la zone euro, indépendamment de la question britannique.
Pour plusieurs raisons. D’abord, la zone
euro est incomplète. Nous n’avons pas
mis en place l’accord budgétaire de limitation des dépenses, qui permet d’avoir
une coordination budgétaire, et nous
n’avons pas mis en place la totalité de
l’accord bancaire.
A la prochaine récession, nous n’aurons
plus, et la Banque centrale européenne
[BCE] n’a déjà plus, les moyens de faire
face. La crise de 2008 a entraîné un tel
gaspillage de dépenses publiques qu’on
se retrouve avec 100 % de dette publique
en France et dans beaucoup d’autres
pays, et les taux d’intérêt sont à un niveau négatif. Donc la BCE n’a plus les
moyens de résister et l’euro ne tiendra
plus face à la récession suivante. D’autre
part, et c’est plus grave encore, nous
n’avons pas mis en place les mécanismes
de la discipline commune, et les intérêts
de la France et de l’Allemagne sont désormais totalement divergents. La France a
intérêt à avoir un euro faible, une inflation forte et des taux d’intérêt bas ; pour
l’Allemagne, c’est l’inverse, notamment
pour financer ses retraites.
« Le risque d’une troisième guerre
mondiale en 2025-2030 » Seul un nouveau projet, une nouvelle avancée dans
une construction européenne, pourrait
nous permettre de recréer une convergence d’intérêts franco-allemande. Les
Européens sont en train, trop lentement,
de comprendre que plus personne n’assure leur défense face à des menaces nouvelles. Les Américains ne sont plus là,
qu’on le veuille ou non. Donald Trump
ou Hilary Clinton n’y changera rien. Non
seulement ils n’assurent plus la défense
de l’Europe, mais plus non plus celle de la
Méditerranée, de l’Afrique et même du
Moyen-Orient. Il faut créer une Europe de
la sécurité et de la défense, financée par
des euro-obligations, pour défendre nos
frontières et faire face aux nouveaux risques régionaux. Les peuples s’unissent
pour se protéger. La prochaine étape de la
construction européenne est la protection contre toute forme de menace.
Depuis longtemps, je prédis que la troisième guerre mondiale, si rien ne change,
est pour 2025-2030. Tout semble se mettre en place. Les Européens sont au cœur
de l’enjeu. S’ils se donnent le projet de se
défendre ensemble, alors ils pourront
faire face. Si nous ne sommes pas capables de nous rassembler, de créer les conditions de développer l’Afrique, qui est
notre menace en même temps que notre
paradis, nous courons à la catastrophe.
« L’élection présidentielle : plus le
temps passe, plus j’ai envie d’être candidat » Je suis consterné, chaque jour davantage, quand je vois le tour que prend
la campagne présidentielle. Chacun
s’évertue à retarder le moment où on va
parler des enjeux. Je suis scandalisé
quand je vois les candidats à la primaire
républicaine ne parler que de leur personne, n’annoncer aucun programme
global et dire, eux-mêmes, que le programme de la primaire ne sera pas celui
du candidat à la présidentielle. Je suis
tout autant scandalisé quand je vois la
gauche annoncer une primaire pour
janvier [2017], ce qui signifie qu’elle
n’aura pas de programme avant février,
un programme sans doute improvisé
sur un coin de table ou dans un discours
de meeting.
On n’aura donc pas fait mûrir, dans
l’opinion publique, les grands sujets qui
impliquent des réformes. Je suis convaincu que la France ne se réforme que de
façon brutale ou plus exactement massive, parce que c’est son histoire. Et pour
réformer de façon massive et démocratique, il faut que la campagne présidentielle soit le lieu de cette maturation des
idées. J’ai essayé de cerner quelques idées
centrales de réforme majeure à faire dans
un livre collectif. Elles ne sont absolument pas débattues. Les candidats s’empressent surtout de ne pas débattre sérieusement. La réforme des institutions
et de l’école maternelle, l’augmentation
des moyens de la défense et de la justice,
le bouleversement de la politique culturelle, les départements et territoires
d’outre-mer, l’environnement, la francophonie… Autant de sujets majeurs dont
personne ne parle, mais qui font, pourtant, l’identité française et qui détermineront la place de la France au XXIe siècle.
Les mois qui nous séparent de la présidentielle sont fondamentaux : c’est dans
cette période que doit se cristalliser le
lien entre une personne et des propositions, et si cette personne et ces propositions sont identifiées, si elle est élue,
alors cette personne aura un mandat
clair pour agir. C’est le seul cas de figure
où la réforme est possible.
Et plus le temps passe, plus l’absence
de débat me consterne, plus j’ai envie
d’être moi-même candidat à l’élection
présidentielle. La seule chose qui pourrait m’empêcher d’y aller, c’est la peur du
ridicule. » p
propos recueillis par
philippe escande et vincent giret
Pierre-André de Chalendar : « Le coût du travail reste un problème »
Le PDG de Saint-Gobain estime
que la France est sur la voie
de la reprise, mais qu’elle reste
handicapée par son manque
de compétitivité. Il déplore
par ailleurs le manque d’incitations
à embaucher et à travailler.
La reprise est-elle enfin là
en Europe et en France ?
Elle s’est clairement vue en Europe dès 2015.
Hors de France, nos ventes ont cru de 2 %, alors
que, dans notre pays, elles baissaient de 4 %.
Cette année, l’Europe fait mieux et la France est
passée à zéro. Ce qui est un énorme progrès,
puisqu’elle représente 25 % de notre chiffre
d’affaires. Du côté du bâtiment, les indicateurs
sont bons, mais je ne vois pas repartir l’activité
de rénovation, très importante pour nous. Les
PME du secteur, qui sont nos clientes, n’ont
toujours pas confiance et ont peur d’embaucher. Du coup, quand il y a plus de commandes,
au lieu de créer des emplois, elles étalent les
travaux dans le temps.
La France a détruit beaucoup d’emplois
industriels. Des usines ont fermé.
Le pays a-t-il encore une industrie
à la hauteur de ses ambitions ?
Nous avons un vrai sujet de compétitivité. La
gauche l’a découvert avec le rapport de Louis
Gallois en 2012. Il a fait un exercice de pédagogie très utile. Nous avons un problème de coût
et un autre de niveau de montée en gamme. Ce
dernier sujet se traite avec l’innovation et la
R&D. De ce point de vue, la France dispose d’un
bon instrument avec le crédit d’impôt recherche. Il nous a permis d’augmenter la proportion de notre effort de recherche en France.
Dans ce domaine, les politiques publiques,
depuis quelques années, ont de la continuité.
En ce qui concerne les coûts du travail, nous
avions un gros décalage. De 1998 à 2012, ils ont
dérivé de 15 points entre la France et l’Allemagne. Avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi [CICE] et le fait que les salaires
allemands augmentent, nous avons récupéré
un peu plus du tiers de cet écart. Mais, pour
nous, la France reste encore le pays le plus cher
d’Europe. C’est moins un handicap pour SaintGobain que pour d’autres industries, car nos
produits voyagent peu. Le sujet du coût du travail est donc moins important.
De plus, le CICE est mal ciblé. Nous avons touché 60 millions d’euros. Qui en a bénéficié le
plus ? Notre distributeur Point P. Qui en a le
moins besoin ? Point P. Parce que le différentiel
de coût entre le Point P français et le Point P allemand, je m’en fiche. Cela aurait eu une incidence plus forte de donner la même somme à
notre filiale industrielle Pont-à-Mousson.
Lafarge, Alstom, Alcatel, Technip…
Plusieurs grandes entreprises ont vu leurs
sièges sociaux déménager à la suite d’une
acquisition. La nationalité d’une société
a-t-elle de l’importance ?
La nationalité d’une entreprise peut se définir par le lieu de son siège social. Cela se retrouve aussi dans la nationalité d’une partie
importante de ses dirigeants. Ce n’est pas complètement neutre. On consacre une part nettement plus importante de la R&D et des investissements dans son pays d’origine. C’est vrai
au Royaume-Uni et en France, cela l’est encore
plus en Allemagne.
Les très vives tensions qui se sont fait jour
avec les manifestations contre la loi El
Khomry donnent l’impression que le
dialogue social est en très mauvais état
en France. Est-ce que vous constatez
cela chez vous ?
Pas du tout. Il y a un énorme décalage entre le
niveau national et le niveau local. Nous négocions déjà au niveau de l’entreprise et cela se
passe très bien. La CGT signe quantité d’accords
avec Saint-Gobain, elle n’a rien à voir avec la
CGT nationale, qui se radicalise, car elle a peur
des élections de l’année prochaine.
Quel est le problème en France ? Il n’y a pas
d’incitations suffisantes à embaucher ni à travailler. Quand je compare notre pays avec ses
voisins européens, je constate que la différence
principale ne porte pas sur le niveau de croissance, mais sur l’emploi. Il n’y a pas de chômage chez eux. Ni en Suisse, ni en Angleterre,
ni en Allemagne. Pourquoi ? Parce que les PME
y embauchent plus facilement. Il y a un travail
de pédagogie à faire. Quand je dis que, plus c’est
facile de licencier, plus on va embaucher, ce
n’est pas évident à comprendre, mais c’est vrai.
Et c’est un problème pour les PME. Moi, je sais
très bien me débrouiller. J’ai des armées de ressources humaines. Le fait d’attendre un an une
décision des prud’hommes, cela ne me dérange pas. Pour une PME, c’est dramatique. p
propos recueillis par v. gt et p. es.
¶
Pierre-André de Chalendar,
PDG de Saint-Gobain. L’entreprise française
est spécialisée dans la production,
la transformation et la distribution
de matériaux de construction.
8 | MÉDIAS&PIXELS
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VENDREDI 24 JUIN 2016
Les start-up françaises se sentent pousser des ailes
Le rideau est tombé, mercredi 22 juin, sur la 3e édition de la French Touch Conference, à New York
new york
C’
est une affaire qui
roule… Ou plutôt
qui vole. Lancée il y
a tout juste trois ans,
la French Touch Conference, qui
se déroulait à New-York les
mardi 21 et mercredi 22 juin, s’est
imposée comme un événement
de référence sur la scène tech tricolore. Son but ? Promouvoir les
start-up hexagonales et développer les liens entre les écosystèmes français et américain. Et
pour marquer le coup de cette
troisième édition, Gaël Duval,
PDG de JeChange.fr et à l’origine
du projet, a organisé à cette occasion le premier concours de
start-up dans un avion. Six jeunes pousses françaises ont été sélectionnées pour présenter leur
projet en plein vol Paris - NewYork à la manière d’un speed dating : des entretiens de 7 minutes
en face à face avec chacun des
sept membres du jury.
« L’avion est une formidable opportunité pour faire des rencontres d’affaires. C’est d’ailleurs dans
un avion que j’ai rencontré JeanMarie Messier et que je l’ai convaincu de venir parler à la à la
French Touch Conference », précise Gaël Duval. A la clé pour la
start-up gagnante : un an de trajets Paris - New York gracieusement offerts par la compagnie aérienne OpenSkies, partenaire de
l’événement, et une aide financière et opérationnelle pour le développement de la jeune pousse.
Oublier le « French bashing »
Dans le Boeing 757 qui emmenait
une partie des start-up et investisseurs inscrits à l’événement, la formule a séduit. « C’était plutôt intense. Mais j’ai beaucoup apprécié
d’avoir un retour immédiat des jurés et de pouvoir discuter plus longuement avec eux à la fin du concours », raconte Anaïs Barut,
26 ans, à la tête de Damae Medical,
une jeune pousse parisienne qui
Aux Etats-Unis, l’industrie
musicale contre YouTube
De grandes maisons de disques interpellent
le Congrès sur les pratiques de la plate-forme
san francisco – correspondance
D
ans sa bataille contre
YouTube, l’industrie du
disque interpelle le Congrès des Etats-Unis. Mardi 21 juin,
les grandes maisons de disques,
les associations professionnelles
et près de 200 artistes, dont Taylor Swift, U2 et Paul McCartney,
ont adressé une lettre ouverte
aux parlementaires américains.
Ils réclament un changement de
législation, estimant que la populaire plate-forme de vidéos en ligne tire injustement profit des
règles existantes.
Dans leur viseur : le Digital
Millennium Copyright Act
(DMCA). Votée en 1998, cette loi
protège les sociétés Internet
d’éventuelles poursuites judiciaires liées à des contenus publiés illégalement par leurs utilisateurs.
Cela signifie que YouTube ne peut
être attaqué en justice pour des
clips musicaux mis en ligne sans
l’autorisation des artistes. En
échange, ces sociétés doivent proposer des outils aux détenteurs
de droits pour retirer les vidéos
ou les chansons en infraction.
« Cette loi a été écrite à une époque où la technologie n’était pas
aussi avancée qu’aujourd’hui, regrettent les professionnels de la
musique dans leur missive. Elle a
permis aux grandes entreprises
technologiques de générer d’importants profits, en permettant à
chacun d’accéder à quasiment
toutes les chansons depuis un
smartphone. La consommation
de musique s’est envolée, mais les
revenus des auteurs et des artistes
se sont effondrés. »
« Ennemi public numéro un »
Si le courrier ne mentionne pas
directement la filiale de Google,
celle-ci est bien la cible. « C’est devenu le nouvel ennemi public numéro un », souligne Mark Mulligan, directeur de MIDiA Research.
« Le système est inéquitable. De
toute ma carrière, je n’ai jamais vu
une menace aussi sérieuse pour les
artistes », lançait récemment Irving Azoff, manageur de plusieurs vedettes de la chanson.
Comme le prévoit la loi, YouTube propose un dispositif, baptisé Content ID, qui permet de détecter et de supprimer les vidéos
qui ne respectent pas les droits
d’auteurs. Au cours de la pre-
développe un dispositif innovant
et non invasif permettant la détection précoce de cancers de la peau.
Dans le couloir de la première
classe, Timothée Saumet, cofondateur de Tilkee, une solution qui
permet d’optimiser la relance
commerciale, profite d’un bref
moment de calme d’un des membres du jury pour lui présenter sa
société. « Ce n’était pas prévu mais
c’est l’occasion de se faire connaître », souligne le jeune Lyonnais,
qui s’intéresse de près au marché
américain. Sur sa chemise, son
badge affiche avec humour ses
ambitions : « Voulez-vous signer
avec moi, ce soir ? »
En l’espace de trois ans, la formule a pris de l’ampleur : cette année, plus de 700 participants ont
fait le déplacement à New-York
pour assister à l’événement, contre
500 (dont plus d’une centaine d’investisseurs) lors de la précédente
édition. « La France est le premier pays créateur de start-up en
Europe. Il faut arrêter de s’autofla-
« La France est
le premier pays
créateur
de start-up
en Europe »
GAËL DUVAL
fondateur de la French Touch
Conference
geller et montrer aux Américains
que notre entrepreneuriat est top et
que nous n’avons pas à rougir de
nos talents », insiste M. Duval.
Parmi les pépites présentes durant
ces deux jours : Withings, Synthesio ou encore PeopleDoc, venus témoigner de leur réussite.
Dans les couloirs de l’Axa Center
de New-York, où se tient la manifestation, les discussions privées et
les échanges de cartes de visite
vont bon train. « Le plus important,
c’est le off. Je profite de l’événement
pour emmener des clients et leur
Léa s’émerveille
avec Edgar Poe
faire rencontrer des start-up intéressantes », explique Stéphane Régnier, vice-président chargé du numérique chez Cap Gemini Consulting. D’autres grands groupes,
comme Michelin, IBM ou Microsoft, étaient également de la partie, mais restaient au final assez
peu nombreux. Côté investisseurs,
français et américains ont toutefois répondu plus présents.
Lors de la première édition, les
rencontres entre investisseurs et
start-up avaient ainsi permis la levée de plus de 7 millions d’euros.
« C’est un cadre qui se prête facilement à l’échange, raconte Tatiana
Jama, cofondatrice de Selectionnist, une application qui permet
de flasher et acheter des produits
repérés dans la presse. Grâce aux
rencontres faites en 2014, la
start-up a réussi à obtenir 2 millions d’euros auprès d’Elaia Partners et du fonds new-yorkais Conegliano Ventures. Idem pour Sharalike, une application de gestion
de photos qui compte 1,3 million
d’utilisateurs : « Lors de la soirée
networking, j’ai pu discuter avec le
fonds Breega Capital. Une semaine
plus tard, nous avons signé une levée de fonds de 650 000 euros,
alors que notre application était encore en bêta [en test] ! », se souvient Etienne Leroy, le cofondateur de la start-up.
Pour Axelle Lemaire, secrétaire
d’Etat chargée du numérique et
marraine de l’événement depuis
ses débuts, ces exemples sont
autant de signes du dynamisme
croissant de la tech française.
« Pour le premier trimestre, entre
20 % et 30 % de la croissance était tirée du numérique. Quant au marché du capital-risque, il a doublé entre 2014 et 2015 », confiait-elle lors
de sa venue à New-York.
En octobre, la French Touch Conference devrait poser ses valises à
Shanghaï. Une première, qui sera
suivie par une nouvelle édition
aux Etats-Unis en janvier 2017,
cette fois-ci à San Francisco. p
zeliha chaffin
Léa réveille
son anglais
mière semaine du mois de juin,
plus de 22 millions de vidéos ont
ainsi été retirées de la plateforme. C’est quatre fois plus qu’il
y a deux ans. Pour autant, les artistes estiment que ces outils ne
sont pas assez efficaces, car rien
n’empêche de publier à nouveau
les contenus supprimés.
0,0008 dollar par écoute
En outre, « le DMCA limite le pouvoir de négociation des maisons de
disques », avance Russ Krupnik,
directeur du cabinet MusicWatch.
A l’image des services de streaming musicaux, comme Spotify,
Apple Music ou Deezer, YouTube
a conclu des accords de licence.
Ces derniers sont récemment arrivés à leur terme. Et une longue
et complexe période de discussions s’est ouverte avec les détenteurs de droits. Mais, même en cas
d’échec, « les utilisateurs de YouTube pourront continuer de poster
des chansons, qu’il sera difficile de
faire retirer », note M. Krupnik.
Selon les estimations de MIDiA
Research, YouTube reverse actuellement 0,0008 dollar, en
moyenne, par écoute. C’est légèrement moins que la partie gratuite
de Spotify, elle aussi remise en
question par l’industrie du disque. Cependant, cette rémunération ne prend pas en compte les
contenus postés en dehors des
chaînes officielles. « Nous avons
reversé plus de 3 milliards de dollars [2,6 milliards d’euros] aux artistes », indique le site de vidéos,
qui cherche à minorer son importance. « Nos utilisateurs consomment une heure de musique par
mois, bien moins que la moyenne
sur Spotify ou sur Apple Music. »
Mais YouTube compte plus d’un
milliard d’utilisateurs dans le
monde,
contre
seulement
100 millions pour Spotify. Selon
Jimmy Iovine, le responsable
d’Apple Music, YouTube représenterait ainsi 40 % de la consommation totale de musique. Mais seulement 4 % du chiffre d’affaires.
C’est moins que les recettes générées par les ventes de vinyles.
Il est peu probable que la lettre
adressée au Congrès entraîne une
modification de la législation. Les
maisons de disques et les artistes
veulent surtout apparaître unis,
afin de peser plus sur les négociations avec YouTube. p
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Yves Bonnefoy, passé présent
Dans « L’Echarpe rouge », magnifique essai autobiographique, le poète reprend
des vers anciens, inachevés, à la recherche des origines de sa vocation
4
LITTÉRATURE
FRANÇAISE
Martin Page,
Patrick Wald
Lasowski,
Pierre Alferi
amaury da cunha
A
vec L’Echarpe rouge, Yves
Bonnefoy creuse une brèche dans le passé. Rien
de régressif, cependant,
dans ce magistral essai
autobiographique. Pour le
poète, né en 1923, l’expérience acquise
permet désormais de circuler dans
l’épaisseur d’une œuvre. D’un livre à
l’autre, d’un recueil de poèmes à un essai
théorique sur l’art, avec la même intensité littéraire, Bonnefoy n’a cessé d’interroger notre rapport au réel à travers les
mots. S’ils permettent d’accéder à l’évidence des choses, à leur « présence plénière », ils représentent aussi un risque.
Celui de réduire ce que nous tentons de
nommer à des identités figées et d’obscurcir l’énigme de nos vies.
L’enjeu de L’Echarpe rouge, pour Yves
Bonnefoy, est celui d’une épreuve. Elle
consiste à entrer dans un texte d’autrefois pour l’habiter à nouveau et saisir le
sens des mots qui demeurent encore incompris. En 1964, Yves Bonnefoy a en effet écrit une centaine de vers dans une
forme libre. Il y est question de mystérieuses images. Morceaux d’un puzzle,
comme sortis d’une toile de Giorgio De
5
LITTÉRATURE
ÉTRANGÈRE
Joyce Carol Oates,
Rachel Cusk
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
« Bambi »,
de Felix Salten
7
Il est rare de trouver
dans l’œuvre du poète
des textes aussi
intimes qui identifient
radicalement l’écriture
à la vie
Chirico. Dans ce poème, l’écrivain évoque
une enveloppe avec l’adresse d’un inconnu écrite au dos, une maison oubliée,
un voyage en train à Toulouse, une rencontre avec une femme fantomatique,
une disparition, un masque de NouvelleGuinée… Il ne parviendra cependant pas
à finir ce poème, ou cette « idée de récit »,
comme il le nomme. « Du sans cesse interrompu, de l’inachevable, écrit-il dès les
premières pages de L’Echarpe rouge,
l’œuvre de quelqu’un d’autre. »
Pour Yves Bonnefoy, la poésie est
un acte qui se poursuit mentalement,
même lorsque l’écriture s’arrête. Un demi-siècle plus tard, l’écrivain décide donc
de reprendre ce texte qui demeurait enfoui au fond d’un tiroir, dans le secrétaire
de son grand-père. Plutôt que d’en chercher une suite, Bonnefoy préfère passer
du vers à la prose, pour mieux enquêter
sur ces images primitives.
Dans ce magnifique essai qui analyse le
poème inaugural jamais publié – dont le
titre était déjà L’Echarpe rouge –, l’origine
de la vie et celle de l’écriture se retrouvent mêlées. Bonnefoy évoque son enfance, notamment à travers la relation
à ses parents. Le poème initial faisait
entrer en scène un homme mystérieux,
revenu du passé. Le poète l’identifie
aujourd’hui comme son père. Cet ouvrier
ajusteur parlait peu, ou alors réduisait le
ESSAIS
L’éthique
topographique
des Apaches selon
Keith Basso
8
CHRONIQUES
v LE FEUILLETON
Eric Chevillard
mène l’enquête avec
Paul Fournel
ÉRIC GARAULT/PASCO
langage à une fonction strictement utilitaire, fonctionnelle : « Le travail qu’il fait
l’oblige à l’emploi de la pensée conceptuelle, il doit en parler l’abstraction, ses
mots le privent d’avoir avec l’arbre proche,
ou la barrière grinçante sur le chemin, ce
rapport d’immédiateté qui est à la fois
toucher, voir, respirer, sentir. »
La vocation poétique ne survient-elle
pas pour compenser ce silence ? Ecrire
pour le père, ou alors contre lui ? Devenir
poète, c’est peut-être vouloir subvertir
l’ordre du langage, laisser entrer en lui le
vacillement du sens. Dans L’Echarpe
rouge, au sein de cette maison familiale,
Yves Bonnefoy raconte sa découverte
intérieure du langage. D’abord dans les
mots échangés par ses parents, dans un
patois qu’il ne comprenait pas, mais à
travers lequel l’enfant s’enchantait de
découvrir la primauté du son des mots
sur leur signification. Beauté d’une langue étrangère qui est aussi celle de la
Cahier du « Monde » No 22221 daté Vendredi 24 juin 2016 - Ne peut être vendu séparément
poésie. C’est ensuite dans un abécédaire
qu’il découvre d’autres mots, dessinés
sur un livre. « C’étaient des dessins au
trait qui n’avaient pas l’ambition de
savoir ce que les dictionnaires disent des
choses ».
Aux yeux d’Yves Bonnefoy, cette expérience a été décisive dans sa pratique
future de la poésie – et sa recherche du
mot comme pourvoyeur d’images. « Et
j’étais donc invité à rester fidèle au premier emploi que l’on fait des mots, le
désignatif, l’exclamatif », écrit-il. Car la
poésie, pour lui, n’est pas la recherche
d’un savoir quelconque. Discipline qui
n’exclut cependant pas le maintien d’une
pensée toujours vive, jamais séparée de
la riche épaisseur du monde, forée par les
mots. Si L’Echarpe rouge peut parfois
sembler abrupt, ce livre demeure essentiel : il réussit à déceler une jonction
entre l’évidence de la vie et son inévitable mystère. Il est rare de trouver dans
l’œuvre d’Yves Bonnefoy des textes aussi
intimes qui identifient radicalement
l’écriture à la vie.
Dans Ensemble encore, un autre
ouvrage qui paraît en même temps,
constitué de poèmes pour la plupart inédits, Yves Bonnefoy évoque à nouveau
l’enfance, comme le lieu et le moment
de toutes nos origines. Ces images d’un
« très lointain autrefois » se retrouvent
aujourd’hui au premier plan dans la vie
d’un poète de 93 ans qui ne cesse d’explorer toutes les strates du temps. p
l’écharpe rouge,
d’Yves Bonnefoy,
Mercure de France, 272 p., 19 €.
ensemble encore
suivi de perambulans in noctem,
d’Yves Bonnefoy,
Mercure de France, « Poésie »,
144 p., 14,80 €.
9
MÉLANGE
DES GENRES
v JEUNESSE
Le papa pas poule
de Marie-Aude Murail
10
RENCONTRE
Achille Mbembe,
le passant soucieux
2 | C’est d’actualité
La Bibliothèque
hermétique
ne le sera bientôt plus
0123
Vendredi 24 juin 2016
Selon la légende,
la rencontre de Cassius avec la
boxe a lieu en octobre 1954 »
L’écrivain américain Dan Brown a fait don de 300 000 euros
pour numériser les œuvres qui lui ont inspiré Le Symbole
perdu et Inferno (JC Lattès, 2009 et 2013). Il espère
ainsi rendre l’inestimable collection de la Bibliotheca
Philosophica Hermetica, à Amsterdam, plus accessible
au grand public. 4 600 livres anciens sont concernés
par ce geste et devraient être consultables sur Internet
dès le printemps 2017.
L’historien et sociologue Claude Boli signe
la biographie du boxeur américain Mohamed Ali,
né Cassius Clay, décédé le 3 juin 2016 (Folio,
« Biographie », 352 p., 8,20 €. En librairie le 1er juillet).
On y apprend, entre autres, qu’en octobre 1954,
le garçon de 12 ans, futur triple champion du monde
des poids lourds, fait ses débuts de boxeur après
le vol de son vélo.
Glissant à la BNF
La librairie parisienne résiste
Les archives de l’écrivain martiniquais
Edouard Glissant, classées « trésor
national » en décembre 2014, entrent
à la BNF. Elles regroupent près
de quarante ans (des années 1970
à sa mort, en 2011) de textes inédits,
brouillons et correspondances, avec
Yves Bonnefoy, Aimé Césaire, Michel
Leiris. On y trouve aussi les différentes
étapes de ses deux essais les plus
célèbres, Discours antillais et Traité du
Tout-Monde (Gallimard, 1981 et 1997).
Paris est l’une des capitales européennes dont le
réseau de librairies résiste le mieux, selon une enquête
de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), qui s’est penché sur
l’évolution du secteur de 2003 à 2014. Entre ces deux années,
le nombre des librairies à Paris a tout de même diminué
de 22 %, passant de 969 à 756, dont 548 indépendantes.
Aujourd’hui, nombre de ces dernières ont fait le choix de se
regrouper en réseaux (Paris Librairies, Librest, Canal BD), qui
leur permettent à la fois de mutualiser leurs stocks et de
communiquer davantage sur leurs activités.
VERSION
ORIGINALE
L’action caritative passe aussi par l’édition de livres collectifs
La force
féconde
de Norman
Manea
Ouvrages de bienfaisance
ÉDITION
IL DIT QU’IL A « 8 000 ans ». Norman Manea en aura en fait 80, le
19 juillet. En 2016, cela fera aussi
trente ans exactement qu’il a
quitté son pays natal, la Roumanie, contraint par le régime de
Ceausescu, et est parti vivre aux
Etats-Unis.
On imagine son émotion lorsque, à Bucarest en mai puis à Berlin en juin, devant une assemblée
venue du monde entier pour célébrer le plus grand écrivain roumain vivant, Manea a rappelé son
parcours, depuis le camp de concentration en Transnistrie – dont,
dit-il, « il est sorti vieillard à l’âge
de 9 ans » – jusqu’à l’âpre expérience de l’exil. Fêté par l’académie roumaine et décoré de l’ordre
de l’Etoile de Roumanie, la plus
haute distinction de son pays,
l’enfant « prodigue » a savouré
cette reconnaissance tardive de
sa terre d’origine, celle « de Georges Enesco, de Constantin Brancusi et de l’immortel Dracula ».
virginia bart
L
ongtemps associée au monde du
spectacle, l’action caritative se
décline désormais en livres. Le
11 mai, Le Livre de poche a ainsi
lancé Enfant, je me souviens, recueil de
nouvelles imaginées par Philippe
Claudel, Tatiana de Rosnay ou Alain Mabanckou en faveur de l’Unicef (192 p., 5 €,
dont 1,50 € reversé à l’Unicef). Tiré à
50 000 exemplaires, l’ouvrage est destiné
à aider les 124 millions d’enfants non scolarisés dans le monde. « Un livre vendu
permet d’acheter huit ardoises ou cinquante crayons, et cent volumes un kit
complet permettant à un instituteur de
faire cours dans un camp de réfugiés »,
précise Stéphane Billerey, directeur collectes et ventes pour Unicef France. Le
1er juin, Librio a pour sa part lancé Je te
donne, réunissant trois nouvelles signées
Agnès Ledig, Martin Winckler et Baptiste
Beaulieu, en faveur de l’Etablissement
français du sang (96 p., 3 €). Sur les 37 000
exemplaires imprimés, 25 000 ont été offerts par l’EFS à chaque personne venue
donner son sang le 14 juin. « Recruter des
volontaires est toujours difficile. Le livre
est une façon de dédramatiser un acte qui
effraie encore », explique Fleur d’Harcourt, éditrice chez Librio.
Nouvelle façon de lever des fonds
autant que de communiquer, le livre solidaire est né fin 2014 chez Pocket avec 13 à
table !, collectif réunissant Guillaume
Musso, Marc Levy, Françoise Bourdin et
autres poids lourds des ventes au profit
des Restos du cœur. Objectif : un livre
vendu (à 5 €), trois repas distribués. Succès fulgurant avec 340 000 exemplaires
vendus. « Nous voulions créer l’équivalent
des “Enfoirés” en littérature », raconte
François Laurent, directeur général adjoint de Pocket, avant de vanter « l’implication totale et bénévole des auteurs et de
quasiment toute la chaîne du livre de la
diffusion-distribution à la librairie ».
Renouvelée l’année suivante avec un
nouveau volume rassemblant Bernard
Werber, Maxime Chattam ou Romain
Puertolas, l’opération a totalisé 200 000
Dons de livres à des enfants de réfugiés, en Allemagne, en mars. CHRISTOF STACHE/AFP
ventes. Un principe repris par d’autres
éditeurs poche comme Points, qui proposait en décembre 2015 Bienvenue !
34 auteurs pour les réfugiés, en faveur du
Haut-Commissariat des Nations unies
(HCR), avec des textes et des illustrations
d’Olivier Adam, Lydie Salvayre, Sorj Chalandon, Joann Sfar, Jul ou Plantu. Ecoulé à
Phénomène éditorial,
le « charity book » est
surtout une manière
sobre et modeste
de solliciter la
solidarité citoyenne
30 000 exemplaires, le livre, vendu 5 €,
dont les bénéfices aident à l’acquisition
de sacs de couchage, matelas ou tentes, a
été imaginé par la romancière Véronique
Ovaldé, également éditrice chez Points,
émue par le sort de « réfugiés soudanais
vivant près de chez [elle] dans le 18e arrondissement de Paris. »
Phénomène éditorial, le charity book
est surtout une manière sobre et modeste de solliciter la solidarité citoyenne.
Moins « strass et paillettes » que les
grands spectacles caritatifs, moins cher
qu’une place de concert, un DVD ou CD, le
livre est aussi un antidote aux critiques
dont l’action humanitaire est régulièrement l’objet, entre dérives médiatiques,
stars accusées de confondre engagement
et publicité personnelle. « A 5 euros
l’ouvrage, aider est vraiment à la portée de
tous », avance Véronique Cardi, directrice
générale du Livre de poche, qui souligne
également le côté direct du geste : « Acheter un livre est beaucoup plus facile que de
faire un don par chèque avec les formulaires que cela implique. »
Mais le texte confère aussi davantage de
sens à l’action caritative. « L’écrit a de l’impact. C’est un formidable support pour organiser des tables rondes et des débats et
ainsi, au-delà de l’émotion, réfléchir et poser les questions de fonds », assure Véronique Ovaldé. « Il offre en effet une surface
d’exposition intéressante et surtout nouvelle pour les associations, notamment
dans les Salons du livre », renchérit Stéphane Billerey, de l’Unicef.
« L’objet littéraire touche aussi peut-être
un autre type de public que celui les
concerts et c’est un soutien de plus pour
nous », estime quant à lui Olivier Berthe,
président des Restos du cœur, qui prépare d’ores et déjà avec Pocket un troisième volume pour la fin de l’année, mais
« toujours avec des écrivains populaires
qui n’ont pas besoin des Restos pour faire
leur pub ». Il ne faudrait pas qu’à peine
né, le charity book se transforme en
« business ». p
Nouveau roman
L’infatigable octogénaire a
aussi confié qu’il travaillait à un
nouveau roman, « L’ombre ».
L’ouvrage mettra en scène Adelbert von Chamisso (1781-1838) et
son héros, Peter Schlemihl,
l’homme qui a perdu son ombre
et qui, comme Manea et Chamisso, est « poursuivi par le malheur d’être différent ». De cette différence, Manea a su tirer une force
féconde. Celle qui – depuis Le Bonheur obligatoire (Albin Michel,
1991) jusqu’à La Cinquième Impossibilité (Seuil, 2013), en passant par
Les Clowns : le dictateur et l’artiste
(Seuil, 2009) – lui a inspiré, selon
l’expression de Claudio Magris,
une « littérature de résistance ». Et
qui aide à résister. Une littérature
tout en ironie, dénonçant la haine
de l’autre, la tentation des extrêmes, les idéologies meurtrières.
C’est fou ce qu’on est dans le vent
quand on a 8 000 ans. p
Florence Noiville
Mona Ozouf en majesté
L’historienne a été célébrée lors des récentes Rencontres de Fontevraud – quitte à froisser sa modestie
COLLOQUE
julie clarini
I
l en va des colloques savants comme
des journées de printemps : il est
bon qu’y alternent les lumières.
L’humeur des participants rencontrant celle du ciel, les trois journées consacrées à l’œuvre de Mona Ozouf, du 17
au 19 juin dans le Maine-et-Loire, offrirent de belles éclaircies de chaleur et
d’intelligence. Ces Rencontres de Fontevraud, qui se tiennent chaque année,
dans le magnifique cadre de l’abbaye,
organisées par la Maison des écrivains
étrangers et des traducteurs (MEET), ont
rassemblé plusieurs grands noms de la
discipline historique, des proches, des
écrivains et des chercheurs.
Patrick Deville, directeur littéraire de la
MEET, s’est ainsi offert de rompre avec
la coutume de se retrouver autour d’un
auteur soit étranger, soit disparu. Pour
ce romancier s’inspirant de faits ou de
personnages historiques (Peste et Choléra, Viva… Seuil, 2012, 2014), gageons
qu’il y avait chez Mona Ozouf un mystère à lever. Celui d’une œuvre qu’on ne
peut réduire à la seule production d’une
historienne mais qui est aussi, selon la
formule de Pierre Nora, celle d’« un écrivain qui s’est exprimé autrement que par
la littérature ».
Formule si heureuse qu’elle pourrait résumer ces trois jours pendant lesquels il
est abondamment question de style et
d’écriture, quand bien même s’égrènent,
au fil de tables rondes et de conférences,
les grands thèmes que sont l’amitié,
la Révolution française, Jules Ferry et
l’école, les femmes ou encore les livres,
chacun occasionnant de courtes inter-
ventions de Mona Ozouf, parfois des
remontrances amusées devant tant
d’éloges. Elle assure que si elle ne peut
s’inscrire pleinement dans le registre littéraire, c’est simplement que « les grands
exemples en littérature me paraissent
hors de portée, inatteignables. Il y a chez
moi une sorte de timidité bretonne liée
à l’enfance ». La marche a semblé trop
haute à celle qui fut dans les années 1930
une enfant solitaire, fille d’institutrice,
dont l’éducation à l’humilité est lisible
dans Composition française (Gallimard,
2009), son chef-d’œuvre mais aussi son
livre le plus autobiographique.
Un mot imprononçable
Jamais Mona Ozouf n’évoque directement les effets d’intimidation sociale.
L’analyse de la domination est la grande
absente, tous débats confondus, de ces
rencontres, comme si le mot était devenu imprononçable dans la bouche
d’une génération, celle de François Furet,
de Jacques Ozouf, de Maurice Agulhon et
de tant d’autres, marquée par son adhésion brève mais réelle au PCF. L’échange
entre Pierre Nora et Jacques Revel, rejoints par Guillaume Mazeau, sur le
panorama des études révolutionnaires
scindées, à la veille du Bicentenaire,
entre Michel Vovelle, l’héritier de Soboul
et de l’analyse marxiste, et « la bande
de Furet », s’avère pourtant des plus
passionnants.
Un autre mot s’impose – faut-il en imputer la récurrence à la pieuse influence
des murs ? –, celui d’« incarnation ». La
romancière Chantal Thomas souligne
cette fabuleuse puissance de l’écriture de
Mona Ozouf. Son don pour les portraits,
pour la restitution d’un tempérament
dans une époque, n’est pas qu’affaire de
style mais aussi, est-il apparu en filigrane
de ces journées, de position existentielle : « Je serais incapable d’écrire une
biographie. Comme on connaît la fin, il est
difficile de faire sentir la présence de la
liberté et de l’intempestif. Je ne peux pas
dérouler le fil d’une vie. » Quelque chose
chez l’historienne répugne à conclure et
préserve partout, toujours, une part à
l’indéterminé. N’est-ce pas sur cet arrière-fond, cette toile vibrante, que s’inscrit
l’histoire telle qu’elle l’entend ? Quant au
fameux débat sur l’usage de la fiction,
tant discuté chez les historiens depuis la
fin des années 2000, là encore, réticente
aux lignes étanches, sans doute en cela
fidèle à son maître, l’historien Alfred Dupront (1905-1990), qui recommandait de
ne jamais trop définir, elle suggère que
« le divorce entre histoire et littérature ne
peut être consommé ». p
Signalons que les actes du colloque
« Pour Mona Ozouf » seront publiés par
la MEET et qu’un numéro de la revue
Critique lui sera consacré à l’automne.
Mots de passe | 3
0123
Vendredi 24 juin 2016
La petite musique de Julian Barnes
Quelques thèmes majeurs résonnent dans l’œuvre de l’écrivain britannique, qui lui donnent sa tonalité
inimitable. Ils s’entendent dans « Le Fracas du temps », son nouveau roman. En voici la clé
EXTRAIT
« Ils venaient toujours vous
chercher au milieu de la nuit.
Et donc, plutôt que d’être
entraîné hors de chez lui en
pyjama, ou forcé d’enfiler ses
vêtements devant quelque
milicien dédaigneusement
impassible, il était d’abord
allé au lit tout habillé (…).
Il dormait à peine, imaginant les pires choses (…). Son
anxiété empêchait aussi
Nita de dormir. Chacun feignait d’être assoupi et de ne
pas percevoir la terreur de
l’autre. Un de ses cauchemars éveillés persistants
était que le NKVD leur prendrait Galya et l’emmènerait
– si elle avait de la chance –
dans un orphelinat spécial
pour les enfants des ennemis
de l’Etat. Où on lui donnerait
un nouveau nom et où l’on
ferait d’elle une citoyenne
soviétique modèle – un petit
tournesol levant son visage
vers le grand soleil appelé
Staline. »
florence noiville
C’
est une année anniversaire pour Julian
Barnes. Né à Leicester
en 1946, l’écrivain britannique a fêté en janvier ses 70 ans. Et c’est
en 1986, il y a trente ans, qu’on l’a découvert en France, avec Le Perroquet de
Flaubert (Stock) où, sous prétexte de
nous parler de son auteur favori – il a lu
Madame Bovary à 15 ans et dit avoir été
« fasciné par l’adultère avant même de
connaître le mariage » –, il nous donnait
un splendide livre sur la littérature.
Aujourd’hui, dans Le Fracas du temps,
Julian Barnes pénètre dans la tête de
Dimitri Chostakovitch (1906-1975) pour
retracer trois moments-clés de la vie
du pianiste et compositeur soviétique.
Au lendemain du référendum sur le
« Brexit », retour sur quelques thèmes de
prédilection de celui qu’il est convenu
d’appeler « le plus européen des écrivains
anglais ».
Europe. Avec des parents enseignants,
tous deux particulièrement ouverts sur
le monde et europhiles, Barnes a toujours été un Européen convaincu. Le contraire de ces Britanniques autocentrés
qu’il épingle joyeusement dans England,
England (Mercure de France, 2000).
« Vous imaginez donc dans quel émoi j’ai
vécu toute cette campagne autour du
“Brexit” », confie-t-il. Barnes se souvient
que, dans son enfance, on n’allait « pas à
l’église mais à la bibliothèque », ce qui a
contribué à aiguiser sa faim d’ailleurs. Sa
francophilie en particulier. Dans Par la
fenêtre (Mercure de France, 2014), il évoque les virées familiales, avec son frère et
ses parents, dans une France profonde
reconnaissable à « ses bureaux des PTT,
ses lavoirs et ses pissotières ». Et disserte
aussi brillamment sur Chamfort que sur
Félix Fénéon, Prosper Mérimée ou Michel Houellebecq. C’est justement dans
un essai intitulé « Michel Houellebecq et
le péché de désespoir » que, revenant à
l’Europe, il rapporte cette plaisanterie
sur l’UE : « Un délégué britannique se rend
à Bruxelles pour y faire des propositions.
Comme il est britannique, celles-ci sont
pragmatiques, raisonnables et détaillées.
Le commissaire français y réfléchit un
long moment. Puis hoche la tête et dit : “Je
vois certes que ce plan fonctionne en pratique… Mais en théorie ?” »
Chostakovitch sur un fil
LE 26 JANVIER 1936, Dimitri
Chostakovitch (1906-1975) est
prié d’assister à la représentation de son propre opéra, Lady
Macbeth de Mzensk. Cela se
passe à Moscou, au Bolchoï. Le
camarade Staline est là avec
Molotov et Jdanov. Ils sont
dans la loge gouvernementale,
qui a le malheur de se situer
au-dessus des percussions et
des cuivres… Ainsi s’ouvre Le
Fracas du temps où, avec une
aisance éblouissante, Julian
Barnes se glisse dans la tête du
grand musicien soviétique
pour retracer trois momentsclés de sa tortueuse existence.
Le premier suit cette représentation – Staline a jugé que
l’opéra était « du fatras en guise
de musique », la Pravda publie
un éditorial accablant, et
Chostakovitch sait que ses
jours sont comptés. Le
deuxième se passe en 1948
dans l’avion qui le ramène de
New York, après l’échec d’un
Congrès pour la paix. Et le
dernier dans les années 1970,
après que le musicien, qui a
adhéré au Parti, est accusé
d’avoir lâchement « collaboré ».
Que fallait-il faire ? Telle est la
question du roman qui ne la
tranche évidemment pas, mais
en éclaire les complexités de
l’intérieur. Passionnant, le livre
montre à quel point, en URSS, les
artistes évoluaient sur un fil,
leur vie et celles de leurs proches
étant constamment en jeu. Lâcheté, renoncements, mais aussi
désespoir et désillusion, c’est
tout cela que l’on ressent chez
Barnes plus encore qu’on ne le
comprend. Cette grande page
d’histoire et de psychologie est
aussi un plaidoyer magnifique
pour la musique. La « grande »,
mais aussi « celle qui est en
nous ». La seule capable, si elle
est pure, de « recouvrir le fracas
du temps ». p fl. n.
le fracas du temps
(The Noise of Time),
de Julian Barnes,
traduit de l’anglais
par Jean-Pierre Aoustin,
Mercure de France, « Bibliothèque
étrangère », 208 p., 19 €.
Signalons, du même auteur, par
le même traducteur, la parution
en poche de Par la fenêtre (Through
the Window), Folio, 400 p., 8,20 €.
le fracas du temps,
page 27
des accords feutrés de cordes élégantes.
S’il fallait le comparer à un compositeur
français – pour flatter sa francophilie –,
on pourrait penser à Poulenc ou à César
Franck. Elégant, spirituel, humoristique.
SARAH LEE/EYEVINE/BUREAU233
Histoire(s). Entre la petite et la grande,
toute l’œuvre de Julian Barnes gravite
autour de l’Histoire. Mais aussi de la
puissance des récits que nous nous servons à nous-mêmes. Dans Avant moi
(Denoël, 1991), l’un de ses tout premiers
livres, un mari jaloux, professeur d’histoire justement, reconstitue de façon
obsessionnelle le passé de sa deuxième
femme pour y débusquer les « mensonges » qui l’empêchent de vivre. Sur un
plan plus général, le narrateur d’Une histoire du monde en dix chapitres et demi
(Stock, 1990) se méfie quant à lui de
« l’histoire des historiens » et s’amuse à raconter le Déluge du point de vue décalé
d’un ver à bois. Lequel, lucide, prévient :
« Nous nous racontons des histoires pour
maquiller les faits que nous ne connaissons ou que nous n’acceptons pas. Nous
préservons un noyau de faits réels et nous
brodons autour. Notre panique, notre
souffrance ne sont allégés que par des récits euphorisants. C’est ce que nous appelons histoire. » Sagesse de ver à bois.
Mémoire. Julian Barnes tient un journal. Espérons que ses lecteurs fidèles
pourront un jour le tenir entre leurs
mains… En attendant, ce qui frappe l’écrivain chaque fois qu’il s’y replonge, c’est le
côté fictionnel de la mémoire. « Je suis
stupéfait, nous déclarait-il à Londres
en 2013, de voir à quel point ce que j’ai en
tête ne coïncide pas du tout avec ce qui est
consigné dans mes pages ! » Cette question de la vérité et de la « fabrique de la
mémoire » est partout dans son œuvre.
En particulier dans Une fille, qui danse
(Man Booker Prize ; Mercure de France,
2013), où un personnage se demande sur
quoi il pourrait vraiment prêter serment
s’il était, à l’instant où il parle, à la barre
d’un tribunal. Mais c’est aussi le cas dans
Le Fracas du temps, où l’on voit Chostakovitch répondre avec peine aux questions
d’un sbire de Staline. Toute mémoire serait-elle une réélaboration de la vérité
– voire un mensonge ? Et dans ce cas,
pourquoi l’espèce humaine en est-elle si
friande ? « Nous sommes des “narrative
animals”, dit Barnes, des animaux affamés de récits. Quoi que nous fassions, cet
appétit l’emporte sur le reste. »
Musique. Les mots peuvent trahir.
Mais pas les notes. La musique est un
langage qui « permet de dire certaines
choses devant des oreilles hostiles ». Elle
« échappe aux mots », « c’est sa raison
d’être et sa noblesse », fait dire Barnes au
jeune Chostakovitch dans Le Fracas du
temps. Un peu plus loin dans le livre,
alors que la Pravda vient de démolir sa
dernière œuvre et qu’il est désormais
présenté comme un « ennemi du peuple », le compositeur russe se demande
pourquoi le pouvoir stalinien s’est tout à
coup tourné vers lui et sa musique. « Le
Pouvoir s’était toujours plus intéressé au
mot qu’à la note ; des écrivains, des compositeurs, avaient été proclamés “ingénieurs de l’âme humaine”. Les écrivains
étaient condamnés à la “une” de la Pravda, les compositeurs en page 3. Deux pages d’écart. Mais ce n’était pas rien : cela
pouvait faire la différence entre la vie et
la mort. »
Barnes n’a pas conçu Le Fracas du
temps comme un roman musical. Son
livre n’est pas construit comme une sonate en trois mouvements. N’empêche
que la prose de Barnes a sa musique propre. Un mélange de plaisir et de mélancolie, de douce ironie et de déploration du
temps qui passe. Des mélodies immédiatement reconnaissables. Pas de grands
bruits de cuivre ou d’orchestre. Plutôt
Humour. Humour toujours. Et anglais
forcément, donc bien difficile à définir…
Le mieux est encore d’en donner des
échantillons (trouvés le plus souvent
dans la bouche de ses personnages).
Sur l’Angleterre : parce que ses habitants ont « du brouillard entre les
oreilles », « cette île confortable vous tire
vers le bas, vers la mollesse et la médiocrité, la religion et le mariage ».
Sur le hasard des débuts : « Mes parents
étaient professeurs de français. S’ils
avaient enseigné l’espagnol, j’aurais peutêtre écrit “Le Perroquet de Cervantès”. »
Sur les Français : « Un Français doit toujours parler, qu’il connaisse quelque chose
ou non à la question. »
Sur l’amour : « Juste un code qui oblige
les gens à vous appeler chéri(e) après le
sexe. »
Cuisine. Julian Barnes n’est pas seulement un écrivain à sa table de travail,
c’est aussi Un homme dans sa cuisine,
pour reprendre le titre d’un de ses essais
humoristiques sur les recettes, les aliments, les ustensiles (Mercure de France,
2005)… Insatiable amateur de bonne
chère, fin palais et cordon-bleu, Barnes
est aussi attentif aux mets qu’aux
mots. Religieusement, il cuisine une oie
farcie le 12 décembre de chaque année,
pour l’anniversaire de la naissance de
Flaubert ! Gastronomie et littérature se
mêlent d’ailleurs souvent dans son
œuvre. Dans « Appétit », une délicieuse
nouvelle de La Table citron (Mercure de
France, 2006), les souvenirs de menus,
de restaurants et de compositions des repas sont les seules pensées qui arrivent à
susciter une lueur de conscience et d’intérêt chez un vieux monsieur atteint
d’Alzheimer. Aussi sa femme lui fait-elle
consciencieusement la lecture de recettes. « J’ouvre la Joie de cuisiner mettons à
la page 422 et lis à voix haute : Agneau
forestière ou Fausse venaison. » A « ragoût irlandais », l’homme lève la tête.
« Oignons, pommes de terre, peler et couper en tranches, marmite, sel et poivre,
persil haché menu, eau ou bouillon. »
Dieu sait ce que les mots « bouillon » ou
« queue de bœuf » peuvent avoir comme
effet sur les neurones ramollis du
vieillard. Saveurs et souvenirs se mêlent.
Des ardeurs oubliées se réveillent. Il revient à la vie… Où l’on découvre l’intense
pouvoir érotique des paupiettes de veau
et des roulades de bœuf ! p
4 | Littérature | Critiques
0123
Vendredi 24 juin 2016
Grâce à une curieuse sculpture, un écrivain en panne passe ses nuits à dialoguer
avec lui-même enfant. C’est « L’Art de revenir à la vie », de Martin Page
La machine à réapprendre à écrire
A
De livre en livre,
la phrase de Martin Page
trace un pli singulier
dans le vaste tissu
qu’est la littérature
contemporaine
d’ailleurs rien de glorieux. Chemin faisant, il rumine les réparations onéreuses qu’entraîne la
fuite du toit de sa maison, et s’il
pense avec tendresse à son petit
garçon resté en province, c’est
avec dépit qu’il songe au manuscrit en cours : un « livre sur [son]
père » destiné à « secouer le lecteur », mais embourbé depuis
des mois.
Parler poésie
avec Alferi
EN DÉPIT de ses thèmes et de son apparente façon, Brefs est un livre ouvert.
Essentiellement consacrés à la poésie
contemporaine (mais aussi au roman et
au cinéma), les textes collectés ici s’avèrent rapidement d’une étonnante accessibilité. Leur forme de départ y est pour
beaucoup. Destinés à être prononcés en
public, publiés entre 1991 et 2015, ils
s’écartent constamment des figures closes de l’oralité : exposé, cours magistral,
essai, pamphlet ou théorie. Et même :
ces Discours (le volume est ainsi
sous-titré) s’avancent toujours vers leur
interlocuteur comme autant d’invitations à débattre ou à discuter.
S’agissant de poésie, la démarche est
fréquente et toujours un peu paradoxale. La position très minoritaire des
poètes sur la scène littéraire et artistique
ne va pas sans mouvements de repli
théorique et de crispation dans le discours — justement. Chez l’auteur de
Sentimentale Journée ou de Kiwi (POL,
1997 et 2012), nulle raideur intellectuelle.
Les questions posées par ses différents
textes sont simples et pratiques : forme,
style, rapport au réel, au cliché, au symbole, tentatives d’y voir clair dans telle
ou telle production contemporaine, etc.
Le ton est parfois amusé, voire badin,
mais sans jamais d’aigreur ou de froideur dans l’ironie. Tout va bien se passer, réfléchissons. Parlons ensemble.
bertrand leclair
u bonheur des titres
efficaces, Martin Page
tient la corde, de L’Apiculture selon Samuel
Beckett (L’Olivier, 2013) à cet Art
de revenir à la vie, en passant par
son Manuel d’écriture et de survie
(Seuil, 2014). Ce dernier titre laissait-il entendre qu’il s’agit, écrivant, de ne pas mourir de faim ou
qu’il s’agit de « sur-vivre », façon
« sur-réaliste », légèrement audessus du sol où rôde la mort ?
Cette fois encore, quelque chose
vient légèrement brouiller une
intention d’allure didactique :
proposer « l’art » comme moyen
de « revenir à la vie » suggère que
l’on peut donc en sortir sans être
tout à fait mort encore…
De livre en livre, la phrase de
Martin Page trace un pli singulier
dans le vaste tissu qu’est la littérature contemporaine, écrivant
mine de rien ou d’une mine de
rien pour mieux entraîner le lecteur en terrain joyeusement
miné. Au premier abord, la phrase
semble dépourvue d’autre ambition que de dire les choses sobrement. « Ce matin d’avril, je vais à
Paris pour une raison précise et je
ne sais pas encore que ce périple
m’entraînera dans des aventures
très éloignées de mon but initial.
(…) Demain j’ai rendez-vous avec
Sanaa Okaria, une productrice.
Elle veut m’engager pour travailler
sur l’adaptation d’un de mes romans. » L’autoportrait que brosse
le narrateur, Martin, écrivain quadragénaire comme l’auteur, n’a
APARTÉ
Le jeu s’intensifie alors que
Martin s’installe pour quelques
jours dans l’appartement parisien que lui prête un ami artiste,
Joachim. « Plein d’énergie et de paranoïa », ce dernier se révèle aussi
bouillonnant que le narrateur est
éteint. Le contraste est d’autant
plus saisissant que l’artiste, avant
de lui confier les clés, reproche à
Martin d’accepter n’importe quel
travail alimentaire : « Mets-toi en
colère, Martin. La colère est un attribut divin. Les hommes ont besoin d’attributs divins, sinon leurs
congénères les méprisent. Lancer
des éclairs, séparer des océans,
faire tomber des pluies de sauterelles. » Dans le petit salon trône la
dernière œuvre de Joachim, une
sculpture en forme de caisson
métallique, qui ressemble « à ces
cabines dans lesquelles les gens se
font bronzer », mais couverte de
boutons et de circuits électriques
grotesques. Il s’agit d’une « machine à remonter le temps », précise Joachim : « Ça fait des années
que j’y pense. La science nous promet des voyages dans le temps,
mais rien ne vient. C’est à l’art de
reprendre les choses en main. » Et
quand Martin, évidemment, ne
peut s’empêcher de demander
comme vous ou moi si « la machine marche », la répartie est cinglante : « Est-ce qu’un Picasso marche ? C’est une œuvre d’art. »
La machine ne marche pas, mais
l’art est puissant. Une fois seul,
Martin ne manque pas de s’installer dans la sculpture, s’y endort et
voyage dans le temps des rêves. Il
croise bientôt un garçon de 12 ans
qui n’est autre que lui-même enfant et qu’il n’aura de cesse de retrouver les nuits suivantes. Dès
lors le récit se dédouble, dans une
alternance qui le rythme et l’enrobe d’anecdotes sucrées : chaque
jour, Martin rencontre docilement sa productrice, aussi loufoque qu’un personnage de Woody
Allen ; chaque nuit, il s’installe
dans la sculpture à remonter le
temps et poursuit son dialogue
avec l’enfant qu’il fut. Adulte responsable, il pense être de bon
conseil. Voilà qui reste à prouver,
et le jeune garçon ne le lui envoie
pas dire, qui le rappelle à l’ordre
d’une vérité de l’existence bien
plus exigeante que la morale si
terre à terre de Martin.
Malgré quelques pointes de ressentiment et le regret, par moments, que le récit résiste au grain
de folie qui le hante, le dialogue
est d’autant plus savoureux qu’il
est pris dans cette machine qui
fonctionne. Ou comment et grâce
à l’art « revenir à la vie », c’est-àdire, en retrouver pleinement le
goût, et donc celui d’écrire. Dans
une belle adéquation entre le propos et l’art singulier de l’auteur, le
livre rappelle une célèbre citation
attribuée à Picasso : « J’ai mis toute
ma vie à savoir dessiner comme
un enfant », aurait dit le peintre.
Martin Page, qui publie aussi des
livres pour enfants, travaille surtout à écrire comme un enfant :
pour mieux renvoyer les grandes
personnes à leurs propres miroirs… p
l’art de revenir à la vie,
de Martin Page,
Seuil, 170 p., 16 €.
Un laboratoire à idées
Et les formes relativement confidentielles auxquelles Pierre Alferi consacre
ce recueil en ont bien besoin. Le texte
d’ouverture, « Confection moderne », est
exemplaire à ce titre. Rédigé en 1991
dans le but d’évoquer le paysage poétique d’alors, il se révèle d’une étonnante
(et préoccupante) actualité. Les auteurs
cités, dont on prévient d’emblée de la
notoriété limitée, n’ont pas aujourd’hui
touché un public plus important en
quelque vingt-cinq ans, à moins d’avoir
exploré d’autres territoires littéraires,
plus populaires (comme le roman, par
exemple). La difficulté pour un amateur
de littérature de citer plus d’une poignée
de poètes vivants d’expression française
est toujours la même. Voire pire.
Et alors ? Nul défaitisme, ici, ni régression élégiaque. Brefs est un laboratoire
en marche, un laboratoire à idées et à
discussion, voire un laboratoire à laboratoires. L’une des questions essentielles
est celle de la naissance. Du discours et
de la parole poétique. Du pas de côté du
langage par rapport à la réalité. De sa
fabrique et de son accouchement. En
d’autres termes, on en revient à l’étymologie même de la poésie, au « faire »,
au « créer ». C’est toute l’inactualité passionnante de Brefs – sa distance, son retrait, aussi. Car Pierre Alferi s’efface derrière beaucoup d’autres auteurs (comme
Cingria ou Anne Portugal, par exemple).
C’est le seul reproche qu’on lui ferait.
Notre seule frustration. p nils c. ahl
a Brefs,
de Pierre Alferi,
POL, 250 p., 17 €.
Corps saignant et corps jouissant
Avec un roman sur les guerres de religion et un beau livre sur le libertinage, Patrick Wald Lasowski signe deux hymnes à la liberté
alexandre mare
D
ans La Terreur, le premier roman de Patrick Wald Lasowski
(Cherche-Midi, 2014), un commissaire de police consignait
meurtres « ordinaires » et conséquences
de la Terreur, tandis qu’en arrière-plan le
marquis de Sade comptabilisait les corps
et les têtes ensevelis dans les fosses du
cimetière de Picpus. Les Singes de Dieu
se déroule sous une autre période de
terreur, tout autant sanguinaire. Au
XVIe siècle, dans le Paris à dagues et à
sang des guerres de religion, Henri III,
obligé de fuir, laisse la capitale aux mains
des Seize, un groupuscule obscurantiste
qui cherche à renverser la monarchie
pour établir une dictature théocratique.
Les Seize prêchent tout autant qu’ils
tuent. Ils exterminent la « canaille huguenote » et tentent plus tard d’occire
Henri IV le Béarnais, qu’ils tiennent pour
fourbe et faussement converti et dont ils
affirment qu’il lorgne les prostituées durant la communion. Jean Boucher, leur
grand maître, est secondé par Pierre
Tison, le narrateur principal, un jeune
moine capucin qui, le jour, se fait secrétaire et, la nuit, exécutant des basses
œuvres. « Je fus sévère. Nous le fûmes
tous », dit-il. Litote : c’est bien un journal
de crimes et de vilenies que tient ce Tison, personnage trouble dont Wald Lasowski dresse un portrait saisissant.
Fanatiques catholiques ou protestants,
quel que soit le camp, il s’agit de nier le
corps ennemi – de le faire disparaître. Le
récit du capucin est ainsi ponctué, entre
deux prêches et deux complots, d’assassinats perpétrés au nom de Dieu. C’est
que le narrateur est un expert doublé
d’un comptable qui tient à jour la liste des
hommes et femmes pendus, écartelés,
démembrés, étranglés, arquebusés, brûlés vifs, lacérés, éventrés, jetés à la Seine…
On comprend que les histoires de terreurs sont souvent des histoires de corps.
Le culte des images
En même temps que ce roman, Patrick
Wald Lasowski publie un beau livre en
deux volumes sur la gravure libertine du
XVIIIe siècle, Scènes du plaisir. Supplice et
luxure : on pourrait a priori penser les
deux sujets éloignés. Pourtant, c’est là
aussi une chronique des corps – et des libertés – qui est tenue, à travers les arca-
dies amoureuses d’après Watteau, les
escarpolettes facétieuses de Fragonard,
les humanités retravaillées… Bref, une
histoire du trait
telle que l’on
les singes
pouvait la rende dieu,
contrer dans les
de Patrick Wald
plus hardies et
Lasowski,
précieuses
biCherche-Midi,
bliothèques.
160 p., 15,80 €.
Spécialiste de la
scènes du plaisir. littérature érotique, sur laquelle
la gravure
il a déjà publié de
libertine,
nombreux et imde Patrick Wald
portants ouvraLasowski,
ges, l’auteur fait
Cercle d’art, 208 p.
ici l’étude de la
sous coffret, 79 €.
posture et de la
manière dont « le corps vient à l’image ».
Si le XVIIIe siècle est celui du libertinage
d’esprit, des passions, il est aussi celui du
libertinage de la plume, qui invite peintres et artistes à représenter les scènes de
plaisir. Les enjeux sont économiques et
politiques, avec le risque de la censure, de
la prison, et à travers la question de la
circulation du livre et de la pensée.
Il ne s’agit évidemment pas seulement
de débauche. L’Eglise et le libertinage ont
en commun le culte des images, parce
qu’ils en connaissent les effets. A l’issue
du siècle des Lumières viendra la Terreur,
celle des révolutionnaires, où ressurgira
la question de la place laissée aux images, de la liberté de représenter.
La lecture de ces deux ouvrages de Patrick Wald Lasowski n’est, en somme,
qu’un hymne aux libertés : celle du droit
à disposer de son corps et celle attachée à
sa représentation. De quoi, justement,
tenter de contrer quelques terreurs. p
Critiques | Littérature | 5
0123
Vendredi 24 juin 2016
Avec « Daddy Love », l’histoire d’un enfant enlevé par un prédateur sexuel,
l’Américaine combine son talent pour l’horreur à celui de l’ellipse. Glaçant
Effeuillage posthume
Le peintre Ivor Woodall, professeur
de peinture de modèles nus au Cap
(Afrique du Sud), meurt subitement ; la lecture de sa nécrologie
bouleverse ses élèves. Les voilà
même inquiets quand ils sont invités à une exposition posthume de
leurs portraits – alors qu’ils n’ont
jamais posé pour Ivor. On suit chacun d’eux : Françoise s’interroge
sur la responsabilité de sa petite
sœur, Doudou, dans cette histoire ;
Jude se comporte d’étrange façon ;
Timothy, lui, a disparu et Stella,
déboussolée, le cherche partout,
comme pour faire rempart au souvenir de sa mère. A mesure que les
personnages font l’apprentissage
de la nudité des deux côtés du
pinceau, la plume de Rosamund
Haden les effeuille jusqu’au cœur
et dissèque leurs zones d’ombre.
L’avant et l’après de l’annonce de
cette mort s’emmêlent, il est aussi
question du génocide rwandais et
de vacances en Grèce. Rosamund
Haden fait ainsi du temps et de
l’histoire les matériaux d’un roman
savamment architecturé à la croisée du polar et du roman d’amour,
remarquable jusqu’à la dernière
ligne. p
Joyce Carol Oates, là où ça fait Mal
raphaëlle leyris
C’
est moins un roman qu’un
cauchemar. Pas seulement
parce que Daddy Love plonge
tout entier dans une angoisse viscérale tapie en chaque parent,
ravivée au gré des faits divers : l’enlèvement de son enfant par un prédateur
sexuel. Mais parce que le énième livre
(impossible de les dénombrer, tant elle
publie) de l’Américaine Joyce Carol Oates
a la texture poisseuse des mauvais rêves,
où des figures terrifiantes se dédoublent
et se confondent ; il mime aussi, et c’est
fascinant, leur temporalité erratique,
faite de ralentis, d’accélérations et de
répétitions.
De ce point de vue, les trente premières
pages du roman sont particulièrement
réussies et glaçantes, qui rejouent quatre
fois, hypnotiquement, la scène initiale,
dont l’horreur se dévoile peu à peu. C’est
celle du kidnapping du petit Robbie,
5 ans, à la sortie d’un centre commercial,
alors qu’il est avec sa mère à la recherche
de leur voiture dans un parking. Joyce
Carol Oates met ainsi le lecteur à la place
de Dinah, la mère, qui, jour et nuit, se
repasse encore et encore ces quelques minutes, cherchant comment elle aurait pu
empêcher le drame d’advenir, comment
elle aurait pu agripper plus fort la main de
Robbie. Même si le ravisseur lui a asséné
un coup sur la tête pour l’étourdir puis,
alors qu’elle avait repris ses esprits et
tenté de s’accrocher à son véhicule, l’a
traînée sur quinze mètres avant de la laisser pour morte – elle n’a pas succombé
mais est devenue « cette pitoyable chose
brisée au visage à moitié écorché ».
La répétition, du reste, est un motif
central de Daddy Love. A l’image de Dinah
revenant sans cesse sur l’enlèvement de
son fils, répond celle du prédateur, Chet
Cash, refaisant à intervalles réguliers le
même geste : il enlève un petit garçon
SANS OUBLIER
zoé courtois
a L’amour a le
goût des fraises
(Love Tastes Like
Strawberries), de
Rosamund Haden,
traduit de l’anglais
(Afrique du Sud) par
Diane Meur, Sabine
Wespieser, 398 p., 24 €.
PATRICK GAILLARDIN/PICTURETANK
EXTRAIT
« Tout cet été-là, tous les mois que dura la période d’essai du
garçon, les sentiments de Daddy Love ne furent pas toujours
faciles à cerner.
Quelquefois, Daddy Love était fou du garçon.
Ses yeux s’en régalaient tout bonnement.
Il éprouvait ce frisson – ce frisson sexuel, bien reconnaissable.
Il se rappelait le moment où, dans le centre commercial, près
de l’enclos des lapins, le beau petit garçon aux cheveux noirs
bouclés avait levé les yeux vers lui et, avec le plus sournois des
sourires, pointé sa langue rose entre ses lèvres. Et quel regard
ils avaient échangé, à l’insu de la mère, un regard secret,
embrasé : “Je ne veux pas rester avec elle, je veux être avec toi.
Emmène-moi !” »
daddy love, page 119
dans un lieu public, avant de se lasser de
sa proie à l’orée de la puberté, et de la tuer.
Non sans avoir choisi, entre-temps, une
victime de remplacement et l’avoir, selon
ses mots, « dressée ». Le tout, sans jamais
être inquiété. Car Chet Cash a toutes
les apparences d’un respectable citoyen,
gagnant sa vie en vendant des petits objets d’artisanat (fabriqués en réalité par
les « fils » successifs de celui qui exige
d’être appelé « Daddy Love »), séduisant
les femmes sans abuser de l’effet qu’il
produit sur elles.
Atroce personnage
Il possède encore un autre visage : celui
du « Prédicateur », pasteur itinérant de
l’Eglise de l’espoir éternel, dont les prêches enthousiasment les foules – « Son
troupeau d’âmes affamées » : « Vous ne
pouviez croiser le regard gravement bienveillant du Prédicateur sans être démangé
par l’envie de lui ouvrir votre portefeuille,
car lui donner de l’argent, c’était le donner
à Jésus-Christ lui-même – semblait-il. »
Pour entamer l’« éducation » des garçons
qu’il kidnappe, il commence toujours par
les enfermer dans sa « Vierge en bois », un
sarcophage où il peut les laisser des jours
et des nuits entiers.
Face à cette figure du Prédicateur, on
pense aux évangélistes sanguinaires de
la grande écrivaine du Sud Flannery
O’Connor (1925-1964). Et si l’on craint parfois que Joyce Carol Oates n’en fasse un
peu trop, ne déploie une certaine complaisance à l’égard de son atroce personnage, l’auteure choisit pile cet instant
pour changer de registre ou de focale,
pour se concentrer sur la vie des parents
de Robbie pendant les interminables années d’attente, ou sur la manière dont le
garçon, rebaptisé Gideon par son ravisseur, vit au quotidien. L’enfant va à
l’école, développe un talent certain pour le dessin (sa maîtresse daddy love,
s’étonne des ressemblances entre de Joyce Carol
une de ses œuvres et le Saturne Oates,
dévorant ses enfants, de Goya), ne traduit de l’anglais
dit rien de ses conditions de vie à (Etats-Unis)
quiconque ; il est d’ailleurs prié de par Claude Seban,
limiter ses interactions avec des Philippe Rey,
étrangers. Mais il voit bien arriver 272 p., 18 €.
le jour où « Daddy Love » va se Signalons, de la
lasser de lui.
même auteure, par
Dans ce livre, relativement bref le même traducteur,
selon ses critères habituels, Joyce la parution en
Carol Oates, combine son talent poche de Maudits
pour l’horreur – fameux – à celui (The Accursed),
de l’ellipse, éclatant dans ses nou- Points, 804 p., 9,30 €
velles, mais plus rarement ex- et de Hudson River
ploité dans ses fictions au long (Middle Age.
cours. Si Daddy Love est terrifiant, A Romance),
ce n’est pas gratuitement, ou pour Points, 710 p., 8,95 €.
le plaisir de se faire peur. Joyce Carol Oates livre ici un roman vertigineux
sur le visible et l’invisible, qui sonde avec
une puissance troublante les liens familiaux et creuse toujours plus profond la
question du Mal. p
Le monde qui rétrécit
Orpheline élevée par une tante
fantasque, Laura, tout juste adulte,
s’en va « à la découverte du
monde ». Incapable de se fixer dans
un endroit ou auprès d’un homme,
la jeune Australienne erre de pays
en pays, de ville en ville, oscillant
entre émerveillement et profondes
désillusions. De son côté, Ravi, ingénieur informatique, satisfait de
sa vie, se voit contraint de fuir le
Sri Lanka pour Sidney après l’assassinat de sa femme, en pleine
guerre civile. Le roman, ample et
très documenté, de Michelle de
Krester s’attache, sur une quarantaine d’années, aux destins croisés
de ces deux personnages que tout
semble opposer. Cette fresque ambitieuse et élégamment traduite
interroge la pertinence du voyage,
à une époque où Internet abolit les
distances. Elle questionne aussi la
possibilité de connaître en profondeur les cultures étrangères quand
tout semble désormais à portée
de clic. p ariane singer
a Dérives des continents (Questions of
Travel), de Michelle de Krester, traduit de
l’anglais (Australie) par Géraldine Koff
d’Amico, Galaade, 532 p., 26 €.
Une chambre d’échos
La narratrice de « Disent-ils » se découvre en écoutant ceux qui se confient à elle. Et la Britannique Rachel Cusk réinvente son art du roman
florence bouchy
A
la fin du séjour qu’elle
effectue à Athènes, l’héroïne de Disent-ils fait
la connaissance d’une
femme entravée dans son désir
d’écriture par sa tendance à synthétiser son propos. « Dès qu’elle
se lançait dans un nouveau projet,
explique-t-elle, très vite elle se
trouvait à le résumer. Aussitôt (…),
le projet était mort à ses yeux. (…)
Pourquoi se donner la peine
d’écrire une longue et belle pièce
sur la jalousie si “jalousie” la résumait tout aussi bien ? » A l’image
de cette auteure en crise, Rachel
Cusk a dû, pour écrire ce nouveau
texte, se réinventer et laisser derrière elle le modèle du roman
« qui décrit et vous explique tout
par l’intermédiaire d’un narrateur
omniscient ». Il a fallu « trouver
une nouvelle forme, dit-elle au
« Monde des livres ». Renoncer
aux anciennes habitudes d’écriture ». « Dans mes livres précédents, je posais des questions,
mais j’avais en fait déjà les réponses, ou une théorie. Cette fois-ci, le
texte est bien plus ouvert. »
C’est que, entre-temps, l’auteure
d’Arlington Park (L’Olivier, 2007,
republié sous le titre La Vie domestique, Points) a perdu toute
confiance dans les vertus de la
narration, ne voyant plus qu’un
piège et un mensonge dans les
histoires que l’on se raconte à soimême et dans les trajectoires que
la société propose aux femmes
comme modèles d’une vie réus-
sie (« Ils se marièrent et eurent
beaucoup d’enfants… »). Comme
la romancière britannique, l’héroïne de Disent-ils a divorcé quelques années plus tôt, et se trouve
dans une nouvelle période de sa
vie, entre le moment du désastre,
dont elle commence à se remettre, et celui de la renaissance,
qu’elle attend encore. Lors de son
séjour en Grèce, où elle se rend
pour animer des ateliers d’écriture, la narratrice se déprend de
son identité de femme divorcée
élevant seule ses enfants et se
rend disponible pour toutes les
rencontres. Le plus souvent silencieuse, elle écoute ce que les
autres lui confient, adoptant une
forme de neutralité bienveillante.
On sourit souvent en constatant la propension de chacun des
personnages à raconter sa vie à la
narratrice sans, souvent, se pré-
occuper de la sienne. En y devinant les exagérations, les mensonges qu’ils y ajoutent. Ou la
mauvaise foi dont ils font preuve.
Pourtant, Rachel Cusk se défend
disent-ils
(Outline),
de Rachel Cusk,
traduit de l’anglais par Céline
Leroy, L’Olivier, 204 p., 21 €.
Signalons, de la même auteure,
par la même traductrice, la
parution en poche de Contrecoup.
Sur le mariage et la séparation
(Aftermath. On Marriage and
Separation), Points, 186 p., 6,30 €.
de toute visée ironique. Disent-ils
est plutôt une chambre d’échos,
permise par le vide qui habite la
narratrice. Dans l’entre-deux où
elle se trouve, elle peut devenir
le réceptacle de ces discours
qui parfois la traversent et, à
d’autres, résonnent en elle. Que
leur expérience recoupe la
sienne, ou qu’au contraire elle lui
laisse entendre combien elle en
est différente, chacun de ses interlocuteurs l’engage à se découvrir, à redessiner les contours de
son identité « en dehors du couple
ou d’une nouvelle obsession ».
Si l’auteure renonce bien à la
forme romanesque assez traditionnelle qui avait fait le succès
de ses premiers titres, elle n’en
conserve pas moins, quelles que
soient ses intentions affichées, à
la fois un sens certain du récit, et
une extraordinaire finesse d’analyse des sentiments et des situations. Mais alors que, dans ses
précédents textes, les points de
vue qu’elle défendait pouvaient
aussi bien frapper par leur justesse que susciter la polémique,
Disent-ils conquiert le lecteur en
lui offrant tout l’espace nécessaire pour laisser résonner en lui
cet entrelacs de discours et y
trouver sa vérité. p
6 | Histoire d’un livre
0123
Vendredi 24 juin 2016
« Bambi », manifeste politique
SANS OUBLIER
Loin du film de Disney, le roman animalier de l’Autrichien Felix Salten, paru en1923,
évoque en filigrane le destin des juifs d’Europe. A lire dans une nouvelle traduction
macha séry
G
lissades et cabrioles,
premiers émois, amis
d’enfance, passage à
l’âge adulte, renouvellement des saisons et des
générations… Bambi, c’est ce
chef-d’œuvre de Walt Disney
(1942) où, pour la première fois,
les humains se tenaient horschamp. La découverte de la nature
en Technicolor et le souvenir d’un
chagrin inconsolable lorsque la
tragédie surgit, laissant le faon orphelin. Une fable écologiste aiguisée par le sentiment de perte. A la
sortie du film d’animation, l’Association des chasseurs américains
exigea – sans succès – que les projections fussent précédées d’un
avant-propos réhabilitant les armes à feu et les tueurs de gibier.
Les critiques de cinéma virent
dans le long-métrage une réflexion métaphorique sur la
guerre, après l’attaque de Pearl
Harbour. Eussent-ils connu le
destin du roman de l’Autrichien
Felix Salten (1869-1945), dont le
film était issu, ils n’auraient pas
manqué de souligner la dimension visionnaire d’une œuvre
bannie par les nazis en 1936 pour
cause d’« allégorie du sort des juifs
en Europe ». Un fait qui aura
échappé à Walt Disney, dont les
sympathies pour le IIIe Reich demeurent un sujet de controverse.
Oublieuse postérité. Le livre
Bambi (abréviation de l’italien
bambino, « enfant ») fut aussi célèbre que le film auquel il donna
naissance. Dès sa publication
Le premier à percevoir
combien ce récit sylvestre
doit à la culture yiddish,
notamment à travers le
dialecte des lièvres, fut le
satiriste Karl Kraus en 1930
en 1923, il s’arrache en librairie. Il
est aussitôt traduit en France par
les éditions Fayard (dans une
version cependant tronquée). Le
bouche-à-oreille traverse l’Atlantique. Aux Etats-Unis, Bambi fait
l’objet d’une précommande de
50 000 exemplaires par le club
Book of the Month (« le livre du
mois »).
Hélas ! au fil des ans, l’adaptation cinématographique a éclipsé,
comme souvent, l’œuvre originelle, tombée dans le domaine
public en 2015 et exhumée par les
éditions Rivages. L’occasion de la
découvrir sous un jour plus politique que sa version hollywoodienne. « La nature de Disney est
belle parce qu’elle ne veut rien dire.
Le 2 avril, la République est tombée ;
le 1er mai, la devise nationale est devenue « Equité, solidarité, dignité », et
les premiers signes de reconnaissance du nouveau régime ont été
émis par des instances internationales. Entre les deux, un mois de révolution où, après abolition de la propriété, les habitants des banlieues
défavorisées, les « villes martyres »,
ont été installés dans les quartiers
bourgeois – et inversement ; où
Andorre et Monaco ont été annexés
au nom de la lutte contre les paradis
fiscaux ; où la peine de mort a été
rétablie pour les « hauts criminels »,
dont l’épouse de l’ancien président,
lequel est en exil à Stockholm. Pour
raconter cet Avril, sa fièvre égalitaire,
sa tentation de la Terreur, Jérémie
Lefebvre fait alterner voix de citoyens plongés dans les événements,
dépêches de la presse étrangère,
décrets de la Convention nationale…
Une polyphonie qui rend palpable
l’effervescence d’une situation révolutionnaire et
donne une grande
subtilité à cette
fable politique
saisissante et souvent drôle. p
raphaëlle leyris
a Avril,
de Jérémie Lefebvre,
Buchet-Chastel, « Qui
vive », 134 p., 13 €.
Mo Yan rêveur
VAL SAXBY/HOTSPOT MEDIA/SIPA
Celle de Felix Salten fascine pour
une raison exactement inverse
– parce qu’elle est saturée de
symboles, de murmures et de sousentendus », souligne Maxime Rovere, dans la préface de ce Bambi
nouvellement (et intégralement)
retraduit. Chez Disney, les dialogues sont rares, réduits à quelque
800 mots. Chez Salten, ils abondent et multiplient les points de
vue face à l’adversité.
Le premier à percevoir combien
ce récit sylvestre doit à la culture
yiddish, notamment à travers le
dialecte des lièvres, fut le satiriste
autrichien Karl Kraus en 1930. Le
parcours de Felix Salten, de son
vrai nom Siegmund Salzmann,
petit-fils d’un rabbin orthodoxe,
ainsi que son engagement en faveur de la création de l’Etat d’Israël, confèrent de la crédibilité
à pareille interprétation, davantage, il est vrai, que ses écrits antérieurs. Pêle-mêle, des chroniques
consacrées aux têtes couronnées,
des critiques de théâtre, des livrets d’opérettes, des scénarios de
films et un premier roman de
nature… érotique, Josefine Mutzenbacher (1906), un classique du
genre.
Autodidacte touche-à-tout – il
avait interrompu ses études à la
suite de la faillite de son père –,
Felix Salten était un intellectuel
en vue au début du XXe siècle, admiré autant par Sigmund Freud
que par Stefan Zweig. Il appartint
au groupe d’écrivains bohèmes de
EXTRAIT
« Le tonnerre fondait sur eux de tous côtés. C’était comme si la terre
s’ouvrait en deux. Bambi ne voyait rien. Il courait. L’envie jusque-là
comprimée de quitter ce tumulte, d’échapper à cette odeur qui le prenait à la gorge, le désir de fuir, d’échapper à la mort s’étaient enfin
déchaînés en lui. Il courait. Il eut l’impression de voir tomber sa mère,
mais il n’était pas sûr qu’elle fût vraiment tombée. La peur du tonnerre
qui le menaçait de toutes parts l’avait enfin saisi et lui avait jeté
comme un voile sur les yeux. Il ne pouvait plus penser à rien, ne
pouvait plus rien voir ; il courait. Il avait franchi la clairière. Un
nouveau taillis l’accueillit. Une fois de plus les cris retentirent derrière
lui, une fois de plus le bruit sec et sonore éclata. »
bambi, pages 127-128
la Jeune Vienne, au côté d’Hugo
von Hofmannsthal, Franz Kafka
ou Arthur Schnitzler, son témoin
de mariage. Il fut aussi le disciple
du père du sionisme, Theodor
Herzl (1860-1904), collaborant à
Die Welt, le journal que celui-ci
avait fondé en 1897. Président de
l’association littéraire et artistique juive Haruach, Felix Salten
rendit compte pour le plus prestigieux des quotidiens viennois du
13e congrès sioniste de Carlsbad
(Tchécoslovaquie), l’année même
où paru Bambi. Deux ans plus
tard, il publia le récit de son
voyage en Palestine : Neue Menschen auf alter Erde. Eine Palästinafahrt (« Hommes nouveaux sur
une terre ancienne », non traduit).
Dans un essai datant de 2003,
Le récit d’une survie
MOINS FOLÂTRE
que le dessin animé
de Disney, beaucoup
plus mélancolique
et tragique, dimension dénotée par
une vingtaine d’occurrences du mot
« mort », autant de « terreur » : pas
sûr que le Bambi originel de Felix
Salten soit une lecture indiquée
pour les jeunes lecteurs.
Certes, il s’agit bien d’un roman
d’initiation, d’éveil à soi et aux
autres, avec échanges cocasses et
lueurs de tendresse. Mais cet
aspect-là demeure marginal. Bambi
se présente d’abord comme le récit
d’une survie au cœur d’une forêt
Seconde révolution
hérissée de multiples dangers, où il
faut déjouer pièges, traques et collets,
résister au froid et à la faim, s’endurcir,
vaille que vaille, dans l’exercice de la
solitude. Les exactions abondent :
massacres par un chasseur (toujours
désigné par « Lui »), sanglantes agonies, actes de cruauté perpétrés par
des corbeaux… Omniprésente est la
frayeur.
Un surprenant chapitre interrompt
la linéarité de l’histoire au premier
tiers du livre : le dialogue de deux
feuilles accrochées à un grand chêne
quasiment dénudé par l’hiver. Jusque-là rescapées de l’hécatombe, elles
savent que leur fin est proche. Que se
produira-t-il lorsqu’elles se détacheront ? « Qui sait ? Aucune de celles qui
sont tombées n’est encore jamais
revenue pour en parler. »
Pour lutter contre l’inquiétude, elles
se remémorent la rosée du petit matin, les nuits douces, leur éclatante
santé lorsque chauffait le soleil. Un
vent hostile se met alors à souffler.
Dans Bambi, les feuilles mortes se
ramassent à la pelle. Et les regrets
aussi. p m. s.
bambi.
l’histoire d’une vie dans les bois
(Bambi. Eine Lebensgeschichte
aus dem Walde),
de Felix Salten,
traduit de l’allemand (Autriche)
par Nicolas Waquet, Rivages poche,
« Petite bibliothèque », 256 p., 8,90 €.
Iris Bruce, spécialiste de l’œuvre
de Franz Kafka, éclaire Bambi à
l’aune de « l’expérience de l’exclusion et de la discrimination ». Paul
Reitter, grand connaisseur de la
littérature austro-hongroise, va
plus loin dans un article de la
Jewish Review of Books en 2014.
Les arguments que cet universitaire américain avance en faveur
des « racines juives de Bambi » se
révèlent pertinents à la lecture du
livre : thématique de l’insécurité,
critique de l’assimilationnisme à
travers le personnage de Gobo
(cousin de Bambi), quête d’une
terre promise où élever sa descendance en paix…
De fait, le roman n’a rien de
contemplatif. Eu égard à leur formulation, nombre de passages
font manifestement écho à l’histoire des juifs ashkénazes, émaillée
de pogroms : « Personne ne se sentait plus en sécurité, car tout cela
avait lieu en plein jour. Cette terrible
détresse, dont on ne voyait pas la
fin, répandait la rancœur et la barbarie. Elle réduisait à néant tous les
usages, elle minait la conscience,
anéantissait les bonnes mœurs,
détruisait la confiance. Il n’avait
plus ni pitié, ni repos, ni retenue.
“On peine à imaginer qu’on a connu
des jours meilleurs”, soupira la mère
de Bambi. »
Abonné aux fictions animalières par son éditeur pressé de
renouer avec le succès populaire
de Bambi, Salten publiera deux
autres romans adaptés par Disney,
Perri l’écureuil et Le Chien de Florence. Fuyant les persécutions nazies, il mourut en Suisse à la fin de
la seconde guerre mondiale. p
En 1989, deux ans après Le Clan du
sorgho rouge (Seuil, 2014), la saga qui
l’a rendu célèbre, le Prix Nobel chinois Mo Yan signait Le Clan des
chiqueurs de paille. Seul le titre et le
lieu des deux fictions – la campagne
de Gaomi – leur confèrent un lien de
parenté. Car, pour ce dernier ouvrage,
Mo Yan, qui venait de lire Cent ans de
solitude, s’est aventuré sur les terres
du réalisme magique. Six récits plongent le lecteur dans un univers onirique, sur fond d’invasions de criquets,
peuplé d’êtres palmés et d’équidés
– l’acte fondateur du clan est l’alliance entre une pouliche et un garçon dans les marais –, que l’auteur
met en scène dans une narration
complexe. On aura confirmation
que, « dans le monde de Mo Yan, tous
les hommes sont des animaux (…) et
tous les animaux sont des hommes »,
comme l’analyse l’écrivain Philippe
Forest dans Mo Yan, au croisement
du local et de l’universel (Seuil, 480 p.,
28 €.), actes d’un
colloque international. p
françois bougon
a Le Clan des
chiqueurs de paille (Shi
cao jiazu),
de Mo Yan, traduit du
chinois par Chantal ChenAndro, Seuil,
480 p., 23 €.
Trois Leucate
Situer sur une carte la presqu’île de
Leucate. Y suivre l’auteur de Leucate
Univers, guidé par Histoire en personne qui chuchote à son oreille.
Plongé dans les guerres de religion,
le lecteur découvre Françoise de
Cézelli, héroïne locale qui, en 1589,
défendra la forteresse de Leucate
assiégée par les ligueurs. Dans le
même paysage, en 1955, le jeune Guy
est embauché le temps des vendanges, pour remplacer Serge, envoyé en
Algérie. A travers le temps, des morts
violentes se superposent. Même si
elles ne sont qu’à l’arrière-plan dans
le dernier volet du triptyque, où l’on
suit à Leucate Plage des jeunes gens
d’aujourd’hui. Trois époques, trois
tentatives d’épuisement d’un lieu
languedocien. Auteur rare et rigoureux, qui décrypta sa méthode dans
Façons d’un roman (POL, 2003),
Gérard Gavarry exerce sa liberté
de romancier dans les contraintes
fécondes qu’il s’impose. p
monique petillon
a Leucate Univers, de Gérard Gavarry,
POL, 270 p., 17 €.
Critiques | Essais | 7
0123
Vendredi 24 juin 2016
Pour les Apaches occidentaux, l’espace se lit comme un manuel de savoir-vivre.
Une passionnante enquête de l’anthropologue Keith Basso, mort en 2013
Ce que raconte le paysage à l’Apache
anne both
R
avissante surprise que ce petit livre, fragile et soigné, qui ne laissera pas insensibles les bibliophiles avec ses cahiers brochés
et son délicat gaufrage, qu’un doigt curieux ne peut s’empêcher d’effleurer. Le
motif modelé reprend le tracé de « L’eau
se mêle à la boue dans un bassin à ciel
ouvert », lieu apache – dont c’est le nom –
et titre de l’ouvrage de l’Américain Keith
Basso (1940-2013), publié il y a exactement deux décennies sous l’intitulé
Wisdom Sits in Places (« La sagesse des
lieux »). L’idée de traduire en français,
pour la première fois, cet anthropologue
américain a été soufflée à Alexandre
Laumonier, l’éditeur, par un jeune américaniste, Pierre Déléage, du Laboratoire
d’anthropologie sociale. L’entreprise mérite d’autant plus d’être soulignée que les
travaux de Keith Basso brillent par leur
absence dans la besace de références où
puisent les intellectuels français.
En 1959, Basso n’est qu’un jeune étudiant en anthropologie, à Harvard, lorsqu’il passe l’été en Arizona et découvre la
communauté apache de Cibecue. Une
rencontre décisive, puisqu’il lui consacrera sa thèse, soutenue à Stanford en
1967, et la majeure partie de sa vie. Enseignant à l’université du Nouveau-Mexique pratiquement pendant toute sa carrière, il devient le spécialiste de la culture,
de la langue et de l’histoire des habitants
de la réserve de White Mountain. Expert
et défenseur des droits des Apaches, celui
qui vécut les dernières années de son
existence comme un cow-boy dans son
ranch en fut le meilleur ami.
En 1979, Basso est sollicité par Ronnie
Lupe, président de cette communauté,
pour dresser une carte locale des noms et
des lieux apaches. Si ce travail, étalé sur
quatre ans, permet de répertorier près de
trois cents lieux répartis sur 72 kilomètres carrés, l’atlas initialement envisagé
ne verra jamais le jour. En revanche, l’anthropologue en retire une analyse fine de
la puissance d’évocation des toponymes.
Un réservoir de sagesse
En effet, chez les Apaches occidentaux,
lorsqu’un des leurs s’écarte du droit chemin ou désespère, point de remontrances frontales ou de paroles réconfortantes. Les commentaires se manifestent par
des échanges brefs de noms de lieux, tels
« Cela s’est passé à Grands peupliers se
dressent ici et là » ou « C’est arrivé à Blancheur s’étend vers le haut ». Basso, comme
le lecteur, ne saisit pas un traître mot de
ces propos, jusqu’à ce qu’il lui soit expli-
SANS OUBLIER
C’en est Allais
Dans la nuit du 20 au 21 avril 1944,
une escouade de la Royal Air Force
bombarde la gare de triage de La
Chapelle, dans le nord de Paris. Une
des bombes va s’écraser dans le
cimetière de Saint-Ouen, pulvérisant la sépulture d’Alphonse Allais
(1854-1905). Ultime pirouette et épilogue définitif à la disparition de
celui qui disait : « Dieu a sagement
agi en plaçant la naissance avant la
mort ; sans cela, que saurait-on de la
vie ? » Allais est un immense humoriste ainsi qu’un grand écrivain.
Et pas que… Ne lui doit-on pas des
études très techniques à propos de
la synthèse du caoutchouc ? Après
François Caradec (Alphonse Allais,
Belfond, 1997), Jean-Pierre Delaune,
spécialiste sensible de sa vie et de
son œuvre, lui consacre une biographie d’une véritable intimité.
Ami de Charles Cros, membre des
clubs des fumistes et des hydropathes, ce maître du calembour,
ce jongleur des mots, populaire,
admiré, était aussi amer et désenchanté. Delaune nous guide entre
ses confidences, ses mystères et
sa littérature. « L’oubli, c’est la vie ! »
a-t-il écrit. Mais pour le coup
Alphonse Allais
a maintenant
son tombeau. p
xavier houssin
a On ne badine
pas avec l’humour
d’Allais. Alphonse
Allais par luimême, de JeanPierre Delaune,
Omnibus, 720 p., 21 €.
Une statue de Craig Dan Goseyun à San Carlos Apache, Arizona. ALBUQUERQUE JOURNAL/ZUMA/REA
qué que tous ces lieux possèdent des histoires, qu’en évoquer les noms renvoie
à des événements et permet aux voix
ancestrales de s’adresser directement
aux personnes concernées.
L’environnement fonctionne alors
comme un gigantesque réservoir de sagesse dans lequel il est possible de se ressourcer. Les récits sont décochés comme
des flèches qui visent la conscience de
l’intéressé. L’auteur montre très bien que
le pouvoir performatif de l’évocation des
toponymes n’est efficient que si les auditeurs connaissent non seulement les histoires, les contes et les récits, mais surtout leur inscription géographique. D’où
l’incitation faite aux jeunes à voyager
avec des aînés qui leur parleront in situ
des lieux et des événements qui y sont attachés. L’initiation à ce langage métaphorique passe inexorablement par l’observation des sites, où il sera toujours possible de se rendre.
Basso rappelle que le « sens des lieux » ne
saurait être en rien l’apanage des Apaches
occidentaux, et que chacun octroie
histoire, symbolique et anecdotes aux
paysages qui l’entourent. Pourtant, cette
notion a longtemps été méprisée par les
anthropologues, reléguée au rang de
contexte, comme le fut le sens commun,
étudié par l’anthropologue américain
Clifford Geertz. Ce dernier a d’ailleurs
influencé l’auteur, tout comme le sociologue Erving Goffman, Sartre ou encore
Merleau-Ponty.
Théoriquement solide, ce livre n’en est
pas moins un récit saisissant. Ecrit à la
première personne, tout en échappant à
la dérive narcissique, il invite le
lecteur à découvrir les replis l’eau se mêle
d’une enquête ethnographi- à la boue dans
que. Basso avoue qu’il hésite, un bassin
qu’il ne comprend pas, qu’il à ciel ouvert.
est « embarrassé et à court de paysage et
mots », soulagé ou enthou- langage
siaste. L’homme a de l’humour chez les apaches
et un indéfectible talent pour occidentaux
décrire « ses » Apaches. On voit (Wisdom Sits in
le vieux Nick, avec ses grands Places. Landscape
yeux noirs, son air malicieux, and Language
ses Nike ornées de zébrures among the Western
orange, entrer dans son 4 × 4 ; Apache),
on entend le silence ; on ima- de Keith Basso,
gine « le petit papillon blanc qui traduit de l’anglais
danse sur place ». Basso, dont le (Etats-Unis) par
père était essayiste, éditeur et Jean-François Caro,
ami de Faulkner, parvient à Zones sensibles,
loger son ingénieuse analyse 196 p., 20 €.
de l’imaginaire des paysages
apaches dans les interstices de la littérature. Ce premier livre traduit en français
est une irrésistible exhortation à découvrir les autres. Amis éditeurs… p
Psychiatrie militante
Chef de service en psychiatrie à
Reims et fondateur de l’association
La Criée, Patrick Chemla a réuni,
dans cet ouvrage collectif, les textes d’une rencontre de 2014 consacrée à la question de la transmission du savoir clinique dans les institutions de soin. Il s’agit d’abord
de s’opposer à toutes les haines
contemporaines qui visent aussi
bien la psychanalyse que les approches humanistes de la psychiatrie.
On trouvera donc ici des récits de
cas et des interventions militantes
qui témoignent de la richesse
d’une pratique de la folie, dont on
oublie souvent qu’elle résiste au
formatage chimique et comportementaliste, afin de mettre en place
une meilleure compréhension des
souffrances subjectives, qu’elles
soient psychiques ou sociales.
Voilà donc l’expression vibrante
d’une transmission de la notion
d’inconscient dans une société qui
dénie chaque jour son existence. p
élisabeth roudinesco
a Transmettre. Psychiatrie,
psychanalyse, psychothérapie
institutionnelle, sous la direction de
Patrick Chemla, Eres/La Criée, 256 p., 25 €
La foi chevillée aux pieds
Dans « Le Voyage aux saints », Dominique Julia retrace d’un pas alerte l’histoire des pèlerinages chrétiens
antoine de baecque
I
l est des livres mûris d’un
long compagnonnage. C’est
le cas de celui-ci, retraçant
l’histoire des pèlerinages du
IVe siècle à nos jours dans l’Occident chrétien. Dominique Julia
ancre ce travail dans le séminaire
que mena Alphonse Dupront
(1905-1990), dont il fut l’élève à
l’Ecole pratique des hautes études
au cours des années 1960-1970.
Julia connaît les séances du maître de l’histoire religieuse sur le
bout des doigts, et en a retiré la
quintessence, distillée en de multiples colloques, articles, ouvrages, depuis plusieurs décennies.
Mais le pèlerinage a connu un
étrange destin : quand Julia enquêtait au milieu des années
1960, il ne demeurait que les résidus déliquescents de rites pédestres enfuis. Un demi-siècle plus
tard, le revival pèlerin a attiré,
en 2014, 238 000 « jacquets » vers
Compostelle.
Si ce revival n’est pas exactement le sujet du livre de Dominique Julia, qui centre son étude sur
la période moderne, de l’apogée
du phénomène au XVe siècle à son
premier déclin au XVIIIe, victime
de la mauvaise réputation des pèlerins, il lui insuffle son énergie :
ces pages, où on croise des paysages variés et changeants, ponctués de rencontres vivantes, se
parcourent d’un pas alerte.
Le pèlerin voyage à pied, dans
l’austérité et la difficulté, l’effort
et le dénuement, vers un endroit
tenu pour sacré selon sa religion.
Sur sa route, il rencontre d’autres
pèlerins, est accueilli par des institutions qui le logent, le nourrissent, l’informent, renforcent sa
foi. Le but du voyage, souvent
lointain, le confronte directement au sacré en métamorphosant une réalité profane en une
présence surnaturelle. Si cette
pratique rituelle traverse toutes
les religions, telle une internationale pèlerine, elle est apparue
dans l’Occident chrétien au
IVe siècle : l’édit de Milan de 313,
où Constantin et Licinius accordent liberté aux fidèles de circuler, n’y est pas étranger. Une
géographie sacrée privilégie
d’abord la Terre sainte : il s’agit
d’aller prier sur les lieux mêmes
de l’Incarnation, en Palestine.
Puis un gigantesque transfert
des reliques de saints voit le jour,
à l’occasion des croisades, translation qui peuple l’Europe entière,
de Constantinople à Rome, nouveaux modèles pèlerins, mais
également bien des villages, de
restes sacrés plus ou moins véridiques. Les reliques acquièrent
une puissance thaumaturgique
et le pèlerinage, que la hiérarchie
ecclésiastique tente de canaliser
– elle n’y parvient jamais vraiment et demeure bien souvent
méfiante à l’égard de cette grande
circulation des ouailles –, s’encadre d’une économie pénitentielle : une taxation des fautes qui
fait de la marche aux reliques un
châtiment et une expiation.
Rites pédestres
S’est inventée une topographie
pèlerine qui a dessiné des itinéraires, des stations, a déterminé
des constructions d’églises et de
gîtes d’accueil, a édicté des lieux
saints à atteindre, des textes de
fondation à connaître, des prières
à réciter, mais élaboré aussi des
formes de dévotion, des manières de circuler, des rites pédestres, des gestes de sacrifice et
d’hommage.
Là, le livre est extraordinairement vivant, de la « voie lactée »
compostellane aux innombrables rendez-vous locaux où l’on
vient guérir les maux de gorge,
espérer la pluie ou favoriser la fécondité des poules, incarnant ces
pratiques et ces itinéraires en une
farandole de récits, d’expériences, de témoignages, explorant
tous les possibles de cette geste
pèlerine qui ne se peut comparer
qu’à un roman picaresque.
Comme s’il avait beaucoup importé à l’auteur que l’on marche
aussi en le lisant. p
le voyage aux saints.
les pèlerinages dans
l’occident moderne
(xve-xviiie siècle),
de Dominique Julia,
EHESS/Gallimard/Seuil,
« Hautes études »,
376 p., 25 €.
Vous éCriVEz ?
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Editions Amalthée
2 rue Crucy - 44005 Nantes cedex 1
Tél. 02 40 75 60 78
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8 | Chroniques
0123
Vendredi 24 juin 2016
Le polar à la loupe
LE HAUT DU PAVÉ
SABRI LOUATAH
écrivain
tôt quelques clichés de plus –, mais aussi
repérages de Paul Fournel lui-même, qui
passe en revue avec délectation tous les
stéréotypes de la littérature policière : typologie des comparses, « moments méditatifs, un rien dépressifs, pendant lesquels
le héros fait le point », ou encore la reprise
de loin en loin d’une formule lapidaire
« qui a l’avantage de ne pas vouloir dire
grand-chose, tout en invitant à une réflexion vaste » afin de « laisser place à un
espace de réflexion, à une morale de portée générale ». Ce sera cette fois : « Un
meurtre est toujours plus qu’un meurtre. »
Et, bien sûr, il faut camper notre enquêteur et le rendre attachant dans la perspective des futurs romans de la série et
de leur adaptation télévisée secrètement
souhaitée. Il portera un nom caractéristique – Maussade, surnommé Mamau –, il
aura une femme dans son passé – et le
LE FEUILLETON
D’ÉRIC CHEVILLARD
L’ÉCRIVAIN est un volcan
de type strombolien. Et
sa prose, donc, la lave
incompressible qui le déborde, dévalant la pente
de son bras avec le sang
bouillonnant de l’artère. Premier spectateur, il assiste, tremblant, ému, à ce prodige : la création d’un monde. Après, il va
vomir, parce qu’il a décidément trop bu.
Nous aimons pourtant toujours cette représentation du poète inspiré, obéissant
à des forces supérieures, tout juste capable de les canaliser in extremis, apaisant
alors sa transe pour mesurer ses hexamètres et croiser ses rimes.
Ainsi, il entre de toute façon un peu de
mécanique à un moment ou à un autre
de la création littéraire. Les articulations,
au moins, comme leur nom l’indique,
relèvent de l’art, sinon de l’artifice. C’est
encore plus vrai pour le roman, et vrai
plus encore pour le roman de genre, et
suprêmement vrai pour le roman policier. Ce dernier ne fait pas partie des
chants que les dieux dictent à leurs
aèdes. La plupart des auteurs de polars
usent de techniques éprouvées, battent
et rebattent le même jeu de cartes, les
mêmes figures, et ne peuvent compter
que sur l’originalité de leurs variations
pour renouveler le thème.
Paul Fournel, né en 1947, président de
l’Oulipo depuis 2003 (une époque où l’on
portait avec des hourras son héraut sur
le trône, en lui épargnant les mesquines
tergiversations des primaires) publie
aujourd’hui Avant le polar, sous-titré :
99 notes préparatoires à l’écriture d’un
roman policier, très savoureux et
néanmoins rigoureux vade-mecum de
l’auteur de polars. On retrouve l’esprit du
Calvino de Si par une nuit d’hiver un
voyageur (Seuil, 1981) dans ce précis qui
ne nous montre pourtant pas le lecteur
aux prises avec le livre, mais l’écrivain
lui-même, élaborant son intrigue, dessinant ses personnages, réfléchissant aux
enjeux et aux implications de son work
in progress.
Un roman de Nabokov obéit aussi à
ce principe. La Vraie Vie de Sebastian
Knight (Albin Michel, 1951) se présente
comme la relation de l’enquête que le
narrateur mène sur son frère, illustre
écrivain mort depuis peu, dans le but
d’écrire sa biographie. Or cette enquête
se substitue bientôt au livre envisagé.
Tout ce que l’on peut apprendre et dire
de Sebastian le sera au cours de ce travail préparatoire. Les considérations du
narrateur participent de l’œuvre biographique, lui donnent un tour réflexif qui
la justifie.
Le polar rêvé par Paul
Fournel, parfaitement
classique, n’existera
que virtuellement, sous
la forme d’un projet
vague enrichi d’un
commentaire précis
EMILIANO PONZI
De la même manière, le polar rêvé par
Paul Fournel – qui pourrait s’intituler L’Inconnue du parc Montsouris ou Le Mystère
de la chatte rasée –, parfaitement classique, pour ne pas dire convenu, n’existera
que virtuellement, sous la forme d’un
projet vague enrichi d’un commentaire
précis, un plan approximatif étoffé de
réflexions sagaces sur le genre.
Tout commence par les repérages. Repérages traditionnels de l’auteur de polar
dont Paul Fournel singe les postures en
publiant par exemple des photos de lieux
parisiens où l’intrigue est supposée se
dérouler – gros travail préalable d’immersion et de documentation : bien plu-
avant le polar.
99 notes préparatoires
à l’écriture
d’un roman policier,
de Paul Fournel,
Dialogues, 76 p., 15 €.
ver du regret au cœur –, des faiblesses
touchantes et des compétences certaines : « Il faut lui ménager un coup d’éclat,
(…) quelque chose qui donne à la lectrice le
désir d’acheter le prochain volume. » La
lectrice, oui, Paul Fournel n’est pas assez
hypocrite pour feindre d’ignorer le massif et foudroyant phénomène de l’illettrisme masculin.
Or, mine de rien, une intrigue se met en
place et tous les éléments d’un suspense
qui bientôt nous captive pour de bon.
L’auteur s’amuse aussi à démonter les
rouages de cette manipulation romanesque. Une adolescente est retrouvée
morte, violée, dans un parc. L’enquête
s’intéresse à ses amies, un peu libertines,
à ses beaux-pères, un peu louches, à sa
mère, catholique tendance nymphomane, à son petit copain, trop désinvolte.
Les rebondissements sont orchestrés
selon la chronologie en vigueur dans la
dramaturgie policière classique : découverte tardive de l’arme du crime, fausses
pistes, confidences.
Constitué de fragments numérotés, le
récit alterne les commentaires et les
scènes jouées comme en répétition par
l’auteur et ses personnages. Paul Fournel
se montre soucieux de préparer au
mieux « le temps de l’écriture à venir ». Il
ouvre et referme des pistes, semblable à
son enquêteur, moins maussade que lui
cependant, plutôt malicieux commissaire à moustache de cet ouvroir de
littérature policière. p
L’humanité selon Robert Legros
FIGURES LIBRES
ROGER-POL DROIT
ON SE SOUVIENT
sans doute qu’Emmanuel Kant, à la
fin du XVIIIe siècle, faisait converger vers la question « Qu’est-ce que l’homme ? »
toutes les interrogations organisant la philosophie. Il ne faisait
que prolonger une longue tradition. De Platon à la Renaissance, de
Cicéron aux Lumières, la réflexion
sur « l’humanité de l’homme » n’a
cessé, en effet, de constituer un fil
rouge de la pensée occidentale. Sa
définition, son essence, ses ambiguïtés ont été abordées par mille
biais. Jusqu’au moment où la
vague de l’antihumanisme a
commencé à submerger la philosophie, naissante avec Marx,
Nietzsche et Freud, croissante avec
Heidegger et Foucault, dominante
avec le structuralisme. S’interroger sur l’humain et l’humanité,
scruter leurs spécificités, leurs
capacités, leur avenir semblait
devenu obsolète et ringard.
Cela n’a pas empêché Robert
Legros de publier, en 1990, L’Idée
d’humanité (Grasset), ni de récidiver, en 2014, avec L’Humanité
éprouvée (Classiques Garnier).
Spécialiste de Hegel, dont il est
aussi traducteur, grand lecteur de
Tocqueville et des
l’énigme de l’humanité penseurs de la démocratie moderne, ce
en l’homme. hommage
philosophe belge a su
à robert legros,
prolonger et renousous la direction
de Lambros Couloubaritsis veler, à contre-courant de son temps, la
et Martin Legros,
réflexion sur l’uniOusia, 398 p., 35 €.
versalité de l’humain.
Il a notamment mis en lumière
l’importance de la critique, par la
pensée romantique allemande, de
la conception des Lumières. Pour
ces dernières, l’humain se réalise
en s’émancipant de tout particularisme : en devenant rationnel, un
individu n’est plus Français ou
Hottentot, mais universel. A quoi
les romantiques répliquent que
tout individu s’inscrit et se développe dans une langue, une
culture, une époque données.
Dilemme crucial
Faut-il donc perdre les cultures
pour sauver l’universel ? Faut-il
insister, au contraire, sur la diversité humaine, les appartenances à
des identités distinctes, au risque
cette fois de n’avoir plus accès
à aucune unité ? Inutile de souligner combien ce dilemme est
crucial aujourd’hui – intellectuellement et politiquement. L’intérêt majeur de la réflexion de Robert Legros n’est pas seulement
de l’avoir clairement formulé,
mais de tenter d’en sortir, notamment en insistant sur les expériences sensibles partagées et sur
leur omniprésence. Question-clé :
dans la dispersion des particularismes culturels, existe-t-il
des expériences universellement
éprouvées, restituant à l’humanité une forme d’unité profonde ?
La richesse et la fécondité de
cette approche, et l’ampleur des
recherches de Robert Legros, sont
étudiées dans un volume de mélanges lui rendant hommage. Une
trentaine de textes font prendre
la mesure d’une démarche originale, qui n’a pas toujours reçu
l’attention qu’elle mérite, peutêtre parce qu’elle est dépourvue
de cette frivolité qui alimente, en
France, les succès de la mode.
Parmi les noms de la trentaine
d’auteurs contribuant à cet ensemble se trouvent notamment
Alain Finkielkraut, Philippe Raynaud, Luc Ferry, Alain Renaut,
Etienne Tassin, Marc Richir, François et Pierre-Henri Tavoillot. On
pourra donc, au choix, soit lire ces
articles pour eux-mêmes, soit
s’en servir pour aborder Robert
Legros, soit y puiser pour reprendre, au XXIe siècle, l’examen de
cette vieille et increvable question : « Qu’est-ce que l’homme ? ».
En fait, ce ne sont pas trois possibilités divergentes. Un seul et
même mouvement les unit. p
Le fils
prodigue
CHEZ NOUS, de
Marilynne Robinson, qui
paraît en poche dans la
collection « Babel »
d’Actes Sud, fait partie
d’un ensemble de romans centrés sur la famille du révérend
Robert Boughton, pasteur presbytérien
à Gilead, dans l’Iowa. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Gilead, le premier
volume de la série, pour apprécier pleinement la puissance de Chez nous.
C’est l’histoire d’un retour à la maison,
vingt ans plus tard. Le révérend est veuf,
il vit toujours dans cette maison « trop
haute pour le quartier (…), à la fois austère et prétentieuse ». Glory, la plus jeune
de ses huit enfants, revient pour s’occuper de son père, vieillissant, affaibli
par la maladie. Ses joutes théologiques
avec le révérend Ames, son sparringpartner préféré, se sont faites plus rares
et moins intenses. Au début du roman,
le patriarche n’attend que l’arrivée de
Jack, son fils le plus « compliqué ». Les
lecteurs de Gilead en gardent le souvenir
d’un fauteur de troubles, une mauvaise
graine, celui par qui le scandale est
arrivé dans la famille Boughton. Jack
tarde à revenir. Glory lui en veut de tourmenter leur père, tout en sachant que
Jack est et restera toujours le fils préféré
du révérend.
Rêver une vie d’adulte
Chez nous se présente d’abord comme
une variation sur la parabole du fils prodigue. Lorsqu’il franchit enfin le porche
de la maison de son enfance, Jack est
devenu un quadragénaire alcoolique et
fatigué. Vingt ans de secrets se sont
accumulés entre sa sœur et lui. Glory
a enseigné et quitté l’enseignement, elle
a aimé et connu la déception amoureuse, elle se demande ce qu’elle a fait de
sa vie : « C’est comme si j’avais rêvé une
vie adulte et que je m’étais réveillée,
toujours ici, dans la maison de mes parents. » Elle confie à Jack qu’elle a menti à
tout le monde : elle ne s’est jamais mariée à l’homme avec qui elle a vécu pendant ces deux décennies. L’irrévérencieux Jack éclate de rire. Ses secrets sont
autrement plus lourds. Il a eu un enfant
avec une femme noire. Nous sommes
en 1956. Il n’y a aucune « personne de
couleur » dans cette petite ville du
Midwest. Si Jack reste aussi longtemps
auprès de son père qu’il appelle encore
« monsieur », c’est aussi pour tâter le terrain, et découvrir si un foyer interracial
pourrait trouver sa place à Gilead…
On ne quitte jamais longtemps le
point de vue de la pieuse Glory, ses doutes, ses sentiments, sa pensée hautement abstraite et pourtant si peu
réflexive. Les concepts chrétiens qui ont
fait son éducation ne sont jamais l’objet
d’une analyse suspicieuse. Ils font partie
de la vie quotidienne des Boughton, au
même titre que la préparation du souper du révérend ou ses parties de dames
à l’ombre du porche : « J’ouvrirai ma
bouche en paraboles. Je dirai les énigmes
des temps anciens, que nous avons entendues et connues, et que nos pères nous
ont contées. »
Marilynne Robinson brasse large, à
partir du dispositif le plus minimaliste
possible : trois membres de la même
famille qui arpentent une maison dont
on finit par connaître le moindre recoin,
trois êtres qui se connaissent par cœur
et ne se comprennent pas, vivant dans
une intimité brûlante, et pour toujours,
grâce à ce roman lent, profond et
magnifique. p
chez nous
(Home),
de Marilynne Robinson,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Simon Baril,
Babel, 448 p., 9,70 €.
Les écrivains Sabri Louatah, Pierre Michon,
Véronique Ovaldé et l’écrivain et cinéaste
Christophe Honoré tiennent ici
à tour de rôle une chronique.
Mélange des genres | 9
0123
Vendredi 24 juin 2016
Un psychologue élève seul son fils de 8 ans, qui écoute en cachette
ses consultations. Marie-Aude Murail, audacieuse et délicate
Papa aide les jeunes mal dans leur tête
TRANS|POÉSIE
DIDIER CAHEN, écrivain et poète
Hors-jeu
Trois livres de poésie, on vit avec et on choisit des vers.
On se laisse porter ; on tresse alors les œuvres pour composer
un tout nouveau poème.
JEUNESSE
Il avait des souliers noirs à boucles
Il suffisait que je batte de l’œil
Pour les couvrir d’or et de rubans
marie pavlenko
L
a norme n’est pas la règle. Pour
Marie-Aude Murail, un livre jeunesse ne doit pas forcément mettre en scène des enfants ou adopter un ton gamin pour emporter l’adhésion. « J’ai écrit de nombreux romansmiroirs, dans lesquels le lecteur peut
s’identifier au héros, mais un autre besoin
se cache dans la lecture : la projection, observe l’écrivaine. Si l’on retient un enfant
en enfance, il s’ennuie. » Auteure d’une
centaine de livres – dont d’immenses
succès, tel Oh, boy ! (L’Ecole des loisirs,
2000), roman militant contre l’homophobie, adapté au théâtre et joué jusqu’à
New York –, l’écrivaine ne cesse de défricher de nouveaux territoires pour,
chaque fois, se réinventer. Sauveur & fils
en donne une frappante illustration : le
protagoniste est un père célibataire de
39 ans. Très loin, donc, par l’âge et le
profil, du héros conventionnel, double
de papier du jeune lecteur.
Sauveur exerce la profession de psychologue clinicien et consulte à domicile. Un
jour, Lazare, son fils de 8 ans, un garçon
solitaire et livré à lui-même, découvre la
porte du cabinet entrouverte. Il brave
alors l’interdit et écoute, fasciné, le récit
des patients. Le lecteur est « placé dès lors
en position de voyeur puisque lui aussi est
tapi derrière la porte », souligne l’auteure.
D’origine antillaise, adopté par une famille pied-noir, Sauveur ne porte pas par
hasard ce prénom lourd de sens. « Il croit
être tout-puissant et pouvoir sauver les
autres par amour, mais c’est une illusion.
Père et fils devront digérer cet échec », explique Marie-Aude Murail.
Patients attachants
Outre un humour vif et un style fluide,
la force de la romancière réside dans le
fait d’aborder les sujets graves avec délicatesse et précision. Pour Sauveur & fils,
elle a éclusé les bibliothèques, visionné
de nombreux documentaires et interrogé des psychologues. De fait, on est
Avec une cuiller en bois
Il arrachait leurs yeux aux crocodiles
Et frappait le derrière des singes
Il fut un temps
Où les lois de l’œil
Ne répondaient à nulle perspective
Héritier des grands poètes africains, Nimrod (né en 1959)
s’attache aux réalités contrastées de son pays natal, le Tchad.
S’il vit en France depuis plus de vingt ans, il poursuit avec
obstination sa route « entre l’inespérance et la béatitude ».
Saluons l’initiative d’une jeune maison d’édition, Erès, qui
publie les poésies complètes de Federico García Lorca (18981936) ; plus de 1 000 pages d’une remarquable traduction.
On trouvera sans doute plus d’ombre que de lumière dans
les fragiles vignettes d’Hervé Piekarski (né en 1955). Lecture
et relecture donnent pourtant le sentiment qu’on traverse
un paysage intérieur bien réel, connu de chacun de nous.
PLAINPICTURE/UTE MANS
saisi par la vérité des séances de thérapie.
Le lecteur suit au plus près les difficultés
professionnelles et personnelles auxquelles Sauveur est confronté. D’un côté,
la complexité à élever seul un enfant, les secrets de famille et les
sauveur & fils.
non-dits qui ternissent la relation
saison 1,
filiale, les ratés d’un père happé
de Marie-Aude
par le boulot. De l’autre, la proMurail,
gression de ses patients, tous atL’Ecole des loisirs,
tachants : Margaux, l’adolescente
« Médium grand
qui se scarifie, Ella, en quête
format », 334 p.,
d’identité, Cyrille, qui souffre
17 €. Dès 12 ans.
d’énurésie à 9 ans, Gabin, féru de
jeux vidéo et déscolarisé…
Marie-Aude Murail aime tant ces personnages qu’une deuxième « saison » de
Sauveur & fils sera publiée à l’automne et
qu’elle en écrit actuellement la troisième,
afin de permettre aux thérapies de se
poursuivre dans le temps. Toujours sou-
BANDE DESSINÉE
cieuse de traiter des questions en lien
avec l’actualité (par exemple, les enfants
sans papiers dans Vive la République !,
2005), la romancière abordera, cette fois,
les répercussions des attentats terroristes du 13 novembre 2015. « Le flux d’informations est permanent et accessible à
tous. Il n’existe plus de frontière entre le
monde des adultes et celui des enfants.
Mon rôle est de servir de filtre », dit-elle.
Un exercice d’équilibriste où les tabous
n’ont pas leur place mais où le rire, en
revanche, est toujours bienvenu pour
alléger la tragédie. S’il est impossible ou
présomptueux de vouloir cerner l’essence d’un livre jeunesse, il est très simple d’expliquer pourquoi en écrire :
« Parce que, affirme Marie-Aude Murail,
les enfants écoutent mieux quand on leur
raconte une histoire. » Celle de Sauveur,
en plus de les charmer, les fera grandir. p
Un roi de Baltimore
Signé David Simon, le remarquable portait-fleuve de
Melvin Williams, caïd de la drogue, paraît en français
RÉCIT
macha séry
D
Réunion de fratrie
Un an après le décès de leur père, deux frères et une sœur
se retrouvent dans la maison de leur enfance. Tout sauf un
palace, cette maisonnette avec pergola construite à la sueur
de son front par le patriarche pendant ses congés payés.
Quelques menus travaux attendent la fratrie, qui n’est pas
vraiment décidée à vendre.
La réunion familiale va réveiller quelques souvenirs, mais
aussi son lot de tensions et de non-dits. De questions aussi :
qui était ce père dont on sait juste qu’il exerça une dizaine de
métiers ayant tous à voir avec sa passion pour l’automobile ?
Et pourquoi se serait-il « laissé mourir » à la fin, à l’hôpital ?
Parce que les visiteurs se faisaient rares ? Le puzzle d’une vie
somme toute ordinaire s’assemble au fil des pages de ce
roman graphique mêlant flash-back et teintes olive, coulé
dans un format à l’italienne favorisant l’intimité avec les
personnages.
Auteur en 2007 d’un album bouleversant autour de la maladie d’Alzheimer (Rides, Delcourt, réédité sous le titre La Tête en
l’air en 2013, au moment de son adaptation en film d’animation), l’Espagnol Paco Roca sait plonger son pinceau dans le
vernis de la pudeur pour donner des récits qui nous parlent,
ou risquent de nous parler un jour. p frédéric potet
a La Maison, de Paco Roca, Delcourt, « Mirages », 128 p., 16,95 €.
écédé le 1er décembre
2015 à l’âge de 73 ans,
Melvin Williams avait
interprété le rôle du
pasteur Deacon, homme d’église
et de bonne volonté, dans l’excellente série télévisée de David
Simon « Sur écoute » (« The Wire »,
2002-2008), devenue un objet
de réflexion pour les sciences
sociales. Une œuvre-monde, une
œuvre majeure, précédée d’une
enquête au long cours sur la criminalité et le trafic de drogue, intitulée Baltimore (Sonatine, 2012).
Or, il est aujourd’hui avéré que
Melvin Williams fut la source
d’inspiration d’un des personnages principaux de la série, Avon
Barksdale.
Habile à blanchir l’argent sale
Fils d’une infirmière et d’un
chauffeur de taxi afro-américains,
Melvin
Williams
s’imposa
d’abord comme un redoutable
joueur de billard, avant de devenir
le plus gros narcotrafiquant de la
ville. Dès les années 1960, tout
Pensylvania Avenue, la grande artère de la capitale du Maryland,
connaissait « Little Melvin ». Une
légende roulant dans une Maserati et narguant la police. C’est lui
qui révolutionna le commerce
de l’héroïne, en nouant des liens
avec le principal importateur de
New York. Bon père et mari dévoué, végétarien, il fut un entrepreneur habile à blanchir l’argent
sale, à la tête d’un empire évalué
à plusieurs millions de dollars
– avant son arrestation.
Alors jeune journaliste au Baltimore Sun, David Simon lui consacre, en 1987, une série de cinq reportages, rassemblés sous le titre
Easy Money. Lorsqu’ils paraissent
aux Etats-Unis, l’homme est derrière les barreaux. Pour écrire son
histoire, le reporter lui a rendu
visite en prison de multiples fois.
Il a également interrogé des policiers, des procureurs, des avocats,
les amis et connaissances de
Melvin. De là, un portrait-fleuve,
remarquable par son art de la
nuance et de la description. p
easy money
(Easy Money.
Anatomy of a Drug Empire),
de David Simon,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Jérôme Schmidt, Inculte/
Dernière marge, 128 p., 17,90 €.
Signalons la parution, d’après
David Simon, de la bande dessinée
Homicide. Une année dans les
rues de Baltimore, de Philippe
Squarzoni, Delcourt, 128 p., 16,50 €.
Sur les berges du Chari. District nord de la beauté, de Nimrod,
Bruno Doucey, « L’autre langue », 128 p., 15 €.
Polisseur d’étoiles. Œuvre poétique complète,
de Federico García Lorca, traduit de l’espagnol par Danièle Faugeras,
illustré par Anne Jaillette, Erès, « Po & psy in extenso », 1 144 p., 25 €.
L’Etat d’enfance II, d’Hervé Piekarski,
Flammarion, « Poésie », 192 p., 18 €.
THRILLER
L’Angleterre au pas de course
Rien ne sert de courir, il faut partir à point. Oui, mais Edgar Hill,
mari et père négligent, plus porté à lever le coude que les genoux, s’est rendu compte un peu tard que la fin du monde était
prévue pour le jour même. Des météorites s’abattent sur tout
l’hémisphère Nord. Il s’enferme avec sa famille dans la cave de
leur maison sans avoir eu le temps de prendre ses dispositions,
jusqu’à ce que les secours évacuent les rescapés et les dirigent
vers un camp de réfugiés. Hélas, en son absence, sa femme et
ses enfants sont envoyés à 800 kilomètres de celui-ci, par hélicoptère. Il lui faut enfin se mettre un coup de pied aux fesses.
Les routes étant impraticables en voiture, lui et quelques autres
oubliés décident de parcourir la distance à pied.
Traversant au pas de course l’Angleterre devenue un charnier à
ciel ouvert, Edgar et ses acolytes tiennent le lecteur en haleine
d’un bout à l’autre de ce thriller postapocalyptique époumoné. C’est qu’au-delà de la maîtrise du suspens, que servent
un style énergique et le réalisme de la catastrophe (marque de
fabrique annoncée de la toute jeune collection « Hugo
Thriller », qu’inaugure ce volume), on rit beaucoup. L’auteur,
Adrian J. Walker, né en Australie et vivant en Grande-Bretagne,
manie aussi bien l’humour anglais que la dinguerie des situations. L’alchimie prend. Elle tient beaucoup aux personnages,
hauts en couleur. Tel ce vieux lord condamné à manger la pâtée de ses chiens dans son immense manoir : « Alors comme
cela c’est la fin du monde et vous autres, vous lancez un running
club ? Ça mérite un toast… » Indeed. p zoé courtois
a The End of the World Running Club, d’Adrian J. Walker, traduit de
l’anglais par David Fauquemberg, Hugo & Cie, « Hugo Thriller », 558 p., 19,95 €.
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« Beau comme un roman d’amour.»
Bernard Pivot,
Le Journal du Dimanche
« Merveilleusement écrit,
la patte d’un grand écrivain.»
Olivia de Lamberterie, Télématin
« Un lair d’enquêtrice
et un joli brin de plume.»
Jean-Claude Raspiengeas, La Croix
« C’est l’histoire d’un secret,
d’une énigme et d’un amour fou.»
Léa Salamé, France Inter
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10 | Rencontre
0123
Vendredi 24 juin 2016
Achille Mbembe
Le passant
soucieux
Du Cameroun, où il est né, aux Etats-Unis et à l’Afrique
du Sud, en passant par Paris. Trajectoire d’un
penseur en mouvement consterné par l’état du monde,
comme en témoigne « Politiques de l’inimitié »
julie clarini
I
l n’y a qu’un seul monde ». C’est
sur ce titre, donné à l’épilogue,
que se terminait le précédent livre
d’Achille Mbembe, Critique de la
raison nègre (La Découverte, 2013).
Il n’y a qu’un seul monde et c’est
celui-ci, celui « du grand débarras » cruellement décrit dans son nouvel essai Politiques de l’inimitié : le débarras « des musulmans qui encombrent la cité, des Nègres et autres étrangers que l’on se doit de
déporter, des terroristes (ou supposés tels)
que l’on torture soi-même ou par procuration, des juifs dont on regrette qu’il y en ait
eu tant à avoir échappé aux chambres à
gaz, des migrants qui accourent de partout, des réfugiés et des naufragés, ces
épaves dont les corps, à s’y méprendre,
ressemblent à autant d’amas d’ordures, le
traitement de masse de cette charogne
humaine, dans sa moisissure, sa puanteur
et sa pourriture ». Il faut écouter cette langue avant d’aller plus avant. Cette langue,
qui charrie la violence et la mort, fait la
puissance des livres d’Achille Mbembe,
prose poétique aux accents macabres qui
nous rappelle, un peu à la manière d’un
François Villon, que nous sommes chair
et poussière. Chair et poussière, et pas
seulement concepts abstraits, entités
lointaines que l’on peut laisser couler en
mer Méditerranée.
Parcours
1957 Achille Mbembe
naît au Cameroun.
1989 Il soutient son doctorat
d’histoire à la Sorbonne.
1990-1996 Il enseigne aux EtatsUnis, puis travaille au Sénégal.
2000 Il s’installe en Afrique du Sud
et y enseigne une partie de l’année.
L’autre, il est professeur à l’université Duke (Caroline du Nord).
2010 Sortir de la grande nuit.
Essai sur l’Afrique décolonisée
(La Découverte).
2013 Il est professeur invité
à Harvard (Massachusetts).
toujours accidentelle. « Ce qui est donc
important, c’est la route, le chemin, le sentier que l’on se fraye et le type de rencontres dont on fait l’expérience en marchant,
et ce que l’on fait de ces rencontres. »
Dans ces présences qui accompagnent une vie, Achille Mbembe fait
« Voyez les Américains
une place à sa grand-mère, à qui il
et la campagne de Trump : doit sa sensibilité au « monde de la
nuit et au monde invisible ». Un subsils sont fatigués
trat culturel auquel se sont ajoutées
de la démocratie »
par la suite les lectures de Michel
Foucault, Paul Veyne, Nicole Loraux,
Jean-Pierre Vernant, mais aussi CorGrande voix de la pensée critique, re- nelius Castoriadis. Et de Frantz Fanon
marqué en France depuis la parution de (1925-1961) évidemment, l’auteur de Peau
Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique noire, masques blancs (1952) et des Damdécolonisée (La Découverte, 2010), ce nés de la terre (1961), découvert à Paris au
penseur, installé en Afrique du Sud, pro- début des années 1980 quand il vient
fesseur à l’université Duke (Caroline du poursuivre à Sciences Po des études comNord), approche la soixantaine. On pour- mencées à Yaoundé. Politiques de l’inimirait ajouter qu’il est né au Cameroun, tié est une exploration de l’œuvre de cet
qu’il a été scolarisé chez les dominicains, anticolonialiste martiniquais qui fut psymais une origine, nous rappelle-t-il, est chiatre en Algérie. Pour Mbembe, il est
Dénoncer la guerre contre l’Autre
CE LIVRE n’est pas le plus facile
d’Achille Mbembe, ni immédiatement le plus séduisant, les « hachures de croquis » qui font sa manière, selon les mots de l’auteur
lui-même, peuvent perturber le
regard de qui ne connaît pas déjà
l’œuvre. Il n’en constitue pas
moins un intéressant aperçu de
l’état de la réflexion du penseur,
dont frappe plus que jamais le
sombre prophétisme.
Ce dernier scrute, dans Politiques de l’inimitié, le « corps nocturne de la démocratie », qu’il voit
partout se répandre, sur tous les
continents, dans ses formes les
plus dangereuses, ses traits les
plus noirs, ceux qu’avait révélés
déjà le système colonial : principe
d’égalité battu en brèche, frontières et enclos érigés, racisme et expulsions, prédations… A contempler le monde d’aujourd’hui, la
guerre menée contre l’Autre – dehors et à l’intérieur du territoire –
semble en effet devenue le « phar-
makon » de notre époque, sa solution et son poison. Telle quelle, elle
nous conduit tout droit à la « sortie
de la démocratie », démocratie que
l’on détruit, souligne le philosophe,
sous prétexte de la sauver (suspension des droits, des libertés, des
Constitutions…).
Cette logique de « l’inimitié »,
Mbembe veut la faire surgir et l’exhiber dans toute sa monstruosité,
nous la mettre sous les yeux. Il
entend la démasquer, en somme,
empruntant à Frantz Fanon son
cheminement entre les paradoxes
de la violence. Au terme de ce bref
essai, percutant, c’est de l’aveu de
« l’extrême fragilité de tous » qu’il
est question. De tous et du Tout,
« à commencer par l’idée
du “Tout-Monde” dont Edouard
Glissant, récemment, s’était fait
le poète ». p j. cl.
politiques de l’inimitié,
d’Achille Mbembe,
La Découverte, 184 p., 16 €.
ED ALCOCK/M.Y.O.P.
« le passant », par excellence, celui chez
qui la marche est une figure récurrente
de la réflexion, celui qui déjoue le piège
des identités : « Lorsqu’on voit toutes les
logiques de fermetures, de clôtures, historiques et contemporaines, le désir de séparation qui fait partie intégrante du moment contemporain, la prolifération des
camps, la figure du passant est un petit
courant d’air poétique qui permet d’aérer
un peu, de redonner du mouvement. »
Quand on lui demande alors s’il n’est
pas lui-même un passant, Achille
Mbembe, placide, presque impassible le
reste du temps, éclate de rire, sans que
l’on parvienne à déterminer s’il ne s’agit
que de modestie froissée à l’idée de la
comparaison. Le penseur passe pourtant
de lieu en lieu . Dans Sortir de la grande
nuit, il raconte ses « trajectoires » : du village africain à la découverte d’« un vieux
pays orgueilleux, conscient de son histoire », la France, dont il dévore « les archives du savoir ». Puis l’arrivée à New York
qui, si elle fut galvanisante, n’était pas
l’accomplissement d’un projet de longue
date : « Comme beaucoup d’autres,
comme Mamadou Diouf ou Souleymane
Bachir Diagne, les grandes universités
sont venues me chercher, nous dit-il. Les
Etats-Unis ne faisaient pas partie de mon
horizon mental. » Il y a ensuite le désir de
vivre et de travailler en Afrique, à Dakar
d’abord, puis à Johannesburg. Ce passant
Mbembe est aussi celui qui traverse le
mur des disciplines : historien se faisant
philosophe, professeur de sciences politiques devenu théoricien.
Ses livres, scandés de métaphores et de
futurs prophétiques, retrouvent l’allant
du marcheur, et ouvrent des chemins
peu empruntés. On en ferait à tort un
chef de file des études post-coloniales. Il
les découvre à la fin des années 1980
mais ne s’y engouffre pas. Depuis De la
postcolonie (Khartala, 2000), il creuse en
d’autres termes les voies du passage de la
domination à l’état de sujet, refusant la
fétichisation des catégories de la « différence » et de l’« altérité », évitant aussi
toute position victimaire à l’égard de
l’Europe. Le Vieux Continent a cessé
d’être le centre du monde – il résiste mais
son destin est joué, assène-t-il souvent
sans ménagement – et ce simple fait est
une immense opportunité pour penser
autrement l’humanité. S’il fallait dégager
quelques bornes conceptuelles pour
s’orienter dans la pensée de Mbembe, il
faudrait regarder comment, déjà dans
Sortir de la grande nuit, il congédie l’universel, qui a trop longtemps servi de paravent à l’idéologie du nationalisme,
pour faire entrer l’« en-commun », lequel
suppose un rapport de « co-appartenance entre de multiples singularités ». Le
faire entrer, cet « en-commun », et advenir, voilà l’horizon.
L’« éthique du passant » n’est qu’une
des formes de cet humanisme refondé,
« expérience de présence et d’écart, de solidarité et de détachement, mais jamais
d’indifférence ». Ce nouveau nomade est
celui à qui sera octroyé le droit de séjourner, sans visa, là où sur la Terre la vie le
conduit. Celui qui s’oppose de tout son
être à un monde hérissé de frontières. S’il
est aujourd’hui l’objet de haines, comme
toutes les figures du cosmopolitisme, si
l’acrimonie à son égard n’a jamais été
aussi forte, c’est que selon Mbembe la
« face nocturne » de la démocratie a
mangé toute la lumière. Politiques de
l’inimitié porte le fer – et c’est peu de dire
qu’il est tranchant – contre nos démocraties libérales, encore lestées de leur héritage colonial : « Démocratie, plantation et
empire colonial font objectivement partie
d’une même matrice historique, y écrit-il.
Ce fait originaire et structurant est au
cœur de toute compréhension historique
de la violence de l’ordre mondial contemporain. » Il faudrait pouvoir en finir enfin
avec la race, le Nègre, l’ici et l’ailleurs,
avec la colonie, le camp et la prison. Mais
c’est l’inverse qui se produit : « Le temps
est en effet loin d’être à la raison. »
La charge est si violente qu’on s’interroge : y a-t-il un au-delà de nos démocraties ? Sans doute, mais il n’existe certainement pas un au-delà de « la » démocratie. « J’essaie de voir comment on peut
redonner une chance à la démocratie »,
dit celui pour qui, dans ses formes actuelles, elle agonise : « La pulsion fasciste, le
désir d’autorité, est sensible dans un tas de
mouvements qu’on dit populistes. Y répond à gauche le désir d’insurrection.
Voyez les Américains et la campagne de
Trump : ils sont fatigués de la démocratie. » Tout est donc à faire – et à ouvrir.
La puissance lazaréenne de l’écriture
EXTRAIT
« L’on s’offusque qu’une
police d’un autre ordre nous
prive du droit de rire, du
droit à un humour qui n’est
jamais dirigé contre soimême (autodérision) ou
contre les puissants (la
satyre en particulier), mais
toujours contre plus faible
que soi – le droit de rire aux
dépens de celui que l’on cherche à stigmatiser. Le nanoracisme hilare et échevelé,
tout à fait idiot, qui prend
plaisir à se vautrer dans
l’ignorance, revendique le
droit à la bêtise et à la
violence qu’elle fonde – tel
est donc l’esprit du temps.
Et il faut craindre que le
basculement ait déjà eu lieu.
Qu’il ne soit trop tard. Et
qu’au fond, le rêve d’une
société décente ne soit plus
qu’un mirage. (…) Le racisme
preux et gaillard sera désormais notre accoutrement et,
à cause de lui, la sourde
rébellion contre la société se
fera de plus en plus ouverte
et de plus en plus véhémente,
du moins de la part des
reclus. »
politiques de l’inimitié,
page 87
d’Achille Mbembe semble précéder ce
mouvement auquel il aspire. Se lever et
marcher. Continuer d’emprunter à Fanon sa « voix déchirée de part en part ».
Au moment où l’on termine la lecture
du précédent ouvrage, Critique de la raison nègre, on entend sur les ondes que
des soldats turcs auraient tiré sur des migrants à la frontière syrienne. Une phrase
nous revient à l’esprit : « Ce qui nous est
de plus en plus commun, c’est désormais
la proximité du lointain. » Il n’y a qu’un
seul monde, et il ressemble à celui-là. p